Pétel Auguste. La Devineresse de Molesme et les ensorcelés Verpillières. Troyes, Imprimerie et lithographie Paul Nouel,
Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
LA
DEVINERESSE DE MOLESME
ET
LES ENSORCELÉS DE VERPILLIÈRES
PAR
M. L’ABBÉ AUGUSTE PÉTEL
CURÉ DE SAINT-JULIEN
MEMBRE RÉSIDANT DE LA SOCIÉTÉ ACADÉMIQUE DE L’A UBE
MEMBRE COR,OE.SPONDANT DE L’ACADEMIE DE DIJON
TROYES
IMPRIMERIE ET LITHOGRAPHIE PAUL NOUEL
Rue Notre·Dame, 41 et 43
[p. 3]
LA DEVINERESSE DE MOLESME
ET LES ENSORCELÉS DE VERPILLIÈRES
Le 14 septembre 1782, de onze heures à une heure de l’après-midi, une animation extraordinaire régnait à Essoyes (1), sur la place du marché. Le carcan y avait été dressé, et à ce carcan, une femme de Molesme (2), Catherine Léger, était attachée avec un double écriteau, sur lequel on lisait, en gros caractères : « Prétendue devineresse et guérissant des sorts. »
Très intelligible dans son laconisme, pour toutes les personnes d’Essoyes et des environs présentes au marché, cette inscription, à plus d’un siècle de distance, demande une explication, un commentaire, et ce commentaire nous allons le donner, avec l’espoir que, comme étude de mœurs, il ne sera pas sans intérêt pour les amateurs d’histoire locale, et pour les habitants de la vallée de l’Ource en particulier.
La croyance aux sorciers était autrefois très commune, pour ne pas dire générale.
Tel et tel village de la région était réputé, à plusieurs lieues à la ronde, pour posséder de ces êtres malfaisants (3), et on ne l’abordait qu’avec crainte.
[p. 4] Verpillières(4) – le pays des renards, étymologiquement – était du nombre de ces localités. Il garda fort longtemps cette réputation peu enviable, et, plus d’une fois, dans ma jeunesse, – il y a quelque quarante ans, – j’ai entendu bon nombre de mes compatriotes raconter, fort sérieusement, qu’une femme de ce village avait, entre autres pouvoirs diaboliques, celui de donner des poux, qui, par leur grosseur et par leur nombre, auraient pu exciter les convoitises du bienheureux Benoît-Joseph Labre.
Rien à faire alors : le peigne le plus fin, la poudre insecticide la plus vantée demeuraient sans efficacité, et la vilaine compagnie ne vous quittait que sur l’ordre formel de celle qui vous l’avait envoyée, ou sur l’intervention d’un contre-sorcier.
Sans refuser notre commisération aux victimes de cette dégoûtante invasion, nous devons constater qu’elles étaient beaucoup moins à plaindre que leurs aïeux du XVIIIe siècle. Ceux-ci, en effet, s’étaient trouvés en face de sorciers plus redoutables, puisqu’ils commandaient non seulement à la vermine, mais encore aux maladies et même à la mort. Tel était du moins, le pouvoir que les habitants de Verpillières prêtaient à certains de leurs concitoyens, notamment à Anne Plivard et à Jacques Brocard, son mari. On les craignait comme le diable, peut-être même une un peu plus, comme nous allons voir.
Un jour qu’un vigneronne de Verpillières, Elisabeth Gentelot, femme de Jacques Laverdat, était debout sur sa porte, Anne Plivard vint à passer, et, s’approchant d’elle, sans lui rien dire, elle lui donna trois petits coups sur l’épaule gauche. Frappée dans son imagination, beaucoup plus fortement que dans sa chair, Elisabeth crut que la méchante femme venait de lui donner un sort, et, de fait, elle fut prise, à l’instant, d’un violent mal de tête, puis d’un malaise général, d’une mélancolie, d’une tristesse que rien ne put dissiper. Elle confia [p. 5] bientôt ses appréhensions à son mari, qui, naturellement, les partagea.
Ayant dépassé la soixantaine, Jacques Laverdat n’était probablement plus sous l’influence de la lune de miel ; mais il aimait tendrement sa femme, de dix-neuf ans plus jeune que lui, et il était disposé à tous les sacrifices pour lui rendre la santé, Il avait fait appel, dans ce but, à la science du médecin de Verpillières, Me Potémont, sans obtenir hélas ! le moindre, résultat, et déjà il songeait, anxieux, aux tristesses du veuvage, dont il était menacé, quand il entendit parler d’une guérison merveilleuse, opérée à Grancey (5)par une femme de Molesme, sur un enfant du nommé Devincy, qu’on avait ensorcelé.
Jacques courut en toute hâte dans ce village, que quelques kilomètres seulement séparent de Verpillières, et là, ayant appris, de Devincy lui-même, que la guérison était vraie, et qu’elle était due à Catherine Léger, il le pria d’envoyer, le plus promptement possible, la guérisseuse à Verpillières, pour sauver, s’il en était temps encore, l’épouse chérie dont il se préparait à porter le deuil.
En personne qui a conscience de son mérite, et qui ne court pas après la clientèle, Catherine Léger se fit un peu prier. C’était pour la forme, comme on le devine facilement, et probablement aussi pour avoir le temps de se renseigner. Bientôt elle se rendait à Verpillières, voyait la malade et lui disait, après avoir consulté les cartes : « Votre maladie provient d’un sort que vous a donné Arine Plivard ; elle vous a mis un crapaud dans le corps; vous le garderez jusqu’à votre mort, qui arrivera pour la Noël. Si encore vous étiez la seule victime ! Mais non ; à peine serez vous descendue dans la tombe, que le sort passera à votre plus jeune fils et le conduira lui-même au trépas. »
Le diagnostic répondait merveilleusement aux pressentiments d’Elisabeth Gentelot, et les complétait, tout [p. 6] en les précisant. Émerveillée plus encore qu’effrayée, elle donna toute sa confiance à la devineresse et la supplia de la guérir. Celle-ci y consentit, moyennant une somme de trente-quatre livres, que le fils Laverdat lui porterait à Molesme, avec des raisins secs. Comme remèdes, elle prescrivit à la malade de boire de l’eau bénite, d’en passer un verre par trois fois derrière la crémaillère, verre qu’elle porta ensuite elle-même, mystérieusement, derrière une porte, de faire dire des messes, de prier pour les âmes du purgatoire, etc., etc.
Les prescriptions furent ponctuellement suivies et l’argent fidèlement envoyé ; cependant, la guérison ne vint pas.
Dans une seconde visite, la devineresse expliqua les causes de la non réussite. « Votre mauvaise langue a tout gâté, dit-elle à Elisabeth. D’abord, je vous avais recommandé le secret, et vous ne l’avez pas gardé ; puis, vous avez dit publiquement que la Plivard vous avait donné un sort, ce que vous deviez taire. Cette femme s’est vengée ; la mort était sur son mari ; elle l’a envoyée au vôtre, de sorte qu’il n’a plus gue deux fois vingt-quatre heures à vivre ».
Jacques Laverdat était présent à l’entretien ; en entendant cet arrêt de mort, il fut terrifié et s’enfuit. Demeurée seule avec la devineresse, Elisabeth Gentelot fit, de nouveau, un pressant appel à sa puissance et à sa bonté, la priant avec larmes de ne pas l’abandonner, et d’arracher au trépas le fidèle et dévoué compagnon de son existence.
« Je puis le faire et je le ferai, répondit la devineresse ; je renverrai la mort à Jacques Brocard, le mari de la Plivard, et je sauverai Laverdat, en même temps que je vous guérirai; mais, pour cela, il faut que vous m’envoyiez à Molesme, par votre fils Jean-Baptiste, un paquet, en forme de fantôme, composé d’une chemise, d’une, coiffe, d’un mouchoir, de quatre échevettes de fil à coudre, de deux échevettes d’autre fil et de deux livres de filasse. Vous me donnerez, en outre, cent quatre-vingt-douze livres en argent et deux muids de vin. »
[p. 7] S’il y avait du vin dans la cave, la bourse était vide. On suppléa à l’argent par un billet de cent quatre-vingt-douze livres que, sur les instances de sa femme, Laverdat souscrivit au bénéfice de Robert Loizelet, mari de Catherine Léger, et cette dernière se mit à l’œuvre sur-le-champ.
Afin de chasser la malédiction. qui, disait-elle, était dans la maison, elle leva deux pavés avec une pioche et mit une carte sous chacun ; elle planta dans la cheminée, au-dessus de la crémaillère, un clou enveloppé de poil de chien ; elle en sema d’autres chez Jacques Brocard, dans le jardin duquel elle porta le petit chat des Laverdat, etc., etc.
