André Taffin. Comment on rêvait dans les temples d’Esculape. [Partie 2]. Article parut dans le « Bulletin de l’Association Guillaume Budé », (Paris), 4e série, n°3, octobre 1960, pp. 325-366.
Les textes sur « l’incubation » sont peu nombreux, et rares sont ceux qui la traite avec un large point de vue historique et critique. A. Taffin reprend les quelques avancées de ses prédécesseurs et nous livre un travail passionnant, qui met en perspective des plus récentes contributions. Le très important corpus de notes ouvre de nouvelles voix de recherches. – Nous mettons en ligne la seconde partie qui s’étend des pages 345 à 366, avec les notes y afférant. [La première partie est en ligne sur notre site]
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé quelques fautes de typographie. – Par commodité nous avons renvoyé les très nombreuses notes de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. . – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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Comment on rêvait
dans les temples d’Esculape (suite et fin)
LES RITES PRÉPARATOIRES ET LES CÉRÉMONIES DU PÈLERINAGE. — Tous les auteurs qui ont étudié ce rite, historiens comme Sprengel, Bouché-Leclercq, Lechat, Girard, ou psychologues comme G. Dumas, ont en effet noté l’effet de suggestion intense et l’ébranlement de la sensibilité qu’il devait provoquer. Les fatigues du voyage, l’ardent désir d’une guérison, les jeûnes ou abstinences auxquels ils s’étaient soumis, le magnétisme émanant d’une foule partageant les mêmes croyances et les mêmes espoirs, tout cela ne pouvait pas être sans prédisposer, aussi bien physiologiquement que psychologiquement, les consultants à vivre dans le merveilleux et à se montrer particulièrement réceptifs au sentiment d’une intervention divine.
Sur ce terrain ainsi préparé, les rites auxquels ils se soumettaient, les dévotions aux divinités représentées dans le sanctuaire, les inscriptions et les ex-voto qui témoignaient de la reconnaissance de leurs prédécesseurs exaucés, les explications et les commentaires des prêtres, les offices du soir avec leurs lumières et leurs invocations de ferveur religieuse, tout cet ensemble était éminemment propre à inciter les pèlerins à vivre dans une atmosphère dans laquelle le merveilleux coulait pour ainsi dire à pleins bords et dont l’effet suggestif était intense.
On comprend donc que, l’esprit ainsi imprégné par les cérémonies auxquelles ils avaient pris part et par les spectacles auxquels ils avaient assisté, ceux qui dans l’abaton commençaient à se [p. 346] laisser envahir par le sommeil mystique étaient amenés à ressentir un sentiment de présence divine que l’attente de la visite du dieu ne pouvait que porter à son paroxysme, et sur ce terrain devaient éclore facilement des objectivations plus précises conduisant du sentiment de la présence à celui de l’apparition divine.
LES IMAGES DU DEMI-SOMMEIL. — Il est probable que ces apparitions divines ne se faisaient pas pendant le sommeil profond ; du reste, dormait-on à poings fermés dans l’abaton ? Il serait téméraire d’en décider en utilisant un argument négatif : dans la scène du Plutus d’Aristophane qui raconte avec tant d’irrévérence la nuit passée par Plutus chez Esculape, il n’est pas question de ronflements. On peut avec une certaine vraisemblance se figurer que dans l’état d’éréthisme émotionnel qui devait caractériser les candidats à la visite du dieu un sommeil de plomb n’était pas de règle.
Il semble plutôt, comme l’avait déjà noté G. Dumas (44), qu’il s’agissait, plutôt que de rêves proprements dits, de ce que dans le jargon psychologique on appelle hallucinations hypnagogiques quand elles se produisent au moment de l’endormissement et hallucinations hypnopompiques quand elles naissent dans la phase du réveil, et qui pourraient être appelées plus élégamment les images du demi-sommeil (45). Ces images le plus souvent ne représentent pas des objets définis, mais des arabesques, des tâches à transformation, des dessins plus ou moins géométriques, quelque chose d’assez chaotique ; parfois aussi elles font apparaître des objets plus précis : c’est ainsi que l’un des Goncourt nous raconte qu’après une journée occupée à pêcher à la ligne, il avait dans la rétine, en fermant les yeux avant de s’endormir
… le blanc de la plume, le rouge du liège et les transparences de la rivière coulant sur les herbes, la ride de l’eau quand ça commence à piquer et la fuite et du plongeon et la disparition du bouchon dans les profondeurs sous-marines (46).
Parfois ces hallucinations sont greffées sur les phénomènes physiologiques que l’on appelle lumière idiorétinienne, phosphènes, lueurs entoptiques : en effet, l’œil complètement fermé [p. 347] ne donne pas une perception de noir absolu ou n’aboutit pas à l’absence de toute donnée visuelle, il est occupé par des lueurs, des ébauches de dessins plus ou moins vagues, des stries ou taches aux formes changeantes, des globules aux aspects plus ou moins définis, mobiles ou immobiles, qui peuvent servir de points de formation ou de points d’accrochage à des images qui se développent, et dont Y. Delage (47) a donné des analyses très précises : par exemple ayant eu l’hallucination hypnagogique de la figure caricaturale d’une personne pourvue de lèvres grosses, saillantes et formant un bourrelet rouge, il put identifier qu’il était atteint d’une lueur entoptique de couleur rouge, occupant la place à laquelle se trouvait, dans son champ visuel, l’image de la lèvre rouge.
Parfois encore ces visions reproduisent les spectacles auxquels on a récemment ou nouvellement assisté, ou la reviviscence de sensations intensément éprouvées pendant la journée : nous en avons déjà rencontré un cas dans l’observation des Goncourt qui vient d’être rapportée. Ainsi qu’A. Maury l’avait noté et que j’ai eu personnellement l’occasion de le constater à plusieurs reprises, on y assiste à la reviviscence, dans la phase d’endormissement, de paysages, de sites d’une ville, surtout visitée pour la première fois. De son côté, E. Bernard-Leroy y a constaté la reproduction de tableaux de préparations anatomiques auxquelles il avait travaillé pendant la journée (48).
Ces images, pour être généralement visuelles, ne le sont d’ailleurs pas exclusivement, et l’on y trouve des apports des autres appareils sensoriels. Quand elles sont auditives, ainsi que le note A. Maury,
… ce sont généralement des phrases courtes ou des mots qui retentissent à notre oreille, mais d’une manière plus faible que les sons réels (49).
Et, comme le note le même auteur, ces images auditives, de même que les visuelles, ne sont pas pleinement objectivées, mais ce sont des voix intérieures et lointaines, avec toutefois leur timbre et leur accent, tantôt graves et tantôt criardes, reproduction d’une voix déjà entendue ou d’une voix insolite.
Elles peuvent aussi être kinesthésiques, donner l’impression de chutes, de vertiges, de vol, de mouvements divers : personnellement, il m’est arrivé, après de longues routes en automobile, de les éprouver sous forme de sensations de giration analogues à [p. 348] celles que l’on ressent, en voiture, dans les tournants ou sur les routes sinueuses.
Des transpositions de l’impression primitive sur le même registre sensoriel ou sur celui d’un autre sens sont également possibles.
Pour illustrer le premier cas, voici une observation personnelle : il y a quelques années, j’étais allé à la terrasse de Bellevue, et je m’étais longuement intéressé au beau panorama que l’on y a de Paris et de la région parisienne, en prenant comme point de repère pour situer le paysage le pont du viaduc d’Auteuil, aperçu par conséquent de la perspective aval de la Seine ; le soir, en m’endormant, j’eus une vision hypnagogique de ce même pont, mais cette fois de la perspective amont, de laquelle je le connaissais de longue date. Vinrent ensuite d’autres images sans rapport apparent avec elle, une boutique au coin d’une ruelle montante, peut-être la réminiscence de l’ascension de Bellevue, une hôtellerie dans la campagne, un enfant traversant une rue.
En illustration du deuxième cas, J. Y. Belaval (50) a rapporté une suite d’observations prises sur lui-même et dans lesquelles la vision hypnagogique dépendait de la position de son corps, de la pression d’objets extérieurs, de douleurs localisées telles que migraines, rhumatismes etc. Par exemple, ayant, par suite d’une posture incommode une courbature en V renversé par remontée le long des côtes et descente le long des bras, il éprouve une vision dans laquelle une Japonaise, avec un enfant sur le dos, gravit une montagne dont la paroi est presque à la verticale et sur laquelle elle prend appui par les pieds tandis que ses mains s’accrochent à une corde tendue depuis le sommet, ce qui aboutit, en perspective latérale, à une image reproduisant elle aussi un V.
