André Taffin. Comment on rêvait dans les temples d’Esculape. [Partie 1]. Article parut dans le « Bulletin de l’Association Guillaume Budé », (Paris), 4e série, n°3, octobre 1960, pp. 325-366.
Les textes sur « l’incubation » sont peu nombreux, et rares sont ceux qui la traite avec un large point de vue historique et critique. A. Taffin reprend les quelques avancées de ses prédécesseurs et nous livre un travail passionnant, qui met en perspective des plus récentes contributions. Le très important corpus de notes ouvre de nouvelles voix de recherches. – Nous mettons en ligne une première partie qui s’étend des pages 325 à 345, avec les notes y afférant. [La seconde partie est en ligne sur notre site]
Nous ignorerons un autre travail sur la question : Carl Alfred Meier. L’incubation antique et la psychothérapie moderne. Article parut dans le périodique « Le Disque Vert », (Paris, Bruxelles), « numéro spécial C. G. Jung »,1955, pp. 119-137. [en ligne sur notre site]
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé quelques fautes de typographie. – Par commodité nous avons renvoyé les très nombreuses notes de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. . – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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Comment on rêvait
dans les temples d’Esculape *
L’INCUBATION ET SON RITUEL.
Les civilisations anciennes ont connu un rite, l’incubation, extrêmement curieux en lui-même et dans son histoire, mais curieux aussi par les problèmes psychologiques qu’il soulève (1).
Ainsi que l’indique son étymologie (incubare = se coucher) ce rite consistait à se rendre en pèlerinage dans un lieu sacré ou dans un temple, à s’y coucher, à s’y endormir et à attendre de la divinité consultée qu’elle envoie, porteur d’un message ou d’une révélation, le rêve qui lui était demandé. [p. 326]
LES PREMIÈRES FORMES DE L’INCUBATION. — Employée peut-être dès le Pléistocène (2) et en tout cas en Assyrie-Babylonie, en Égypte (3), elle eut dans le monde grec et romain une aire de diffusion considérable à la fois dans l’espace et dans le temps, tout en se resserrant, nous rechercherons plus bas pourquoi, autour de la divination — on pourrait même dire de la consultation médicale dans les temples d’Asklépios, l’Aesculapius des Latins. Elle fut une des dernières institutions du paganisme à demeurer debout, après avoir eu, durant un millénaire, des centaines de temples (4), dont les plus célèbres étaient ceux d’Épidaure, d’Athènes, de Cos, de Pergame, de Rome.
A ses débuts, dont, selon Marie Delcourt (5), on trouve déjà des traces chez Homère, elle était le mode de consultation habituel des divinités chthoniennes, peut-être à cause de l’analogie entre la terre, séjour de l’obscurité, et le sommeil, royaume de l’ombre, durant lequel elle se réalisait, peut-être aussi parce qu’elle était une forme ou une survivance de l’évocation des morts, mais nous en viendrons tout de suite à ses manifestations dans les temples d’Esculape, sur lesquelles nous avons une documentation plus abondante et plus sûre.
LES SANCTUAIRES ET LE CLERGÉ. — Certains de ces sanctuaires ont été décrits par Pausanias ou ont laissé des ruines, explorées avec beaucoup de soin par les archéologues. Souvent très riches et entourés de bâtiments étrangers au culte, tels que théâtres ou stades, de chapelles dédiées à diverses divinités, ils se composaient essentiellement des trois éléments suivants : un temple, qui abritait la statue du dieu ; des portiques, galeries couvertes et bien aérées, où les pèlerins venaient passer la nuit sacrée ; enfin une source, qui fournissait l’eau nécessaire aux traitements élémentaires que le dieu ordonnait, aux purifications et aux ablutions.
Le clergé en était constitué, du moins à Athènes, par le prêtre [p. 327] d’Esculape, désigné par le tirage au sort et pour une durée d’un an : il avait la charge de veiller à l’accomplissement des cérémonies religieuses et à toute l’administration du sanctuaire. Il était assisté par des personnages nommés « acores » ou « néocores », qui, simples bedeaux, semble-t-il, à l’origine, virent leur rôle grandir progressivement : au temps d’ Ælius Aristide, au IIe siècle de notre ère ils jouaient dans l’interprétation des songes et dans la direction des cures un rôle de premier plan et c’est chez l’un d’entre eux que le singulier dévot d’Asklépios que nous retrouverons tout à l’heure prit pension durant son séjour à Pergame.
LES RITES PRÉPARATOIRES. — L’accès du temple était soumis à des tabous : le terme même d’abaton (en grec : interdit) pour désigner le dortoir des suppliants l’indique suffisamment ; ces prescriptions n’étaient au demeurant pas les mêmes partout.
Dans le sanctuaire d’Épidaure, par exemple, il était interdit de naître et de mourir sur le terrain sacré, et Pausanias nous raconte qu’Antoine, qui n’était alors que sénateur, avait, entre autres embellissements, « remédié à cette incommodité en faisant bâtir une maison pour servir de retraite aux mourants et aux femmes en travail » (6), et le même Pausanias nous raconte encore que celui de Tithorée, en Phocide, était entouré d’un mur d’enceinte, à l’intérieur de laquelle se trouvait une chapelle d’Isis, et que nul ne pouvait entrer dans le temple sans y avoir été préalablement invité en songe par la déesse (7), en sorte que l’incubation s’y pratiquait pour ainsi dire en deux temps.
A ces interdictions s’ajoutaient des purifications, variables également selon les sanctuaires : il y avait à observer des abstentions sexuelles, des jeûnes, des abstinences de certaines nourritures, telles que le vin, la viande, certains poissons, les fèves, réputées défavorables à l’apparition des songes.
Ces abstinences, ainsi que l’a remarqué Marie Delcourt (8), [p. 328] pouvaient ne pas avoir pour raison d’obtenir des états inanitionnels et par suite les phantasmes que l’on y rencontre, mais provenir de croyances magiques. Apollonius attribuait au moins à l’abstinence du vin un autre motif : les buveurs d’eau, professait-il, à l’opposé de ceux qui ont pris du vin ou employé des narcotiques, ont un sommeil sans trouble et ils dorment sans se forger ni chimères ni fantômes :
L’art de lire l’avenir dans les songes, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus divin dans les hommes se découvre plus facilement à un esprit qui n’est pas troublé par les fumées du vin, mais qui les observe, et dans lequel ils pénètrent sans être obnubilés par aucun nuage. Aussi ces interprètes des songes, ces oniropoles, comme disent les poètes, ne se hasarderaient à expliquer aucune vision sans se demander dans quelle circonstance elle est arrivée. Si elle est du matin, si elle est venue dans le sommeil qui accompagne l’aurore, ils l’interpréteront parce que l’âme, une fois le vin cuvé, est capable de concevoir des présages sérieux. Mais si elle est arrivée dans le premier sommeil ou au milieu de la nuit, alors que l’esprit est encore plongé et comme embourbé dans le vin, ils ne se chargeront pas de l’expliquer, et font bien.
Il invoque à l’appui l’exemple d’Amphiaraos, auprès duquel l’incubation était ainsi pratiquée :
Les prêtres ordonnent à quiconque vient pour avoir une réponse, de s’abstenir de nourriture pendant un jour, et de vin pendant trois jours pour qu’ils puissent recevoir les oracles avec un esprit clairvoyant. Si le vin était le meilleur moyen de procurer le sommeil, le sage Amphiaraüs eût pris des dispositions différentes, il se serait fait apporter les gens à son sanctuaire pleins comme des amphores (9).
Des ablutions venaient compléter cette préparation générale, et elles se faisaient soit à des fontaines, soit par des bains de mer ou de rivière, et presque toujours à l’eau froide. Il est possible que ces bains étaient suivis de massages, qui, nous dit Sprangel, devaient opérer des effets surprenants chez les personnes dont le système nerveux était délicat : sans aller si loin dans la précision, on peut dire avec plus de vraisemblance avec Lechat que les serviteurs du temple, qui faisaient aussi l’office d’infirmiers, pouvaient à la longue avoir acquis une certaine connaissance empirique des maladies dont souffraient les suppliants et se trouver par suite à même de leur apporter, dans certains cas, un commencement de thérapeutique ou du moins un soulagement.