Jacques Brocard qui, comme on a pu le deviner, était malade depuis quelque temps déjà, ne tarda pas à mourir. Ce décès porta à son comble la confiance des Laverdat dans l’aventurière, qui, du reste, eut soin de leur déclarer que, sans son intervention, le défunt aurait vécu six mois encore. Elisabeth Gentelot, notamment, se persuada que celle qui avait ainsi sauvé son mari, allait la sauver elle-même, par le même procédé, et, de fait, par suite sans doute de cette persuasion, une amélioration très sensible se produisit dans son état.
Rapprochée de cette amélioration, – quelques-uns disaient même guérison, – la mort de Jacques Brocard frappa bon nombre d’esprits et donna lieu à force commentaires, le soir, sous le manteau de la cheminée. Les racontars les plus étranges, les plus invraisemblables, coururent bientôt, de maison en maison ; celui-ci, par exemple : que le démon s’était emparé du corps du défunt, au moment où il avait rendu le dernier soupir, et que le cercueil était vide lorsqu’on le porta à l’église pour la cérémonie des funérailles.
Ainsi lésée dans son honneur, la famille Brocard demanda à la justice de la protéger contre les propos malveillants des Laverdat, et de faire la lumière sur les prétendues guérisons de la devineresse.
A la suite de cette requête, ordre fut donné au procureur du roi d’informer judiciairement et plusieurs témoins furent cités et entendus, le 25 janvier 1782 et les jours [p. 8] suivants, en la prévôté royale d’Essoyes. Leurs dépositions, que nous allons résumer, complèteront les renseignements ci-dessus, et, en même temps qu’elles donneront à nos lecteurs une idée de la procédure criminelle, dans une prévôté royale, à la fin du XVIIIe siècle, elles leur permettront de suivre cette singulière affaire, non seulement dans toutes ses phases, mais encore dans tous se détails
Témoins entendus le 25 janvier 1782
I. Georges Vaillot, laboureur à Verpillières, âgé de 61 ans. Déposition sans intérêt, que le témoin a signée et pour laquelle il a été taxé 25 sous, taxe appliquée à tous les témoins de Verpillières du sexe masculin.
2. Nicolas Gentelot, vigneron à Verpillières, âgé de 40 ans, cousin germain d’Elisabeth, a appris de la bouche des Laverdat la guérison de sa cousine par une femme de Molesme, dont ils se sont déclarés très satisfaits. De plus, Edme Robert lui a raconté qu’il avait entendu dire qu’aux funérailles de Jacques Brocard, les porteurs, en entrant dans l’église, s’étaient aperçus que le cercueil était si léger, qu’une personne aurait pu le tenir sous son bras.
3. Edme Tiby, le jeune, tonnelier à Verpillières, âgé de 53 ans.
«D’après ce qu’on m’a raconté, le crapaud devait sortir du corps d’Elisabeth Gentelot le jour de la Toussaint, et si, le jour venu, il s’est montré récalcitrant, c’est parce que la devineresse n’était pas encore intégralement payée. Cette devineresse a révélé à la malade que le sort, dont elle souffrait, était le onzième jeté par Anne Plivard sur la famille Gentelot. Moi-même, j’aurais perdu ma femme et ma fille par l’effet de ces sorts, ce que je ne veux pas croire. Il est exact qu’Elisabeth se dit guérie, et que, plus d’une fois, elle a traité Arine Plivard de sorcière. Elle m’a dit, comme son mari, que Brocard était franc-maçon ; que le diable [p. 9] l’avait emporté avant son enterrement, et que, depuis sa mort, un de ses fils le remplaçait dans la franc-maçonnerie. De plus. Jacques Laverdat formulait nettement ses accusations contre Anne Plivard ; il la mettait même au défi de le poursuivre, disant que si elle ne le faisait pas, il l’entreprendrait lui-même, en adressant une plainte contre elle au procureur général. » (6)
Le témoin a signé sa déposition.
4. Nicole Josselin, veuve de Claude Gentelot. âgée de 81ans, atteste que l’existence du crapaud a été découverte au moyen des cartes, et que, lorsqu’Elisabeth assistait à la messe, elle était très agitée au moment de l’élévation. Taxée 12 sous, comme tous les autres témoins du sexe féminin.
5. Françoise Patrice, femme de Jean Tiby, âgée de 30 ans, ne sait rien de l’affaire Gentelot-Plivard, mais elle affirme que Marie Robert. fille d’Edme, lui a déclaré avoir un sort. qui lui avait été donné, par la femme d’Etienne Courard, maçon. Signe sa déposition.
6. Jeanne Tiby, fille d’Edme, âgée de 20 ans. A entendu le fils Laverdat dire à Anne Plivard, en brandissant sa serpe : « Tiens, sorcière, mets ta tête sur ce chêne ». A entendu également Catherine Léger tenir, le propos suivant : « Si j’avais deux âmes, il ne tiendrait qu’à moi de faire mourir les auteurs du sort d’Elisabeth Gentelot » ; puis ajouter, en se frappant la poitrine : « non; je ne le ferai pas ». De plus, aussi bien pour Marie Robert que pour Elisabeth Gentelot, la devineresse avait recommandé de ne pas jeter le crapaud au feu, et de ne pas le chasser lorsqu’il sortirait, mais de le laisser s’en aller seul, sans la moindre contrainte.
7. Claude Pertuot, vigneron, âgé de 46 ans.
Elisabeth Gentelot lui a dit que, pour être un diable parfait, il ne manquait, à Anne Plivard, que des cornes. [p. 10]
8 Pierre Vaillot, menuisier, à Verpillières, âgé de 38 ans .
9. Léger Guichard, maçon, à Verpillières, âgé de 30 ans.
Rien à relever dans les dépositions de ces deux témoins. La première est signée.
10. Jacques Laverdat, vigneron, âgé de 63 ans.
« Je proclame que ma femme a été guérie par Catherine Léger, et je persiste à considérer Anne Plivard comme sorcière. D’après les dires du menuisier, qui a mis Je cadavre de Jacques Brocard dans le cercueil, on aurait pu croire qu’il n’y avait, dans le suaire, que de la mousse. Je tiens ce détail d’Edme Robert, tonnelier, qui m’a dit que la famille des Plivard lui avait fait perdre trois chevaux et un boeuf, morts à l’écurie comme enragés. »
Déposition signée.
11. Nicolas-François Profillet, vicaire de Verpillières, âgé de 28 ans.
Ne peut rapporter que des ouï-dire sans consistance, et dont l’origine est incertaine, celui-ci par exemple : il tient de Claude Tiby, fils de Mongin, qui le tient lui-même d’ouvriers innommés, qu’au moment où Georges Vaillot voulut mettre les dernières planches au cercueil de Jacques Brocard, il constata que le cadavre avait disparu.
Déposition signée.
12. Claude Cinget, conseiller du roi et son procureur en la gruerie royale d’Essoyes, âgé de 69 ans.
« Revenant de Verpillières à Essoyes dans le courant du mois de novembre dernier, par un temps bas et pluvieux, je « perdis la carte », et demeurai, pendant quelques heures. sans pouvoir m’orienter et reconnaître mon chemin. Fort heureusement, quelques compatriotes suivant la même direction que moi, vinrent à passer et me tirèrent d’embarras.
Quinze jours après, m’étant de nouveau rendu à Verpillières, chez Sébastien Darmoise, la femme me dit : [p. 11] « Est-il vrai que, récemment, vous vous êtes perdu dans le trajet de Verpillières à Essoyes ? »
– Parfaitement.
– Il paraît que ce jour-là vous étiez entré chez la veuve Brocard, pour lui demander de l’argent ; qu’une discussion, une dispute s’est élevée entre vous, « et que c’est elle qui vous a donné votre affaire ».
« Tout récemment, la même question m’a été posée et la même réflexion m’a été faite chez Jacques Laverdat. J’eus beau nier la querelle ; Laverdat ne voulut pas me croire et me dit : « On sait à quoi s’en tenir; c’est que vous ne voulez pas parler ». Je lui demandai alors, en plaisantant, des nouvelles de sa femme, et aussi du crapaud. « Ma femme est guérie, parfaitement guérie », cria Laverdat, et il traita Anne Plivard de sorcière, ajoutant : « Ce que je dis ici, je le dirai partout, même au portail de l’église ».
A ceux qui s’étonneraient de cette spécification, nous rappellerons que le portail de l’église était alors le lieu public par excellence. Les lavoirs en effet n’étaient pas inventés et les cabarets étaient beaucoup moins fréquentés que la maison de Dieu, où les hommes, aussi bien que les femmes, se trouvaient chaque dimanche réunis.