Analogues par certains de leurs aspects aux rêves, les images de demi-sommeil en diffèrent par d’autres, les principales différences étant qu’elles ne sont pas pleinement objectivées, mais constituent, ainsi que l’écrit E. Bernard-Leroy, des spectacles auxquels on s’intéresse (p. 125) et dont la matière sensible se réduit à l’illumination d’une image ou à l’illustration d’une rêverie (p. 42 sq.), tandis que le rêve, d’une objectivité beaucoup plus poussée, au lieu d’être un spectacle auquel on assiste, est une action à laquelle on participe (p. XI et 98).
LE DEMI-SOMMEIL ET L’INCUBATION. — Que les rêves de l’incubation se soient principalement produits dans l’état de demi-sommeil, notamment entre le sommeil et la veille, soit au moment [p. 349] du réveil, c’est ce qui ressort des récits d’ Ælius Aristide, qui le note à plusieurs reprises, et ainsi que l’avait relevé G. Dumas (61).
La même remarque est faite par Jamblique, qui, s’efforçant dans son De mysteriis Aegyptorum, de distinguer les rêves naturels et ceux d’origine divine, assigne à ces derniers, entre autres caractéristiques, celle de se produire dans le demi-sommeil :
Au sujet de la mantique pendant le sommeil, tu dis ceci : souvent en dormant nous avons la connaissance du futur, sans être dans un état d’extase agitée (car le corps gît tranquillement) mais nos perceptions ne sont pas aussi nettes que dans la veille. Ce que tu dis arrive dans les songes humains, qui proviennent de l’âme, de nos pensées et de notre raison, ou qui sont provoqués par nos imaginations ou nos occupations divines : ces songes-là sont tantôt vrais, tantôt faux ; en certains cas, ils atteignent la réalité, mais le plus souvent ils s’en écartent. Mais les songes que l’on appelle envoyés par les dieux ne se présentent pas de la façon que tu dis : quand le sommeil nous quitte et que nous ne faisons que commencer à nous ‘éveiller, il arrive d’entendre une voix brève qui nous prescrit ce que nous allons faire ; c’est entre la veille et le sommeil et quelquefois quand nous sommes tout à fait éveillés que les voix sont entendues. Et quelquefois un souffle invisible et corporel nous entoure quand nous sommes couchés et ce n’est point la vue qui nous avertit de sa présence, mais un autre sens et une autre consécution, il gronde à son arrivée et il se répand de toute part sans aucun attouchement ; et il a une action merveilleuse pour affranchir les passions de l’âme et du corps. D’autre fois une lumière resplendit, claire et tranquille, qui retient le regard et fait se dore les yeux auparavant ouverts ; mais les autres sens demeurant éveillés et perçoivent jusqu’à un certain point que les dieux se manifestent dans la lumière et ils entendent tout ce qu’ils disent et savent comprendre ce qu’ils font.
La contemplation est encore plus parfaite et l’esprit rendu plus ferme comprend ce qui a lieu en même temps que les spectateurs sont agités. Mais tous ces songes si importants et qui diffèrent tant entre eux n’ont rien d’humain, mais le sommeil, la prise de possession des yeux, la catalepsie analogue à un lourd sommeil, l’état intermédiaire entre le sommeil et la veille, le fait d’être à demi ou tout à fait éveillé, tout cela est divin et nécessaire pour recevoir les dieux et envoyé par les dieux eux-mêmes et ainsi une partie de l’épiphanie divine est donnée par avance (62). [p. 350]
Ce souffle impalpable semble bien une manifestation un peu poussée du sentiment de présence, et les voix brèves, la lumière fulgurante, de laquelle finit par se détacher l’apparition des dieux, ressemblent singulièrement aux images du demi-sommeil, dont les descriptions et les conditions d’apparition ont été exposées plus haut.
LES NARCOTIQUES. — On a noté plus haut que l’inscription se trouvant au seuil du sanctuaire d’Épidaure stipulait qu’il fallait être « pur quand on pénètre dans le temple parfumé d’encens », et l’on sait que l’emploi de boissons enivrantes et de fumigations aromatiques, afin d’obtenir des hallucinations, religieuses notamment, est universellement répandu (53). Les anciens, de même que les peuples dits primitifs, en avaient une connaissance qui, pour être empirique, n’en était pas moins assez poussée, et ils savaient trouver les éléments propres à les fabriquer, moyennant parfois des combinaisons passablement compliquées.
En fin de son traité Sur Isis et Osiris Plutarque nous a détaillé les parfums que les prêtres égyptiens offraient à ces divinités : le matin, on brûlait de la résine, afin de revigorer l’âme et le corps ; à midi, de la myrrhe, afin de « procurer un doux relâchement au cerveau » et de dissiper la mélancolie ; le soir, le kyphi, composé de seize ingrédients, dont la liste nous est donnée : ses vertus étaient d’inciter, sans aucune ivresse, au repos, et de « détendre les impressions trop vives ressenties pendant la [p. 351] journée, mais aussi de rendre plus claire et plus pure l’imagination, siège des songes ».
Si nous n’avons pas de renseignements aussi précis sur l’encens d’Épidaure que sur les parfums utilisés dans les temples d’Égypte, on peut cependant conjecturer que les prêtres grecs qui dirigeaient les cérémonies savaient, eux aussi, manier cette technique physiologique avec autant d’habileté que les techniques psychologiques (54).
LES ILLUSIONS. — Il est possible également, ainsi que l’a suggéré Deubner (55), qu’il se soit agi parfois de simples illusions, et que la perception réelle de la statue des dieux qui se trouvait dans l’abaton se confondait, dans la pénombre du monument et dans l’état psycho-physiologique hypnagogique, où les fléchissements de l’adaptation au monde réel permettent ces confusions, avec son apparition.
Faut-il aller plus loin et supposer des supercheries organisées par les prêtres desservant les sanctuaires ? Selon A. Gauthier (56) c’est ce qui se serait passé : les « voix entrecoupées » (« brèves » dans la traduction de R. Quillard citée plus haut), n’auraient été autre chose qu’un artifice de ces desservants, faisant entendre leurs voix aux malades à demi-endormis ; l’apparition du dieu qu’un autre artifice des mêmes personnages, ayant revêtu les vêtements d’Esculape. Cette hypothèse a été reprise par M. Besnier (57), à qui elle semble pouvoir fournir un point d’appui pour comprendre la scène célèbre du Plutus et les inscriptions, affirmant que « tous les clients d’Asklépios l’avaient vu et entendu », portées sur les stèles d’Épidaure :
On a supposé que l’incubation était devenue une véritable comédie jouée par les prêtres : ils se déguisaient eux-mêmes en Esculape ; prenant ses traits et ses attributs, ils profitaient de l’émoi des malades pour parcourir les portiques à la faveur de l’ombre, palper et ausculter les suppliants et donner des avis qu’on tenait pour divins et proférés par le dieu lui-même (58).
Une supercherie aussi élémentaire aurait-elle pu ne pas finir par être aperçue et la sincérité des prêtres aurait-elle été aussi sujette à caution, c’est ce qui peut apparaître peu vraisemblable, en dépit de la propension si fréquente, et dans nombre de civilisations, même non-primitives, des hommes à vivre sur des illusions, [p. 352] et de la complexité du problème de la sincérité (59) : en tout cas, sur ce point précis, la solution la plus prudente est celle de M. Besnier : « Nous en sommes malheureusement réduits aux conjectures », et l’explication la plus « économiqueé» est peut-être celle que nous apportent les remarques psychologiques précédentes et suivantes. A. Gauthier, après avoir exposé les idées qui viennent d’être rapportées, et les appliquant au cas d’ Ælius Aristide, arrivait à la conclusion que celui-ci ou bien avait été la dupe des machinations sacerdotales, ou bien avait eu des hallucinations (60). Réserves faites, comme il sera exposé ci-après, sur le degré « esthésique » des hallucinations, celles-ci ont, fort probablement, joué un rôle essentiel et primordial par rapport à celles-là.
