Victor-Arsène Choquet. Hypnologie, ou du Sommeil considéré dans l‘état de santé et de maladie. Dissertation n° 124, présentée et soutenue à l’École de Médecine de Paris, le 17 novembre 1808. A Paris, de l’imprimerie de Didot le jeune, 1808. 1 vol. in-4°. Texte intégral.
Victor-Arsène Choquet. Chirurgien Aide-Major au vingt-huitième régiment d’infanterie de lige.
— Sur l’empoisonnement de deux soldats par l’hyosciamus-niger. Journal de médecine, de chirurgie, de pharmacie… tome XXV, Septembre 1812.
— Projet d’une réorganisation du personnel de santé des armées de terre, par le Dr Choquet, V.-A.,… présenté à MM. les représentants de l’Assemblée nationale législative. Paris : impr. de L. Martinet, 1851.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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HYPNOLOGIE
OU
DU SOMMEIL,
Considéré dans l’état de Santé et de Maladie.
Tous les êtres dans la nature forment une chaîne. On ne peut entrer dans la considération isolée d’une division de ces êtres, sans en détacher un chaînon. Ce sont-là de ces vérités qu’on ne saurait contester. Elles ont pour appui les lois de la nature, l’observation et le mérite des grands hommes qui les ont établies : cependant les animaux sont distingués des plantes. Cette portion de la vie, source d’une communication intime avec les objets extérieurs, caractérise essentiellement les premiers, dont la vie se sépare encore, par rapport à l’étude, en deux sections, vie animale et vie organique (1). Bichat, qui a renouvelé cette belle division, en a tiré les conséquences les plus heureuses, et une des grandes distinctions qu’il a établies entre ces deux vies repose sur l’intermittence périodique des fonctions de la première, et la continuité non-interrompue des fonctions de la seconde. C’est l’intermittence [p . 6] périodique des fonctions de la vie animale qui va particulièrement nous occuper ici.
Le Somnus plantarum de LINNÆUS, et son Horologium Floræ, basé sur ce que le sommeil des plantes revenait à la même époque du jour dans les mêmes espèces, les considérations et les expériences sur les plantes dormeuses, faites et adressées au professeur de botanique à Upsal, par J. Hill, naturaliste anglais, porteraient à penser, au premier abord, que ces célèbres naturalistes ont observé dans les plantes une intermittence d’action semblable au sommeil des animaux ; mais ce terme, qu’ils ont probablement pris métaphoriquement, me paraît désigner l’espèce de sensibilité et de contractilité qu’on a remarquée dans les feuilles ou folioles de certaines plantes, lorsqu’on les irrite ou qu’on les soustrait à l’action de la lumière. Le Mimosa pudica, le Dionæa muscipula, l’Hedysarum girans, offrent ces particularités; mais on observe aussi que toutes les plantes n’ont pas besoin d’être irritées ou privées de la lumière pour opérer ces mouvemens ; de ce nombre est l’oxalis stricta. Cette exception me porte à présumer que la contractilité dans les plantes pourrait fort bien ressembler à ce qu’on nomme dans les animaux contractilité de tissus. Cette contractilité, comme on le sait, dépend exclusivement de la texture de l’organe, et non d’un mode de sensibilité, qu’on est naturellement peu porté à admettre dans les plantes. La sensitive elle-même ne prouve pas d’une manière irrévocable l’assertion des botanistes à cet égard, puisque MM. Hallé, Cels et Silvestre ont observé que ce mouvement se conservait jusque dans les feuilles qu’on avait séparées du végétal, et qui, par conséquent, ne jouissaient plus de la vie (2).
L’expérience de M. Desfontaine, sur le mimosa, non-sensible au tact, ne me paraît pas non plus assez concluante pour admettre définitivement un pareil mode de sensibilité. Cette expérience consiste [p. 7] à verser sur une des feuilles de la plante quelques gouttes d’eau, et sur une autre feuille de la même plante quelques gouttes d’acide sulfurique : il est constant que celui-ci, par ses propriétés astringentes, déterminera cette crispation et ce racornissement qui appartiennent au tissu, et qui ne sont modifiés par aucun mode de sensibilité. Ces propriétés sont analogues à l’effet que produit le calorique sur les organes privés de la vie. Le végétal n’ayant point de sens, n’ayant de communications avec les objets extérieurs, que celles établies par sa vie végétative et par une de ses fonctions la plus importante, la nutrition, ne jouit pas du sommeil ; cette intermittence d’action dans la vie externe est donc l’apanage exclusif des animaux. Je ne ferai point ici l’apologie de mon sujet ; chacun en sent facilement tous les avantages, et il est inutile que je démontre les vues bienfaisantes que l’auteur de la nature a eues en donnant à l’honnête homme ce puissant moyen d’oublier ses maux, et en faisant subir au criminel, qui en est privé, une punition anticipée de ses forfaits !Jan Saenredam – 1595.
Le sommeil sopor, et somnusdes Latins, s’entend du besoin de dormir, ou de cet état dans lequel les sens et les organes soumis à l’empire de la volonté cessent d’être en action. Cette cessation est momentanée et revient à des périodes assez régulières. Les sens, dans cet état, ne me paraissent pourtant pas privés de toutes communications avec les objets extérieurs, comme des physiologistes semblent l’avoir pensé; mais par le changement arrivé dans la sensibilité de ces organes, ils ne reçoivent plus qu’une impression légère qui, en se bornant à ce degré que Bichataappelé sensibilité organique, n’établit plus de communication entre ces organes et leur centre commun, le cerveau. Ce que j’avance est tellement vrai, que , si on ouvre l’œil à un animal qui dort, l’action de la lumière fera resserrer l’iris aussi fortement que pendant la veille. Le gaz ammoniacal fait impression sur la muqueuse du nez, et l’irritation produite par les barbes d’une plume détermine [p. 8] le mouvement des lèvres ; peut-être même est-il des circonstances où le changement d’état arrivé dans le cerveau est alors le seul obstacle à l’exercice des sensations. Les sens peuvent donc fort bien veiller, et cependant le sommeil être complet. Or, si cet état a quelquefois lieu, plus ordinairement ce sont les sens qui dorment, et le cerveau seul parait veiller ; c’est un des cas qui amène ce que j’appelle un sommeil incomplet, et que j’examinerai à l’article des songes.
Le sommeil, comme on a déjà pu le voir par ce qui vient d’être dit, se sépare naturellement en deux divisions, savoir : le sommeil complet, ou celui dans lequel tout ce qui est du domaine de la vie animale dort ; le sommeil incomplet, ou cet état pendant lequel le cerveau seul, avec quelques sens, veille. Il est encore un genre de sommeil appelé léthargique, que, pour le distinguer de la léthargie produite par le froid excessif, qui est souvent une maladie mortelle, M. Mangilli, professeur d’histoire naturelle à Pavie, a appelé léthargie conservatrice.
CHAPITRE PREMIER.
Du Sommeil dans l’état de santé.
J’examinerai dans cette première partie : 1.° les causes du sommeil, 2.° les causes de l’insomnie, 3.° les effets du sommeil, 4 ° les effets de l’insomnie, 5.° l’état des fonctions pendant le sommeil, 6.° la durée du sommeil dans les différens âges et dans diverses espèces d’animaux ; 7.° enfin l’état des fonctions animales dans le sommeil incomplet ou l’Histoire des Songes.[p. 9]
§. I
Causes du sommeil.
Les anciens physiologistes ont avancé que le sommeil était le produit de la compression du cerveau et de l’afflux du sang à la tête. Mais ces causes ne pouvant produire qu’un sommeil maladif, je me propose d’examiner leur influence à l’article maladie. L’absence du fluide nerveux et son défaut de circulation ont encore été pris tour-à-tour comme devant produire cet état : je me garderai bien de prononcer sur la valeur de ces causes qui trouvent assez d’opposans parmi les modernes, peu disposés à admettre même l’existence de ce fluide. Pour moi, je me contenterai de dire que, dans l’état actuel de la science physiologique, on n’a point du tout besoin de fluide nerveux pour expliquer les phénomènes de la vie, et que je ne lui ferai jouer aucun rôle dans l’explication des objets qui ont rapport au sujet que j’ai entrepris de traiter. Je regarde donc comme causes éloignées du sommeil, le silence, l’obscurité, une température douce, un air humide, un grand vent, l’éloignement de tous les objets capables d’exciter les sensations, le calme de l’esprit, l’inaction du corps et toutes les positions qui facilitent le repos, la plénitude de l’estomac, l’excès de veille, une fatigue modérée ; car nous verrons que l’excès de travail et la trop grande faiblesse rentrent dans les causes de l’insomnie, et qu’on ne peut se livrer à la douceur du sommeil dans cette circonstance, qu’après s’être un peu reposé et avoir pourvu à la réparation d’une partie de cette trop grande faiblesse. Un bruit monotone, quand même il serait excessif, dispose encore au sommeil ;ainsi le tumulte d’un camp, le son du tambour, les commandemens d’exercice, loin d’empêcher le militaire, qui en est dispensé, de se livrer au repos, favorisent, au contraire, sa somnolence, au moins tel est l’effet que j’ai remarqué sur moi-même. Il est vrai qu’un de mes confrères, peut-être moins enclin au sommeil [p. 10] profond, était réveillé par la Diane, et par les premiers cris de garde à vous, arrondissez le poignet, etc., etc. ; mais il se rendormait aussitôt, et rendait compte à son lever du temps de l’exercice qui l’avait interrompu. L’habitude entre pour beaucoup dans la modification de ces effets, qui sont pourtant généralement constans. On doit encore mettre au rang des causes éloignées du sommeil la monotonie, comme le murmure d’un ruisseau, le bruit d’une gouttière, celui d’un moulin, une mauvaise musique, un discours ennuyeux ; une évacuation immodérée, une hémorrhagie , la suite d’une opération qui a enlevé la cause d’une vive douleur, l’action des narcotiques, l’excès des spiritueux, sont encore mis au rang de ces causes. L’obésité est aussi regardée comme déterminant le sommeil. Haller dit, à cette occasion, avoir guéri un professeur d’une somnolence continuelle, en diminuant son embonpoint, par l’usage du savon et des purgatifs (3).