Une préparation morale, sur laquelle nous sommes peu [p. 329] renseignés, devait doubler ces rites matériels ou corporels, d’après la belle inscription que l’on trouvait à l’entrée du temple d’Épidaure :
Il faut être pur quand on pénètre dans le temple parfumé d’encens et la pureté, c’est de n’avoir que des sentiments pieux (10).
Apollonius de Tyane, alors qu’encore tout jeune homme il séjournait dans le temple d’Esculape à Égées, se montrait particulièrement sévère à toute personne venant consulter le dieu sans être dans les dispositions morales nécessaires. Un Cilicien de mauvaises mœurs étant venu demander au dieu de lui rendre un œil crevé — la crevaison de cet œil étant le fait de sa femme outragée — Apollonius s’y opposa malgré la magnificence du sacrifice que le consultant avait offert.
O prêtre, s’écria-t-il, il ne faut pas admettre cet homme dans le temple. C’est un impur, qui s’est attiré par ses crimes le mal dont il souffre. Ce fait même d’avoir fait un sacrifice si magnifique avant d’avoir rien obtenu, n’est pas d’un homme qui sacrifie ; cela indique un coupable qui veut se mettre à couvert du châtiment dû à ses forfaits (I, 10).
LES RITES CONSTITUTIFS. — Ces conditions préalables une fois remplies, la foule des pèlerins entrait dans le sanctuaire, et les cérémonies devaient alors varier, selon les temples et selon les époques. Nous avons déjà noté, par exemple, qu’à Tithorée il fallait commencer par un pèlerinage à une chapelle consacrée à Isis et avoir reçu d’elle, en songe, l’invitation à poursuivre plus avant. A Épidaure, on faisait des stations aux chapelles consacrées à Apollon, à Épioné la femme d’Aesculape, à Machaon son fils, à Hygieia sa fille, et en général aux divinités secourables.
Les sanctuaires d’Esculape étaient ornés de statues du dieu, souvent très belles, d’après celles qui ont pu être découvertes. On lui offrait, selon ses moyens, des victimes et des offrandes: un bœuf, une brebis, un coq, des gâteaux de fine fleur de farine, de l’huile, de l’encens. Il est probable que les prêtres dirigeaient cette foule de pèlerins, et leur expliquaient longuement, de la façon qu’a décrite Plutarque dans son De defectu oraculorum, les tenants et aboutissants du dieu et de son culte et excitaient leur foi et leur espoir en commentant les cures miraculeuses déjà produites dans le sanctuaire, et que venaient corroborer de nombreuses inscriptions, ex-voto apposés par la reconnaissance des malades guéris pour glorifier le dieu et servir à l’édification des suppliants qui leur succéderaient.
Les hommages et les supplications devaient monter ardentes [p. 330] autour de la statue du dieu, sortes d’oraisons jaculatoires ou de litanies, que d’après Lechat, aucun formulaire ne fixait, mais qui surgissaient spontanément de la piété et de la confiance des suppliants et dont les inscriptions, en un péan d’Ysillos, nous ont conservé quelques spécimens :
O Péan dieu guérisseur, né d’Apollon, Péan toi qui exauces toutes les prières, exauce aujourd’hui les nôtres; toi qui donnes la santé, toi qui fais cesser les maux ; Orthéos toi qui remets les membres droits, fais-nous marcher debout, toi qui soulages la douleur, ô dieu bon, dieu chéri, Asklépios aimé, ô bienheureux, rends-nous la joie, Cucclos, habile et subtil médecin, guéris nos plaies ; ô maître pitoyable et doux, aie pitié de tes serviteurs, viens nous visiter pendant notre sommeil ou envoie-nous ton fils Machaon ou ta fille Hygieia, apporte-nous la bonne santé, la chère santé, Philolaus, toi qui aimes les pauvres gens, ô soter, sauveur, sauve-nous (11).
La nuit venue il y avait ce qu’ Ælius Aristide appelle « l’heure des lampes sacrées » (12) et qui se passait sans doute devant les temples, qu’illuminait la flamme des flambeaux : ce devait être une sorte d’office du soir ou d’heure sainte, mais durant laquelle, à l’inverse de l’hymne, qui implore une nuit sans rêves, de la liturgie catholique des complies :
Procul recedant sommia
et noctium phantasmata…
les dévots d’Asklepios devaient redoubler de ferveur pour supplier le dieu de leur accorder le songe si recherché et tant attendu.
On allait enfin se coucher dans l’abaton : on s’installait sur la dépouille de la victime sacrifiée à Esculape ou bien on s’enroulait de couvertures, et le sommeil sacré commençait. Un serviteur du temple, un zacore sans doute, passait dans les portiques, éteignait les lumières et invitait les pèlerins à dormir. Les grands serpents jaunâtres de la région, inoffensifs bien entendu. et qui étaient l’emblème d’Esculape, circulaient librement parmi les dormeurs et leur présence ne devait pas être sans ajouter à l’aspect étrange de cette atmosphère déjà si chargée de mystère ou, si l’on préfère d’après l’expression de R. Otto, de numineux.
LES RÉVÉLATIONS ONIRIQUES. — C’est après l’accomplissement de ces cérémonies préparatoires que le dieu apparaissait et venait indiquer aux consultants les régimes à suivre, les traitements à appliquer, les actes religieux à accomplir, les offrandes à lui faire.
Une évolution s’est produite dans la teneur de ces rêves au [p. 331] cours des longs siècles pendant lesquels on est venu consulter le dieu de la santé.
Les inscriptions retrouvées à Épidaure et publiées dans le livre de Defrasse et Lechat sont en effet purement et simplement miraculeuses ; le schéma en est le suivant : un malade rêve qu’il est guéri de sa paralysie ou de sa cécité et le lendemain à son réveil, il se meut ou voit autant que l’on peut désirer ; par exemple, un certain Clinatas de Thèbes, malencontreusement couvert de poux, rêve que le dieu le dévêt, prend un balai et le débarrasse ainsi de sa vermine, et il se retrouve en effet le lendemain matin délivré de ses infects parasites. Le rêve est thérapeutique en lui-même.
Celles que l’on lit dans l’île du Tibre indiquent non plus une guérison immédiate, mais un début de consultation médicale : ce qu’Esculape apporte, ce sont maintenant des remèdes ou des actes propitiatoires. C’est ainsi qu’un certain Gaïus reçut le conseil, afin de recouvrer la vue, de se rendre à l’autel, d’y adresser des prières, de traverser le temple de droite à gauche, de poser sa main sur l’autel, puis de la lever et de la placer sur ses yeux, ou qu’un certain fils de Lucius reçut l’ordre pour obtenir la guérison de la pleurésie dont il était atteint de prendre de la cendre sur l’autel, de la mêler avec du vin et de se l’appliquer sur le côté (13). Néanmoins ici encore la guérison est immédiate et le remède infaillible.
Nous avons affaire plus tard à des consultations médicales en règle. Le personnage si singulier qu’était Ælius Aristide, philosophe ct rhéteur du II siècle de notre ère, qui nous énumère avec complaisance les maladies dont il souffrait et dont voici une liste, que l’on espère avoir été exhaustive :
… catarrhe, toux violente, crachement de sang, douleurs d’estomac et du ventre, maux de tête, paralysie de la face, enkylose du cou, rhumatisme, opistothonos, fièvres, tumeurs (14)
et ne nous épargne (on l’espère encore pour lui) la mention d’aucun des vomitifs, laxatifs, clystères, emplâtres et autres produits ou ustensiles pharmaceutiques dont il a usé, nous a donné également des renseignements abondants sur les traitements et remèdes qu’il recevait en songe d’Esculape. Certains sont anodins : ce sont des exercices de gymnastique, des ablutions d’eau froide, l’absorption de jus de plantes ou d’eau de chaux : l’eau, à laquelle il donne le nom de « servante et auxiliaire » du dieu, y joue un rôle fondamental. Néanmoins pour ce dévot [p. 332] fanatique Esculape se montrait exigeant et lui prescrivait des médications apparemment de nature à envoyer ad patres des gens d’une santé florissante et a fortiori un pareil musée de maladies ; par exemple il lui indiqua comme remède, à Phocée, où il stationnait alors, d’aller en plein hiver et par un froid terrible se baigner dans le Médis, ce que notre pauvre Aristide fit incontinent en grand spectacle, suivi d’un cortège d’amis, de médecins et d’une foule ébahie, mais il s’en tira très bien (15). Une autre fois, par l’intermédiaire d’un gardien du temple, qui songea pour lui, le dieu lui prescrivit de se faire enlever les os et les nerfs, qui étaient corrompus, mais il vint heureusement rassurer son dévot, fort ému devant cette perspective de la plus grande des opérations que l’on pût imaginer, en lui disant que cela signifiait simplement qu’il employât un remède assez énergique pour opérer un changement dans ses nerfs et ses os, — remède qui fut du reste assez bénin, puisqu’il était simplement de boire de l’huile dans laquelle on n’aurait pas mis de sel (16).