Quant à la fâcheuse ou plaisante aventure, qui lui était arrivée, Claude Cinget en connaissait la vraie cause, beaucoup mieux que Jacques Laverdat ou que la femme Darmoise, et s’il ne l’a pas révélée, c’est qu’il avait de bonnes raisons de la taire, ou qu’il a voulu nous ménager le malin plaisir de la deviner.
Inutile d’ajouter que la déposition de Cinget est signée.
13. Claude Bacquias, notaire, à Essoyes, âgé de 28 ans.
« En octobre dernier, j’eus occasion d’entrer chez Jacques Laverdat. La femme me dit qu’elle était malade d’un sort, que lui avait donné Anne Plivard, en la frappant sur l’épaule gauche, d’un lien qu’elle appelait maillon. Elle lui avait ainsi mis dans le corps [p. 12] un crapaud, qui devait sortir le jour de la Toussaint et retourner chez celle qui l’avait envoyé.
« Le mari d’Anne Plivard, ajouta-t-elle, est malade et ne peut plus, par conséquent, aller au sabbat ; mais son fils le plus jeune le remplacera ; il doit s’y rendre trois fois ; après quoi, il aura toujours un écu à dépenser par jour. »
Déposition signée.
Témoins entendus le 26 janvier
1. Nicolas Corniot, berger à Verpillières, âgé de 72 ans, dépose qu’Elisabeth Gentelot a accusé Marie Plivard, sœur d’Anne, d’avoir donné un sort à une personne de Dinteville (7).
2. Geneviève Favier, femme de Joseph Simonny, âgée de 53 ans.
Quelques jours avant la mort de Jacques Brocard, Elisabeth Gentelot a dit à Anne Plivard : « Voilà bientôt le moment où ton homme va rendre compte au diable; il lui en avait coûté quarante francs pour être franc-maçon ; au surplus, tu ne risques rien; ton fils le plus jeune prendra la place ». En outre, le jour de l’enterrement de Brocard, Elisabeth, se tenant sur sa porte, dit à haute voix, au moment où le cortège passait : « Ceux qui portent ce cercueil ne doivent pas être bien chargés, car il n’y a rien dedans».
3. Joseph Tiby, buraliste, âgé de 60 ans,
Rien de saillant dans sa déposition·,
Cette première information semblait dirigée surtout contre les Laverdat ; cependant, dès qu’elle en eut connaissance, Catherine Léger s’inquiéta. Elle eut le pressentiment qu’elle en subirait le contre-coup ; que le secret, qu’elle avait instamment recommandé, ne serait pas gardé ; qu’on ne tarderait plus à découvrir qu’elle [p. 13] seule était vraiment coupable, et que, sur le fait de la diffamation, les accusés n’avaient été en réalité que ses dupes, ou tout au plus ses complices inconscients,
II importait de styler ces naïfs, de leur faire assumer la responsabilité des propos diffamatoires qu’ils avaient imprudemment tenus, et surtout d’empêcher toute révélation relative à l’argent qu’ils lui avaient versé.
Elle leur avait rendu un service inappréciable, ne devaient-ils pas s’en montrer reconnaissants, prendre sa défense, la mettre hors, de cause, taire les confidences qu’elle leur avait faites et les moyens de guérison qu’elle avait employés, puisque, de par une légalité stupide et inhumaine, l’emploi de ces moyens pouvait amener sa condamnation et la rendre victime de l’intérêt qu’elle leur avait porté.
Tout illettrée qu’elle était, la devineresse, née diplomate, manoeuvra si habilement qu’elle s’attacha plus que jamais ceux qu’elle avait indignement exploités, et que le 6 mars, en même temps qu’il ‘l’assurait de sa discrétion, Jacques Laverdat lui délivrait un certificat attestant qu’elle avait guéri Elisabeth Gentelot, sa femme, d’une maladie inconnue « dont plusieurs personnes l’avaient vue dans ses souffrances ».
Les pressentiments de Catherine Léger ne l’avaient pas trompée; dès le 9 février, le procureur du roi, convaincu de sa culpabilité, avait demandé son arrestation. L’ordonnance de prise de corps se fit quelque peu attendre, nous ne saurions dire pourquoi, car ce fut seulement le 12 mars que Catherine, arrêtée la veille à Molesme, fut enfermée dans la prison d’Essoyes. Le geôlier Michel de Bar la conduisit, le jour même, à la prévôté, où elle subit son premier interrogatoire.
Elle nia imperturbablement les méfaits qui lui étaient imputés. « Comme moyens de guérison, dit-elle, j’ai conseillé l’eau bénite, les neuvaines et le saint sacrifice de la messe; il n’y a là rien de répréhensible, L’eau bénite a produit son effet, car, de l’aveu de la femme Laverdat, ce qui lui montait à la gorge, paraissait descendre avec bruit, aussitôt qu’elle en avait bu. Je n’ai pas vu d’autres malades à Verpillières, et je n’ai jamais [p. 14] reçu de salaire, sauf du sieur Devincy, de Grancey, qui m’a forcée à accepter vingt-quatre livres ».
Le lendemain, ce fut aux Laverdat à comparaître et à s’expliquer sur les différents chefs d’accusation pesant, soit sur eux-mêmes, soit sur la devineresse.
Le fils, Jean-Baptiste, fut interrogé le premier et déposa ainsi : « Un jour que ma mère était chez François Guenin, Anne Plivard alla se jeter sur elle. Effrayée de cette brutale agression, maman s’écria : « A moi, Laverdat ! La sorcière est sur moi ». Me trouvant à passer, je volai au secours de ma mère, et, dans mon indignation, dans ma colère, je dis à la Plivard : « C’est donc toi, sorcière, démon! Tu nous feras donc toujours des tours ». Elle me répondit par cette menace : « Je te joindrai, un jour, en quelque endroit ».
Cette scène, dont· il n’a pas encore été fait mention, ne saurait être confondue avec celle de l’ensorcellement, telle que nous l’avons relatée, et lui est certainement postérieure.
Parlant après son fils, Jacques Laverdat se tient visiblement sur la réserve, comme un homme qui craint de se compromettre, ou de compromettre un ami. « Ma femme, dit-il, se trouvant un jour dans la rue, près d’un tas de boue, eut l’idée de rentrer chez elle, et elle se disposait à le faire, quand survint Anne Plivard, qui la frappa de trois coups sur l’épaule gauche. Ainsi surprise, elle se dit en elle-même : « Misérable ! Tu viens de me faire mon affaire ».
« Catherine Léger ne nous a jamais dit que, pour guérir, ma femme devait jeter de l’argent dans la rivière; elle lui a simplement conseillé de réciter, chaque jour, cinq Pater et cinq Ave pour les âmes du Purgatoire les plus délaissées. »
Elisabeth Gentelot compléta ainsi la déposition de son mari :
« Depuis ma rencontre avec Anne Plivard, je fus en proie à une tristesse mortelle ; j’ai cependant continué à travailler aux vignes, puis je partis en moisson. Là, mon mal augmenta, à tel point qu’il me semblait avoir une chaudière dans le corps. Ce mal intérieur me [p. 15] montait à la gorge, comme pour m’étouffer, et me poussait continuellement au suicide .
« Au retour de la moisson, mon mari et mon fils m’obligèrent à consulter un chirurgien ; je m’adressai à celui de Verpillières, Me Potémont, qui me prescrivit différents remèdes, et avoua bientôt son impuissance, ne découvrant pas la cause de ma maladie.
« Je dis alors à mon mati : « Il y a de mauvaises personnes; peut-être certaines sont-elles capables de faire du mal rien qu’en vous frappant sur l’épaule ».
Jacques ne chercha pas à me dissuader ; il pensait donc comme moi. Sur ces entrefaites, il entendit parler de la guérison du petit Devincy, de Grancy. Ne voulant pas me voir souffrir davantage, et décidé à aller partout où il faudrait. pour me sauver. il courut dans ce village, où il apprit. du père Devincy lui-même, comment, et par qui, son fils avait été guéri. C’était à une femme de Molesme, à Catherine Léger, que le malade devait son salut. Mon mari se prit alors à espérer, et il conjura Devincy de solliciter, en ma faveur, l’intervention de la devineresse.
« Quelques jours après, Catherine étant venue à Grancey, Devincy lui exposa ma triste situation et l’engagea à venir me voir, ce à quoi elle ne consentit qu’après force instances. Elle me conseilla de faire dire une messe de Saint-Jean et de boire de l’eau bénite. Pendant cette messe, à laquelle j’assistai, il me sembla, au moment de l’élévation, que ce que j’avais dans le corps faisait des efforts violents pour m’enlever, à tel point que je fus obligée de me cramponner à un banc. Sortant de l’église la dernière, de façon à n’être vue de personne, je pris de l’eau bénite dans le creux de ma main et je la bus, comme cela m’avait été ordonné.