Je vais maintenant essayer d’exposer quelques causes prochaines du sommeil. Cette partie de la physiologie et de l’étude des sensations en particulier n’est pas la plus avancé ; il faudrait avoir déterminé s’il existe ou non un fluide, principe de tous nos mouvemens et de toutes nos sensations, ou s’il y a dans les nerfs, un état particulier qu’on puisse déterminer à priori, en calculant, comme on le fait maintenant par sommes, leurs divers degrés de sentimens. M. Richerand, dans sa physiologie, article sensations, s’exprime ainsi : « La veille peut être considérée comme un état d’effort et de dépense considérable du principe sensitif et moteur, par les organes de nos sensations et de nos mouvemens. Ce principe eût été bientôt épuisé par cette effusion non-interrompue, si de longs intervalles de repos n’eussent favorisé sa réparation. » D’après ces données, il n’y a rien de plus facile, en apparence, que [p ; 11] d’exposer la cause prochaine du sommeil. Ainsi il devra être la suite immédiate de la dépense de ce principe sensitif et moteur, et son effet sera de le réparer ou de mettre les organes à même de créer un nouveau principe semblable en tout au premier. Malgré le respect qu’inspireront toujours aux élèves, par la multitude de leurs points d’utilité, les savans ouvrages de ce professeur, déjà si distingué, il permettra à un de ceux qui le révèrent le plus de regretter ici que cette théorie, à l’imitation de celle du fluide nerveux, puisse cesser un jour d’être de mode, et qu’on doive en revenir à de nouvelles suppositions ; car j’avoue que faire consister la cause prochaine du sommeil dans l’insensibilité du cerveau et des organes des sens, amenée par l’habitude d’être long-temps soumis aux mêmes agens, ne vaut pas mieux ; il se passe-là certains effets sur lesquels nous n’aurons encore, de long-temps, des données positives. C’est malheureusement le défaut de nos connaissances en physiologie.
§. II.
Causes de l’Insomnie.
Elles se déduisent de l’opposition à celles qui occasionnent le sommeil : ainsi l’insomnie est produite par la présence des stimulans des sens par l’état même de ces organes ; celui du cerveau, après une méditation trop longue et trop profonde, par des douleurs lancinantes, par le froid, sans être excessif; car nous verrons qu’il est un degré où cette diminution dans la quantité du calorique cause d’abord le sommeil, puis la léthargie, et enfin la mort. Un excès de fatigue, des besoins, comme la faim, la soif, des accès d’asthme convulsif ou de goutte, l’inquiétude, l’ambition, la haine, l’amour, et en général toutes les fortes passions, en déterminant dans les nerfs une excitation si voisine de la maladie, s’opposent encore au sommeil. Malgré la véracité que j’admets dans un auteur qui nous [p. 12] rapporte que le grand Alexandreet Condé s’abandonnaient tranquillement au sommeil la veille d’une grande bataille qu’ils devaientdiriger en personne, je crois difficilement à ces faits. Ils dénoteraient plutôt l’insouciance et l’apathie, que l’énergie, compagne ordinaire des rares talens, qu’on accorde généralement à ces capitaines. N’a-t-on pas vu le héros d’Austerlitz et d’Iéna, que le sang-froid et l’habitude de vaincre doivent rassurer d’avance sur le succès d’une entreprise, s’abstenir pourtant de s’y livrer en pareilles circonstances, ainsi que l’ont démontré en Moravie ces torches de paille destinées d’abord à l’éclairer dans la ronde qu’il fit au camp, la veille du 2 décembre, à jamais mémorable, et qui, en se prolongeant, formèrent une illumination qui annonça au redoutable Russe notre double fête du lendemain.
§. III.
Effets du Sommeil.
Le propre des organes des sens et de ceux soumis à la volonté étant d’avoir des intermittences d’action, par cela même qu’ils ont agi, il en résulte qu’après s’être fatigués dans l’exercice, ils recouvrent de nouvelles forces par le sommeil. Cette réparation, soit qu’elle consiste dans la formation d’un nouveau principe de sentiment et de mouvement, soit enfin que nos organes recouvrent seulement la faculté d’être de nouveau impressionnés, cette réparation, dis-je, est d’autant plus parfaite, que les organes ont été moins fatigués, que le sommeil a eu plus de durée, et vice versâ. On sait aussi que, pour que le sommeil soit réparateur, il faut qu’il soit complet ; car les rêves, quelque gais qu’ils puissent être, fatiguent toujours, il faut aussi que le corps soit placé de manière à ce que les muscles soumis à la volonté puissent être dans un état total de relâchement ; sans cela le défaut de position qui détermine souvent une difficulté de respirer et un sentiment de pesanteur sur la poitrine, mettrait l’homme dans un état de débilité [p. 13] beaucoup plus grande que s’il ne s’était pas du tout livré au sommeil. Ces effets sont le produit de maladies que nous examinerons à leur article. Or, si le sommeil a toutes les conditions requises, il produit un bien-être étonnant ; on se meut facilement, l’esprit est libre, et c’est dans cet instant qu’on peut l’exercer avec de grands succès : il n’est personne, en effet, qui n’ait remarqué que l’aptitude à la méditation s’enchaîne toujours à un doux sommeil.
§. IV.
Effets de l’Insomnie.
Nos organes, trop long-temps soumis à l’action des objets extérieurs, acquièrent une susceptibilité plus grande ; la sensibilité, poussée par des irritations continuelles à l’état maladif, détermine la fatigue ; des indigestions, la maigreur, des fièvres, comme l’angioténique , la méningo-gastrique, l’adéno-méningée ; des affections nerveuses. Ainsi la fièvre ataxique, quelquefois compliquée par l’adynamique, souvent aussi l’exaltation de l’imagination après avoir créé mille fantômes, produit des accidens nerveux d’où naissent, par suite, un sommeil agité par des rêves, le somnambulisme, la manie, etc. etc.
§. V.
État des fonctions pendant le Sommeil.
Les sens, tant externes qu’internes, sont, comme nous l’avons déjà vu, dans une inaction absolue pendant le sommeil ; et à l’invasion de cet état, si l’on peut appeler ainsi son commencement, les impressions tactiles deviennent difficiles, confuses, pénibles même ; les saveurs, les odeurs, les sons et les images cessent d’être perçus, et tout ce qui compose l’entendement devient momentanément nul. Ainsi plus d’imagination, plus de réflexion, plus de jugement, plus de mémoire, enfin toute méditation a cessé ; joignez à cela [p. 14] l’inaction qui arrive dans les muscles soumis à la volonté, et vous verrez que la vie de l’homme devient alors une vie purement végétative. En effet, la plante n’a, en tout temps, de rapports de communication qu’avec ses feuilles et ses racines pour sa nutrition ; l’homme dans l’état de sommeil n’en a pas davantage ; je compare son poumon aux feuilles, et son estomac aux racines du végétal.