D. Images et hallucinations.
Les études et observations accumulées par les psychologues et les psychiatres ont singulièrement réduit le degré de sensorialité (ou d’« esthésie », selon la terminologie de P. Quercy) (61) qui était attribué autrefois à l’image, et à admettre que celle-ci et sa forme exacerbée l’hallucination sont sur un plan de sensibilité autre que la sensation et constituent un autre mode de l’existence psychologique, certains auteurs en étant venus jusqu’à la négation presque complète de leur réalité spécifique.
Sans entrer dans l’ensemble de cette discussion, on peut en retenir simplement ici que, de même que l’hallucination, ainsi [p. 353] que l’écrivait Falret, est tout un délire, de même l’image, comme le dit I. Meyerson, suppose la présence derrière elle de toute la vie mentale : l’une et l’autre sont des produits et non des éléments, se confondent par leurs franges avec les autres entités de la psychologie classique, ont un rôle bien souvent plus de signification et de symbolisation que de représentation, et l’impression de réalité qu’elles donnent ont pour condition suffisante leur « valeur émotionnelle » et « l’attitude personnelle que l’on prend à leur égard » (62).
En bref, l’image se rattache à toute la vie mentale et son aspect représentatif est considéré comme un simple point d’accrochage, très souvent flou ou schématique : cette réduction de son esthésie s’applique a fortiori à ses manifestations, ténues par rapport aux hallucinations, que sont les représentations du demi-sommeil.
Bernard-Leroy, cité plus haut (p… 348), qui nous disait que la matière sensorielle des visions du demi-sommeil se réduisait souvent à l’illumination d’une image ou à l’illustration d’une rêverie, fait cette remarque, à propos de ses visions anatomiques, que celles-ci, qui lui avaient donné au premier abord un sentiment de plénitude tel qu’il déplorait de ne pas pouvoir les évoquer à volonté le jour d’un examen, renfermaient en réalité « bien moins de détails que les représentations de la même préparation anatomique volontairement évoquée à l’état de veille », et que, de plus, elles avaient quelque chose de fantastique, venant et partant sans que rien ne le justifie, et surtout sans reproduire un événement précis (63).
Spaïer, dans La pensée concrète, signale, de son côté, les [p. 354] « aurores » et les « crépuscules » d’images, états intermédiaires entre l’image bien caractérisée et la pensée non-imagée, tandis que I. Meyerson décrit les « images-éclairs », surgissant brusquement et disparaissant de même au cours d’une méditation ou d’une préoccupation, le degré de certitude dont elles sont nanties étant, paradoxalement, souvent en raison inverse de la précision et de la richesse de leur contenu (64).
LE ROLE COMPENSATEUR DES IMAGES. — Freud a défini le rêve comme la représentation déguisée d’un désir refoulé, formule qui peut être retenue pour certains d’entre eux, à condition d’ajouter que le déguisement peut être extrêmement transparent, et que le refoulement n’est pas toujours celui qu’il décrit, de nature endogène, résultat d’une « censure » qui s’exerce sur des pulsions inavouables, mais peut avoir aussi une origine exogène, quand les circonstances mettent obstacle à la satisfaction de tendances qu’aucune règle morale ou sociale ne nous interdit, ou ne nous contraint à cacher. A condition également d’ajouter que ces désirs refoulés, pour chercher souvent dans le rêve leur réalisation illusoire, peuvent aussi la trouver dans des images au cours d’états plus ou moins éveillés de la conscience.
Ce refuge dans le rêve et dans l’image est chose bien connue, depuis sans doute que les hommes existent, par la psychologie populaire, et qui a été corroborée par des observations nombreuses. On sait que P. G. Jung a beaucoup insisté sur cette fonction de compensation.
De même que les états inanitionnels engendrent des rêves de repas fastueux, que des naufragés croient apercevoir des navires venant à leur secours, que la claustration dans une plaine morne provoque les images de paysages et de sites enchanteurs (65), de même les blessures ou les maladies qui étaient leur lot devaient incliner ceux qui venaient consulter Esculape à des rêves ou à des rêveries de guérison ou du moins des moyens de l’obtenir, en vertu de ce mécanisme de satisfaction compensatoire, que le contexte et l’ambiance de ces cérémonies, ainsi que nous y avons assisté, ne pouvait que favoriser.
Par là, en liaison avec la croyance, si répandue parmi les [p. 355] primitifs, que « les présages n’annoncent pas seulement, mais causent les événements » (66), s’explique que le rêve est, comme on l’a noté plus haut, au moins dans les formes originaires de l’incubation, à propos des inscriptions d’Épidaure, thérapeutique en lui-même : la guérison recherchée se réalisait dans et par le rêve lui-même, sur un plan qui, pour être sur un plan de réalité purement imaginaire pour notre mentalité, ne l’est pas pour les mentalités primitives : si celles-ci, ainsi que l’a bien noté L. Lévy-Bruhl, savent très bien distinguer l’expérience onirique de l’expérience vigile, elles attribuent néanmoins à celle-là une réalité « mystique », d’un autre ordre, mais plus profonde et plus riche que celle-ci, susceptible de nous faire entrer en relations avec les âmes des morts ou les esprits et par suite de nous introduire dans un mode d’existence supérieur à celui qui ressort de notre contact avec le monde physique.
LES IMAGES DES PÈLERINS D’ESCULAPE. — Nous n’en avons, évidemment, aucune relation attentive et détaillée sur le type des observations des auteurs modernes, mais on peut se demander s’il ne s’agissait pas souvent chez ces pèlerins de simples rêveries traversées de lambeaux d’images plus ou moins vagues qui venaient les illustrer, de simples « aurores » et « crépuscules » d’images, selon l’expression de A. Spaïer. N’oublions pas en effet que l’on venait aux temples d’Esculape pour y rêver et que, dans cette ambiance spéciale, toute velléité d’images, si nous pouvons ainsi dire, devait facilement être haussée d’un ton et admise comme une épiphanie divine. On trouve des traces de l’imprécision et de la fluidité de ces images dans le rêve des « hommes blancs » du néocore Philadelphos, ami d’ Ælius Aristide :
Ensuite, il fut question de l’absinthe, je ne sais trop comment, mais il en fut question en termes fort clairs, ainsi que de mille autres choses où se réalisait manifestement la protection du dieu. Il me semblait le toucher et sentir qu’il était là en personne ; j’étais entre la veille et le sommeil ; je voulais voir, mais je craignais que l’image ne disparût ; je prêtais l’oreille et j’entendais, moitié rêvant, moitié voyant (67).
En outre, n’oublions pas davantage que ces rêves n’étaient pas reçus à domicile, mais se passaient en public, au cours d’un pèlerinage plus ou moins tumultueux. Dans le « réveil bruyant » de l’abaton, selon l’expression de P. Girard (68), les consultants ne devaient pas manquer de se raconter les uns aux autres les [p. 356] révélations que le dieu leur avait apportées, et la contagion mentale, appuyée sur une croyance commune, qui s’affermissait par les échos qui s’en répercutaient de l’un à l’autre, avait beau jeu pour se constituer et pour se développer. De plus, on n’aime guère rester en arrière des autres, subir des échecs là où ils réussissent, et les tendances mythomaniaques — disons en termes plus courants de vantardise plus ou moins consciente — y jouaient sans doute aussi un rôle. Tout cela était propre à faire monter d’un diapason encore la conviction d’une épiphanie divine.
L’ARCHÉTYPE DU DIEU MÉDECIN. — La représentation imagée d’un dieu guérisseur s’établissait d’autant plus facilement que la notion n’en est pas une acquisition individuelle ou artificiellement imposée, mais fait partie de ce que Jung appelle des archétypes, c’est-à-dire des réminiscences qui sont « la manifestation de couches plus profondes de l’inconscient où sommeillent des images ancestrales appartenant à l’humanité entière » (69), et dont, en vertu des équivalences entre certaines idées délirantes et certains thèmes mythiques, il a trouvé des échos dans l’attitude de ses malades, pour qui le médecin est à la fois un être redoutable, « tel qu’un magicien ou un criminel démoniaque, ou, au contraire, est doué des bonnes qualités correspondantes ». La croyance commune à l’intervention d’Esculape était donc étoffée par un tréfonds que toute l’orchestration rituelle qui a été décrite, était éminemment propre à faire surgir des couches inconscientes, selon la représentation du dieu qu’apportaient les données mythologiques des époques considérées (70).
E. Succès et échecs dans l’incubation.
Le succès était-il constant et les pèlerins d’Esculape obtenaient-ils toujours et rapidement le rêve leur apportant l’apparition divine et les conseils médicaux qu’ils étaient venus rechercher dans ses temples ?