« Catherine Léger m’avait recommandé le secret ; elle m’avait, en outre, prescrit de réciter tous les jours cinq, Pater et cinq Ave, pour les âmes du purgatoire, de me gêner pour donner aux pauvres, qui viendraient à ma porte, et surtout de ne pas faire parade de mes aumônes.
« Etant sortie deux ou trois fois après cette première visite, j’ai apostrophé Anne Plivard dans [p. 16] la rue, la traitant de sorcière, de démon, et lui enjoignant de m’ôter ce qu’elle m’.avait mis dans le corps, car je n’étais pas encore guérie. Quand, peu après, Catherine Léger revint me voir, elle me réprimanda, me disant que j’étais une mauvaise langue, que j’avais causé du scandale, et, comme pénitence, elle m’enjoignit de recommencer les prières que j’avais faites ; elle m’en imposa. même de nouvelles, les premières ayant perdu leur efficacité.
« Ce n’est pas elle, d’ailleurs, qui m’a révélé que j’avais un sort ; je l’ai pensé de moi-même.
« D’autre part, je n’ai pas mal parlé de la mort de Jacques Brocard, et je n’ai pas dit qu’il n’y avait rien dans le cercueil lorsqu’on le portait en terre. »
Comme on le voit, la devineresse est ménagée par les Laverdat; ils sont fidèles à leur promesse; rien du crapaud, rien du chat, rien des clous, rien des pavés, rien des cartes, rien de la mort prématurée de Jacques Brocard. Ces pauvres gens regardent encore Catherine comme leur amie, comme leur bienfaitrice, et ils se gardent bien de dire le moindre mot de nature à la charger et à amener sa condamnation.
Le 21 mars et les deux jours suivants, Catherine Léger et Jacques Laverdat furent confrontés et entendus contradictoirement avec Edme Tiby le jeune.
La devineresse persista dans ses dénégations. « Jamais, dit-elle, je ne me suis servie de cartes ; il est vrai qu’un jour, me trouvant chez Nicole Gentelot, où plusieurs joueurs étaient attablés je remarquai qu’il y avait dans le jeu deux neuf de pique ; j’en pris un, je le déchirai et le jetai au feu, mais ce n’est pas là, je suppose, de la cartomancie.
« Tous les malades qui ont eu recours à moi, ont été guéris; je puis le prouver par plus de trente certificats. En outre, mes consultations ont toujours été gratuites. Je n’ai pas connaissance du billet qu’Antoine Monsardan aurait souscrit, soit à mon profit, soit à celui de mon mari Du reste, je ne lui ai pas dit qu’il avait un sort, mais simplement que, s’il voulait suivre mon traitement,
il guérirait à la Pentecôte. » [p. 17]
Du 13 au 21 mars – en huit jours – les sentiments et les dispositions de Jacques Laverdat s’étaient sensiblement modifiés ; aussi, son attitude devant le juge d’instruction n’est plus la même ; il a peur pour sa femme et pour lui, à cause de la diffamation dont ils se dont rendus coupables ; il comprend que le meilleur moyen de se tirer d’affaire, c’est d’entrer dans la voie des aveux, et de rejeter, toute la responsabilité sur la devineresse, dont il constate maintenant l’impuissance, puisqu’elle reste bêtement sous les verrous, et dont il entrevoit, par conséquent, la rouerie. Ecoutons-le :
« Je n’ai pas dit que Jacques Brocard était franc-maçon ; que le diable avait emporté son corps, et qu’il était maintenant remplacé par son fils ; ou, si je l’ai dit, c’est parce que Catherine Léger m’en a donné l’intime persuasion. Si j’ai poursuivi Claude Courard, c’est parce qu’il m’avait dit des sottises, qu’il avait jeté des pierres à ma porte, et m’avait traité de J… F… De même, si je l’ai appelé sorcier, c’est sur le témoignage de Catherine Léger, qui m’a assuré que toute cette famille était une famille de sorciers.
« Voici maintenant ce qui s’est passé chez nous : Catherine a ordonné à ma femme de faire dire des messes, de réciter des prières, de boire de l’eau bénite, d’en jeter dans le feu, et d’en passer par trois fois un verre derrière la crémaillère. Elle a pris ensuite ce verre des mains de ma femme, et l’a porté elle-même derrière une porte.
« D’après elle, le crapaud envoyé par Anne Plivard était aussi gros que la tête de son chien ; cette espèce de sort était ce qu’on appelait un sort à mort, c’est-à-dire que ma femme en mourrait, et que son mal passerait ensuite à son plus jeune fils.
« Il y a quinze ans, nous dit-elle, qu’Anne Plivard a pouvoir sur votre maison; elle vous a déjà fait mourir deux cochons et une vache ; bien plus, non contente d’avoir ensorcelé Elisabeth, elle vient d’éloigner la mort de Jacques Brocard, son mari, pour vous l’envoyer à vous, Laverdat, de sorte que, après que la messe que j’ai prescrite à votre femme sera dite, vous n’aurez plus que vingt-quatre heures à vivre. [p. 18]
« Donnez-moi trente-huit écus, et six francs pour mettre dans le tronc de l’église de Molesme, puis vingt-huit autres écus pour la maladie d’Elisabeth, et tous deux vous serez sauvés. Non seulement Elisabeth guérira, mais je renverrai à Jacques Brocard la mort qui vous menace, en lui accordant toutefois vingt-quatre heures de répit, en plus de celui qui vous a été laissé.
« La malédiction est chez vous, ajouta-t-elle; il faut l’en chasser. Elle leva alors, avec une pioche, deux pavés, l’un dans notre cuisine, l’autre dans une petite chambre de derrière, et elle mit une carte sous chacun. Elle avait, du reste, fréquemment recours aux cartes ; elle les passait derrière la crémaillère et les examinait ensuite avec attention, disant qu’elle y lisait l’avenir aussi bien que le passé.
« Une fois, elle m’envoya chercher des clous. Lorsque je les lui présentai, elle en prit un, dont elle enveloppa la pointe avec du poil de son chien, le passa derrière la crémaillère et, finalement, le planta au-dessus, dans la cheminée. Elle mit les autres dans sa poche et nous dit qu’elle allait les semer chez Jacques Brocard.
« Enfin, une autre fois, elle prit, chez nous, un petit chat et l’emporta, pour le jeter dans un clos du dit Brocard ; le minet n’a pas reparu depuis, à la maison, et nous ignorons ce qu’il est devenu. »
Jacques Laverdat déclara que là se bornaient les additions qu’il avait à’ faire à ses précédentes dépositions, et termina celle-ci par deux rétractations très formelles : l’une portant sur le fait qu’Anne Plivard était sorcière, l’autre sur celui de la guérison de sa femme par la devineresse, guérison que, quinze jours auparavant, comme nous l’avons vu, il avait attestée véritable par un certificat en bonne et due forme.
La langue de Jacques Laverdat ne fut pas seule à se délier; d’autres se mirent bientôt en mouvement contre Catherine Léger. Il en est, du reste, presque toujours ainsi dans nos villages, en matière de procédure, criminelle; c’est à qui n’attachera pas le grelot, mais, une fois attaché, c’est à qui l’agitera, [p. 19]
On apprit tout à coup, après la déposition sensationnelle de Jacques, que les Laverdat n’étaient .pas les seules victimes de la devineresse. Il y en avait d’autres, disait-on, dont elle avait exploité, plus en grand encore, la crédulité : c’étaient notamment Joseph Gentelot, demeurant à Verpillières, et Catherine, sa soeur, mariée à Claude Leclaire, qui exploitait la ferme de Bréviandes, sur la paroisse de Cunfin (8)
Ces Gentelot étaient-ils de la même famille, du même sang qu’Elisabeth, ou y avait-il entre eux simple homonymie ? Nous ne saurions dire. La première hypothèse, cependant, paraît plus probable, étant donnée l’épaisse naïveté d’esprit qui leur était commune, et le fatum qui les vouait, pour ainsi dire, à l’ensorcellement par persuasion.
Quoi qu’il en soit ; mis sur de nouvelles pistes, par les bruits qui couraient les rues, le procureur du roi. Joseph Josselin, crut devoir procéder à « une information par addition ». En conséquence, de nouveaux témoins furent cités le 25 mars et entendus le 26 à la prévôté d’Essoyes. Leurs dépositions, fidèlement analysées, vont nous édifier, sur les nouveaux exploits de la devineresse.
Témoins entendus le 26 mars.
1. Claude Gentelot. vigneron, à Verpillières, âgé de 46 ans.
« Catherine Léger ne m’a pas dit que la famille Plivard était une famille de sorciers, mais une famille, qui, par suite d’un pacte fait avec le démon, avait le pouvoir de nuire à différentes personnes. Pour ceux qui étaient ses victimes, il n’y avait qu’un moyen de salut : donner de l’argent dans des conditions particulières, de manière à ce que cet argent parvienne, indirectement, à l’auteur du maléfice. .