Je vais exposer l’ordre à-peu-près dans lequel la progression du sommeil s’annonce aux yeux de l’observateur curieux. Les sens fatigués cessent d’être impressionnés, ou s’ils le sont, ne réagissent plus sur le cerveau, dont l’énergie est aussi de beaucoup diminuée ; un désir insatiable de se livrer au repos vient accabler l’homme, qui n’a plus assez de courage pour envisager les fatigues et les périls, sans une émotion qui le glace d’effroi ; aussi le voit-on, pusillanime, abandonner son corps au hasard. (C’est dans de pareilles circonstances qu’après avoir passé quelques nuits sans dormir, j’ai fait à cheval et au pas, sans m’en apercevoir, une ou deux lieues, dans cet état de demi-sommeil mille fois plus accablant que la veille même.) Enfin les muscles des paupières supérieures cessent leur action ; celles-ci se ferment par leur propre poids ; on éprouve des pandiculations, les muscles de la région cervicale se relâchent, la tête se penche ; ceux des membres éprouvent le même sort, ceux-ci se fléchissent, le tronc se courbe. Si la volonté, dans cet instant, vient à reprendre son empire, il est de courte durée ; la voix qui était éteinte se fait alors entendre d’une manière pénible, languissante, la tête, légèrement soulevée par cette réaction, retombe bientôt sur son appui, le tronc se fléchit davantage, et quelques bâillemens viennent terminer ce douloureux combat. C’est en vain que l’homme voudrait se soustraire au sommeil, il le peut bien pour un temps déterminé, mais il arrive enfin une époque à laquelle il faut qu’il succombe. C’est ainsi que, pressés par ce puissant besoin, des esclaves s’y sont abandonnés sous les verges dont on les frappait, que des malheureux s’y sont livrés au milieu même des tourmens de la torture [p. 15]
Il me reste maintenant à examiner l’état des fonctions organiques pendant le sommeil. Les avis des physiologistes sont partagés sur ce point : quelques-uns n’admettant l’addition ou l’augmentation de force dans un point de l’économie, qu’autant qu’il y a soustraction ou diminution de ces mêmes forces dans un autre point ; et, observant que la vie animale était presque annulée pendant le sommeil , ils ont prétendu qu’il était impossible qu’il n’y eût pas concentration des forces dans les organes destinés aux fonctions organiques. Hippocrate a dit, à cette occasion, motus in somno intrô vergunt, etc. Et ailleurs : Somnus labor visceribus, etc. etc. Ainsi, d’après le père de la médecine, la circulation, la respiration, la digestion, les secrétions, et enfin la nutrition, s’exerceraient d’une manière plus active. L’expérience, comme nous le démontrerons par la suite, est loin d’être d’accord avec ce principe, qui, appliqué à la pratique médicale, deviendrait la source d’une multitude d’erreurs. D’autres ont pensé, au contraire, que ces fonctions, suivant la loi des fonctions animales, s’affaiblissaient pendant le sommeil, et ils ont même poussé cette idée jusqu’au point de supposer une intermittence d’action dans la respiration et la circulation des animaux qui passent les deux tiers de leur vie en léthargie. C’est peut-être par extension de cette idée qu’on a comparé le sommeil à la mort : aussi Homère et Hésiode ne manquent-ils pas de l’appeler le frère de la mort, dont il est, disent-ils, la plus parfaite image ; et si ce que Pausanias rapporte est vrai, les Lacédémoniens joignaient ensemble dans leurs temples l’effigie du sommeil et celle de la mort. Mais laissons-là toutes ces fictions dont on s’efforcerait en vain de tirer quelques conséquences utiles et applicables au point que nous traitons…
Desphysiologistes modernes pensent encore différemment à cet égard, et, s’ils voient pendant le sommeil, la digestion et la nutrition augmentées, ils trouvent quelques secrétions diminuées. La génération, qui a naturellement de grands intervalles de nullité pendant la veille, suit, disent-ils, la loi d’engourdissement des sens pendant le sommeil complet. Je pense, relativement à cette dernière [p. 16] fonction, comme eux ; et si nous voyons quelques signes qui annoncent qu’elle a pu se soustraire à l’engourdissement général des organes de la vie animale, c’est dans le cas de sommeil incomplet : et, comme nous le verrons, cette troupe légère des enfans du sommeil, qui peint souvent la réalité d’une manière si parfaite, annonce, dans le moment, l’évigilation des sens internes. On ne peut douter, dans ce cas, que l’imagination et la mémoire ne se prêtent un secours mutuel. Quant à la digestion, je ne crois pas que le sommeil puisse la favoriser ; l’excès d’exercice et l’excès de repos lui sont également contraires. Il n’y aurait donc que cette concentration des forces à l’estomac qui pût donner raison de ce phénomène, et je vais prouver qu’elle est illusoire. Quoique le sommeil (je prends ici ce terme pour le besoin de dormir) arrive toujours après un grand repas, et que personne ne doute qu’il ne soit la suite de l’affaiblissement des sens et du cerveau, l’estomac, dans l’état de plénitude, n’en est pourtant pas plus fort ; au contraire, je dis qu’il est plus faible, et que les frissons et la gêne qu’on ressent toujours dans cet état pénible n’annoncent pas du tout cette déviation des forces à l’intérieur : l’estomac ne devient donc pas, ainsi qu’on le pense, un centre commun où viennent se rendre toutes les forces soustraites aux sens en état de somnolence, et d’où l’on déduit encore, mal-à-propos, la perte subite que ceux-ci éprouvent du mouvement et du sentiment. Bichat, en distinguant les fonctions propres aux nerfs composés, ou qui émanent des ganglyons, de celles des nerfs particuliers à la vie animale et qui ont un centre unique, le cerveau, a, je pense, suffisamment démontré que les fonctions organiques n’étant nullement sous l’empire des nerfs de la vie animale, elles ne pouvaient être modifiées aussi directement par les altérations survenues dans les propriétés de ces mêmes nerfs ; ainsi la circulation capillaire, la sécrétion, l’exhalation, l’absorption et la nutrition, étant sous la dépendance de la sensibilité organique, n’éprouvent aucune modification dans le sommeil, où la sensibilité animale seule paraît altérée. Mais j’ai dit que le sommeil, les frissons, l’état de gêne et de malaise qui arrivent [p. 17] ordinairement après le repas, n’étaient pas le produit de la concentration des forces vers l’estomac ; et le café, qui a la propriété de faire disparaître tous ces signes d’une digestion pénible et laborieuse, prouve assez la vérité de mon assertion ; car il n’agit, comme chacun le sait, qu’en excitant d’abord l’estomac, avec lequel il est mis en contact immédiat ; et le propre de cette excitation étant d’y appeler les forces de la vie, il devrait donc, d’après l’idée qu’on a déjà de la concentration de ces forces dans cet organe, augmenter le désir de dormir, les frissons et l’état de gêne. Cependant, grâce à la facilité avec laquelle nous savons nous créer de nouveaux besoins, le dernier des artisans ne se tromperait pas maintenant sur les propriétés du café. La circulation, les sécrétions et la nutrition, étant soumises aux mêmes lois, n’éprouvent donc de variations pendant le sommeil, que celles qu’on peut déduire du temps qui s’est écoulé depuis qu’on a pris les alimens, de l’état des organes, de mille influences particulières à la sensibilité organique, et qui n’ont que peu de rapports avec les fonctions de la sensibilité animale ; or, comme nous l’a fait observer Bichat, il n’en est pas de même de cette dernière, que l’on ne conçoit que difficilement, surtout dans son état naturel, et dans les sensations externes, sans l’influence nerveuse intermédiaire au cerveau et à la partie qui reçoit l’impression.
§. VI.
Durée du Sommeil dans les différens âges et dans diverses
espèces d’animaux.
La sensibilité de nos organes, qui varie à chaque époque de notre vie, donne la raison des changemens que subissent nos facultés dans les différens âges : or, les organes des sens se laissant différemment impressionner dans chacun de ces états, leur cessation d’activité devra donc aussi éprouver des variations, non-seulement Par rapport à son mode, mais encore eu égard à sa durée. Ne [p. 18] voyons-nous pas en effet que l’enfant, pour qui tout est nouveau, à qui les sens perpétuellement en action offrent sans cesse des moyens d’analyse, multiplient ses découvertes, et parviennent ainsi à étendre la sphère de ses facultés, éprouve cette intermittence de l’action des sens avec une durée analogue à la fatigue de ses organes ; et si vous considérez que ceux-ci ne faisant que commencer à se développer, doivent beaucoup plus fatiguer que dans un autre âge, vous aurez de suite la raison pour laquelle les enfans, dans l’état de santé, passent au moins la moitié de leur existence dans le sommeil, dont la durée semble par la suite se resserrer à proportion qu’ils approchent davantage du terme de cette existence. Cette durée est moindre dans l’adolescence, et elle est au plus du tiers de la journée dans l’âge adulte. L’axiome de l’école de Salerne, sex horas dormire satis, n’est pas vrai pour tous les tempéramens, à cette époque de la vie : car, si cette durée suffit à l’homme d’un tempérament lymphatique, il n’en serait pas ainsi de celui qui, avec un tempérament sanguin ou nerveux, aurait exercé long-temps et fortement ses facultés intellectuelles. Les hommes qui travaillent d’esprit et les hommes nerveux doivent donc dormir plus long-temps que les autres. Loin de penser, avec un jeune physiologiste, que l’inconstance morale des femmes, en les rapprochant de l’enfant, soit la raison pour laquelle elles ont plus besoin de sommeil, je suis bien persuadé que la susceptibilité nerveuse, qui leur fait partager d’une manière si éminente les qualités que j’ai reconnues dans les hommes dormeurs, est véritablement la cause qui fait que le repos des sens est un puissant besoin chez elles. Or je ferai observer en passant que, si quelquefois l’activité de l’esprit et le trop long exercice des sens disposent à la somnolence, plus souvent l’excès du sommeil produit de grands sots; car il ne faut pas confondre ce puissant besoin du dormir chez les hommes qui exercent sans cesse leurs facultés avec cette léthargie habituelle qui se termine toujours par l’idiotisme.
Les vieillards goûtent peu les douceurs du sommeil ; il est chez eux très-court et souvent interrompu. Ce n’est pas parce qu’arrivés [p. 19] à l’âge de l’avarice, la défiance les tient éveillés ; ce n’est pas non plus parce que la rigidité de leurs fibres les rend plus difficiles à impressionner, car il est faux qu’à cet âge les hommes soient devenus impropres à la perception et aux exercices des sens internes. Et je souhaiterais à beaucoup de jeunes gens, qui jouissent encore de toute la souplesse de leurs fibres, le succès que certains vieillards retirent encore tous les jours de l’exercice de leurs sens. Cependant ils dorment moins, et je crois en trouver la raison dans l’habitude qu’ils ont d’exercer leurs facultés ; habitude qui fait que ce qui est pour nous un travail dur, pénible même, n’est pour eux qu’un exercice léger, qu’une récréation enfin.
La durée du sommeil est encore différente en raison de l’habitude, de l’état sain ou malade, et de la régularité avec laquelle on s’y livre aux mêmes époques du jour.
Je vais maintenant considérer la durée du sommeil dans les animaux, parce que cette durée offre des phénomènes particuliers, desquels on peut tirer des inductions utiles dans des cas semblables qui arrivent chez l’homme malade, comme je me propose de l’examiner ailleurs. Je veux parler de la léthargie appelée conservatrice, pour la distinguer de la léthargie mortelle produite par le froid excessif.