Sans traiter la question ex professo, Bouché-Leclercq et M. Besnier ont semblé le croire, en écrivant que les rites de l’incubation, appuyés par toute la préparation qui les avait précédés, ne pouvaient pas manquer d’aboutir à la révélation recherchée (71), mais cette affirmation ne saurait être admise sans réserves. [p. 357]
De fait, les réalités psychologiques sont trop complexes et dépendent de trop de facteurs pour que la mise en œuvre, si minutieuse et si adaptée qu’elle soit, de certains d’entre eux, produise des résultats certains, à moins que l’on ne force la nature.
Évidemment il ne s’agissait pas dans les Asklepieïa d’observations conduites en toute rigueur scientifique, et les cas négatifs ne nous ont pas été transmis comme les cas positifs à la gloire d’Esculape : cela n’empêche pas que les échecs ont dû être fréquents et, comme le remarque Girard, que les pèlerins devaient parfois passer de longs jours avant d’être favorisés de la visite du dieu (72).
Tel devait être le sort de ceux qui étaient rebelles aux rêves. Les expériences de N. Vaschide (73) tendent à montrer qu’il n’y a pas de sommeil sans rêves, mais sa méthode du réveil provoqué, précédé d’une excitation et suivi d’un interrogatoire nettement dirigé vers l’excitation provoquée, si elle arrive à déceler de façon presque constante « le souvenir de quelques images ayant évolué avant le réveil », ne traduit pas l’observation courante, qui était évidemment l’attitude des pèlerins d’Esculape, puisque c’est justement par ce procédé qu’il est arrivé à faire reparaître des rêves chez des personnes lui ayant affirmé n’en jamais avoir.
Tel devait être aussi le sort des sceptiques, de ceux dont la foi n’était pas assez entière et qui négligeaient même de se plier aux conditions préparatoires : c’est ainsi que Philostrate nous raconte qu’un jeune Syrien se plaignait d’être négligé du dieu, mais c’est qu’il continuait à faire bombance et ripaille : dûment sermonné par Apollonius, il changea son genre de vie et Esculape lui apparut et le guérit.
Le même Apollonius, au cours d’un voyage à Pergame, indiqua à ceux qui étaient venus consulter Esculape ce qu’il fallait faire pour obtenir les songes favorables : on ne nous dit malheureusement pas à quels moyens il eut recours, mais c’est une nouvelle preuve que beaucoup de pèlerins n’obtenaient pas sans échecs préalables les songes qu’ils souhaitaient (74).
Tel devait être également le sort de ceux qui mettaient trop [p. 358] d’application à attendre la visite du dieu et qui faisaient trop d’efforts à cette fin.
On a pu dire en effet que les rêves, loin de traduire nos préoccupations importantes, se construisent à l’aide des laissés pour compte de notre vie, et Y. Delage préconisait, comme moyen d’éviter les cauchemars, de penser fortement, avant de s’endormir, à nos soucis et à nos peines afin qu’ils ne viennent pas troubler notre sommeil. Sans aller aussi loin on peut dire que la suggestion ne se développe pas sur le terrain d’une attention trop tendue et surtout trop volontaire, qui inhibe les automatismes ; c’est ce que Baudouin a appelé « la loi de l’effort converti » (75) : lutter contre une suggestion c’est souvent la renforcer, trop surveiller son langage est le moyen le plus efficace pour bafouiller, faire des lapsus ou des coq-à-l’âne, et, réciproquement, vouloir éprouver un état, retrouver un nom, est bien fréquemment impossible tant que l’on y fait effort, c’est comme chacun le sait dans la détente de l’esprit que le nom nous revient à la mémoire. Et cette loi, d’application générale en psychologie, se vérifie notamment dans le domaine des images : Paul Souriau avait, bien avant C. Baudouin, signalé que les images loin de naître d’un effort volontaire de l’esprit, éclosent au contraire dans les états de détente, lorsque nous avons, suivant son expression, « donné congé à notre esprit » et il ajoutait que
… non seulement la pensée, pour se montrer vraiment imaginative, ne doit pas être trop surveillée, mais elle ne doit même pas être trop lucide (76).
Tel devait être encore le sort des dévots d’Esculape qui passaient par des périodes analogues à celles des « sécheresses » dans les états mystiques, périodes pendant lesquelles, pour des raisons diverses, la communication avec le dieu n’arrivait pas ou arrivait mal à s’établir.
C’est probablement pour ces déficients du rêve et non seulement pour ceux à qui leur état de santé ou autres impedimenta ne permettaient pas de faire les pèlerinages que l’on trouvait dans les sanctuaires des « intercesseurs » (77) rêvant à leur place, et dont Apollonius de Tyane fut l’un des plus recherchés. Un [p. 359] croyant aussi fervent et aussi favorisé du dieu qu’Ælius Aristide ne dédaignait pas au besoin, comme on l’a noté page 332, de recourir à cette fin aux bons offices d’un employé du temple.
III. COMPARAISONS ET RAPPROCHEMENTS.
Définie par ses paramètres psychologiques, l’incubation est essentiellement un usage de provoquer des rêves et de les orienter en sorte qu’ils nous apportent un message ou même simplement une mise en contact avec une réalité autre que celle de la vie quotidienne.
Si nous l’avons isolée dans sa forme à thèmes médicaux telle qu’elle se pratiquait dans les temples d’Esculape, on ne saurait oublier que, malgré les caractères spécifiques qu’elle y revêtait en raison des éléments cliniques que nous avons essayé d’analyser, cette forme n’en reste pas moins un cas d’espèce entrant dans un genre beaucoup plus vaste, et il y aurait donc une étude comparée à entreprendre, étude que les limites de cet article nous contraignent à réduire à sa plus simple expression.A.
L’incubation et ses formes apparentées.
L’ANTIQUITÉ CLASSIQUE. — On a noté dès le début de cette étude que l’incubation était connue des Égyptiens, des Assyriens, des Babyloniens, et, l’on pourrait ajouter, de tout le monde oriental (78). En Grèce, on la rencontrait non seulement dans la consultation des divinités chthoniennes, telles qu’Amphiaraos ou Trophonios, mais aussi d’une foule d’autres divinités:: le temple de Pasiphaé, près de Sparte, était fréquenté par les magistrats de la cité, qui s’y rendaient pour y recevoir en songe des indications sur la conduite des affaires publiques ; à Dodone, des prêtres, étendus sur des peaux de bêtes, s’y adonnaient et ce culte semble aussi avoir été pratiqué à Olympie et Claros, peut-être aussi à Delphes, à sa période originelle (79), ainsi qu’il a été noté plus haut.
De plus encore, des révélations oniriques entraient à titre d’élément accessoire dans d’autres cérémonies religieuses, telles [p. 360] que les mystères d’Éleusis : aux différentes étapes hiérarchisées de l’initiation, les mystes s’y livraient en effet à un sommeil rituel, au cours duquel ils recevaient des visions ou des messages verbaux (80).
LES PEUPLES PRIMITIFS. — Les ethnologues et les sociologues ont décrit chez les populations dites « primitives » toute une série de rites dans lesquels un songe révélateur est considéré comme nécessaire et doit donc être provoqué, qu’il s’agisse de décisions importantes pour la communauté, comme la préparation d’une chasse ou d’une guerre, ou de « passages », tels que l’initiation au moment de la puberté ou l’entrée dans des professions plus ou moins sacrées, comme celle de sorcier. Par exemple, dans des tribus indiennes de l’Amérique du Nord, le jeune homme arrivé à l’âge de la puberté devait se mettre sous la protection d’un esprit, et, à cette fin, se rendait dans un lieu désert, où il passait des jours et des nuits: la vie ascétique qu’il y menait dans la solitude, les supplications incessantes qu’il adressait aux divinités finissait par lui procurer, dans une vision ou dans un rêve, l’apparition de la puissance supérieure ainsi sollicitée ou des messages auditifs lui apportant des consolations, des formules, des chants lui donnant force et prestige dans son groupe (81).
En autre exemple, la voie considérée comme la plus valable chez les Eskimo pour accéder à la dignité de chaman était la désignation de l’élu par une visite, en rêve, des esprits, sous la conduite de vieux chamans, ou, de préférence, dans la solitude ; là, comme le dit K. Birket-Smith,
… à l’écart des autres hommes, jeûnant et au froid, ou soumis à une tâche qui ébranle les nerfs — comme en Groënland, où il devait frotter sans cesser une petite pierre autour d’une grande — l’élève attend les esprits, que l’illusion lui fait finalement voir dans l’épuisement et le délire (82).