On passe donc de la guérison immédiate à la guérison par un remède immédiatement efficace et enfin à un traitement médical, avec guérison à échéance plus ou moins lointaine. Lechat semble regretter cette évolution et cette transformation d’un dieu guérisseur en un dieu médecin ordonnant des régimes, des diètes, des emplâtres ou des clystères. Regrettable ou non elle était en une certaine mesure fatale : la religion du II siècle de notre ère, après toutes les discussions des philosophes et les apports venus des religions orientales, ne pouvait plus s’en tenir aux croyances naïves vieilles de plus de six siècles. Et, d’autre part, les échecs que l’on peut imaginer, malgré les justifications que l’on pouvait en trouver (17), ont dû inciter les prêtres des temples d’Esculape à la prudence, cette prudence se jalonnant précisément par les transformations auxquelles nous avons assisté. Il n’en faudrait pas, toutefois, conclure, à la manière voltairienne, à une imposture sacerdotale : nous n’avons aucune raison de croire que la foi leur manquait, mais ils ajustaient fort raisonnablement leur technique religieuse à ses possibilités et à ses chances de succès.
Pour employer les termes psychanalytiques, le contenu manifeste des rêves s’éloigne donc progressivement de leur contenu latent. Artémidore a beau nous dire: [p. 333]
Un dieu qui indiquerait du poivre en faisant paraître des Indiens ou un coing en montrant un mouton de Crète pourrait n’être pas compris et se moquerait de ses malades… Les ordonnances des dieux sont toujours simples et sans énigmes, les dieux appellent les onguents, les emplâtres, les comestibles et les boissons du même nom que nous, ou bien, lorsqu’il faut choisir, ils ont le soin d’être clairs…
on se trouve un peu désarçonné par ces affirmations devant les exemples qu’il nous donne et dans lesquels cette révélation des dieux n’est pas toujours aussi claire qu’il nous l’assure. Tel nous apparaît le cas de Fronton le goutteux, qui rêve qu’il se promène dans les faubourgs, et se guérit en se frottant de propolis, en raison de l’analogie des vocables προαδτεινο et πρόπολιζ, désignant l’un le faubourg et l’autre la matière résineuse avec laquelle les abeilles construisent le vestibule de leurs ruches.
Il en est de même dans le cas du malade de l’estomac, rêvant entrer dans le temple d’Esculape, à qui celui-ci donne à manger ses doigts de la main droite, et qui se guérit en mangeant cinq dattes, les gousses du palmier s’appelant des « doigts », — ou encore de la dame qui, ayant un phlegmon au sein, rêve qu’elle est tétée par un mouton et se trouve guérie par un cataplasme d’armoglosse (mot qui veut dire en même temps « langue d’agneau ») (18).
Les interprétations d’Ælius Aristide, dont quelques-unes ont déjà été citées, sont plus osées encore. D’avoir rêvé qu’il lisait les Nuées d’Aristophane il conclut qu’il pleuvra le lendemain et qu’il ne doit pas se mettre en route, et il nous paraît extrapoler d’une manière plus remarquable encore quand il nous raconte que d’une apparition en rêve d’Athéna il avait conclu qu’il fallait prendre un clystère de miel attique (19).
Quoi qu’en dise Artémidore, ces révélations demandaient donc une exégèse aventureuse et qui prêtait à des conclusions équivoques.
LE ROLE DES PRÊTRES DANS L’INTERPRÉTATION DES RÊVES. — Cette exégèse, qui la donnait ? était-elle le fruit des réflexions des pèlerins livrés à leurs propres ressources, ou bien les prêtres ou autres desservants des sanctuaires y jouaient-il un rôle ?
On trouve des opinions très divergentes à cet égard chez les auteurs qui se sont occupés de la question, et il n’entre pas dans le dessein de cette étude de résoudre ce problème, ni même de l’exposer par le détail. Tout ce qu’on peut en dire ici est qu’il [p. 334] est vraisemblable que ces prêtres et desservants, notamment les néocores, devaient au moins aider les consultants à tirer parti des songes que ceux-ci avaient faits : nous le savons par les témoignages que nous a donnés Ælius Aristide, qui, dans son séjour à Pergame, s’était installé chez un de ces néocores, où il rencontrait une foule de personnages éminents : lettrés, poètes, philosophes, sénateurs, dont l’exaltation mystique n’était peut-être pas au diapason de la sienne mais avec lesquels il devait avoir des discussions passionnées (20). Et, Philostrate, dans sa Vie d’ Apollonius de Tyane (I, 13), nous raconte que son héros avait converti le temple d’Égées en une académie, « où l’on n’entendait que philosophie ». Au moins donc à leur époque les consultants, dont certains étaient des esprits très distingués et rompus aux exercices dialectiques, devaient confronter leurs expériences et discuter entre eux sur les révélations qu’ils avaient reçues.
Tout ce personnel plus ou moins ecclésiastique devait donc, fort probablement, jouer le rôle de ces « oniropoles » dont nous parle Aristote, dans un passage qui sera cité plus bas.
Si les consultations ou discussions qui viennent d’être citées se rapportent à une époque relativement tardive, nous savons par Strabon, cité par M. Besnier (op. cit., p. 225), qu’à une époque plus primitive, au Plutonium d’Acharaïa, les prêtres indiquaient aux dévots ce qu’ils avaient à faire, interprétaient et commentaient leurs visions, même, au besoin, couchaient dans les temples à leur place et pour leur compte.
DE L’HISTOIRE A LA PSYCHOLOGIE. — Tels étant, résumés très brièvement, les rites de l’incubation, le problème se pose de savoir si cette provocation et cette interprétation des rêves [p. 335] n’avaient pas à leur base des remarques psychologiques plus ou moins implicites ou plus ou moins élucidées, dont la reconnaissance pourrait nous aider à désocculter cette pratique si mystérieuse en apparence.
En effet, indépendamment de leur contexte religieux, ces rêves présentent deux caractères paradoxaux : d’une part, ils sont divinatoires, traduisons en langage moderne : diagnostics et thérapeutiques ; d’autre part, ils sont provoqués, institutionnalisés, pour ainsi dire obtenus sur commande.
II. PSYCHOLOGIE DE L’INCUBATION.
A. L’opinion des médecins et philosophes anciens.
Dès l’antiquité, médecins et philosophes se sont penchés sur le premier de ces problèmes, et de gros traités sur les rêves ont été édités, dont le plus célèbre, et que nous possédons encore, est celui d’Artémidore (21), prototype des innombrables Clefs des songes qui ont vu le jour ultérieurement ; mais il ne peut être question d’examiner tous ces écrits, et nous nous contenterons de résumer très brièvement les opinions d’Hippocrate et d’ Aristote sur ce sujet.
HIPPOCRATE. — Dans le Corpus des écrits hippocratiques, on trouve en effet, un Traité des songes (Περί ένυπνωνί), sur la question de la valeur médicale des rêves.
L’auteur y distingue deux catégories de rêves, ceux qui sont envoyés par les dieux et qui prévoient pour les cités des événements heureux ou malheureux : ces rêves-là relèvent des interprètes « qui possèdent là-dessus un art exact », c’est-à-dire des devins, — et ceux qui, possédant une base organique, ne peuvent pas être pertinemment interprétés par ces mêmes devins, qui se [p. 336] contentent de prescrire des prières aux dieux. Or, remarque l’auteur de ce Traité, « prier est une chose convenable et excellente, mais, tout en invoquant les dieux il faut s’aider soi-même ».
