A. Hermant. Les Aisssaoua. Extrait du « Monde illustré – Journal hebdomadaire », (Paris), 14e année, n°549, 19 octobre 1867, pp. 241-242.

A. Hermant. Les Aisssaoua. Extrait du « Monde illustré – Journal hebdomadaire », (Paris), 14e année, n°549, 19 octobre 1867, pp. 241-242.

 

Alphonse Hermant (1827-1870). Journaliste.

[p. 241, colonne centrale]

LES AISSAOUA

L’incombustible. – Le mangeur de cactus.

 

On parle beaucoup, en ce moment, d’un nouveau spectacle importé récemment d’Afrique à Paris, et qui a choisi, pour local de ses séances, les arènes athlétiques de la rue Le Peletier.

Les Aïssaoua forment une secte religieuse très-répandue en Afrique et surtout en Algérie. Leur but, nous ne le connaissons pas; leur fondation remonte, disent les uns, à Aïssa, l’esclave favori du prophète, d’autres prétendent que leur confrérie a été fondée par Aïssa, savant et pieux marabout du seizième siècle.

Quoiqu’il en soit, les Aïssaoua soutiennent que leur pieux fondateur leur donne le privilège d’être insensibles à la souffrance.

Permettez-moi de vous raconter ce qui se passe à leurs assemblées ; j’en fus témoin un vendredi, jour de repos chez les musulmans, dans une petite mosquée de la rue des Zouaves, à Constantine.

Les Aïssaoua arrivèrent les uns après les autres; quand ils furent en nombre, trois jeunes hommes s’assirent à terre, les jambes croisées [p. 241, colonne droite] autour de tambourins, et deux autres s’installèrent en face, dans la même position, à côté des réchauds allumés, les mains armées d’énormes krakeuls, espèce de castagnettes en métal.

A un signal donné par le chef, les tambours se mirento à battre, les krakeuls résonnèrent, et on entonna un de ces interminables chants à peine rhythmés qu’on n’entend que chez les Orientaux ; l’un des aides du chef jetait de l’encens à profusion dans les réchauds embrasés.

L’équilibre sur le flissali.

La chaine d’êtres humains qui se pressaient le long murs s’ébranla, tous les corps s’inclinèrent en même temps et, de toutes les bouches sortirent des hurlements épouvantables. Alors commença la danse la plus désordonnée que j’ai vue de ma vie. Tous ces hommes se mirent à sauter, tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, sans pourtant quitter leur place.

Peu à peu, les musiciens pressèrent leur chant et les tambours et les La mosquée était éclairé par quatre lampes qui brûler de l’huile parfumée ; loader de l’encens monter à la tête, le bruit du tambour et des craquelle assourdissez, les voix des chanteurs battirent Plus vire, les danseurs suivaient la cadence, et bientôt le danse acquit une rapidité vertigineuse.

La mosquée était éclairé par quatre lampes qui brûler de l’huile parfumée ; l’odeur de l’encens montait à la tête, le bruit du tambour et des krakeuls assourdissaient, les voix des chanteurs [p. 241, colonne gauche] déchiraient le tympan et les yeux étaient éblouis par les mouvements des danseurs. De temps à autre, des hurlements sortaient de toutes les poitrines, et les vêtements se détachaient du corps des Aïssaoua trempés de sueur. Les pauvres hallucinés sentaient la folie arriver ; ils ne dansaient plus, ils se démenaient comme s’ils eussent été possédés du diable ; ils ne criaient plus, ils vociféraient. Je crois qu’il est impossible de voir une représentation plus fidèle de la nuit de Walpurgis rêvée par Gœthe dans un moment de cauchemar.

A ce moment, un Aïssaoui sortit des rangs toujours en dansant ; il s’avança jusqu’auprès des musiciens, qui ralentirent leur mesure, et les chanteurs baissèrent graduellement la voix de façon à ne plus se faire entendre qu’en sourdine.

L’Aïssaoui entonna un chant triste, et bientôt il se mit à verser des larmes, sans, pour cela, cesser de danser. Ses paroles imploraient la miséricorde divine et suppliaient Aïssa, l’ami du prophète, d’intercéder auprès d’Allah pour faire triompher la vérité et la justice. Bientôt il se livra à des contorsions dont il est impossible de donner une idée ; il jetait si violemment la tête en avant et en arrière, qu’il paraissait avoir le cou complètement désarticulé.