Le sommeil des animaux domestiques est à-peu-près semblable à celui de l’homme, par rapport à ses causes, à ses effets, à sa durée ; et on n’observe de différences notables que dans un grand nombre d’animaux à sang froid, et plusieurs de ceux à sang chaud ;comme la marmotte, leloir, le muscardin et la chauve-souris. Ces animaux, dont l’habitude est de passer les deux-tiers de leur existence dans le sommeil léthargique, amassent pendant l’évigilation de quoi fournir à la nutrition pendant le sommeil et pendant les instants, de réveil, quoique très-courts, qui arrivent quelquefois pendant l’hibernation, et sont toujours subordonnés aux variations de la température, qui s’élève parfois beaucoup et subitement par des accidens arrivés dans certaines régions de l’air où [p. 20] il paraît qu’il y a passage de corps de l’état gazeux à l’état liquide, puisque les chimistes ne sauraient autrement concevoir le dégagement du calorique. Aussi voyons-nous que ces dormeurs sont très-gras avant de se livrer au sommeil. Quelques naturalistes ont pensé que ces animaux presque totalement engourdis n’exerçaient que faiblement leurs fonctions organiques ; d’autres, qu’elles étaient entièrement suspendues. Ainsi, d’après ces derniers, la respiration, la circulation, et par conséquent la nutrition, étaient devenues nulles. Nous verrons combien cette dernière opinion est surtout peu fondée. Buffon lui-même dit, à l’article marmotte, que ces animaux ne perdant rien par la transpiration, n’ont pas besoin de réparer. Je crois, comme l’avance ce célèbre naturaliste, que l’état de la peau pendant le sommeil léthargique ne permet guère de concevoir la possibilité de l’exercice de la transpiration. Mais les animaux ne perdent-ils que par cette fonction ? et la respiration qui s’exerce, à n’en pas douter, n’est-elle pas une voie suffisante à la majeure partie des excrétions, sans lesquelles on ne peut concevoir d’assimilation ? Au reste, la diminution du poids de ces animaux, qui ne laisse aucun doute sur l’exercice de la respiration, n’en laisse par conséquent pas pour celui de la circulation, des secrétions et de la nutrition pendant ce profond sommeil. Or on observe aussi que, si ces animaux font des pertes pendant cet état, ils en font davantage encore pendant des instants même très-courts d’évigilation ; et on en trouve la raison dans le réveil des organes, qui, n’ayant eu qu’une faible dépense à faire pendant leur sommeil, sont astreints à en faire une plus grande pour entrer de nouveau en action. Les animaux dans l’hibernation paraissent, au premier aspect, privés de la vie ; ils sont roulés en pelote. Les marmottes ont les yeux fermés, les dents serrées ; et si on les tient dans les mains, elles paraissent tout-à-fait froides. Cependant M. Mangili a observé que, lorsqu’on les piquait, qu’on les excitait de plusieurs manières, elles donnaient des signes non-équivoques de mouvemens d’irritabilité, et il dit avoir aperçu dans cet instant une faible dilatation et un [p. 21] abaissement successif dans les flancs, ou quelque indice d’une respiration languissante. Mais ce savant naturaliste, ayant voulu s’assurer si cette respiration avait une période régulière, fit l’expérience suivante. Il plaça une marmotte en léthargie sous une cloche dont les bords étaient plongés dans de l’eau de chaux très-claire ; au milieu de la cloche était un piédestal qui portait une pièce de bois un peu concave, sur laquelle la marmotte était placée comme dans un nid. Ayant eu soin que l’eau fût exactement de niveau au-dedans et au-dehors de la cloche au moment de l’immersion, il trouva, douze heures après, qu’elle s’était élevée de trois lignes dans l’intérieur de la cloche, et qu’il s’était formé une pellicule à sa surface. Il lui restait à examiner l’état de l’air renfermé sous la cloche et la nature de la pellicule. A l’aide de l’eudiométre de Volta, il trouva que le premier avait perdu une portion de son oxigène, et à l’effervescence que produisirent quelques gouttes d’acide sulfurique jetées sur la pellicule, qu’elle était le résultat de la formation d’un carbonate de chaux. Cette expérience, qui prouve que la respiration n’est point suspendue pendant le sommeil léthargique, suffit aussi pour nous convaincre que la circulation, les secrétions et la nutrition s’exercent aussi, puisque, comme nous l’avons déjà vu, l’exercice de l’une est intimement lié à celui des autres. Concluons de ces vérités, que les fonctions organiques ne peuvent être long-temps suspendues, dans quelque état que ce puisse être de la vie, sans causer infailliblement la mort. Il n’en est pas de même de l’énergie de ces fonctions ; car, pendant le sommeil léthargique, la respiration, et par conséquent les autres fonctions organiques, sont beaucoup moins apparentes que dans l’état d’évigilation : aussi n’observe-t-on dans les mammifères dormeurs que quatorze mouvevemens respiratoires dans l’espace d’une heure, tandis que dans l’étatde veille parfaite il y en a environ quinze cents.
La soustraction du calorique, ou le froid, qui influe si essentiellement sur la durée de la léthargie conservatrice, avait fait penser aux physiologistes que, puisqu’il augmentait la léthargie mortelle, [p. 22] il était naturel qu’il produisît le même effet sur la léthargie conservatrice. Mais loin que la diminution de la température augmente ce dernier état, nous voyons au contraire qu’elle produit l’évigilation, surtout si elle est à huit ou neuf degrés au-dessous de zéro. Elle peut bien déterminer ensuite la léthargie mortelle, mais ce n’est qu’après avoir produit l’évigilation de la léthargie conservatrice, comme le démontre l’observation suivante.
« Le matin du 4 février 1803, je trouvai sur la tablette extérieure de ma fenêtre une chauve-souris commune qui était morte. Ce pauvre animal, engourdi depuis quelques mois dans un trou de la muraille voisine, avait sans doute été réveillé par la rigueur du froid de la nuit précédente, qui avait été de onze degrés. Il avait volé jusqu’à la fenêtre de ma chambre, dans l’espoir d’y entrer, mais ayant trouvé les vitres fermées, et ses ailes étant trop engourdies pour qu’il pût voler plus loin, il fut attaqué de la léthargie mortelle, sans pouvoir s’en garantir en changeant de place (4) ».
Le terme moyen de la température favorable aux animaux en hibernation est de cinq à neuf degrés au-dessus de zéro, thermomètre de Réaumur. Troisou quatre degrés de froid produisent l’évigilation, et, à sept degrés au-dessous de zéro, les marmottes s’éveillent en faisant de grands et de fréquens mouvemens d’inspiration ; elles donnent des signes de malaise et de douleur, parfois elles éprouvent subitement des convulsions dans le tronc et les membres. On peut donc, à son gré, éveiller ou endormir ces animaux, en variant la température du lieu où on les expose. Mais, comme je me propose de le dire à l’article léthargie mortelle, une chaleur subite déterminerait la gangrène de quelques organes, et enfin la mort de l’animal. [p. 23]
État des fonctions de la vie animale dans le Sommeil incomplet,
ou histoire des Songes.
Nous avons dit qu’il était un état où, susceptibles encore de l’impression des objets extérieurs, les sens ne réagissaient plus sur le cerveau. Diverses expériences ont démontré la vérité de cette assertion, de laquelle je ne puis rendre raison qu’en admettant une excitation qui puisse se borner à la partie, et par conséquent n’affecter que la sensibilité organique, ou que cette impression plus vive puisse être transmise au cerveau, sans que l’état d’affaissement de celui-ci lui permette d’en avoir la conscience : alors c’est le cerveau seul qui dort, les sens veillent, mais sans produire de sensations. Plus souvent c’est le cerveau seul qui veille, les sens jouissent alors d’un parfait repos ; c’est le moment de l’exercice de la mémoire, comme nous le voyons par les rêves que produit cette faculté : l’imagination n’en est que plus active ; elle crée des illusions, des chimères, et enfante mille idées monstrueuses et plus ou moins incohérentes. Les songes dérivent donc de deux causes : ils sont le produit de la réminiscence, et ils sont vrais ; ou celui de l’imagination, alors n’ayant aucune régularité, variant autant que la cause qui les produit, ils affectent autant de formes que l’exaltation de cette cause peut avoir de degrés différens. Le jugement est donc nul relativement à cette dernière espèce de songes. Il n’en est pas de même des premiers, qui sont un parfait miroir des impressions qui ont agité l’âme pendant la veille, et qui recueillis, comme cela peut se faire avec quelques précautions, lorsqu’un ou deux sens veillent conjointement avec la mémoire, pourraient arracher bien des secrets… Les songes ne se présentent pas toujours avec des formes aussi simples. A l’instar des maladies, dont ils sont si voisins, ils se compliquent quelquefois : alors l’imagination et la mémoire s’exercent [p. 24] de concert, et les songes, qui ne sont plus rectifiés par le jugement, n’affectent aucune forme bien déterminée.
Je définis les songes, d’après les considérations que je viens d’établir, certaines impressions rappelées à l’âme, ou éprouvées par l’âme, pendant l’intermittence incomplète des fonctions de la vie animale. On a beaucoup écrit sur les songes. Les mythologistes, qui les ont déifiés, en ont essentiellement reconnu trois : ils n’habitent que les palais des rois et des grands ; ce sont Morphée, Phobetor et Phantase. Les poètes en ont reconnu de deux sortes : les uns nous viennent par la porte de corne, et ils sont vrais ; les autres qui sortent par la porte d’ivoire, sont au contraire trompeurs, et ne font voir que des choses qui ne peuvent jamais avoir lieu (Que de mortels ont eu de ceux-ci, quoiqu’ils fussent bien éveillés !). Cette distinction, qui paraît être d’Homère, a été répétée par Horaceet Virgile, dont les commentateurs moralistes ont expliqué la porte de corne transparente, par l’air, et celle d’ivoire opaque, par la terre. Ainsi, d’après Cette explication, les songes vrais venaient de l’air et du ciel, et les songes faux des vapeurs terrestres, et de la terre même. Luciena donné la description poétique de l’île des Songes ; le Sommeil en était le roi, et la Nuit la divinité. On trouve dans l’Encyclopédie qu’il y avait des Dieux qui rendaient leurs oracles en songes, comme Hercule, Amphiaraüs, Serapis et Faunus. Les magistrats de Sparte couchaient dans le temple de Pasiphaë, pour être instruits en songe de ce qui concernait le bien public. Enfin l’art que les Grecs ont appelé onéirocritiquea été fort à la mode dans les anciens temps : aussi des philosophes, ou mages de Chaldée, furent-ils condamnés à mort, n’ayant pu satisfaire Nabuchodonosor,qui avait exigé d’eux qu’ils devinassent sans aucune donnée un songe qu’il avait eu et qu’il feignait d’avoir oublié, afin de s’assurer par-là de la vérité de leur explication. Ces malheureux eurent beau protester que leur science ne s’étendait pas si loin, ils n’en subirent pas moins l’arrêt. Le prophète Daniel fut plus heureux, non-seulement il exposa le songe, mais encore il en donna la véritable explication. L’histoire [p. 25] sacrée nous apprend les succès que Joseph a eus dans ce genre. Je passerai l’explication relative au panetier et à l’échanson, dont l’événement prouva si bien la justesse de la prédiction, pour venir à celle du double songe du roi Pharaon,qui est devenue si célèbre. On sait que Joseph dit que ces deux songes n’avaient qu’un même sens ; que les sept vaches grasses et les sept épis pleins annonçaient sept années de fertilité, et que les sept vaches maigres et les sept épis vides désignaient sept années de famine. Non-seulement cette explication lui mérita de sortir de prison, mais encore fit connaître au monarque l’habileté de Joseph, qui fut nommé gouverneur de l’Égypte.