Il examine donc toute une science diagnostique fondée sur les rêves ; il suffira de remarquer ici que la base en est une symbolique, parfois aventureuse, mais qui ne l’est peut-être pas plus que celle de bien de ses successeurs : par exemple, voir en songe le soleil, la lune, les astres purs, des morts purs vêtus de blanc est d’un présage favorable ; les fleuves qui, en songe, ne coulent pas régulièrement indiquent, s’il s’agit de hautes eaux, un excès de sang, et, s’il s’agit de basses eaux, un défaut de sang ; les rêves où se rencontrent des sources et des puits sont l’indice de troubles vésicaux, ceux dans lesquels apparaît une mer troublée, l’indice d’affections du ventre.
Et comme les rêves annonciateurs de maladies proviennent de l’excès ou du défaut des sécrétions et des humeurs, l’excès étant d’ailleurs plus fréquent, toute une thérapeutique en découle. On n’en signalera ici, à titre de curiosité, que les prescriptions relatives à l’élimination de ces humeurs peccantes, comme eût dit Molière, et qui, en surplus des procédés banaux de la diète, des vomissements provoqués et des purgatifs, comportent tout une série d’exercices telle que la course en habits ou la course au cerceau afin de les éliminer par la sueur.
ARISTOTE. — Le problème du rêve a été étudié par Aristote sous un angle plus ouvert, dans deux traités, Des rêves et De la divination dans le sommeil (22), compris dans la collection des Parva naturalia ; on y trouve une foule de remarques très pertinentes, dans lesquelles les modernes ont encore beaucoup à glaner, mais il n’en sera retenu ici que ce qui se rapporte au sujet de cette étude, et qui se retrouve principalement dans le deuxième de ces traités.
Dans les révélations ou prémonitions venant des rêves, Aristote commence par éliminer le recours à une intervention divine, l’expérience nous montrant que ce n’est pas aux hommes les plus sages que ces révélations sont accordées, mais « aux premiers venus » (462 b), les plus simples étant favorisés à cet égard, car, leur nature se présentant comme si elle était « bavarde et mélancolique » (463 b) et leur pensée peu portée à la réflexion, ils ressentent davantage dans de calme de la nuit les impressions reçues [p. 337] pendant le jour. Si les révélations qu’ils en tirent sont parfois vérifiées par la réalité, elles n’en ont pas plus de valeur.
En effet il y a des rêves dûs à des coïncidences fortuites et c’est le cas de « tous ceux qui sont extraordinaires et dont le principe n’est pas en nous» par exemple ceux qui se rapportent à « des combats navals, des événements lointains » (463 b) : si le hasard peut leur apporter une vérification, de même que si on lance une quantité de flèches on atteint parfois le but, la plupart du temps il ne s’ensuit aucune réalisation, la simple coïncidence n’étant ni perpétuelle ni générale.
Il y a ensuite des rêves où l’on trouve un lien de causalité entre eux et nos actions, le rêve jouant le rôle d’effet quand nos préoccupations de la veille se prolongent dans notre sommeil, ou le rôle de cause quand l’idée des actions que nous accomplissons à l’état de veille a été préparée par les représentations éprouvées durant la nuit.
En outre, les rêves peuvent être des signes. Dans la veille le contact pour ainsi dire massif que nous avons avec le monde extérieur par le moyen des sens nous empêche de remarquer les sensations plus ténues, mais lorsque, durant le sommeil l’adaptation sensorielle se relâche, et que, comme aurait dit Taine, les états faibles ne sont plus réduits par les états forts, il est possible que des stimuli non-perçus quand nous veillons franchissent le seuil de la conscience, dans laquelle ils se traduisent sous des formes plus ou moins illusoires :
On croit être foudroyé quand de petits bruits se font entendre dans les oreilles, et l’on croit sentir du miel et de douces saveurs, parce qu’une goutte infiniment petite d’humeur coule, et marcher à travers un brasier et avoir extrêmement chaud, parce que certaines parties du corps s’échauffent un peu (23).
C’est ainsi que nous arrivons à la signification clinique des rêves, à laquelle les médecins attachent une grande importance (462 b), et par voie de conséquence aux révélations de l’incubation, bien qu’Aristote n’y fasse pas d’allusion explicite : les débuts de maladies, remarque-t-il, sont souvent insidieux et, par suite du mécanisme qui vient d’être indiqué, les symptômes légers qui nous échappent quand nous sommes en état de veille peuvent se dévoiler à nous pendant le sommeil.
Toutefois, comme les images les rêves ne sont pas l’exacte représentation de la vérité, ainsi que nous venons de le constater, mais sont déformés comme les reflets des objets qui se projettent dans l’eau en mouvement, il s’agit de saisir quelle est l’exacte ressemblance entre le modèle et la copie, et, certaines personnes, [p. 338] plus habiles que d’autres à percevoir les ressemblances, peuvent les détecter avec de moindres chances d’erreur : c’est le rôle des interprètes des songes (464 b).
En dépit de leur lacune de ne pas tenir compte des pulsions affectives, actuellement si étudiées dans l’analyse des rêves, ces remarques du Stagirite, pour être vieilles de vingt-trois siècles, montrent une précision dans l’observation et une sagacité dans l’analyse qui leur valent de concorder encore avec les remarques des psychologues modernes (24).
B. Le rêve clinique et ses assises psycho-physiologiques.
LES RÊVES PERCEPTIFS. — Il est en effet admis par nombre de psychologues que les rêves proviennent souvent de sensations ou sont traversés par des sensations qui leur fournissent une orientation et des éléments agissant selon le mécanisme décrit par Aristote.
On trouve déjà dans les inscriptions d’Épidaure un exemple de transposition en schème clinique d’une sensation réelle : il s’agit de l’inscription 17 (25), qui nous raconte qu’un individu affligé d’un ulcère cruel à son doigt de pied, fut, en état de sommeil et en plein jour, devant témoins, léché à l’endroit malade par un des serpents du temple, et que cet homme, réveillé guéri, dit qu’il avait eu une vision dans laquelle il lui avait semblé qu’un jeune homme lui appliquait un remède sur l’orteil.
Artémidore nous donne une autre observation :
Un individu consultant au temple de Sérapis rêvait qu’il recevait d’Asklépios un coup d’épée dans le ventre et qu’il en mourait. Le même homme guérit à la suite d’une tumeur qui lui survint au bas ventre (26) [p. 339]
Dans son ouvrage classique Le sommeil et les rêves, Alfred Maury s’est livré à une expérimentation systématique et nous a donné une série d’observations : l’une d’elles corrobore presque textuellement un des exemples donnés par Aristote cité, plus haut : « On croit marcher à travers un brasier et avoir extrêmement chaud, parce que certaines parties du corps s’échauffent un peu. » Ayant fait approcher de son visage un fer chaud durant son sommeil, A. Maury obtint un rêve dans lequel il vit les « chauffeurs » de la Révolution, qui s’introduisaient dans les maisons et forçaient ceux qui s’y trouvaient, en leur approchant les pieds d’un brasier, à déclarer où était leur argent (27).
Le psychologue norvégien Mourly Vold a fait des expériences analogues, par lesquelles il s’est surtout attaqué aux sensations cutanéo-motrices : par exemple on liait, sur les sujets en expérience, l’articulation d’un ou deux pieds avec la plante afin de provoquer une flexion plantaire, et il en résultait des rêves de courses, de montées d’escaliers ; ou bien encore on gantait une des mains ou les deux, de manière à provoquer leur engourdissement, et le sujet ainsi expérimenté rêvait que sa propre main ou une autre frappait, poussait une autre main (28).