« Catherine Léger s’est chargée, corps pour corps, de guérir Joseph Gentelot, mon frère, et Catherine Gentelot, [p. 20] ma sœur, femme de Claude Leclaire qui, disait-elle, avait été ensorcelée, Catherine par une personne d Cunfin, et Joseph par une de Landreville (9). Elle a promis de faire mourir le sorcier de Cufin, dans l’endroit même où il avait donné le sort, et cela moyennant trois louis. Claude Leclaire, mon beau-frère, accepta le marché, mais n’ayant qu’un seul louis dans sa bourse, il ;m’emprunté les deux autres, et porta la somme convenue chez Jacques Laverdat, où se trouvait la devineresse.
« Le même jour, elle alla chez mon frère Joseph, lui donna des herbes de la grosseur d’une noisette, lui recommandant de les faire infuser, pendant qu’il dirait ses prières, dans de l’eau bénite, qu’il boirait ensuite. Le coût de la consultation fut de quarante-cinq livres.
« Dans la huitaine suivante elle retourna chez Claude Leclaire, à la ferme de Bréviandes, et, sachant qu’il avait vendu un bœuf, vingt-huit écus, elle exigea de lui cette somme, pour la future guérison de sa femme.
« Revenant de là à Verpillières, en compagnie de mon frère Joseph, elle dit qu’en dehors du sort, dont il souffrait personnellement, il y en avait d’autres dans sa maison, sur ses vaches et sur ses cochons : que, pour sa guérison et celle de ses animaux, inséparables l’une de l’autre, il devait lui remettre une somme équivalente au prix de ces derniers, qu’elle estima quarante-huit écus. Cette somme lui fut versée sur le champ.
« Peut après, dans une nouvelle visite, elle dit à Joseph qu’on avait augmenté sa maladie ; qu’il ne pouvait plus obtenir sa guérison pour l’argent qu’il avait donné précédemment ; qu’il fallait, en plus, quarante écus, pour jeter dans la rivière. Joseph s’exécuta et, sur les dix heures du soir, la devineresse l’emmena avec elle pour jeter à l’eau les quarante écus.
« Avant de la quitter, elle lui fit entendre qu’il faudrait encore deux louis pour la guérison de notre sœur ; qu’elle les avait avancés et empruntés, et qu’il était [p. 21] juste qu’on lui rendit. En bon frère, Joseph donna l’un, et moi l’autre ; les deux louis furent remis, non pas à Catherine, mais à Jacques Laverdat, qui se chargea de les porter lui-même à Molesme.
« Catherine Léger ne négligeait pas sa clientèle ; elle revint bientôt chez Joseph ; je m’y trouvais et, ayant perdu toute confiance, je lui dis : « Mon frère et ma soeur sont toujours malades au même point ; ils n’ont pas obtenu la moindre amélioration ; je vois bien que vous nous trompez, et que vous n’êtes qu’une escamoteuse. »
— Dites moi tout ce que vous voudrez, répondit elle ; quand même vous me battriez, je ne me fâcherais pas.
« Et, en effet, elle ne se fâcha pas ; mais avec un calme, une assurance imperturbables, elle annonça à Joseph qu’il fallait encore quatre louis pour sa guérison,
« Je m’opposai énergiquement à ce nouveau versement, et, ainsi protégé et soutenu, mon frère résista, Malheureusement, le lendemain, quelqu’un lui ayant dit que les choses étaient trop avancées pour en rester là, il revint sur sa détermination et promit les quatre louis.
« C’était encore, paraît-il, pour jeter à l’eau.
« Vers les dix heures du soir, il enveloppa les quatre louis dans du linge et les mit dans sa poche, puis il se dirigea avec Catherine vers la rivière. Défense était faite à Joseph de toucher à l’argent; la devineresse devait le prendre elle-même dans la poche de mon pauvre frère, qui marchait devant elle ; elle le prit en effet, et, après avoir jeté quelque chose dans l’eau, je ne sais quoi, elle lui demanda s’il n’avait rien vu, et s’il n’avait pas eu peur.
« De même Catherine Léger a usé de toute son influence auprès de Claude Leclaire, mon beau-frère, pour ramener à vendre ses bœufs ; disant que sa femme ne guérirait pas sans cela. L’ayant appris, je protestai et je dis à cette soi-disant devineresse : « Comment fera-t-il donc ensuite pour nourrir ses enfants et pour cultiver son bien ? Faudra-t-il qu’il le vende également ? »
Claude Gentelot a signé sa déposition. [p. 22]
2. Claude Leclaire, laboureur à Bréviandes, âgé de 78 ans, déclare que, pour gagner sa confiance, Catherine Léger lui a donné, comme référence, la cure merveilleuse du fils Devincy, de Grancey. Elle devait, ajoute-t-il, guérir ma femme pour le jour des Cendres ; la guérison n’est pas venue et a été ajournée au Jeudi-Saint.
3. Pierre Gentelot, vigneron à Verpillières, âgé de 42 ans.
« Catherine Léger a dit qu’elle aimerait mieux guérir la femme Leclaire, pour deux liards, que Joseph Gentelot pour vingt francs, parce qu’il y avait quatre ou cinq personnes acharnées contre lui, et. que ses vaches et son cochon lui-même avaient été ensorcelés.
« J’ai vu la devineresse, il y a eu samedi huit jours, à la prison d’Essoyes : « Voilà le temps fixé qui approche, lui ai-je dit : songez à guérir Joseph et Catherine, ou bien rendez l’argent. »
— Voyez mon impuissance, répondit-elle, enfermée comme je suis, sans avoir la moindre liberté de sortir ! Ils guériront, cependant, quand vous aurez fait vos Pâques.
— Nous les ferons dimanche.
— Eh bien, soyez tranquilles et confiants, ils guériront.
« Je l’ai vue de nouveau samedi dernier et je lui ai dit : « Les malades sont toujours dans le même état.»
— Allez, répondit-elle, ils guériront pour le dimanche de Quasimodo, et elle ajouta : « Je vous en prie, recommandez à vos gens de ne rien dire, et surtout de ne pas m’accuser d’être une escamoteuse. »
4. Sébastien Robert, tonnelier à Verpillières, âgé de 40 ans.
5. Edme Robert, même profession, âgé de 70 ans.
Ces deux témoins ont signé leur déposition, qui n’offre rien d’intéressant.
6. Antoine Monsardan, charron à Grancey, âgé de 35 ans.
« J’ai vu la Léger chez Devincy. Malade, on m’avait [p. 23] engagé à m’adresser à elle. Elle me dit que ma maladie venait d’un sort. Cédant à mes instances, elle s’engage à me guérir pour la Pentecôte. Elle me fit mettre du sel dans de l’eau bénite, qu’elle jeta au feu ; elle me prescrivit de boire de l’eau bénite, de réciter certaines prières et de faire dire une messe à l’intention du bienheureux Saint-Jean.
Elle a exigé de moi quarante-cinq livres une première fois ; puis treize livres, parce que je n’a vais pas observé ponctuellement ses prescriptions, et enfin soixante-quinze livres, représentant ce qu’elle disait avoir avancé de ses propres deniers pour ma guérison. N’ayant pas cette dernière somme, je fis un billet au profit de Robert Loizelet, son mari, à l’échéance de Quasimodo, et pour valeur reçue. »
Déposition signée.
7. Claude Robert, tonnelier à VerpiIlières, âgé de 38 ans. Sa déposition n’apprend rien de nouveau.
8. Marie Robert, demeurant à Verpillières, âgée de 27 ans.
La femme Laverdat s’est recommandée à ses prières, et lui a demandé de l’eau bénite pour la boire. Elle croyait avoir un sort et disait, au moment où son mal la tenait : « Tu crois m’étrangler; mais non, tu ne m’étrangleras pas. » Elle avait un mouvement dans les jambes, comme si on les lui avait remuées violemment, au point que son châlit en était agité. Elle avait alors, à la main, un crucifix.
Marie Robert a signé sa déposition.
9. Marie Paris, domestique de Joseph Gentelot, âgée de 27 ans. Rien de saillant dans sa déposition.
10 et 11. Nicole Josselin et Pierre Vaillot.
Malades, ces deux témoins ne purent se rendre à Essoyes, pour répondre à la citation. Ils adressèrent à la prévôté un certificat de maladie délivré par le chirurgien Sébastien Potémont, et attesté exact par l’abbé Profillet, vicaire .de Verpillières.