LES DIABLERIES. — Sous une forme notablement moins institutionnalisée, mais néanmoins conforme à certaines règles et à [p. 361] certains types reçus dans l’ambiance sociale, on pourrait trouver des analogies avec les rites de l’incubation dans la provocation plus ou moins organisée des rêves qui ont abouti aux diableries de tout genre, telles que l’assistance aux sabbats des sorciers et des sorcières, les transformations en loups-garous, les phénomènes d’incubat ou de succubat, les épidémies de possession, que l’on rencontrait encore chez nous il y a moins de quatre siècles et qui n’ont peut-être pas encore complètement disparu (83).
L’ÉPOQUE CONTEMPORAINE. — Ce serait extrapoler outre mesure que de trouver des analogies avec l’incubation et avec les manifestations apparentées qui viennent d’être rappelées dans les pratiques du spiritisme, ou encore dans les histoires, qui ont récemment alimenté les chroniques des journaux, des incursions martiennes ou des soucoupes volantes : bien que des éléments communs pourraient à la rigueur en être dégagés, il s’agit ici plutôt de rumeurs et d’illusions que de rêves. Pour nous rapprocher davantage de notre propos, notons que G. Dumas nous a fait l’amusant récit d’une véridique cérémonie d’incubation à laquelle il lui a été donné d’assister, à Paris même, dans une chambre de la rue des Lions St-Paul où se pressaient non pas des Ælius Aristide ou des Apollonius de Tyane, mais des concierges, des cuisinières et des retraités, invités à s’assoupir au signal, un coup de règle, donné par la maîtresse de la séance, une ancienne institutrice, puis éveillés par le même signal et engagés à raconter leurs rêves et à écouter l’interprétation, du reste sans intérêt, ajoute le même auteur, qui en était faite par la meneuse du rite : une démoniaque soignée par lui y fit quand même l’acquisition d’un défenseur utile contre les démons qui l’obsédaient alors (84).
Rappelons simplement pour mémoire la technique, beaucoup plus élaborée, du rêve éveillé, employée par le docteur Desoille, consistant à provoquer et diriger, à des fins thérapeutiques, des rêves chez les névrosés (85).
B. Les procédés employés.
LES CONDITION PHYSIOLOGIQUES. — On a noté plus haut que la préparation lointaine à l’incubation comportait des jeûnes et des abstinences, les fatigues dues au voyage et à l’entassement des pèlerins venant y ajouter leur effet.
Or, ainsi que l’ont noté les observateurs des civilisations [p. 362] primitives, ces pratiques d’ascétisme, jointes à d’autres, dont certaines terriblement répugnantes, y sont couramment employées, et nous en avons rapporté très brièvement quelques cas, avec des révélations oniriques à leur aboutissement (86). Et il en était de même dans les épidémies de ravissements célestes ou démoniaques, marqués, entre autres comportements anormaux, par des hallucinations souvent consécutives à des jeûnes excessifs (87). Récemment, J. Palou a remarqué à son tour que les épidémies de sorcelleries avaient souvent coïncidé avec des périodes de misère et de famines (88).
Sans doute, ces pratiques ont un rôle purificateur, une fonction de sacralisation. Pour entrer dans le domaine du numineux, l’homme, comme l’écrit J. Cazeneuve, « cherche à se libérer de tout ce qui l’enracine, en brimant ses instincts » (89). Telle en est une des causes finales, mais, sur un autre plan, on sait que les facteurs susceptibles d’engendrer un épuisement de l’organisme, et parmi lesquels se trouvent les inanitions, les épuisements, les émotions violentes, déterminent, par voie intoxicative, des états confusionnels, dont un des symptômes cardinaux est l’onirisme.
Beaucoup moins sévères que celles en usage dans les sociétés primitives, les usages ascétiques des pèlerins d’Esculape étaient-ils suffisants pour engendrer les séquelles qui viennent d’être citées ? On ne saurait évidemment l’affirmer, d’autant plus que même là où ils sont notablement plus violents ils ne constituent pas le facteur unique des visions reçues ou des voix entendues, mais on peut admettre qu’ils en étaient un facteur adjuvant.
On pourrait en dire autant de l’encens d’Épidaure : dans l’ignorance où nous sommes de ce qu’il était exactement et de ses constituants pharmacodynamiques on ne saurait préciser quelle était son action psychophysiologique. On ne saurait, d’autre part, oublier que l’usage des fumigations était aussi ordonné à d’autres fins : assainir l’atmosphère et pallier aux odeurs délétères dans des rassemblements où l’hygiène était assez rudimentaire, être un signe d’hommage et de vénération, symboliser l’ascension de la prière par la montée de la fumée.
L’usage des « poisons sacrés », selon le terme de F. de Felice, a déjà été noté plus haut: de même que les pratiques ascétiques, ils ont été apparemment plus virulents chez les primitifs [p. 363] ou dans la préparation aux sabbats 90, que l’encens ou les feuillages odoriférants et plus ou moins capiteux employés aux Thesmophories ou dans les mystères d’Éleusis (91), mais, à leur action intrinsèque s’ajoute celle du terrain psychique et social sur lequel elle s’exerce et qui en oriente et en diversifie les résultats : selon les croyances reçues ou les attentes éprouvées, ici l’apparition d’un dieu guérisseur, là l’assistance à un sabbat ou à une transformation en loup-garou, ailleurs encore l’initiation à un nouveau mode de vie.
De plus encore, G. Dumas explique leur action par ce qu’on appellerait aujourd’hui un conditionnement : après avoir été associé pendant les cérémonies diurnes au décor du temple et de ses statues ainsi qu’aux cérémonies qui s’y étaient déroulées, l’encens respiré pendant la nuit serait devenu évocateur de tous ces spectacles et les aurait fait revivre dans des rêves (92).
Qu’il s’agisse donc de répercussions psychophysiologiques, ou d’un conditionnement, avec en arrière-fonds, un réseau de croyances et d’attentes, on peut admettre que, de même que dans les temples d’Isis et d’Osiris, il y avait là encore un facteur adjuvant à la manifestation du dieu dans la vie onirique (93).
Parfois aussi le stimulus provocateur du rêve agit par ses propriétés proprement organiques : c’est ainsi que, selon M. Murray (94), parmi les ingrédients entrant dans les onguents des sorcières, se trouvaient la belladone, qui est un « délirafacient », et l’aconit, qui perturbe le rythme de la circulation sanguine, ces perturbations étant connues comme engendrant des rêves de vol : ceux de leurs allées au sabbat par la voie des airs s’expliquent par l’action combinée de ces éléments. [p. 364]
Les facteurs physiologiques peuvent être plus autonomes encore. En examinant des aérophages J. Vinchon (95) a relevé chez eux de nombreux cauchemars, interprétés différemment selon les sujets, avec sensation d’oppression, l’angoisse causée par la suffocation y ajoutant son effet, et ce mécanisme permettrait une explication des phénomènes d’incubat. On se rapproche ainsi de la catégorie des rêves « cliniques », auxquels nous avons fait allusion plus haut, dans les sanctuaires d’Esculape.
LES CONDITIONS PSYCHOLOGIQUES. — Des analogies peuvent également être notées, sur ce plan, entre les phénomènes de l’incubation et ceux que nous en avons rapprochés. On a noté plus haut qu’une attention trop lucide et trop soutenue était un obstacle à la naissance des images du rêve, mais il n’en est pas de même quand il s’agit d’une attention moins tendue et plus diffuse, quand, selon l’expression de G. Dumas, on prend les choses « d’un peu loin » : des observations montrant la reviviscence, notamment dans les images du demi-sommeil, des perceptions de la veille ont été rapportées plus haut, et l’on pourrait en dire autant des ruminations mentales et des sentiments : M. Foucault, l’un des auteurs qui ont le plus insisté sur le rôle inhibiteur à cet égard des attentions trop systématiques, n’en insiste pas moins sur l’importance, dans la genèse des rêves, des préoccupations et des situations émotives perçues ou éprouvées à l’état de veille (96).