Rappelons aussi l’observation de H. Bergson, qui nous raconte qu’en rêve il se crut un jour à une tribune d’où il haranguait une assemblée au sein de laquelle s’élevaient des murmures, qui s’intensifiaient bientôt en un vacarme épouvantable, scandé par des cris « A la porte, à la porte ! ». Se réveillant brusquement il constata qu’un chien dont chacun des oua-oua se confondait avec chacun des « A la porte ! » du rêve aboyait dans le voisinage (29). [p. 340]
LES RÊVES ET LA SENSIBILITÉ GÉNÉRALE. — Des impressions sensorielles sont donc au départ ou entrent dans la trame, sinon de tous nos rêves, du moins de bon nombre d’entre eux, et il en est de même pour les impressions de la sensibilité générale, les sensations dites naguère coenesthésiques et, de préférence, maintenant, proprioceptives et interoceptives : celles-ci, qui constituent la connaissance que nous prenons de notre organisme et de nos mouvements viscéraux, restent normalement en sourdine dans la vie éveillée comme dans l’état de sommeil, mais lorsqu’il y a une perturbation ou un malaise léger, elles apparaissent ici beaucoup plus facilement que durant la veille : chacun sait que les douleurs se font davantage remarquer durant la nuit que pendant le jour.
Le mécanisme en est fondamentalement le même dans les deux cas : les nécessités de l’action et de l’adaptation au réel éliminent en quelque sorte l’afflux à la conscience des impressions trop ténues, qu’elles proviennent du monde extérieur ou de l’organisme.
Il s’y ajoute que le sommeil, même réduit, voire le simple décubitus, s’accompagne de résolution musculaire. Or, les sensations douloureuses ont un seuil qui s’abaisse dans la résolution et qui s’élève dans la contraction musculaire : les crispations et les contorsions de la douleur sont un réflexe de défense [p. 341] bien connu par l’observation courante, et des expériences de laboratoire ont permis de vérifier et de préciser ces données empiriques (30).
Des répertoires abondants des rêves de ce type ont été dressés par les psychologues et les médecins (31) et en voici un exemple :
Garçonnet, âgé de dix ans, se réveille dans la nuit, tout étonné d’un rêve qu’il raconte à peu près ainsi : il lui a semblé qu’un géant lui avait serré la main et le cou avec un cordage de navire et qu’il tirait tellement fort que la langue lui était sorti de la bouche et que ses yeux étaient devenus comme des yeux de grenouille. Il ne sut pas comment il avait échappé. Il avait couru sur des bateaux, traversé des forêts, gardant quand même son cou serré, le géant ayant fait un nœud inextricable. Dans la journée il fut tellement influencé par le rêve qu’en le racontant à sa famille il mettait constamment ses mains à son cou sans le vouloir. Le lendemain, le croup se déclarait et le diagnostic fut ratifié par le médecin. (32).
Parfois même, le rêve est reporté, par une sorte de projection, sur autrui, et J. Lhermitte a cité le cas d’un médecin qui, atteint de crises nocturnes d’angine de poitrine, rêvait qu’il faisait l’ascension d’une tour élevée, accompagné d’un de ses collègues, qu’il voyait blêmir, puis devenir oppressé, et chez lequel il diagnostiquait cette maladie, mais à son réveil dépistait sur lui-même les douleurs prêtées à son collègue pendant son rêve (33).
Ce rôle de révélateur de troubles de la santé joué par le rêve est plus sensible encore dans certaines affections nerveuses ou mentales, dans l’épilepsie par exemple, où il annonce des crises prochaines ou en est parfois aussi l’équivalent psychique, dans les visions terrifiantes, souvent zoopsiques, des alcooliques, bref dans nombre de névroses ou de psychoses, où il peut être, non seulement l’annonciateur de troubles qui se développeront ultérieurement, mais aussi leur première manifestation. En autres exemples, les idées mégalomaniaques propres à la paralysie générale peuvent se faire jour dans des rêves avant qu’elles ne se dévoilent dans l’état de veille, et il en est de même pour les changements d’humeur des « périodiques », qui passent de l’excitation à la dépression. Dans certains cas même, le rêve [p. 342] provoque et alimente certains délires, qui y trouvent leur point d’origine et leur confirmation 34. Il serait superflu d’insister sur ce que la psychanalyse moderne a tiré de semblables données et sur les analogies relevées par H. Ey entre la mentalité morbide et la mentalité onirique.
On comprend donc que le rêve soit le révélateur ou, selon l’expression des docteurs Meunier et Masselon un véritable « microscope de la sensibilité », microscope mettant en relief des perturbations légères qui normalement restent inconnues à la conscience de l’homme éveillé. Le défaut de ce révélateur est du reste d’être trop sensible et de crier à l’incendie là où parfois une simple lampe est allumée, et ses indications, comme l’indiquent ces mêmes auteurs, demandent donc à être vérifiées et interprétées de près. Descartes rêve qu’il est percé d’un coup d’épée, et il s’agit simplement de la morsure d’une puce (35). C’est un symptôme qui, présent dans certains cas où il n’y a aucune suite grave, peut ne pas apparaître dans d’autres cas suivis de l’éclosion de maladies. Ce n’est donc qu’un élément de diagnostic, et qui doit être manié avec précaution (36).
LE RÊVE MÉDICAL ET L’INCUBATION. — Pour en revenir aux cérémonies de l’incubation, il reste à retenir de cette incursion dans la psychologie médicale que les prêtres ou néocores des temples d’Esculape, qui se trouvaient dans un observatoire particulièrement favorable pour accumuler les observations de ce genre, avaient sans doute plus ou moins implicitement remarqué ces associations entre rêves et troubles organiques et qu’ils savaient en tirer parti pour l’interprétation des songes racontés par les pèlerins et pour leur prescrire ou leur conseiller des remèdes et des traitements adaptés à l’affection qu’ils avaient ainsi diagnostiquée.
Par là s’expliqueraient certains aspects de l’évolution de l’incubation. Nous avons vu, en effet, que, pratiquée à l’origine pour obtenir une révélation sur toutes sortes de sujets, elle s’était dans la suite restreinte à la consultation médicale, et, d’autre part, qu’elle avait été un des rites les plus tenaces des religions païennes. Il semblerait même que des sanctuaires primitivement orientés vers des oracles non-médicaux auraient essayé de prolonger leur agonie en délivrant dans la suite des oracles médicaux, et Delphes aurait été l’un des rares à ne pas faire cette transformation, bien que, à ses origines, le mode de [p. 343] consultation qui y était employé était peut-être l’incubation (37).
Dumas expliquait le premier aspect de cette évolution par l’intérêt primordial que les hommes portent à leur santé :
Comme les hommes se préoccupent beaucoup plus de santé que de l’ordre du monde ou de la destinée des empires l’usage s’établit de bonne heure de ne consulter ainsi que les dieux guérisseurs (38).
Sans nier que le facteur ainsi indiqué ait pu jouer un rôle dans l’évolution qu’il s’agit d’expliquer, ne peut-on pas trouver une autre raison de cette évolution dans le succès différent des rêves selon qu’ils prédisaient des événements du monde extérieur ou bien des guérisons ou des cures ?
On sait toutes les ressources que la dialectique affective peut mettre à la disposition des passions et des croyances, et les devins de l’antiquité ne manquaient évidemment pas d’y recourir, au demeurant en toute bonne foi sans doute, pour arriver à faire cadrer avec la réalité leurs vaticinations ou les messages divins dont ils étaient le truchement : l’amphibologie des termes dans lesquels ces messages étaient énoncés et une élaboration interprétative subtile leur permettaient de n’être pas pris de court (39). Cependant les progrès de la réflexion philosophique ont dû amener les anciens dont la foi était moins vive ou du moins ne parvenait plus à se contenter aussi facilement à découvrir la vanité de ces révélations, et la divination des choses qui n’ont pas en nous leur principe, pour reprendre l’expression d’Aristote, avait dû finir par lasser les esprits même les mieux disposés.
Il n’en était pas de même pour les choses « qui ont en nous leur principe » : les cures obtenues dans les Asklépeia, de même que celles des médecins modernes, avaient incontestablement à leur base des conditions psychologiques, et la suggestion puissante qui se dégageait des pratiques analysées plus haut n’était pas sans jouer un rôle dans certaines guérisons.