Ce double certificat, qu’il nous paraît bon de reproduire, [p. 24] prouve péremptoirement, qu’à la fin du XVIIIe siècle on pouvait parfaitement être maître en chirurgie et simple apprenti en orthographe.
« Je certifie, Sébastien Potémont, maître en chjrurgie, demeurant à Verpillières, que Nicol Josselin, veuve de Clode Jeantelot, demeurant au dit lieux, que la ditt Nicol Josselin a une fluction dans toutte la fasse, ainsi que les orellies, et l’âge de quatre vingt unnan, avecque la fièvre qui et assé concidérable, étant allité, dont j’ateste véritable ce vingt trois mars mil cept cent quatre vingt deux.
« Potémont. »
« Je certifie le présent certificat véritable. »
Profillet, vicaire de Verpillières.
Je certifie …. , que le dit Pier Valliot, demeurant au di lieux, et que le dit Pier Valliot a eu la fièvre depuit plusieu semenne, accompagnié de plusieurs flegmons sur plusieurs partie de son corps, ettant allité, dont j’atteste véritable… »
Le procureur du roi requit le prévôt de se transporter à Verpillières, pour entendre à domicile ces deux témoins malades. Leurs dépositions sont en déficit dans les pièces du procès.
Le 27 mars on procéda à ce que le greffier appelle un « récolement d’accusés en leur interrogatoire. » Ce récolement, semble-t-il, n’eut lieu que pour les époux Laverdat et leur fils.
Jacques affirma se rappeler parfaitement que Catherine Léger lui avait dit, chez Devincy, que sa femme avait un crapaud dans le corps, et il ajouta : « Si J’ai déclaré, dans mon premier interrogatoire, que la devineresse n’avait reçu de moi aucun salaire, c’est que j’ignorais que ma femme lui avait envoyé trente-quatre livres. D’autre part, si je n’ai pas parlé du billet, souscrit par moi à Robert Loiselet, c’est que le silence m’avait été imposé, sur ce point, par Catherine, comme .une condition sine qua non de la guérison de ma femme. »
Quant à Elisabeth Gentelot, elle reconnut qu’il y avait eu, dans sa déposition précédente, trois omissions [p. 25] involontaires, imputables à l’oubli, et qu’elle, voulait réparer ; 1° Catherine Léger avait exigé d’elle vingt-huit écus, avec défense d’en parler à son mari, car si elle le faisait, cela retarderait sa guérison ; 2° Dans sa seconde visite, la devineresse, lui avait reproché sa querelle avec Anne Plivard, qui, pour se venger, avait voué Jacques Laverdat à la mort. Moyennant quarante et quelques écus, elle se chargea de faire passer le sort à Jacques Brocard, et, depuis la mort de ce dernier, elle a déclaré que, sans son intervention, il aurait pu vivre encore six mois ; 3° Catherine lui avait donné l’ordre d’envoyer à Molesme, par son fils, un paquet en forme de fantôme, composé comme nous l’avons dit ci-dessus. Aucune confidence ne devait être faite au porteur ; on lui dirait simplement que ce paquet venait de la femme Devincy, de Grancey.
Le lendemain, 28 mars, le prévôt, Toussaint Darras, assisté du greffier Hernin, confronta les accusés. Cette confrontation n’amena aucune nouvelle révélation, sinon que Jacques Laverdat reconnut avoir porté à la devineresse, à Molesme, deux louis qui lui avaient été remis par Joseph Gentelot. Catherine opposa à cette affirmation le démenti le plus catégorique.
L’affaire était suffisamment instruite ; on pouvait l’appeler. Le 5 avril, le procureur du roi, Joseph Josselin, déposa ses conclusions dans un réquisitoire écrit. Il demandait que Catherine Léger fût bannie à perpétuité de la prévôté d’Essoyes, condamnée à soixante livres d’amende, avec obligation de rendre le billet à ordre souscrit par Antoine Monsardan, et maintenue en prison, à ses frais et dépens, jusqu’à pleine et entière satisfaction. Il se montra relativement plus sévère pour les Laverdat, demandant qu’ils fussent obligés à faire réparation en justice, « l’audience tenant », à Anne Plivard, et condamnés à quarante livres d’amende.
Il était alors de règle que, dans les procès criminels, le juge ordinaire fût assisté de deux autres magistrats. C’est ainsi que, dans la circonstance, deux avocats en Parlement, résidant à Bar-sur-Seine, Nicolas Richard [p. 26] Bégley et Edme Bourgeois, furent adjoints au prévôt royal, Toussaint Darras. Ils se transportèrent à Essoyes le 8 avril, et l’affaire fut appelée le 9 (10).
L’interrogatoire des Laverdat, qui s’assirent les premiers sur la sellette, ne nous apprendrait rien de nouveau et nous condamnerait à des redites. Bornons-nous à résumer celui de Catherine Léger, qui déclara être âgée de 45 ans et mariée à Robert Loiselet, laboureur à Molesme.
— Vous prétendez être devineresse et guérir des sorts.
— Je n’ai pas la prétention de connaître l’avenir. Il est vrai que j’ai guéri plusieurs malades, de maladies inconnues, mais je ne les croyais pas ensorcelés.
— Comment avez-vous pu les guérir, puisque vous ne connaissiez pas leur maladie ?
— Par des moyens surnaturels. Je leur ordonnais de recourir à la prière, de boire de l’eau bénite, de faire dire des messes du Saint-Esprit et pour les âmes du Purgatoire, et aussi de faire des neuvaines.
— Combien demandiez-vous pour vos consultations ? ,
— Je n’allais voir les malades que lorsqu’ils m’envoyaient chercher. Je ne demandais rien ; je n’ai jamais reçu qu’un louis de vingt-quatre livres, du nommé Devincy, de Grancey, dont j’ai guéri le fils, âgé de 8 ans, et ce louis je n’en voulais pas, je ne l’ai accepté que contrainte et forcée.
— Et Elisabeth Gentelot ?
— Je l’ai guérie, comme l’atteste le certificat que m’a, délivré son mari, et qui a été versé aux pièces du procès ; mais je n’ai pas dit qu’elle avait un sort. Je n’ai pas non plus accusé Anne Plivard de sorcellerie, ni parlé de crapaud. Il est vrai que je suis allée plusieurs fois chez Elisabeth, mais une seule de mes visites a été occasionnée par sa maladie. Je n’ai reçu aucun salaire ; j’ai, au contraire, prêté aux Laverdat cent quatre-vingt douze livres, comme ils l’ont reconnu dans le billet qu’ils ont [p. 27] souscrit, Quant aux deux, muids de vin pris dans leur cave, ils m’ont été vendus et non donnés ; je les ai payés en grain et en argent.
— Ce prêt, consenti dans une première ou dans une seconde visite, est bien peu naturel, bien peu vraisemblable.
— Il est cependant vrai ; aussi vrai que le paiement du vin. J’ai prêté ainsi par considération, par reconnaissance pour le fils Laverdat, qui était venu à Molesme travailler dans nos vignes, et qui nous en avait provigné deux fettes (11).
— N’avez-vous pas vu et traité un autre malade à Grancey ?
— Oui ; le nommé Antoine Monsardan. J’ai promis, de le guérir pour la Pentecôte, et si j’ai fixé cette date, c’est qu’il m’était impossible de l’entreprendre auparavant.
— Pourquoi cette impossibilité ?
— Parce que je ne devais aller chez Devincy qu’à la Pentecôte, et que je voulais profiter de l’occasion.
— N’avez-vous pas entrepris de guérir de certains sorts, Joseph Gentelot, vigneron à Verpillières, et Catherine Gentelot, femme de Claude Leclaire, laboureur à la ferme de Bréviandes ?
— Non.
— N’avez-vous pas reçu de Leclaire, en différentes fois, cent trente deux livres, et de Joseph Gentelot, quatre cent cinq livres ?
— Non; pas même un liard.
— N’avez-vous pas engagé Claude Leclaire à vendre ses bœufs ? estimé les vaches et le cochon de Joseph Gentelot et exigé ensuite qu’il vous donnât le prix de l’estimation ?
— Non.
— N’avez-vous pas dit à Elisabeth Gentelot qu’Anne Plivard, pour la punir de sa mauvaise langue, avait [p. 28] ensorcelé Jacques Laverdat, son mari, qu’il mourrait dans les vingt-quatre heures, etc., etc. ?
— C’est faux.
— Le fils Laverdat n’a-t-il pas, sur vos ordres, porté chez vous, à Molesme, un paquet en forme de fantôme, préparé par sa mère ?
— C’est faux.
— N’avez-vous pas engagé Joseph Gentelot, par deux fois et à deux dates différentes, à mettre de l’argent dans un linge, que vous deviez jeter dans la rivière en marchant derrière lui, etc., etc. ?
— C’est faux.