Mais l’abus qu’on a fait d’ailleurs de l’onéirocrisie ne prouve pas en faveur des lumières des hommes de ces temps très reculés. Eh ! pourquoi aller chercher si loin ? Ne voit-on pas de nos jours, aux quatre coins de Paris, des vagabonds, vivant de leurs fourberies, indiquer d’après tel ou tel songe des numéros pour la loterie, et, par une fausse persuasion, ruiner cette classe de joueurs et de joueuses qui vont constamment finir leurs jours à l’hôpital.
Les causes des songes sont, comme nous l’avons déjà vu, la mémoire ou l’imagination agissant séparément, ou toutes les deux ensemble ; ainsi, quand ce que nous avons ressenti pendant la veille tient du plaisir, nos songes sont gais, satisfaisans, remplis d’idées de bonheur ; et une douce mélancolie se continue jusqu’à l’instant du réveil, qui arrive alors toujours trop tôt, ou bien encore jusqu’à la reprise du sommeil, car tels sont les deux modes de terminaison des songes. Si, au contraire, nous avons été mélancoliques et tristes pendant la veille, si nous avons reçu quelques nouvelles désagréables, nos songes nous rappellent des peines, ils sont effrayans ; et si dans cet instant l’imagination vient à s’en mêler, il n’y a pas de formes bizarres qu’ils ne soient susceptibles de prendre. Souvent aussi quelques sens éveillés venant ajouter aux sensations de la veille, celles qu’ils perçoivent dans le moment, et le jugement n’étant pas là pour les coordonner, il se forme des assemblages nouveaux qui, en faisant [p. 26] une moindre impression sur l’âme (parce qu’ils sont moins distincts), se rappellent aussi plus difficilement à la mémoire, lors de l’évigilation : si c’est l’œil qui est éveillé, il se mêle des idées de couleurs de feu, de neige, etc., etc. ; si c’est l’oreille, le bruit, les sons et la musique font alors sensation ; si c’est l’odorat, on perçoit des odeurs, on y attache l’idée de table, d’alimens servis, mais on ne les appète pas ; nous voyons que ce dernier effet n’appartient point aux sens ; si l’on se couche ayant faim, par exemple, il n’y a pas de doute que l’influence de l’estomac sur le cerveau ne déterminera des songes dans lesquels il sera question d’alimens, et il s’y joindra le vif désir de les obtenir. Ainsi, un criminel qui a été dans l’opulence, mourant de faim dans son cachot, se rappelle en songe des tables splendidement servies, et, palpitant à la vue des mets exquis, souffre un peu par le besoin de nourriture, et beaucoup parce qu’il a goûté des jouissances : le malheureux, au contraire, en se trouvant dans les mêmes circonstances, souffre moins, car il a souvent jeûné, et mille sensations délicieuses ne retracent pas à son imagination exaltée tous ces besoins factices , il ne désire que du pain. C’est encore ainsi qu’une de nos parties irritées fait éprouver des rêves de tumeur, qui finissent par se réaliser, parce que le propre de la douleur ou de l’inflammation qui a fait impression est ordinairement de se terminer ainsi. Je ne sais plus où j’ai lu qu’un homme ayant rêvé qu’un soldat polonais lui lançait une pierre et l’atteignait au sternum, le sentiment d’une contusion l’éveilla, et il trouva, en effet, sur cette partie, un phlegmon qui menaça, pendant quelques jours, d’une dégénérescence gangreneuse.
Les praticiens paraissent s’accorder à reconnaître que tel ou tel songe peut être un signe précurseur de telle ou de telle maladie, ou même en être un symptôme : il ne faudrait pas ajouter trop de foi à ces signes toujours plus ou moins équivoques. Cependant Stalh dit que les rêves qui représentent des objets rouges, ou des incendies, sont les signes précurseurs d’une hémorrhagie active (J’ai éprouvé [p. 27] les mêmes rêves dans une fièvre éphémère). Haller voyait en songe des royaumes de feu et des flammes éclairant l’horizon ; les hydropiques voient des lacs et des fontaines. Boerhaave a trouvé une grande quantité de sérosité dans le cerveau des hommes qui rêvaient souvent qu’ils nageaient ou se précipitaient dans l’eau.
Le genre de vie modifie encore singulièrement les songes : le guerrier rêve aux soldats et aux ennemis de l’état ; l’homme religieux s’élève au-dessus des autres mortels par ses méditations sublimes ; l’avare ne voit que voleurs ; l’usurier que banqueroutiers ; le berger rêve à son troupeau et à ses chiens ; le tuteur à sa pupille ; le chasseur court après son gibier, et conséquemment, l’amant ne voit que sa maîtresse.
Les songes ne sont pas particuliers à l’homme. M. Chabert s’exprime ainsi dans son traité sur l’intermittence d’action qui nous occupe ici. « L’espèce humaine n’est pas la seule qui soit en proie à ce genre d’agitation, qu’on appelle rêve. Ce phénomène s’observe encore dans les animaux. Nous n’avons cependant pas de faits qui nous prouvent qu’ils soient sujets au somnambulisme ; mais ils rêvent assez souvent, et nous avons remarqué qu’ils rêvaient d’autant plus, qu’ils étaient d’une nature plus irritable et plus sensible ; ainsi, le chien et le cheval rêvent beaucoup plus souvent que les bêtes à cornes et à laine ; et cette action en eux est aussi bornée que leurs passions. Le chien éprouve de la crainte ; le cheval hennit, les vaches qui allaitent mugissent, et les étalons éprouvent des mouvemens particuliers dans les lèvres, etc. ». [p. 28]
CHAPITE II
Du Sommeil dans l’état de maladie.
Je divise ce chapitre en trois sections. Dans la première, j’examinerai le sommeil maladif des affections comateuses ; je dirai un mot sur le narcotisme arrivé par empoisonnement, et sur le sommeil considéré comme médicament. Dans la deuxième section, je parlerai de l’incube ou cochema ;et dans la troisième, enfin, je traiterai du somnambulisme et de ses analogies avec la manie. Je finirai, en essayant de fixer l’opinion qu’on doit avoir du mesmérisme, et de son application à la secte dite des somnambulistes.
§. I
Du sommeil maladif.
Ce sommeil diffère de celui que nous avons examiné dans la première partie, non-seulement par les phénomènes qu’il présente, mais encore par ses causes et ses effets. Ilest ordinairement précédé d’agitations, d’accélération du pouls, de chaleur générale ; il commence par une sorte d’ivresse, et semble consister dans une congestion sanguine vers l’organe encéphalique ; sa durée est indéterminée ; sa cause prochaine paraît être la compression du cerveau : il est rarement suivi de calme et de mieux être ; au contraire, un état de stupeur et un accablement plus grand annoncent une de ses terminaisons la plus ordinaire, la mort. Cependant il ne se présente pas toujours sous des formes aussi dangereuses ; il est alors un symptôme de maladies périodiques, et disparaît avec les accès de ces affections nerveuses dont nous aurons occasion de parler.
Un des premiers degrés de cet état maladif, est une somnolence consistant dans un assoupissement profond et continuel, sans fièvre [p. 29] ni délire. Aussi remarque-t-on que les personnes qui en sont affectées paraissent jouir d’une bonne santé, boivent, mangent et se promènent ; mais il leur arrive souvent de s’endormir en faisant l’un ou l’autre de ces actes ; et ce n’est qu’en les excitant par divers moyens qu’on parvient à les tirer de cet état appelé par les nosologistes, coma somnolentum, cataphora, diathesis soporosa. Le malade, pendant cette intermittence d’action, n’a point perdu l’usage des sens internes ; il fait attention à ce qu’on dit, ouvre les yeux, répond quand on lui parle, et se rappelle à son réveil tout ce qui s’est dit ou s’est fait à ses côtés. Le malade en somnolence respire facilement; ce qui distingue cet état d’un beaucoup plus grave qui arrive dans l’apoplexie.
Le second degré du coma, est celui qu’on appelle vigil, ou encore subeth arabum :il consiste dans un sommeil complet, pendant lequel les malades ont la bouche ouverte, les yeux entièrement fermés, le visage pâle, le pouls petit et lent ; l’action des muscles soumis à la volonté a totalement cessé, les membres sont devenus flexibles. Cet état alarmant, qui semble rapprocher le coma-vigil du carus, en diffère néanmoins en ce que ce dernier n’a jamais lieu sans fièvre ni délire : en outre, on éveille facilement le malade dans le premier état ; il prend les alimens qu’on lui présente, et se rendort aussitôt qu’on l’abandonne à lui-même. Ce coma est assez grave chez les vieillards ; il peut, si l’on n’y remédie promptement, dégénérer en apoplexie, et les faire périr subitement.
On trouve dans l’Encyclopédie méthodique l’histoire d’un coma particulier, fréquemment observé en Allemagne. Il paraît participer de l’apoplexie et de l’épilepsie : ses malades, subitement frappés comme dans l’apoplexie, perdent aussi le sentiment, comme dans l’épilepsie ; mais on ne voit jamais la paralysie suivre, ainsi que cela est fréquent dans la première, et les convulsions m’accompagnent jamais, ainsi que cela est constant dans la seconde. Verlhof en a vu deux exemples en Hanovre, qui s’étaient joints aux accès d’une fièvre [p. 30] intermittente. Les malades étaient pris d’un sommeil profond, pendant lequel ils remuaient perpétuellement les membres.