La nature et le point d’application de ces attitudes mentales sont sans doute très variables : elles peuvent être des craintes ou des désirs, des enthousiasmes ou des dépressions. On allait dans les temples d’Esculape avec l’espoir confiant d’un rêve bénéfique tandis que ceux des sorciers étaient le résultat d’une « evagatio mentis circa illicita » où se mêlaient des sentiments troubles et ambivalents. Il s’y ajoutait l’action spécifique des drogues employées. Toutefois, en dépit de la diversité et même de l’opposition apparente de ces résultats, le mécanisme fondamental de la provocation des rêves n’en reste pas moins le même dans les uns et les autres de ces cas.
LES CONDITIONS SOCIOLOGIQUES. — Tout cet édifice physiologique était coiffé par la croyance universellement répandue, même de nos jours, à en juger par les nombreuses Clefs des songes que l’on trouve encore à la devanture de nos librairies, à la valeur révélatrice des rêves et à la mise en contact, par leur moyen, dont on trouve une expression poétique dans [p. 365] l’Hymne orphique au songe, avec un ordre de réalité supérieure :
Les décisions des bienheureux, tu les envoies toi-même, dans les sommeils silencieux, dévoilant l’avenir aux âmes silencieuses, avenir que la pensée des dieux dirige dans la piété (97)…
Et Eschyle, de son côté, avait écrit :
Dans le sommeil l’œil de l’âme voit clairement, mais, pendant le jour, le jugement de l’homme ne peut pas être prévu (Euménides, v. 104).
Appuyée sur la théorie, longuement rapportée par Cicéron dans le De divinatione, I, que l’âme, isolée du corps pendant le sommeil, se trouve alors dans un état de lucidité supérieure, cette croyance était dans l’antiquité classique si prégnante que le Sénat romain reconsidérait et modifiait l’agencement de jeux votifs sur l’indication qu’il avait reçu d’un paysan romain, auquel un songe avait révélé que les dispositions prises primitivement étaient désapprouvées, et qu’un sénatus-consulte faisait, pendant la guerre des Marses, restaurer le temple de Junon Sospita à la suite d’un songe de Cécilia, fille de Quintus Caecilius (98).
Sur cette base universellement répandue les religions, les magies, les sorcelleries sont venues greffer leurs enseignements, leurs traditions et leurs rites spécifiques avec l’effet suggestif qui en émane : dans les temples d’Esculape, ils se concrétisaient dans les cérémonies, les ex-voto, les inscriptions, les récits qui se transmettaient de bouche à bouche dans les « réveils bruyants de l’abaton » et sec répandaient plus loin quand les pèlerins étaient rentrés chez eux.
Un moule se trouvait donc tout préparé pour informer, au sens scolastique du mot, modeler et orienter un des plus plastiques, l’imagination, de nos fonctions mentales et aboutir à la réalisation de ce qui lui était imposé dans les conditions où l’on opérait : de même que le sorcier des civilisations primitives ou d’il y a quelques siècles, le pèlerin d’Esculape assumait le rôle et recevait les révélations que lui dictaient les croyances et les traditions de son milieu et de son époque. Ainsi que l’écrit R. Bastide, « le rêve n’est pas seulement une activité psychique individuelle, il est tout pénétré de social » (99).
IV. CONCLUSION.
Dans Les grands sanctuaires de la Grèce, Marie Delcourt nous dit que si Esculape éclipsa les héros médecins que l’on trouvait dans « chaque bourg et chaque village », ce fut parce que ses prêtres surent utiliser une « technique mystérieuse, qui excitait la curiosité des simples et des habiles » (100). [p. 366]
Qu’il reste des zones d’ombres sur l’histoire de l’incubation, sur sa psychologie et celle du rêve en général, il serait vain de le nier, mais il n’en reste pas moins que, se conjugant avec les recherches des archéologues, les données apportées par les psychologues, les psychiatres, les ethnologues, les démonologues, disposant d’observations ou de documents plus précis et plus vérifiables, fournissent une série d’approches qui, pour résumées qu’elles aient été ici, permettent, sinon de dissiper complètement, du moins de réduire dans une large mesure le caractère mystérieux de ses techniques.
Telle était la conclusion à laquelle, dans son article de la Revue de Paris, avait abouti G. Dumas, après avoir confronté avec les rites pratiqués par les prêtres d’Esculape les procédés des auteurs qui, comme Hervey de Saint-Denis ou Mourly Vold, s’étaient livrés à des expériences de rêves provoqués et dirigés : si ces prêtres, qui « auraient été fort en peine d’en donner une autre », recouraient à une interprétation religieuse de la direction qu’ils exerçaient, cela ne s’oppose pas à ce qu’« ils en usaient très sagement et n’obtenaient que des succès explicables ».
Bien sûr, les convergences remarquées ne doivent pas masquer les différences : au premier plan, ici des pratiques ascétiques, là l’utilisation de « poisons sacrés », ailleurs une pédagogie traditionnelle ou religieuse ; des révélations reçues ici au milieu d’une foule et là dans la solitude ; une liturgie tantôt précise et tantôt diffuse ; une orthodoxie ou une hétérodoxie ; une attitude d’observation expérimentale aussi rigoureuse que possible s’opposant à une simple inspection alimentée par des croyances. En dépit de ces différences, et l’on pourrait en énumérer bien d’autres, de l’incertitude ou de l’imprécision des documents à notre disposition, de la méfiance que l’on doit adopter comme règle méthodologique à l’égard des récits fournis par les rêveurs, surtout quand on ignore leur personnalité et les tenants et aboutissants exacts de leur environnement, de la mise en jeu de facteurs autres que ceux de nature onirique (101), on peut reconnaître dans ces situations aussi diverses une vection analogue et aboutissant à des effets analogues.
On peut ainsi espérer, sinon d’avoir complètement résolu le problème de l’incubation, du moins de l’avoir cerné, et que le brouillard qui le recouvre, pour n’avoir pas entièrement disparu, a néanmoins perdu de son opacité.
André TAFFIN.
NOTES DE LA SECONDE ET DERNIERE PARTIE
(44) Loc. cit., p. 361.
(45) Ces images ont fait l’objet de très nombreuses études, non seulement des auteurs anciens comme A. MAURY et HERVEY DE SAINT-DENIS, mais, beaucoup plus récemment, de Y. DELAGE, J. LHERMITTE, P. CHAUCHARD, op. cit. ; E. BERNARD-LEROY, Les visions du demi-sommeil, F. Alcan, Paris, 1926 ; SCHATZMANN, Rêves et hallucinations, Vigot, Paris, 1925 ; etc.
(46) Journal des Goncourt, 8, p. 273-274, cité par E. BERNARD-LEROY, op. cit., p. 29.
(47) Op. cit., p. 77.
(48) Op. cit., p. 28. ARISTOTE, Des rêves, in Petits traités d’histoire naturelle, trad. cit., p. 79, avait déjà noté la rémanence dans les rêves des sensations éprouvées dans la veille.
(49) Op. cit., p. 95. Cf. également E. BERNARD-LEROY, loc. cit., p. 22.
(50) Sur les sources sensorielles des visions du demi-sommeil, Journal de psychologie, 80, 1933, p. 812-826.
(51) Cf. P. GIRARD, op. cit., p. 83 et p. 80, au sujet des rêves du rhéteur Proclus ; p. 93, au sujet du rêve de Philadelphos, cité plus bas (p. 355) ; G. DUMAS, loc. cit., p. 361.
(52) JAMBLIQUE, Le livre sur les mystères (De mysteriis Aegyptorum), III, 2, trad. R. QUILLARD, Librairie de l’art indépendant, Paris, 1895, p. 73 sq. Nous avons cité tout entier ce passage, en raison des documents qu’il nous apporte sur le caractère des apparitions divines, et la comparaison que l’on peut en faire avec les descriptions modernes et contemporaines des images du demi-sommeil. Il est assez curieux de noter que les anciens, notamment Ælius Aristide, Jamblique, Apollonius de Tyane d’après Philostrate aient décrit ces rêves révélateurs comme produits du réveil ou ne leur aient accordé d’importance qu’à cette période ; déjà HOMÈRE, d’après DE BECKER (malheureusement sans référence précise), op. cit., p. 22 « n’accordait sa foi qu’aux songes faits à l’aube ». Ces affirmations sont corroborées par celle de DE MIRBEL, qui, dans son Palais du sommeil, inséré dans le Recueil des dissertations sur les apparitions, les visions et les songes de l’abbé LENGLET-DUFRESNOY, chez Jean-Noël Leloup, Paris et Avignon, 1751, t. II, 28 partie, p. 82, soutient lui aussi que le temps le plus favorable aux songes est vers le matin, inter omnium et vigiliam » (= hallucinations hypnopompiques), — alors que les modernes et contemporains ont plutôt décrit ces rêves comme survenant au moment de l’installation du sommeil (= hallucinations hypnagogiques). – TOURNAY, dans son article : Remarques sur mes propres visions du demi-sommeil, Revue neurologique, 53 (1941), p. 209 sq., note des images du demi-sommeil survenant le matin, mais en remarquant que, le réveil se faisant par des oscillations entre la sommeil et la veille, c’est dans les phases de réendormissement de ces oscillations qu’il a constaté chez lui-même la présence de ces images.