— Quelqu’un travaillait-il, de concert avec vous, à guérir les malades, et partagiez-vous les bénéfices ?
— Non.
— Votre mari, Robert Loiselet, était-il instruit de ce que vous faisiez ?
— Non ; je me cachais de lui, et je me suis bien gardé, de lui dire que j’avais reçu vingt quatre livres de Devincy.
— Pourquoi cela ?
— Parce qu’il ne m’aurait pas permis de traiter les malades, et que, s’il avait su que je le faisais, il ne m’aurait pas laissé sortir.
D’après la sentence, qui fut rendue le 9 avril, Catherine Léger, en dépit de ses dénégations, fut convaincue « d’avoir abusé de la faiblesse et de la crédulité de différents particuliers, et de s’être fait passer, dans leur esprit, pour une femme qui avait le talent de guérir ceux à qui on avait donné des sorts ». Il fut reconnu qu’à cet effet, « elle leur faisait boire de l’eau bénite, leur ordonnait des neuvaines et des messes du Saint-Esprit ; que, par le moyen des cartes qu’elle tirait, elle prétendait connaître la nature des sorts qu’on avait, et indiquait les personnes qui les donnaient, ce qui avait excité des querelles et des animosités dans des familles. » Elle fut également reconnue coupable « d’avoir, en salaire de ses peines, usé d’escroquerie, pour se faire donner, par les uns, plusieurs sommes en argent, et d’avoir fait faire, par les autres, des billets au profit de son mari ». [p. 29]
En conséquence, et comme réparation, Catherine Léger fut condamnée à une triple peine : 1°Au carcan, « qui, pour cet effet, serait planté en la place du marché d’Essoyes, pour y rester deux heures, ayant écriteau devant et derrière portant ces mots : prétendue devineresse et guérissant des sorts » ; 2° Au bannissement, pour neuf ans, de la ville et du ressort de la prévôté d’Essoyes ; 3° A trois livres d’amende en vers le roi, avec cette clause que la coupable resterait en prison tant que cette amende ne serait pas payée.
Statuant ensuite sur le cas des Laverdat, le tribunal, contrairement aux conclusions du procureur du roi, les renvoya indemnes, « avec défense, de plus, à l’avenir, s’adresser à de prétendus devins, pour guérir de maladie, ni de taxer qui que ce soit de sortilège ».
Les juges, semble-t-il, s’étaient montrés très indulgents. On se demande, par exemple, comment ils n’imposèrent pas à la devineresse la restitution des sommes qu’elle avait « escamotées » à ses dupes. Peut-être pensèrent-ils que la bêtise, arrivée à certain degré, est un méfait qui mérite châtiment et non commisération. C’est un peu notre avis, et nous estimons que les Gentelot et les Laverdat ne payèrent pas trop cher leur guérison, si, à la suite d’une pareille aventure, leur mentalité se trouva rectifiée.
Catherine Léger dut penser comme nous sur ce point ; mais, en vraie logicienne, allant jusqu’aux dernières conséquences du principe posé, elle prétendit qu’on aurait dû l’acquitter, et ne voulut pas admettre sa condamnation, si mitigée qu’elle pût paraître.
Elle interjeta donc appel au Parlement de Paris. Il en résulta pour elle une longue détention sans aucun avantage. Transférée d’Essoyes aux prisons de la Conciergerie, elle vit sa mise en liberté, qui aurait pus suivre de très près la sentence de la prévôté, retardée pendant quatre longs mois.
L’affaire, en effet, resta pendante jusqu’au 8 août. Mettant alors l’appellation à néant, le Parlement confirma la sentence, avec cette double aggravation, que l’arrêt de la Cour « serait imprimé et affiché, tant dans [p. 30] la ville d’Essoyes et lieux circonvoisins, que dans la ville, faubourg et banlieue de Paris », et que la devineresse serait renvoyée prisonnière, par devant le juge de la prévôté d’Essoyes.
En raison, sans doute, de l’indivisibilité de la sentence, le Parlement eut également à statuer sur le cas des Laverdat, et, prenant pitié de ces naïfs, il les déchargea, comme l’avalent fait les premiers juges, « des accusations intentées contre eux. »
Catherine Léger languissait encore dans la prison d’Essoyes, le 14 septembre au matin, lorsque le prévôt, Toussaint Darras, assisté de l’huissier Jean-Philippe Guenet, s’y transporta, pour lui donner lecture, en présence de l’exécuteur de la haute justice, de l’arrêt de la Cour de Parlement, rendu il y avait plus d’un mois. Elle dut accueillir ses visiteurs avec un double sentiment de tristesse et de joie, car si c’était l’heure de l’exécution qui sonnait pour elle, c’était aussi l’heure de la liberté.
La lecture achevée, l’arrêt fut remis entre les mains de l’exécuteur, avec ordre de s’y conformer ponctuellement.
La mise au carcan eut lieu de onze heures du matin, heure de l’ouverture du marché, à une heure après midi, comme l’atteste le certificat du greffier, après quoi Catherine Léger put reprendre le chemin de Molesme. (12)
Il est à présumer que, sans être surnaturel ou cabalistique, comme ceux qu’elle prescrivait à ses malades, le remède appliqué à la devineresse, fut plus efficace et que, non seulement il la guérit momentanément de sa rouerie, mais encore qu’il la préserva de toute rechute.
Conclurons-nous, en terminant, qu’il n’y avait pas que des renards, à Verpillières, à la fin du XVIIIe siècle ? Non ; cette conclusion – digne de M. de la Palisse – pourrait paraître trop rigoureuse à nos amis de là-bas, et ils seraient en droit de nous répondre par le proverbe très en cours dans la vallée de l’Ource : « Chaque pays fournit son monde »… de naïfs. Qui sait même si, piqués au vif, ils n’iraient pas plus loin ?.. L’occasion serait si belle, si tentante, de riposter que c’était par suite [p. 31] d’une double immigration qu’il y avait alors – comme aujourd’hui – des Renard à Essoyes et des Gentelot à Verpillières… Ne mettons pas le pied sur ce terrain brûlant, mais constatons simplement que les juges de la prévôté d’Essoyes furent admirablement inspirés dans le choix de la peine principale infligée à la coupable.
Cette mise en scène, cette flétrissure publique infligée, deux heures durant, au milieu de la foule compacte, curieuse et gouailleuse d’un marché alors très fréquenté, était certainement le meilleur moyen de frapper les esprits, d’éveiller en eux le sens critique, de les prémunir contre les folles terreurs qu’inspirait alors la sorcellerie, et d’ébranler, de déraciner la confiance, non moins folle, qu’on accordait aux devins, à Verpillières et dans les environs, pour ne pas dire dans toute la région.
En même temps qu’un châtiment pour la coupable, la mise au carcan fut donc, pour tous, une leçon très opportune et très salutaire.
Il résulte de la terminologie du procès, qu’à la fin du XVIIIe siècle le mot devin était, dans certains cas, synonyme de contre-sorcier. C’est ainsi, du reste, qu’il est employé dans les manuscrits Sémillard, où nous lisons, sous la date de 1781 : « Evènement remarquable au sujet de la femme Frodin, cossonnier à Cerisiers (13), qui se croyait ensorcelée, et du nommé Galicien, fameux devin ou contre-sorcier, demeurant à Dixmont (14), lequel avait entrepris de la guérir (15).
Cette signification, cette synonymie, qui n’est indiquée ni dans le dictionnaire de Littré, ni dans celui de l’Académie française, s’explique facilement.
De même qu’un malade n’appelle pas le médecin pour savoir quel est le mal dont il souffre, mais pour combattre ce mal et pour l’en guérir, de même les ensorcelés n’avaient pas recours aux devins, ou aux [p. 32] devineresses, pour être fixés sur la nature et sur l’origine du sort qui les tourmentait, mais pour en être délivrés.
C’était donc pour opposer. sortilège à sortilège que les devins étaient appelés, de sorte que le patient, victime imaginaire du sorcier, devenait la victime trop réelle du contre-sorcier.