Quelques auteurs ont regardé ces différens degrés du sommeil comme des symptômes caractérisant l’apoplexie. Cullenaconfondu avec cette dernière, le carus, le cataphora, le coma et la léthargie. Cet auteur pense même qu’on peut y rapporter la catalepsie et l’extase. Quoi qu’il en soit, je continuerai à les traiter comme des degrés différens, attendu que cette méthode, outre qu’elle me paraît la plus naturelle, me dispense de donner des histoires particulières de maladies ; ce qui m’éloignerait trop de mon sujet.
Un autre sommeil maladif non moins important à considérer, et qui offre aussi ses particularités, c’est la léthargie. Elle consiste dans un engourdissement, une paresse excessive, et un oubli total de soi-même. On éprouve une propension inexpugnable à un sommeil profond, et on dort continuellement. Cette affection est essentielle ou symptômatique : dans ce dernier cas, compagne des fièvres aiguës, elle annonce une maladie grave ; on parvient difficilement à éveiller le malade ; si on lui parle, il répond ; mais comme une personne qu’on a brusquement tirée d’un sommeil profond, il ne sait ce qu’il dit, oublie ce qu’il a fait, et retombe promptement dans sa somnolence ; s’il demande son pot, il oublie de s’en servir, et s’il bâille, il lui arrive souvent de s’endormir, ayant pour ainsi dire oublié de fermer sa bouche.
Rivinius parle d’un jeune homme convalescent de fièvre pétéchiale, tombé dans une léthargie qui a continué quelques jours de suite, avec des intervalles très-courts, pendant lesquels le jeune homme se plaignait d’une grande faiblesse. Rivinius lui ayant donné des analeptiques, vit cesser cet état d’assoupissement une demi-heure après.
La léthargie qui me reste à examiner est essentielle ; elle dépend de la soustraction du calorique nécessaire à l’entretien de la vie ; elle est par conséquent produite par le froid excessif. On a mis [p. 31] cette affection au rang des asphixies, et l’effet secondaire que la léthargie, jointe à l’influence de l’agent extérieur, produit sur les fonctions de la vie organique, justifie parfaitement cette analogie.
Hippocrate a dit que le froid était l’ennemi des nerfs : Brown n’a pas hésité à le regarder comme débilitant. Chacun sait que l’assertion de l’immortel médecin de Cos est parfaitement d’accord avec l’expérience, et la physique n’admettant plus de particules frigorifiques, nous avons considéré le froid comme agissant négativement, et nous avons abandonné l’hypothèse d’une matière qui puisse positivement exciter les forces de la vie : aussi voit-on qu’aujourd’hui la majeure partie des médecins se sont, relativement à cet objet, rangés de l’avis du docteur d’Edimbourg.
Le premier effet de la soustraction du calorique nécessaire à l’entretien de la vie, soustraction désignée par le mot froid, est d’occasionner un resserrement à la poitrine, une céphalalgie vive, un tremblement convulsif de tout le corps, particulièrement de la mâchoire inférieure : dans cet état la respiration devient plus fréquente, moins complète, le pouls petit ; il marque bientôt des intermittences ; l’homme éprouve une propension extrême au sommeil, il est accablé de lassitude, il ne choisira pas l’endroit où pouvoir se coucher ; l’eau, la glace, la neige, tout lui est indifférent ; ses membres s’engourdissent, il bâille, fait des efforts pour ranimer lacirculation presque éteinte : mais bientôt, si ce sommeil perfide, en lui faisant entrevoir l’espoir de son délassement, le fait tomber, il est mort, à moins qu’un prompt secours ne vienne le tirer de cet état : or cette circonstance est trop peu fréquente. Malheur au soldat s’il s’abandonne à cette paresse lorsqu’il est en faction ! qu’il marche au contraire constamment, et, en évitant ce sommeil trompeur, il parviendra à échapper à une mort certaine. C’est aussi par ce fléau que des bandes de trainards périssent dans les climats froids ; et, comme étant les plus mauvais soldats, ils sont en même temps les plus vicieux ; l’ivresse vient souvent compliquer cet état, et vouer [p. 32] à une mort honteuse ces malheureux, qu’on ne peut s’empêcher de plaindre malgré leurs coupables égaremens. On trouve dans les Mémoires de l’académie de Stockolm l’histoire d’un homme que le froid excessif avait mis aux portes du tombeau. Ce malheureux fait naufrage ; il est jeté sur un rocher ; le froid s’empare de lui aussitôt : il ne représente le lendemain qu’un cadavre ; les pieds sont flétris ; les doigts sont noirs, excepté le pouce droit ; les jambes, les bras, les mains, la poitrine et le ventre sont froids ; les mâchoires sont serrées, les yeux immobiles et saillans ; le pouls n’existe plus, la respiration est nulle. Un seul reste de chaleur est sensible au creux de l’estomac. Par des moyens sagement administrés, la région ombilicale et la poitrine commencent à se réchauffer. Après quatre heures de soins, la respiration s’annonce ; une heure et demie après, le pouls devient sensible, les mâchoires se desserrent ensuite, ce qui est suivi d’un peu de sueur et de rougeur aux joues. Bientôt les yeux se meuvent, ainsi que les bras ; la parole survient, mais le malade délire encore. Les doigts des pieds reprennent leur couleur naturelle, et toute l’habitude du corps est par suite réchauffée. Enfin le malade s’assoupit, son sommeil est tranquille et réparateur, et le lendemain il peut déjà se rembarquer.
Le moyen de rappeler à la vie ces hommes en léthargie, quand il n’est pas trop tardif, consiste à les faire passer de l’état de glace à la température ordinaire, par une gradation des plus insensibles.Tout moyen tendant à élever la température trop subitementproduirait la gangrène de quelques parties et la mort de l’individu. M. Portal, qui a particulièrement traité ce genre d’asphixie, conseille un bain d’eau froide à la température de celle tirée du puits : on verse ensuite, à la distance de deux à trois minutes, une certaine quantité d’eau chaude dans ce bain, qu’on fait monter successivement à la température de dix, douze, quinze, dix-huit, et enfin vingt degrés du thermomètre de Réaumur. Cette augmentation de chaleur exige au moins trois quarts d’heure de temps. Les autres moyens consistent dans les frictions, dans l’irritation de la [p. 33] membrane muqueuse du nez par l’ammoniaque liquide ou les barbes d’une plume ; on pousse de l’air dans le poumon ; quand le malade a desserré les dents, on lui fait avaler quelques cuillerées d’une potion éthérée et ammoniacée ; et s’il conservait une propension au sommeil, on aurait recours aux lavemens irritans et aux fumigations de tabac, etc., etc.
L’aphonia d’Hippocrate ou le carus, n’est pas le sommeil maladif le moins essentiel à considérer. Il consiste dans un assoupissement profond, que les auteurs latins ont désigné par ces mots : stupor, gravis dormitatio, apoplexia minor, etc. Il est quelquefois précédé de la fièvre, qui, dans le cas contraire, l’accompagne toujours. Il dure plusieurs jours de suite. Le malade a le visage rouge, les yeux à demi-ouverts ; il perd le sentiment et le mouvement ; sa respiration est libre, tranquille, quoique beaucoup moindre. Cet état diffère des précédens, en ce que le malade s’éveille très difficilement et ne répond pas aux questions qu’on lui fait. Le carus, quand il n’est pas traumatique, se dissipe petit à petit, et n’est point suivi de cette suspension des facultés intellectuelles et de la mémoire, comme cela s’observe à la suite de la léthargie.
On peut distinguer le carus en spontané, fébrile, et symptômatique. Le carus spontané s’annonce par une céphalalgie vive, des vertiges, des nausées, le visage rouge, une chaleur halitueuse, la lenteur et l’embarras du pouls ; il est proprement l’invasion de l’apoplexie, ce qui l’a fait appeler par quelques auteurs apoplexia minor. Il exige le même traitement que l’apoplexie sanguine, et se termine presque toujours par cette dernière, si on l’abandonne à lui-même.
Le carus fébrile a cela de particulier, que le malade, dans cet état, est à-la-fois pris d’un accès de fièvre et d’un sommeil carotique. Il peut régner épidémiquement, et durer plusieurs semaines. On a vu ce même carus, dans les fièvres intermittentes ataxiques, s’annoncer au premier et au second accès ; et on a remarqué que, [34]si le sommeil ne se dissipait point avec l’accès, et que le malade restât typhomane, ou hémiplégique pendant l’état d’apyrexie, il ne présentait aucune ressource; mais que, si le sommeil devenait seulement plus profond d’un accès à l’autre, le moyen de prévenir le danger, était de donner pendant l’intermission le kina en substance à très-forte dose.
Le carus symptômatique offre plusieurs variétés ; il peut être la suite de l’ischurie, comme Bonnet l’a observé :alors il est accompagné d’une soif ardente, d’une chaleur brûlante dans la région des reins, de soubresauts des tendons, et se termine promptement par la mort. Murgraw a observé un sommeil carotique à la suite d’une douleur arthritique. Ce carus, qu’il appelle arthriticus, a disparu quand la douleur a pu être rappelée aux extrémités. Sennert a vu chez les enfans un carus vermineux qui a cessé par les évacuans. Sydenham a observé le carus variolosus. Je le crois très-fréquent dans la variole confluente. J’en ai moi-même eu des symptômes pendant sept à huit jours : je me le rappelle aussi facilement que le genre de délire, léger à la vérité, que j’ai éprouvé à la même époque. J’en ai en outre vu plusieurs exemples dans des soldats ; et ce symptôme a été permanent chez un de ces derniers, qui a éprouvé une complication de la variole avec la fièvre adynamique (Ce militaire, qui a offert cette complication dans mon infirmerie de Friedeberg, en est guéri).