Peut-être il y aurait-il à établir une étude historique et sociologique du rêve, s’ajoutant à celles de la physiologie et de la psychologie, non seulement, ainsi que cela a été fait par divers psychologues ou ethnographes (cf. R. BASTIDE, chapitre « La sociologie du rêve », in Sociologie et psychanalyse, P. U.F., Paris, 1950), pour leur signification, leurs types, leur contenu et leur symbolisme, mais aussi pour leur mécanisme et pour leur structure. Il y a aussi à tenir compte de la labilité des souvenirs du rêve, ce qui avait amené E. GOBLOT à soutenir la thèse qu’il n’y avait des rêves qu’au réveil (Sur le souvenir des rêves, Revue philosophique, 1896, II, cité par N. VASCHIDE, op. cit., p. 246 sq.).
(53) L’étude d’ensemble en a été faite par Ph. DE FELICE, Poisons sacrés, ivresses divines, Albin-Michel, Paris, 1936 ; L. LEWIN, Les paradis artificiels, trad. F. GIDON, Payot, Paris, 1928. Cf. aussi L. LIVET, Les rêves narcotiques et leurs conséquences, Journal de psychologie, 18 (1921), p. 389-407; ROHDE, Psyché, p. 177. note I.
(54) On reviendra plus bas sur cette question.
(55) Op. cit., p. 9.
(56) Op. cit., p. 147 sq.
(57) Op. cit., p. 226.
(58) Op. cit., p. 225-226 ; A. GAUTHIER, op. cit., p. 167-168. BOUCHÉ-LECLERCQ, op. cit., I, p. 374, avance lui aussi l’hypothèse que les prêtres recouraient à la ventriloquie.
(59) Cf. les remarques de Pierre JANET à la communication, à la Société de psychologique, le 9 mars 1922, de F. L. ARNAUD, Sur la sincérité de certains délirants, Journal de psychologie, 19 (1922), p. 557-566 : à propos des prêtres égyptiens qui s’introduisaient dans les statues creuses des dieux et parlaient au nom de ceux-ci, sans qu’on puisse, à son avis, les taxer de mensonge. Marie DELCOURT, dans L’oracle de Delphes, p. 226 sq., arrive à propos de la pythie à des conclusions analogues. Cf. également pour des époques et des aires géographiques toutes différentes, R. ALLIER, Le non-civilisé et nous, Payot, Paris, 1925, p. 58 sq. ; L. LÉVY-BRUHL, L’expérience mystique et les symboles chez les primitifs, F. A1can, Paris, 1938, p. 276 sq. ; K. BIRKET-SMITH, Mœurs et coutumes des Eskimo, nouvelle édition, Payot, Paris, 1955, p. 204 ; H. WEBSTER, op. cit., p. 436 sq. ; le chapitre si curieux « Le sorcier et sa magie » de Cl. LÉVY-STRAUSS, op. cit.
(60) Op. cit., p. 184 sq.
(61) Pour les hallucinations, dont la bibliographie est innombrable, le lecteur pourra se reporter à n’importe quel Traité de psychiatrie, tous ayant un chapitre ou au moins un paragraphe sur la question et aux ouvrages d’ensemble de P. QUERCY, L’hallucination, t. II : Études cliniques, F. A1can, Paris, 1930 ; R. MOURGUE, Neurobiologie de l’hallucination, L. Lamertin, Bruxelles, 1932 ; J. LHERMITTE, L’hallucination, Doin, Paris, 1951 ; pour les images, aux Traités de psychologie, l’exposé le plus diligent nous paraissant être celui du traité de A. BURLOUD, chapitres sur les perceptions et les images, Hachette, Paris, 1948, p. 213-236 ; ainsi qu’à P. QUERCY, op. cit. ; E. M. WOLFF, La sensation et l’image, Imprimerie Bonnafous et fils, Carcassonne, 1942 ; D. BERNIS, L’imagination, collection « Que sais-je ? », P.U.F., Paris, 1954. Le copieux exposé d’I. MEYERSON (Les images, in G. DUMAS, Nouveau traité de psychologie, t. II, p. 541-606) ne peut, en raison de sa date, 1932, tenir compte des observations et théories plus récentes.
(62) WOODWORTH, Psychological review, 1915, p. 14, cité par I. MEYERSON, Les images-éclairs, Journal de psychologie, 26 (1929), p. 569-580. L’importance de ce facteur d’émotion et d’attitude a été relevé par P. QUERCY, op. cit., p. 330, même dans des perceptions réelles : « Je tombe à l’arrêt, à l’état de veille, devant un serpent ! C’est, à mes pieds, une lanière de cuir, grise et poussiéreuse. J’ai très bien vu, tout de suite, que c’était une lanière de cuir, quadrangulaire et un peu pelucheuse sur une de ses faces ; mais en même temps, j’ai eu la réaction verbale, motrice et affective : « un serpent » ; et le petit orage émotif a peut-être duré deux ou trois secondes. J’ai eu la perception « lanière de cuir » et la conduite « serpent ». » Les psychiatres, d’autre part, admettent volontiers que les hallucinations de leurs malades ne sont souvent et essentiellement qu’un « »comportement hallucinatoire » plutôt qu’une « perception sans objet » proprement dite.
(63) Op. cit., p. 28, 31 sq. De même, P. QUERCY et P. IZANS (Remarques sur quelques variétés de métesthésie, Journal de psychologie, 33, 1936, p. 114-123) relèvent que « l’image consécutive d’un texte est parfaitement illisible ; celle d’un tableau est une nuée confuse, qui rappelle de très loin son objet, ou un autre (p. 115) ; et, à propos des métesthésies « tardives », à l’état de veille ou de demi-sommeil, ils nous disent de ces images : « Toujours dans notre cas elles sont faibles mais vives ; pauvres en détails mais riches de physionomie ; à peine distinctes de la nuit, et efficaces comme une flamme (p. 118). » La célèbre boutade d’Alfred BINET qu’on a une pensée de cent mille francs avec des images de quatre sous est devenue classique. On pourrait en dire autant des sentiments de certitude et de présence qu’elles apportent.
(64) I. MEYERSON, loc. cit. ; P. JANET, L’intelligence avant le langage, Flammarion, Paris, 1936, p. 270-299.
(65) Cf., par exemple, les notations saisissantes de L. THOMAS, Le naufrage du Dumaru, trad. G. MALCORN, Payot, Paris, 1932, notamment p. 105-106, journal de bord d’un navire naufragé dans le Pacifique en octobre 1918 ; et celles, si joliment décrites, de P. M. SCHUHL, « Images captives », in Le merveilleux, la pensée et l’action, Flammarion, Paris, 1952, p. 112-118. Si l’on me permet une fois de plus des observations personnelles, j’ai relevé sur des camarades de captivité et sur moi, au camp de Mailly en juin-août 1940, dans un climat de « minimum vital » physiologique, des rêves dans lesquels repas et restaurants jouaient un rôle primordial.
(66) . LÉVY-BRUHL, La mentalité primitive, Alcan, Paris, p. 174. Dans les augures romains, les présages étaient également à la fois signes et causes (BOUCHÉ-LECLERCQ, op. cit., IV, p. 138).
(67) P. GIRARD, op. cit., p. 93 : les mots en italiques ont été soulignés par nous.
(68) Op. cit., p. 74.
(69) C. JUNG, L’inconscient dans la vie psychique normale et anormale, trad. GRANDJEAN-BAYARD, Payot, Paris, 1928, notamment p. 107 sq. On peut discuter sur le caractère héréditaire que JUNG attribue à ces « images ancestrales », mais ce n’en est ici pas le lieu. Cf. A. J. HADFIELD, op. cit., p. 54 sq.