On sait que la confiance et l’espoir, en relevant le tonus mental, relèvent en même temps le tonus somatique par action sur les systèmes nerveux et sympathique, et par contre-coup sur le fonctionnement du système endocrinien, et mettent ainsi l’organisme en mesure de se revigorer et de se défendre plus efficacement contre les influences nocives, et l’on n’ignore pas les découvertes et redécouvertes qu’a faites à ce sujet le psychosomatique moderne, — de même que, inversement, les états dépressifs [p. 344] peuvent aboutir à provoquer, parfois à l’extrême, des troubles organiques (40).
On peut aussi se demander si la natura medicatrix, qui guérit souvent en deux jours les maladies que les thérapeutiques font disparaître en quarante-huit heures, avec beaucoup plus de sûreté qu’elle n’enraye les troubles cosmiques ou politiques, n’était pas aussi une artisane de ces guérisons, que la foi attribuait à l’intervention d’Esculape, et si celui-ci, bénéficiant de cette aide refusée aux autres, n’en avait pas récolté un prestige plus solide que ceux-ci en faveur du renom ct de la pérennité de ses temples et de ses oracles.
Et d’autre part, si, ainsi que nous venons de le noter, le rêve est souvent porteur d’indications parfois valables sur l’état de nos organes et se trouve être ainsi un détecteur de certaines affections à l’état naissant et dont les symptômes ne se sont pas encore manifestés d’une autre manière, il devait y avoir dans les interprétations des rêves médicaux un certain pourcentage de réussites, pourcentage qui explique lui aussi pour sa part la vogue et la survie, par rapport aux autres formes de l’oniromancie, de celle qui avait pour objet l’état de notre organisme, et, pour en revenir encore une fois au traité si lucide d’Aristote, nous pourrons conclure avec lui qu’elle reposait sur une certaine expérience.
C. Le rêve préparé et attendu.
Le deuxième problème psychologique posé par ce rite est que ces rêves étaient attendus et, dans une certaine mesure, voulus.
On allait en effet aux Asklépeia, de même que dans les autres sanctuaires d’incubation, comme ceux d’Amphiaraos à Oropos ou de Trophonios à Lébadée, pour y rêver, et, qui plus est, il fallait que le héros ou le dieu consulté apparût en personne (41). Or, il n’est pas besoin d’insister sur les caractères d’inattendu et d’involontaire que présentent les rêves, qui surviennent sans que nous puissions apparemment en aucune manière les provoquer ou les diriger.
Sans doute au cours du XIXe siècle le marquis Hervey de Saint-Denis (42) a-t-il soutenu que les rêves n’étaient indépendants [p. 345] ni de l’attention, ni de la volonté, et, au XXe, le naturaliste Y. Delage qu’il était arrivé à diriger ou modifier le cours de certains d’entre eux, mais, sans entrer dans l’examen détaillé de leurs observations et de l’explication ou de la théorie qu’ils en ont donnée, on peut remarquer simplement ici que le premier nous raconte lui-même que pour arriver à obtenir ce contrôle direct il s’était livré pendant des années à toute une gymnastique intellectuelle:: tenue attentive d’un journal de ses rêves, acquisition de la conscience de son sommeil, et que le second avait suivi une méthode analogue. Or cette gymnastique n’était certainement pas pratiquée par la majorité des pèlerins d’Esculape (43).
Cependant, si ce contrôle direct est, sinon impossible, du moins si exceptionnel que l’on peut pratiquement le négliger, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas moyen en utilisant des détours, d’exercer une action sur la naissance des rêves et de les diriger en quelque façon : les cérémonies préparatoires à l’incubation y étaient particulièrement adaptées.
NOTES DE LA PREMIERE PARTIE
* Cet article reproduit, avec quelques additions et modifications, une communication faite naguère aux sections de Lille et de Péruwelz-Bonsecours de l’Association Guillaume Budé.
(1) Axée sur l’explication psychologique de l’incubation, cette étude n’en prétend pas renouveler la description. Le lecteur qui souhaiterait une connaissance plus approfondie du rite pourra se reporter aux ouvrages classiques sur la question : K. SPRENGEL, Histoire de la médecine depuis son origine jusqu’au XIXe siècle, trad. JOURDAN, Paris, 1815, tome l, chap. V ; A. GAUTHIER, Recherches historiques sur l’exercice de la médecine dans les temples, Baillière, Lyon, 1844 ; BOUCHÉ-LECLERCQ, Histoire de la divination dans l’antiquité, 4 vol., Paris,1879-1882 ; article « Incubation » in DAREMBERG et SAGLIO, Dictionnaire des antiquités grecques et romaines ; DEFRASSE et LECHAT, Epidaure, Librairies et Imprimeries Réunies (ancienne maison Quantin), Paris, 1895 ; DEUBNER, De incubatione, Giessen, 1899 ; P. GIRARD, L’Asclépieion d’Athènes, Thorin, Paris, 1881 ; A. BOULANGER, Ælius Aristide et la sophistique dans la province d’Asie au IIe siècle de notre ère, de Boccard, Paris, 1923 ; M. BESNIER, L’île Tibérine dans l’antiquité, Fontemoing, Paris, 1902 ; et, plus récemment, mais de façon beaucoup plus succincte, Fernand ROBERT, Épidaure, Les Belles Lettres, Paris, 1935 ; Marie DELCOURT, Les grands sanctuaires de la Grèce, P. U. F., Paris, 1947 ; L’oracle de Delphes, Payot, Paris, 1955, où l’on trouve, passim, de nombreuses allusions à Épidaure et aux rites de l’incubation. Les travaux de HAMILTON, Incubation, or the cure of diseases in pagan temples and Christian churches, Londres, 1905, et de HERZOG, Die Wunderheiltmgen von Epidauros (Philologus, Suppl. Bd XXII, 3), Leipzig, 1931, ne nous ont pas été accessibles. Le problème médical de l’incubation a été traité par L.-A. MEYER, Antik Incubation und Moderne Psychotherapie, Roscher, Zurich, 1949, livre dont l’auteur a publié, en langue française, un résumé, L’incubation antique et la psychothérapie moderne, p. 119-137, dans le volume collectif P.-G. Jung, Le disque vert, Bruxelles, 1955.
Bien que Marie DELCOURT ait écrit que « la psychologie de l’incubation est encore plus mal connue que son mécanisme » (L’oracle de Delphes, p. 85), on trouve nombre de remarques psychologiques dans les travaux précités, et aussi dans le livre ancien, mais toujours utile, d’Alfred MAURY, La magie et l’astrologie, Didier et Cie, Paris, 4e édition, 1877, notamment IIe partie, chap. 1er, et dans l’article de Georges DUMAS, Comment on gouverne les rêves, Revue de Paris, XVI (1909), p. 344-366. On en trouve même, dans ses propres travaux, de très intéressantes, dont quelques-unes sont relevées et discutées dans cette étude.
Bien qu’on ait fait surtout des allusions aux récits venant de la Grèce, on a maintenu tout au long de cet article le nom francisé « Esculape », au lieu du terme grec « Asklépios », pour ne pas avoir à changer de désignation en cours de route, exception faite dans les citations, qui ont été reproduites à la lettre.
(2) D’après ce qu’affirme, sans malheureusement nous en apporter les preuves, H. WEINERT, L’ascension intellectuelle de l’humanité, trad. L. LAMORLETTE, Payot, Paris, 1946, chap. VII, notamment p. 162 sq. On pourrait toutefois appuyer cette affirmation par ce que nous rapporte L. LEWIN, Les paradis artificiels, trad. F. GIDON, Payot, Paris, I928, p. 46-47, à savoir que l’on aurait retrouvé dans les cités lacustres de Suisse, remontant à 4 000 ans avant notre ère, des capsules d’un pavot non pas primitif, mais cultivé, et d’où il est permis de supposer que les hommes de cette époque tiraient l’opium et se donnaient les rêveries et les images que procure son absorption.
(3) Sur l’incubation en Assyrie-Babylonie, cf. G. CONTENAU, La divination chez les Assyriens et les Babyloniens, Payot, Paris, 1940, p. 139 sq. ; en Égypte, Cf. A. ERMAN, La religion des Égyptiens, trad. française par H. WILD, Payot, Paris, 1937, p. 356 sq., 442, 458 sq.