Le carus le plus dangereux, en ce qu’on ne peut presque jamais remédier aux désordres qui l’ont produit, est aussi celui que nous avons malheureusement trop d’occasions d’observer aux armées, et qu’on appelle carus traumatique. Il dépend de l’enfoncement des os du crâne, ou seulement de la table interne de ces os, quand la table externe ne présente qu’une fente capillaire. Delà la nécessité de recourir aux incisions pour s’assurer de cet état, ainsi que monsieur l’inspecteur-général Percy nous l’a si souvent recommandé, et de pratiquer même le trépan sans une indication bien positive, comme ce père de la chirurgie militaire en démontre encore l’urgente [p. 35] nécessité, par l’observation d’un officier blessé au siège de Maestricht en 1748 (5). Cependant, si les fractures du crâne ont lieu sans commotions violentes et sans désordre dans le cerveau, elles sont aussi faciles à guérir que d’autres maladies. C’est aussi le cas où le trépan réussit infailliblement, et celui dans lequel la méthode évacuante tant vantée ne produirait assurément rien. Je crois que le discrédit dans lequel est tombée cette opération , vu le peu de succès qu’on en retire, ne tient point du tout à l’opération en elle-même, mais bien aux cas qui en ont nécessité la pratique. Je l’ai aussi plusieurs fois mise en usage sans succès ; or c’était toujours long-temps après l’affaire : le carus et le délire, ou mieux la typhomanie, étaient déjà à leur comble ; il s’y joignait en outre la désorganisation de plusieurs points de l’organe encéphalique, et, a n’en point douter, la présence de corps étrangers, dont il serait d’ailleurs si difficile et même si dangereux de chercher constamment à s’assurer d’une manière positive. Et qu’en retirerait-on ?
Le carus traumatique peut aussi arriver sans lésions apparentes au crâne : il est alors le produit de la commotion au cerveau, Bonnet en rapporte un exemple mortel arrivé à un enfant qui reçut un coup à la tempe droite. Il trouva à l’ouverture du cadavre, les méninges enflammées. M. Richerand, dans sa Nosographie chirurgicale, en rapporte une autre exemple tiré de J. L. Petit. Le jeune homme qui fait le sujet de cette observation est mort du carus arrivé à la suite d’une commotion produite par la chute d’une botte de foin sur sa tête. A l’ouverture de son cadavre, J. L. Petit trouva dans la substance médullaire d’un des côtés du cerveau un verre de sang pourri et très-fétide.
Un autre sommeil maladif, qu’il n’importe pas moins de considérer, c’est le narcotisme, produit par les végétaux sédatifs et l’excès des liqueurs alcooliques. Dans le premier cas, le sommeil varie [p. 36] selon l’espèce de plante, sa dose, la constitution de l’individu, son âge, et présente des symptômes nerveux plus ou moins marqués et plus ou moins variés : ainsi les transports d’une joie tumultueuse, d’une gaîté vive, un air égaré, l’espèce de trismus ou resserrement des mâchoires, douleur à la région du cœur, perte totale des fonctions des sens, affection soporeuse, d’autres fois convulsions des membres, et souvent les deux ensemble. Il arrive en outre, pendant cet état, une exaltation de l’imagination, d’où naissent des rêves agréables ou un délire furieux. C’est surtout par l’excès de l’opium pris intérieurement qu’on parvient à se procurer des extases; état qui ne diffère point de la catalepsie, et qui est si voisin de la manie.
Les plantes dont les propriétés vénéneuses déterminent le narcotisme, qui est, dans ce cas, un véritable empoisonnement, sont la belladone et ses baies (atropa belladona), le pavot (papaver sommiferum), la jusquiame (hyosciamus niger), la pomme épineuse (datura stramonium), la mandragore (atropa mandragora), la ciguë aquatique (phellandrium aquaticum), la ciguë des jardins (conium maculatum), qui est si facile à confondre avec le persil, la ciguë des marais (cicuta virosa), l’agaric bulbeux (agaricus bulbosus) la fausse oronge (agaricus muscarius), le laurier-cerise (prunus lauro-cerasus), la morelle à fruit noir (solanum nigrum), et la douce-amère (solanum dulcamara). Je ferai observer que ces deux dernières ne sont vénéneuses qu’à un très-faible degré. Il n’en est pas de même des premières, qui tueraient à très-faible dose.
Il me reste à parler du narcotisme produit par l’excès du vin, et surtout par celui de l’eau de vie, que l’on connaît vulgairement sous le nom d’ivresse. Cet état, le plus abject auquel l’espèce humaine puisse se livrer, s’il ne produit subitement la mort ainsi que cela arrive fréquemment, peut au moins occasionner une multitude de maux, comme cela se remarque dans les hommes qui sont assez ennemis d’eux-mêmes pour s’exposer à la misère et au mépris. Ce [p. 37] sujet, un des plus essentiels de la médecine morale, devrait être dénoncé aux prêtres, qui exercent déjà l’art de guérir au village : ils pourraient en effet, par des soins assidus, opérer de nombreuses cures dans ce genre.
L’ivresse est caractérisée par un dérangement dans les facultés intellectuelles. L’homme, dans cet état, est excessivement gai ou excessivement morose. Dans ce dernier cas, il est extravagant ; son délire est souvent furieux ; il s’emporte facilement, et peut, n’ayant aucune conscience de ce qu’il fait, aller jusqu’à commettre des meurtres…. Quel honnête homme, à la vue d’un tel danger, et d’après ce tableau d’un véritable accès de folie éphémère, oserait encore se livrer à un aussi coupable excès ? Mais toutes ces horreurs et une cruelle souffrance (produit de l’indigestion vineuse) ne sont pas le terme de ses maux ; bientôt sa langue se paralyse, ses membres s’engourdissent, il a des pandiculations ; et une espèce de stupeur, jointe au sommeil léthargique, vient accabler ce malheureux, qui, s’il se trouve au milieu des champs par un temps froid, tombe et périt subitement par l’effet du narcotisme et la soustraction de son calorique naturel, ainsi que nous l’avons observé.
Si le narcotisme, considéré comme empoisonnement, est un grand mal, il en existe un moins intense, et qui, produit, par les mêmes causes, n’est suivi d’aucun danger; il doit être au contraire regardé comme un médicament très-utile : je veux parler du sommeil narcotique, employé comme moyen sédatif des fonctions du cerveau. Ce sommeil, qui varie aussi en raison des substances qui le provoquent et de leur dose, diffère encore, quant à son mode et sa durée, dans les divers tempéramens. Ainsi il se montre depuis la somnolence jusqu’à l’affection carotique. Toutes les substances que nous avons vu produire le narcotisme par empoisonnement ne sont pas employées avec un égal succès à la provocation de ce sommeil médicamenteux ; on n’emploie guère dans cette dernière intention, que l’extrait aqueux d’opium, le camphre et la décoction de pavot. On dit que Desault a fait usage de l’alcool avec succès, [p. 38] pour réduire une luxation qui avait rendu tous les efforts de l’art inutiles.
L’influence de ce sommeil médicamenteux n’est souvent que momentanée, et, au réveil, tous les accidens reparaissent avec le même degré d’intensité : cependant on l’a souvent vu supprimer des névralgies qui dépendaient d’une lésion de fonction ; car on sent toute son insuffisance dans les lésions organiques : or, ne produirait-il, dans ce dernier cas, que l’oubli des peines, c’est déjà beaucoup ! Les indications qui exigent la provocation du sommeil, sont des douleurs cancéreuses, vénériennes, celles occasionnées par des calculs urinaires, la préparation à une grande opération chirurgicale, des convulsions et des spasmes dépendant d’une lésion dans les fonctions des nerfs, le tétanos, l’hydrophobie, la fureur maniaque ; et enfin une insomnie opiniâtre, mais qui ne reconnaît pour cause que la susceptibilité nerveuse : car on sent que ce moyen ne serait pas indiqué dans l’insomnie, quoique très-fatigante, qui accompagne ordinairement la fièvre méningo-gastrique. Cette insomnie, qui cède aux évacuans et aux délayans, pourrait, par l’emploi de ce moyen, se changer en un état d’assoupissement dangereux. J’en dis autant de l’insomnie qui arrive dans les fièvres adynamiques, la fièvre jaune ; dans la complication qui donne l’adynamique muqueuse, l’adynamique ataxique ; insomnie qui cède toujours, quand les maladies qui l’occasionnent ne sont pas trop intenses, au traitement qui est propre à ces dernières, dans lesquelles, par conséquent, le sommeil considéré comme médicament me paraît contre-indiqué.
§. II
De l’Incube iu du Cochemar.
Le cochemar est une des maladies qui ont le plus donné lieu aux préjugés. Les histoires qu’on en fait parmi le vulgaire sont toujours accompagnées du merveilleux, dont on sait qu’il est grand partisan. Les anciens n’avaient pas de cette maladie l’idée qu’on doit en avoir ; [p. 39] aussi l’appelaient-ils éphialtes, d’έφάλλμαι, je saute dessus. Pline la désignait par ces mots ludibria fauni ;les Romains, qui lui ont suggéré cette dénomination, attribuaient aux faunes ce que, dans notre siècle, on a mis sur le compte des sorciers et de certains génies lubriques et malfaisans, qu’on a pensé être des démons,et qu’on a nommés, en raison de la figure qu’ils prenaient, incubes ousuccubes. Mais abandonnons toutes ces rêveries à la stupidité de ceux dont le génie rétréci ne permet pas qu’ils s’élèvent jusqu’à acquérir des données positives sur les phénomènes qu’offre journellement la nature.