Une dernière réflexion : Parmi les procédés cabalistiques, et divinatoires imaginés par la superstition, ou la supercherie, les clous. méritent une mention spéciale, ‘ car ils paraissent a voir été d’un usage constant chez les devins, guérisseurs ou non. Nous avons vu Catherine Léger en planter un dans la cheminée des Laverdat, après l’avoir enveloppé de poil de chien, et en semer d’autres chez Jacques Brocard, pour le vouer à la mort, A Dixmont, le contre-sorcier Galicien y a également recours, et le moyen qu’il emploie pour guérir la femme Frodin, c’est de faire rôtir un cœur de boeuf lardé d’aiguilles et de clous à latte (16)
Quatre siècles auparavant, en plein moyen-âge (1356) Jacquemin de Bruères s’en servait, lui aussi. Pour découvrir et indiquer – moyennant finances – la piste des objets perdus ou volés. Le mode d’emploi était le suivant : il enfonçait légèrement, dans un pain, cinq clous de fer à cheval, trois dans le sens vertical et deux dans le sens horizontal, de manière à former une croix, sur laquelle il prononçait des paroles magiques. Il faisait ensuite toucher les clous par les intéressés, c’est-à-dire par les victimes de la perte ou du vol, tandis qu’il· nommait à haute voix, les unes après les autres, les différentes personnes de leur connaissance, dont elles lui [p. 34] avalent remis la liste. Quand, à l’appel d’un nom, le clou touché remuait et s’arrachait, le secret était dévoilé, ce nom était celui du détenteur de l’objet volé ou perdu.
Poursuivi, de ce chef, par les officiers de justice du duc de Bourgogne, Jacquemin de Bruères reconnut sa culpabilité ; il offrit de payer quatre écus d’amende et jura « que plux ne le feroit ». Sa proposition fut acceptée (17).
Ne rions pas trop de la crédulité du bon vieux temps. Si les devineresses n’opèrent plus guère dans nos campagnes, où les honoraires seraient maigres et ne comporteraient ni valet en livrée, ni robe de soie aurore, ni tunique de satin semée de fleurs peintes et constellée de diamants, elles sont relativement nombreuses à Paris, dans la ville lumière, et le luxe qu’elles y déploient témoigne éloquemment de la prospérité de leur industrie.
Sans doute, l’eau bénite, les messes de Saint-Jean, les clous, le chat, et autres procédés de Catherine Léger, ont vieilli – je les crois même complètement abandonnés – mais au moment où j’écris ces lignes, un journal m’apprend qu’ils ont été remplacés par les tarots de Mlle Aurélia, ou du professeur Félix, le devin scientifique, par la pyromancie, ou vision dans la flamme de la bougie, de Mme Elisa, et par les neuf épingles de Mme Lejard.
Est-ce à dire que je m’inscrive en faux contre le développement de l’esprit critique à travers les siècles ?
Non ; ce développement est indéniable ; je suis heureux de le constater; de reconnaître, par exemple, que le vol aérien des sorcières du moyen-âge, le sabbat et les sorts sont généralement relégués aujourd’hui dans le domaine de la légende. Mais ce ne sont là que des victoires partielles, des succès d’avant-garde ; il faut convenir que l’ennemi tient bon dans de multiples forteresses ; que les sciences occultes ont encore de nombreux partisans ; que les superstitions –- celles, par exemple, [p. 35] du vendredi et du nombre treize – subsistent dans bon nombre d’esprits, même cultivés ; que la clientèle des somnambules, des cartomanciennes, des devineresses et autres voyantes, a plutôt augmenté gue diminué depuis vingt ans, et que, par conséquent, nous sommes loin, bien loin encore, du triomphe définitif et du règne exclusif de la raison.
Ce triomphe, au lieu de le chanter, que chacun de nous, dans sa sphère, et selon ses moyens, travaille à le préparer.
NOTES
(1) Aube, arr. de Bar-sur Seine, chef-lieu de canton .
(2) Côte-d’Or, arr. de Châtillon-sur-Seine, cant. de Laignes.
(3) Cf. Louis Morin: Les Sorciers dans la’ Région troyenne, dans Revue des traditions populaires, 16′ année, tome XVI.
(4) Aube, arr. de Bar-sur-Seine, cant/ d’Essoyes.
(5) Côte-d’Or, arr. de Châtillon-sur-Seine, cant. de Montigny.
(6) Même lorsque nous les mettons entre guillemets, les dépositions ces témoins ne sont pas textuellement reproduites. Il nous a fallu modifier la forme, pour faciliter la lecture, mais nous avons scrupuleusement respecté le fond en conservant même, autant que possible, les termes essentiels de chaque document.
(7) Haute-Marne, arr. de Chaumont, cant. de Châteauvillain.
(8) Aube, arr. de Bar-sur-Seine, cant. d’Essoyes.
(9) Aube, arr. de Bar-sur-Seine, cant. d’Essoyes.
(10) Leurs honoraires, tant pour déplacement qu’examen et jugement, furent taxés à 12 livres par jour, soit 36 livres à chacun pour trois jours.
(11) La fette ou l’homme de vigne équivalait à 12 cordes et demie, soit 5 ares 27 centiares.
(12) Arch. de l’Aube, B, prévôté d’Essoyes.
(13) Yonne, arr. de Joigny, chef-lieu de cant.
(14) Yonne, arr. de Joigny, canto de Villeneuve-le-Roi.
(15) Bibl. de Troyes, ms. Sémillard, VII, fol. 175.
(16) 1 Le Journal de Troyes du 5 novembre 1783 a fait, de l’exploit peu connu de Galicien, le récit suivant :
« Dans le village de Cerisiers-en-Othe… la femme du nommé Frodin, cossonier, languissait depuis longtemps et n’avait point trouvé, dans les secours de l’art, de soulagement à ses maux. Sur la prétendue inefficacité des remèdes, peut-être mal administrés, les voisins et les parens conclurent qu’elle était ensorcelée, et qu’il falloit, pour la soulager, avoir recours au Devin ou Contre-Sorcier. Le nommé Galicien jouissait, dans le canton, de la réputation du plus fameux maitre en cette science et on fut le chercher à Dixmont, sa résidence, village distant d’une lieue et demie de Cerisiers. Sur l’exposé, le Magicien promet une guérison sûre. D’après son avis, la malade se prépare à l’opération en faisant dire quelques messes. Enfin il arrive chez Frodin lundi au soir, 25 octobre dernier, s’enferme avec la malade, son mari, son gendre et sa fille d ans une chambre. pour empêcher le démon de pénétrer par quelque ouverture et de s’opposer à l’exécution du sortilège, ou que le sorcier contre lequel il allait instrumenter ne fût à portée d’entendre ou de voir, il bouche complètement avec deux bottes de foin et une planche, l’ouverture du tuyau de la cheminée, ferme avec la même exactitude toutes les issues de la chambre, et jusqu’au plus petit trou, par lequel le Malin auroit pu avoir accès. Ce préliminaire rempli, il allume du charbon et y met griller un cœur de boeuf percé de clous et d’aiguilles d’acier, qu’il avait fait
acheter à cet effet sans marchander. Cette opération se continue dans la nuit ; mais le lendemain matin, 26 octobre, la fille de Frodin, dont le mari étoit un des coopérateurs ou témoins du sortilège, inquiète de ne point voir la porte s’ouvrir, y frappe à plusieurs reprises et voyant qu’on ne lui répondait point, la fait enfoncer par un serrurier. Une vapeur épaisse en sort aussitôt ; le serrurier se sent frappé comme d’un coup de vent très lourd, qui exhale une puanteur détestable ; et les premiers objets qui se présentent, sont son père, sa mère, son mari et sa sœur renversés morts, les uns sur le lit, les autres sur le plancher de la chambre, et le sorcier Galicien également mort, mais dans la posture et avec la préparation nécessaire pour satisfaire à un besoin pressant, accroupi contre la porte. A cet affreux spectacle, cette femme infortunée tombe évanouie. Des voisins accourent, la portent dans son lit ; mais, soit l’effet de la vapeur méphitique qui l’a saisie à l’entrée de la chambre, soit que la révolution opérée par la vue du désastre de sa famille, ait attaqué le principe de vie, elle est actuellement dans le plus grand danger. Les habitans du village, loin d’attribuer cette catastrophe funeste à la vapeur combinée du charbon et du cœur de boeuf brûlé dans un endroit dépourvu d’air, ont cru que c’étoit l’effet du pouvoir du démon, qui avoit tordu le cou à toutes ces malheureuses victimes de leur crédulité ; que le contre-sorcier n’ayant pas rempli avec assez d’exactitude les formes des conjurations, et pris des précautions suffisantes pour empêcher l’introduction du Malin, avait attiré, par cette irrégularité, la vengeance du diable, qui l’en avait puni, lui et la famille de Frodin.
Le curé de Cerisiers, quoique très convaincu de la véritable cause de la mort de ces infortunés, vu l’état de superstition dans lequel ils étoient péri, n’a cependant pas voulu prendre sur lui de leur accorder la sépulture avant d’avoir prévenu ses supérieurs, et n’a satisfait, à leur égard, que le 29 octobre, aux devoirs d’usage, après’ en avoir reçu des ordres positifs. »
(L, Morin, ouv. cit., 158, 159.)
(17) Ernest Petit, Hist. des ducs de Bourgogne, IX, p. 56,57, note 4.
(18) La Tribune de l’Aube, n » du 26 décembre 1906.
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