(4) Au IIe siècle de notre ère, il y avait eu 320 temples d’Esculape en activité (J. BEAUJEU, La religion romaine à l’apogée de l’Empire, I : La politique religieuse des Antonins, Les Belles Lettres, Paris, 1955, p. 301, n. 1).
(5) Marie DELCOURT, Les grands sanctuaires… p. 51.
(6) PAUSANIAS, Voyage historique, pittoresque et philosophique de la Grèce, II, 26, trad. de l’Abbé GEDOYNE, Paris, 1797. t. l, p. 434.
(7) ID., ibid., X, 32, trad. cit., t. IV, p. 288.
(8) Op. cit., p. 95. Les raisons psychophysiologiques ou mystiques de ces interdictions peuvent se contredire, et peut-être aussi, se compléter. C’est ainsi que CICÉRON explique l’abstinence des fèves chez les Pythagoriciens par le fait que « cet aliment gonfle beaucoup et nuit ainsi au calme dont a besoin une âme en quête de vérité » (De divinatione, 1, 30, traduction APPUHN, Garnier, Paris), mais on l’attribue aussi à un vieux tabou : les âmes des morts, séjournant sous terre, remontaient à l’air libre, pour se réincarner, par cette plante, présentant ce caractère d’être en partie sous terre et en partie à l’air, et d’avoir une tige sans nœuds, ce qui facilitait le passage des âmes, considérées encore comme ayant un substrat matériel (cf. par ex. ZAFIROPULO, Anaxagore de Clazomène, Les Belles Lettres, Paris, 1948, p. 184 sq.) : de plus, selon le même auteur, les fèves servaient aux votes judiciaires et politiques, dans lesquels la vénalité des suffrages était, comme dans toute démocratie, loin de faire défaut, et, chez les initiés, leur abstention était donc un symbole de pureté
(9) PHILOSTRATE, Apollonius de Tyane, sa vie, ses voyages, ses prodiges, II, 27. trad. CHASSANG, Didier, Paris, 1862.
(10) F. ROBERT, op. cit., p. 42.
(11) DEFRASSE et LECHAT, op. cit., p. 242
(12) P. GIRARD, op. cit., p. 72.
(13) K. SPRENGEL, op. cit., t. l, chap. V ; M. BESNIER, L’île Tibérine dans l’antiquité, p. 214 sq.
(14) A. BOULANGER, op. cit., p. 131.
(15) Id., ibid. ; cf. aussi, pour le récit d’un bain semblable dans le Sélinus, à Pergame, BOUCHÉ-LECLERCQ, op. cit., III, p. 303.
(16) A. GAUTHIER, op. cit., p. 45-46.
(17) On sait quelles sont les attaques portées par CICÉRON (De divinatione, II, 56,70) contre l’ambiguïté des oracles de tous genres et les jongleries dialectiques par lesquelles on essayait d’en justifier les échecs. Ces virtuosités, selon H. WEBSTER, La magie dans les sociétés primitives, trad. J. GOUILLARD, Payot, Paris, 1952, p. 441, ne sont pas ignorées des sorciers dans les sociétés dites primitives.
(18) BOUCHÉ-LECLERCQ, op. cit., 1, p. 322-323.
(19) BOULANGER. op. cit., p. 209. n. 2.
(20) A. BOULANGER, op. cit., p. 127 sq. Si, dans L’oracle de Delphes, Marie DELCOURT écrit, p. 10, que « le rôle des prêtres y était nul » (à Épidaure), et nous dit encore, p. 28, que l’incubation était « un procédé oraculaire où tout peut se passer entre les puissances mystérieuses et son suppliant et qui n’exige l’intervention d’aucun prêtre », elle ajoute : « Des prêtres ont dû s’installer partout où les pèlerins étaient assez nombreux pour les faire vivre en leur demandant de servir d’interprètes, si le rêveur se déclarait incapable de saisir le message divin. » Dans Les grands sanctuaires de la Grèce, elle avait fait allusion, p. 94, à leur « technique mystérieuse », et, p. 110, si elle avait nié le rôle des prêtres, elle paraissait en attribuer un au « personnel subalterne », c’est-à-dire les néocores.
Dans la traduction que le R. P. FESTUGIÈRE (La révélation d’ Hermès Trismégiste, I : L’astrologie et les sciences occultes, Gabalda et Cie, Paris, 1944,, (pp. 54-58) nous a donné du pittoresque récit du médecin Thessalos, du IIe siècle de notre ère, venu à Thèbes pour ne pas demander moins à Asklépios que la révélation d’une science, on lit que le prêtre gardien du temple commence par lui proposer de lui servir d’intermédiaire avec le dieu, et que, Thessalos ayant insisté pour le consulter « seul à seul », le prêtre avait fini par le lui accorder, mais, ajoute-t-il, « sans plaisir (les traits de son visage le montraient bien !) ».
Encore une fois, il ne nous appartient pas de trancher cette question : le rôle des prêtres a sans doute varié de façon notable selon les milieux et les temps, et il semble en tout cas que celui des néocores y était ou y devint considérable (cf. P. GIRARD, op. cit., p. 28-29).
(21) Le traité d’ARTÉMIDORE a été publié en traduction française par H. VIDAL, aux Éditions de la Sirène, en 1921, puis réimprimé aux Éditions Arcanes en 1953, sous le titre La clef des songes ; malheureusement pour notre propos l’une et l’autre de ces éditions n’ont gardé du traité que la partie « clef des songes » en l’amputant de ses parties traitant des croyances relatives aux « divinités ruinées » : nous ne cacherons pas que les raisons qu’a données H. VIDAL (p. 34 de la première édition précitée), assez insolentes à l’égard de ses possibles lecteurs, ne nous ont pas convaincu. Une traduction où l’on aurait pas agi, comme il l’a annoncé et fait, avec « beaucoup de liberté » serait donc la bienvenue.
Puisque nous sommes sur ce chapitre profitons-en pour exprimer également notre regret que Les discours sacrés d’ ÆLIUS ARISTIDE qui, en dépit de leurs défauts, notés par P. GIRARD, sont un document psychologique très intéressant, n’aient fait eux aussi l’objet d’aucune traduction ni même d’aucune édition commode, du moins à notre connaissance.
On trouve dans P. MESEGUER, Le secret des rêves, trad. J. M. RIVIÈRE, Vitte, Paris-Lyon, 1958, un bon historique de la théorie des rêves dans l’antiquité ; cf. également R. DE BECKER, Les songes, collection « Le bilan du mystère », Grasset, Paris, 1958.
(22) Ces deux traités ont été édités dans le volume Petits traités d’histoire naturelle, trad. R. MUGNIER, dans la « Collection des Universités de France », Les Belles Lettres, Paris, 1953 ; J. TRICOT avait, en 1951, publié la traduction du même recueil sous le titre Parva naturalisa, Vrin, Paris, 1951 (avec, en outre, le traité pseudo-aristotélicien De spiritu).
(23) De la divination dans le sommeil, 464 a, trad. R. MUGNIER, p. 89.
(24) L’argumentation d’ARISTOTE a été reprise, avec une redondance tout autre, par CICÉRON, De divinatione, II, 58-72, qui, s’il reconnaît le profit que les médecins peuvent tirer de certains rêves pour leurs diagnostics, se montre très opposé à toute autre mantique que l’on peut en extraire. Cf. aussi saint THOMAS, Summa theologica, IIa IIab, quest. 95, art. 6. On trouve, d’autre part, chez les médecins indiens des remarques analogues, relevées par J. FILLIOZAT, Le sommeil et les rêves selon les médecins indiens et les physiologues grecs, Journal de psychologie, 1947, p. 326-346, notamment p. 332 sq. : le traité de ÇARAKA, Indrivasthava, V, 40-46, distingue, parmi les différentes sortes de rêves, dont certains n’ont pas de valeur prémonitoire, ceux qui sont provoqués par les « éléments de trouble » : pour ceux-ci, « le praticien qui connaît ces rêves terribles, qui sont aussi symptômes prémonitoires, n’entreprend pas aveuglément les traitements chez les incurables » ; ils sont dûs au fait que les « éléments de trouble », circulant dans les canaux sensoriels, qui sont aussi ceux par lesquels circule la conscience, perturbent ainsi les souffles sensoriels : il s’agit donc, comme le note J. FILLIOZAT, d’allusion à des « phénomènes pathologiques réels se déroulant dans les voies sensitives ».