(70) Sur la personnalité mythologique d’Esculape, cf. W. K. C. GUTHRIE, Les Grecs et leurs dieux, trad. S. M. GUILLEMIN, Payot, Paris, 1956, p. 268-281.
(71) Histoire de l’incubation dans l’antiquité, III, p. 286 ; L’île Tibérine dans l’antiquité, p. 226 : « On leur avait tant parlé d’Esculape et de ses cures qu’ils ne pouvaient faire autrement, dans le silence et l’obscurité de la nuit, que de s’imaginer, par autosuggestion, le voir et l’entendre. »
(72) Op. cit., p. 75.
(73) Op. cit., p. 275 sq. R. DE BECKER (op. cit., p. 31) a fait des observations analogues sur un ami de captivité, qui lui avait affirmé ne jamais rêver : constatant que celui-ci présentait pendant son sommeil des expressions ténues du visage, accompagnées de l’émission de légers sons indistincts, il leur donna en écho des sons analogues, qui progressivement se transformèrent chez son camarade en mots, puis en un récit, réalisant un « rêve somnambulique », dont aucun souvenir ne subsistait au réveil.
(74) Op. cit., I, 9, et IV, p. 9 et 147 de la traduction citée.
(75) C. BAUDOUIN, Suggestion et autosuggestion, 5e édition, Delachaux et Nicstlé, Neuchatel, Paris, s. d.
(76) La suggestion dans l’art, F. Alcan, Paris, 1909, p. 68 : on pourra lire, à la suite, les descriptions de rêves et d’images oniriques, empruntées surtout à des œuvres littéraires, rapportées par l’auteur. Cf. également sur ce point M. FOUCAULT, Les rêves, Alcan, Paris, 1906, p. 216 ; Y. DELAGE, op. cit., p. 288 sq. P. JANET, L’intelligence avant le langage, p. 187 sq., a noté lui aussi que c’est surtout dans un état de basse tension psychologique que les images prolifèrent.
(77) P. GIRARD, op. cit., p. 78 sq. ; STRABON, cité par M. BESNIER, op. cit., 225 (cf. plus haut, p. 334).
(78) Outre les ouvrages cités à la note 3, on trouve une synthèse intéressante des rites oniriques en Orient dans A.-L. OPPENHEIM, Le rêve dans le Proche-Orient ancien, trad. Jeanne-Marie AYNARD, Horizons de France, Paris, 1959, et dans l’ouvrage collectif Les songes et leur interprétation, de la collection « Sources orientales », Éditions du Seuil, Paris, I959. Nous n’avons pu prendre connaissance de l’une et l’autre de ces études que lorsque cet article était déjà composé.
(79) Pour l’incubation au temple de Pasiphaé, CICÉRON, op. cit., I, 43; pour Dodone et Delphes, M. DELCOURT, Les grands sanctuaires de la Grèce, p. 51, et L’oracle de Delphes, p. 28. P. AMANDRY, La mantique apollinienne à Delphes, de Boccard, Paris, 1950, p. 37-41., fait des réserves sur l’existence de ce rite à Delphes (cf. note 37).
(80) V. MAGNIEN, Les mystères d’Éleusis, Payot, Paris, 2° éd., 1938, p. 187 sq., 211 sq., 254 sq.
(81) L. LÉVY-BRUHL, L’expérience mystique et les symboles chez les primitifs, Alcan. Paris, 1928, p. 28, 118 sq. L. LÉVY-BRUHL est revenu à plusieurs reprises sur cc sujet, notamment, outre le livre précité, dans Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures et La mentalité primitive. Pour une description plus détaillée de ce rite en Amérique, se reporter à HEHAKA SAPA, Les rites secrets des Indiens sioux, recueillis et annotés par J. BROWN, trad. F. SCHUON et R. ALLAR, Payot. Paris, 1953. p. 72-94. Cf. également H. HUDERT et M. MAUSS, L’origine des pouvoirs magiques, in Mélanges d’histoire des religions, F. Alcan, Paris, 1909, pour l’aire australienne surtout ; Marcelle BOUTEILLER, Chamanisme et guérison magique (bibliographie très copieuse), P.U.F., Paris, 1950 ; H. WEBSTER, op. cit. p. 194 s.
(82) K. BIRKET-SMlTH, op. cit., p. 201.
(83) La bibliographie en dehors même des témoignages de l’époque (H. BOGUET, J. BODIN, DEL RIO, J. WIER, etc.) en est très copieuse. Se reporter pour une synthèse rapide, mais bien faite, à J. PALOU, La sorcellerie, « Que sais-je ? », P.U.F., Paris. 1957
(84) G. DUMAS, Le surnaturel et les dieux dans les maladies mentales, P.U.F., Paris, 1946, p. 197
(85) R. DESOILLE, Le rêve éveillé en psychothérapie, P.U.F., Paris, 1945.
(86) H. WEBSTER, op. cit., p. 194 sq., pour une revue d’ensemble, ainsi que les autres ouvrages cités à la note 81.
(87) L. F. CALMEIL, De la folie, 2 vol, Baillière, Paris 1845, passim. Sainte THÉRÈSE D’AVILA a signalé à plusieurs reprises (notamment Fondations, VI) des pseudo-ravissements dus à des jeûnes excessifs.
(88) J. PALOU, op. cit., p. 18 sq. ; Magie, misère et sorcellerie, La Tour Saint-Jacques, 11-I2, 1958, p. 183-192.
(89) J. CAZENEUVE, Les rites et la condition humaine, P.U.F., Paris, 1958, p. 286 ; cf. également p. 90, 103 sq., 277.
(90) On trouve dans J. WIER, Histoires, disputes et discours, III, 17 (t. I p. 377, de l’édition du Progrès médical, Paris, 1885) une liste des ingrédients entrant dans l’onguent des sorcières ; de même, dans A. M. VERGIAT, Les rites secrets des primitifs de l’Oubangui, Payot, Paris, 1936, un index copieux des plantes employées par les indigènes à des fins plus ou moins magiques.
(91) P. MAGNIEN, op. cit., p. 187.
(92) G. DUMAS, Comment les prêtres païens dirigeaient-ils les rêves ? Journal de psychologie, 1908, p. 449.
(93) L’action des substances peu ou prou intoxicantes est complexe. A leur action pharmacodynamique s’ajoute celle des croyances et des rites dont elles sont l’objet, parfois même à un niveau infra-psychique : on sait que par la méthode des réflexes conditionnels, on est arrivé à des résultats aussi physiologiques que la création d’anti-corps. Le cycéon d’Elcusis était vraisemblablement assez anodin, mais suffisait à exciter les mystes (A. DELATTE, Le cycéon, breuvage rituel des mystères d’Éleusis, Les Belles Lettres, Paris, 1935).
Il en était probablement de même de l’encens d’Épidaure. Le prestige de plusieurs de ces « poisons divins » a été tel — et reste tel chez les toxicomanes — que leur cueillette ou leur absorption sont l’objet de tout un rite, et qu’ils deviennent même l’objet d’un culte : cf. LIVET, loc. cit., p. 392 ; DE FELICE, op. cit., passim ; l’article récent de J. CAZENEUVE, Le peyotisme au Nouveau- Mexique, Revue philosophique, 1959, p. 169-182. Dans Les paradis artificiels, Charles BEAUDELAIRE a insisté sur le rôle primordial des tendances et de l’acquit intellectuel dans la détermination des images provoqués par les stupéfiants.
(94) Le dieu des sorcières, Denoël, 1958, p. 58.
(95) Essai d’interprétation des phénomènes de l’incubat, Journal de psychologie, 1927, p. 550-554. [en ligne sur notre site] De même, J. A. HADFlELD, op. cit., p. 194, explique, avec un arrière-fonds psychanalytique assez poussé, par l’interprétation de sensations organiques la croyance aux vampires.
(96) Op. cit., p. 20.
(97) Cité par P. MAGNIEN, op. cit., p. 188.
(98) De divinatione, I, 26, ct I, 44.
(99) Op. cit., p. 201.
(100) P. 93-94.
(101) Par exemple, parmi les loups-garous du seizième siècle ou les hommes-léopards et les hommes-panthères ùe la brousse africaine il n’y avait pas ou il n’y a pas que des rêveurs, mais aussi des sadiques ou des associations d’illuminés ou de malfaiteurs : encore une fois, cc sujet n’est pas étudié ici dans tout son ensemble, et l’on s’est contenté de noter, très sommairement, des analogies. NOTES
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