Au bout de quelques minutes de cet exercice, le pauvre diable, haletant et brisé, tournoya sur [p. 241, colonne centrale ] lui-même et tomba comme une masse inerte.

La danse de Tombouctou

Les tambours se mirent à battre avec une rage nouvelle et les chanteurs, comme pour regagner le temps perdu, élevèrent la voix jusqu’aux notes les plus aiguës. Je croyais entendre des fifres.

L’oeil hors de l’orbite. – La langue percée.

Un second fanatique sortit des rangs ; c’était un nègre, il se jeta à terre et se mit à courir sur les pieds et les mains en aboyant à la façon du chacal. Il s’approcha du chef comme un chien qui demande un morceau de pain à son maître ; celui-ci prit, dans un panier, un scorpion bien vivant et frétillant, et le jeta au nègre, qui se mit à le manger avec les marques les plus évidentes de satisfaction. Quand il eut fini, le chef lui donna une vipère, qu’il dévora avec la même avidité, puis il retourna à sa place. Un autre vint qui mangea une feuille d’aloës, dont l’épine lui perça la lèvre, un autre broya avec les dents du verre, qu’il avala ensuite sans paraître aucunement souffrir. Je ne croyais pas que ce misérable pût survivre à un semblable repas, mais ma crainte était vaine, le mois suivant je le vis recommencer le même exercice. [p. 242, colonne 1 ]

Les invulnérables entrèrent alors en lice et exécutèrent leurs tours habituels, mais ils me parurent moins convaincus que les autres et me firent l’effet de vrais charlatans. Les exercices auxquels ils se livrèrent n’en sont pas moins des plus extraordinaires.

L’un d’eux, un grand gaillard de vingt-cinq à vingt-six ans, s’approcha d’un brasier ardent, y prit une lame de fer chauffée jusqu’au rouge et se mit à jongler avec elle en la faisant passer plusieurs fois d’une main dans l’autre et finit par la lécher avec la langue.

Un nègre arriva alors, il ramassa à terre un charbon ardent avec la bouche, fit le tour de la mosquée le faisant voir à tous et ensuite le broyant avec les dents. Il recommença plusieurs fois cet épouvantable exercice et, quand il en eut assez, il s’approcha du brasier ardent qu’il éteignit sous ses pieds nus. C’était horrible et, à plusieurs reprises, je fermai les yeux pour ne point voir.

Un autre se présenta qui marcha sur le tranchant d’un sabre fraîchement affilé sans seulement s’entailler la peau.

Deux hommes saisirent le sabre par les deux extrémités et, un autre Aïssaoui, se couchant sur le tranchant, s’y tint plus d’une demi-minute en équilibre sans se blesser plus que le premier. Un troisième, à l’aide d’un poignard, fit sortir un de ses yeux de l’orbite et le rentra avec les doigts.

Je saurais bien raconter ce que je vis encore, mais ce que je ne saurais dépeindre, c’est l’horreur de semblables scènes au milieu de hurlements qui semblaient appartenir à des bêtes fauves plutôt qu’à des êtres humains. L’imagination ne saurait aller au-delà, et, pour mon compte, je n’avais jamais rien rêvé de pareil.

Le mangeur de feu.

La séance durait depuis plus de deux heures, les danseurs n’avaient plus autour d’eux que des lambeaux de vêtements, les chanteurs étaient enroués et la mosquée était remplie d’émanations odorantes qu’il devenait impossible de supporter plus longtemps sous peine d’asphyxie. Enfin, le grand-prêtre fit un signal, et chanteurs, danseurs et tambours s’arrêtèrent à la même seconde. Le plus profond silence succéda au vacarme étourdissant de tout à l’heure, et, à un second signal, tous les Aïssaoua se précipitèrent, face contre terre. Au bout de quelques minutes, tous ces hommes, calmés par ce court moment de repos, se levèrent les uns après les autres, allèrent ramasser les parties de vêtements qu’ils avaient perdues dans la bagarre, et se retirèrent sans bruit, isolément, et sans s’adresser la parole.

Pour mon compte, j’étais horriblement fatigué, physiquement et moralement, et je suis persuadé que si la cérémonie eût duré une heure de plus, j’aurais fini par être halluciné comme tous ces pauvres diables. Je ne respirai à mon aise que lorsque je fus loin de cette infernale mosquée.

A. HERMANT.

 

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