(25) DEFRASSE et LECHAT, loc. cit., p. 145.
(26) ARTÉMIDORE, Oneirocriticon, V, LXI, cité par N. VASCHIDE et H. PIÉRON, La psychologie du rêve au point de vue médical, J.-B. Baillière et fils, Paris, 1902, p. 14. On notera aussi l’origine sensorielle ou sensitive relevée par HIPPOCRATE pour certains rêves (cf. p. 335)
(27) A. MAURY, Le sommeil et les rêves, 4e éd., Didier et Cie, Paris, 1878, p. 155.
(28) Les expériences de MOURLY VOLD de même que celles de MAURY et de D’HERVEY DE SAINT-DENIS ont été résumées dans VASCHIDE, Le sommeil et les rêves, 5e mille, Flammarion, Paris, 1918.
(29) Le rêve, in L’énergie spirituelle, P.U.F., Paris, 1946, 4e éd., p. 101. Nous n’avons rapporté que ces quelques exemples, mais on en trouve une multitude dans les livres d’ensemble sur les rêves : cf. par exemple l’excellent résumé de J. LHERMITTE, Les rêves, collection « Que sais-je ? », P.U. F., Paris, 1941.
A la base de cet exposé la réalité de rêves d’origine ou de coloration perceptive se trouve supposée. Or cette origine et cette coloration ont été, sinon formellement niées, du moins très minimisées par FREUD et ses disciples. Dans La science des rêves (trad. I. MEYERSON, F. Alcan, Paris, 1926, p. 25 sq., 202 sq.), il objecte à cette action des sens externes ou internes qu’on ne peut s’en contenter, car elle n’explique pas pourquoi les excitations sensorielles n’apparaissent pas sous leur vraie forme, ni la variété des images par lesquelles une même excitation sensorielle se manifeste dans les rêves, ni les cas négatifs dans lesquels il y a excitations sensorielles sans rêves, ces excitations sensorielles étant pourtant permanentes. Toutefois, il admet que des éléments somatiques peuvent être imbriqués dans un rêve, mais sans en modifier l’essence, qui reste accomplissement du désir : « L’état général de notre corps est assurément au nombre des éléments directeurs du rêve. Il ne peut déterminer son contenu, mais il fournit à ses pensées des éléments qu’elles doivent utiliser: il choisit, présente certains faits, en éloigne d’autres (p. 126). » Ce n’est pas le lieu de discuter ce problème dans toute son ampleur, et les objections que fait FREUD aux facteurs perceptifs des rêves pourraient être facilement retournées contre sa conception (cf. par ex. LHERMITTE, op. cit., p. 104 sq.). Sans soutenir d’autre part avec H. BERGSON que les impressions extérieures fournissent « les matériaux de la plupart des songes. (Le rêve, op. cit., p. 100), et tout en reconnaissant que celles-ci n’expliquent ni tous nos rêves ni le tout de nos rêves, il reste, des multiples observations des psychologues et qui sont, plus que probablement, corroborées par l’expérience de multiples rêveurs, que la vie onirique subit de façon très nette l’influence des données sensorielles et sensitives et que celles-ci, sans expliquer les rêves dans leur intégralité et sans en être les seuls facteurs, y entrent souvent comme élément pour les provoquer, les traverser, les colorer ou les orienter. C’est, au demeurant, ce qu’a reconnu FREUD lui-même, bien que dans ses analyses des rêves il ne s’occupe que fort peu de ce facteur. Les auteurs de traités récents, tels R. BOSSARD, Psychologie du rêve, trad. LAMORLETTE, Payot, Paris, 1953, et R. DE BECKER, op. cit., tout en se montrant réticents sur la portée de ces éléments sensoriels ct sensitifs dans le rêve, ne peuvent néanmoins nier leur réalité ; cf. également H. DELACROIX, Le rêve et la rêverie, in DUMAS, Nouveau traité de psychologie, t. V, Alcan, Paris, 1936, p. 294 sq. Dans un article récent. A. FERNANDEZ-ZOILA et J. OLIVIER (De la pensée et des images dans le rêve devenir psychopathologique, Annales médico-psychologiques, avril 1959, p. 673-694) considèrent le rêve comme une réaction à des excitations, que celles-ci viennent des sens externes, de la sensibilité générale, ou du psychisme lui-même, soit sous forme de reprises des faits éprouvés pendant la veille (souvenirs, préoccupations, etc.), soit sous forme des faits propres au rêve (désirs, émotions, réflexions volitives), ces différentes excitations pouvant du reste chevaucher les unes sur les autres (p. 684). Les facteurs des rêves sont multiples et varient selon les circonstances et selon les personnes et il y aurait sans doute une caractérologie du rêve à établir, mais, pour être diversement interprétés, ces apports sensoriels et sensitifs sont des faits d’expérience qui ne peuvent pas être niés.
(30) H. PIÉRON, Le mécanisme de l’action analgésiante de l’effort musculaire, Année psychologique, 26 (1925), p. 151-154 ; G. DUMAS, Nouveau traité de psychologie, t. II, Alcan, Paris, 1932, p. 272 sq.
(31) TISSIÉ, Les rêves, F. Alcan, Paris, I890 ; P. MEUNIER et R. MASSELON, Les rêves et leur interprétation, Bloud et Cie, Paris, 1910 ; N. VASCHIDE et H. PIÉRON, op. cit. ; J. LHERMITTE, op. cit. ; P. CHAUCHARD, Le sommeil et les états de sommeil, Flammarion, Paris, 1947 ; R. BOSSARD, op. cit., p. 138 sq. ; A. J. HADFIELD, Dreams and nightmares, Penguinc books, Harmondsworth, 1954, p. 192 sq. ; F.-P. MAIOROV, Théorie physiologique du rêve (en russe), Moscou-Leningrad, 1951 (c.-r. in Année psychologique, I958, fasc. 2, p. 535 sq., notamment p. 536).
(32) N. VASCHIDE et H. PIÉRON, op. cit., p. 37.
(33) Op. cit., p. 38.
(34) N. VASCIIIDE et H. PIÉRON, op. cit. — Nous ne pouvons évidemment pas entrer ici dans une étude détaillée de cette question, et nous renvoyons, entre autres, aux ouvrages cités à la note 31.
(35) P. MEUNIER et R. MASSELON. op. cit., p. 65. 203. 207.
(36) N. VASCIIIDE et H. PIÉRON, op. cit., p. 39.
(37) Marie DELCOURT, L’oracle de Delphes, p. 181 et p. 28 ; toutefois, selon le même auteur (p. 218) le don médical et guérisseur aurait pris de l’importance
chez « Apollon vieillissant ». P. AMANDRY, La mantique apollinienne à Delphes, de Boccard, Paris, 1950, p. 37-40, conteste l’origine incubatoire des révélations que l’on y recevait.
(38) Loc. cit., p. 358.
(39) Cf. plus haut, note 17, et, plus bas, note 59.
(40) Cf. M. MAUSS, Effet physique chez l’individu de l’idée de mort suggérée par la collectivité, in Sociologie et anthropologie, P.U.F., Paris, 1950 ; Cf. LÉVY- STRAUSS, Le sorcier et sa magie, in Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1958 ; M. DELCOURT, L’oracle de Delphes, p. 228.
(41) E. ROHDE, Psyché, traduction A. REYMOND, Payot, Paris, 1928, p. 100, n. 1 et 2
(42) Le livre d’HERVEY DESAINT-DENIS, un des classiques de la psychologie du rêve, a été publié sans nom d’auteur, sous· le titre Les rêves et les moyens de les diriger, chez Amyot, en 1865 ; celui de Y. DELAGE, Les rêves, Alcan, Paris, s. d., est paru vers 1920.
(43) Cette tenue régulière d’un journal des rêves en favorise l’éclosion, R. DE BECKER, op. cit., p. 32, remarque la multiplication des siens à partir du moment où il s’y est intéressé ; cf. également N. VASCHIDE, op. cit., p. 88 sq.
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