Le cochemar, de quelque cause qu’il provienne, est une affection nerveuse qui consiste dans un sentiment de pesanteur sur la poitrine et une plus ou moins grande difficulté de respirer ; le malade dans cet état se meut avec peine, il se sent engourdi, croit que quelqu’un saute sur lui ; il veut crier, mais la suffocation l’en empêche, ce qui fait qu’il saute de peur et se plaint d’une voix inarticulée ; d’autres fois il croit voir un fantôme qui se jette sur lui et le sollicite à des actes impudiques : lorsqu’il s’éveille, il a le cou roide, le visage et les yeux mouillés, la peau est moite, et la frayeur qu’il a ressentie dans cet état, lui occasionne souvent des tremblemens convulsifs, qui durent quelquefois une partie du reste de la nuit, et l’empêchent de goûter le moindre repos. Cette maladie est précédée et accompagnée par des songes qui annoncent l’évigilation du cerveau et les influences réciproques du corps et de l’âme : ainsi, une forte impression reçue pendant la veille, jointe à une susceptibilité plus grande dans les nerfs, est rappelée durant le sommeil, et produit le cochemar, que favorisent encore la position horizontale, ledécubitus sur le dos, la tête et les épaules trop basses. Les objets qui ont fait impression se rappellent eux-mêmes à la mémoire ; la continence produit une impression lascive ; la disposition à l’hystérie produit dans les jeunes filles un délire extatique, d’où naissent ces erreurs si fréquentes chez les vierges ; erreurs desquelles on ne peut les tirer qu’en changeant l’état de leur susceptibilité nerveuse, et en les [p. 40] éloignant de l’influence de toutes causes occasionnelles. Que de soins ne doit-on pas prendre, à cet égard, dans l’éducation des jeunes personnes ! Des gouvernantes, qui en manquent elles-mêmes, ne cessent de les effrayer par des contes de sorciers et de revenans : n’en trouve-t-on pas même d’assez perverses pour souiller ces âmes pures par des idées obscènes et lascives, qui viennent ensuite les tourmenter pendant le sommeil ?
Les jeunes garçons, sans y être aussi exposés, parce qu’ils ont le genre nerveux beaucoup moins excitable, et que leur développement est plus tardif, ne sont pourtant pas exempts d’accidens, qui les portent souvent même à des excès plus dangereux, ceux de l’onanisme.
On a vu le cochemar produit par la pléthore, par des lésions dans les fonctions de la digestion ; et Sauvagesuppose, dans ce dernier cas, que la présence de gaz dans les premières voies, en refoulant le diaphragme, en est la cause prochaine. On l’a encore vu accompagner l’hydrocéphale, les maladies vermineuses, les affections hystériques et hypochondriaques. On parle encore d’un cochemar intermittent qu’on a eu très-peu d’occasions d’observer, mais qui doit céder à l’emploi des moyens qui conviennent à la fièvre, comme les autres variétés de cochemar céderont à l’emploi des médicamens indiqués dans les affections qui y donnent lieu. Il est encore des moyens généraux accessoires, comme la position élevée du corps et de la tête pendant le sommeil, de manger très-peu le soir, de ne pas se coucher immédiatement après le souper, et enfin de rétablir le calme dans son âme par les puissans secours de la saine morale. Nos moyens, comme on le voit, sont loin de s’accorder avec ceux que le vulgaire a dit avoir employés en pareil cas ; tels sont, d’attraper ces malveillans, de leur couper ou de leur casser un membre, de manière à les reconnaître le lendemain. Si par hasard un malheureux, pendant les siècles derniers, s’était fracturé un membre dans le moment qu’on débitait de pareils contes, cet accident qui aurait coïncidé avec l’erreur de l’incubomane, aurait exposé cet homme [p. 41] innocent à être brûlé vif, ainsi que cela s’est pratiqué, à la honte de la législation de ces temps barbares, pour d’autres qui n’étaient pas plus sorciers.
§. III.
Du Somnambulisme, de ses analogies avec la Manie ; idée qu’on
doit se faire du Mesmérisme et de son application à la secte,
dite du Somnambulisme.
Le somnambulisme, de somnus et d’ambulo, désigné dans divers ouvrages par ces mots hypnobatasis, noctambulatio, onéirodinia activa, etc., se définit l’action de marcher pendant le sommeil, ou d’exécuter d’autres actes d’imagination et de mémoire. Il consiste dans des déterminations paisibles dirigées par l’exaltation de l’imagination jointe au jugement, ou dans des déterminations vicieusesqui ne sont nullement réfléchies, et alors le somnambulisme, comme nous en donnerons des exemples, est une véritable folie sans ou avec délire.
Les auteurs ont autant reconnu d’espèces de somnambulisme que les somnambules ont exécuté d’actions différentes ; mais je crois qu’on peut rapporter cette névrose des fonctions de l’encéphale à deux genres bien distincts : dans le premier, le malade exécute toutes les actions auxquelles il est accoutumé pendant la veille ; ainsi il tient des discours suivis, répond aux questions qu’on lui fait, divulgue ses secrets, marche, compose, écrit, et souvent l’exaltation de son imagination lui fait retrouver un surcroît de facultés ; le poète achève des vers que la difficulté l’avait forcé d’abandonner ; le mathématicien trouve la solution d’un problème. etc. Dans le second genre, il y a dérangement total des facultés intellectuelles ; non seulement les malades quittent le lit, s’habillent, prennent de la lumière, ouvrent les portes, courent les rues, les maisons, etc., mais encore il y en a qui passent des fleuves à la nage, se mettent à cheval sur les croisées, grimpent sur les toits et sur les arbres. On [p. 42] s’étonnera peu du succès avec lequel ces derniers exécutent ordinairement ces actions périlleuses, si on considère qu’ils y voient parfaitement, malgré qu’on en ait dit, et qu’ils ne jouissent ni de la réflexion, ni du jugement, qui en les rendant peureux, les exposeraient beaucoup en pareilles circonstances : il y aurait en effet de grands dangers à rappeler à eux-mêmes les somnambules ainsi en action. Or, ils ne sont pourtant pas toujours heureux dans leurs courses vagabondes ; car on en voit sauter par les croisées, descendre dans les puits, se casser les membres et souvent la tête.
On doit employer pour ces derniers le même traitement et les mêmes soins qu’on doit aux maniaques, desquels ils ne diffèrent que par l’intensité de leur maladie, et avec lesquels, par conséquent, je pense qu’ils ont une analogie complète.
Parmi les somnambules du premier genre, quelques-uns ont les yeux fermés ; mais alors leurs actions sont très bornées ; ils rêvent plus souvent qu’ils ne marchent ; les sens internes, un peu plus éveillés que dans le sommeil incomplet, donnent à ces hypnobates les moyens de discuter des points difficiles et problématiques, et souvent d’en trouver la solution complète, parce que les sens externes n’offrent, dans cette circonstance, aucune sensation capable de produire des distractions. Or, s’ils exécutent des mouvemens, ils sont tellement bornés, que la réminiscence et l’habitude en expliquent facilement la possibilité : aussi les voit-on s’éveiller au moindre obstacle, et se recoucher aussitôt. Une particularité qu’offre ce léger somnambulisme, c’est que l’action est rappelée à la mémoire le lendemain. Un jeune homme de mes amis en a offert un exemple qui prouve assez ce que j’avance. Ayant rêvé qu’une jeune personne voilée, habillée en blanc, et qu’il se représentait comme jolie, tirait sa couverture au pied de son lit, le drap resté seul sur son corps lui produisit une sensation de froid qui lui fit croire qu’il était éveillé ; et comme, dans cet état, il voyait encore l’objet de son rêve, il sortit de son lit et courut après ; mais adieu l’illusion : une malle l’arrête, il tombe, les mains sur la [p.43] peau de sanglier qui la recouvre, et la dureté des crins le fait éveiller aussitôt : il s’est toujours rappelé ce songe. Le plus ordinairement les somnambules de ce genre ont les yeux ouverts, et malgré qu’ils les aient fixes et paraissent égarés, ils y voient assez pour exécuter toutes ces actions difficiles, desquelles on ne peut rendre compte sans le secours de ce sens; et je pense qu’il faudrait être bien ami du merveilleux et surtout s’abstenir de toutes réflexions, pour croire avec l’ancien archevêque de Bordeaux, que le religieux, dont le somnambulisme est rapporté en entier dans le Dictionnaire encyclopédique, ait pu en relisant un sermon, qu’il avait composé dans cet état, substituer, sans y voir, le mot adorable à divin,en effaçant ce dernier, et que s’étant aperçu que ce bien placé devant divin ne pouvait aller avec adorable , il avait ajouté fort adroitement un taprès ce, de manière à ce qu’on pût lire correctement cet adorable enfant, au lieu dece divin enfant. On dit même que ce prélat, qui fut d’ailleurs illustre et si distingué par la justesse de ses connaissances, pour s’assurer si le somnambule faisait usage de ses yeux, mit un carton sous son menton de façon à lui dérober la vue du papier qui était sur la table, et l’auteur de cet article du Dictionnaire encyclopédique, qui rapporte le fait, dit que le somnambule continua d’écrire sans s’en apercevoir ; mais je m’estime fort heureux d’avoir été prévenu qu’il ne fallait pas toujours croire les auteurs de ce dictionnaire sur parole. On a vu à Leipsick un étudiant en médecine qui avait tellement dépravé son sommeil par la méditation, qu’un instant après s’être mis au lit, il se levait et se mettait au travail comme quand il veillait ; il relisait ses cahiers, cherchait des mots dans le dictionnaire de Castelli ;se fâchait quand il ne les trouvait pas, et souriait au contraire quand il les rencontrait ; il écrivait lisiblement, et allait ensuite continuer son sommeil. Tissot, qui rapporte cette observation, ne dit assurément pas que le somnambule, avait les yeux fermés.
Il me reste à parler du second genre de somnambulisme, que [p. 44] je nommerai à l’avenir somnambulomanie. Quelques exemples que je vais en donner prouveront assez que cette maladie nerveuse est une véritable folie éphémère et périodique. En effet, depuis la colère jusqu’à la manie la plus furieuse, ne voyons-nous pas les dérangemens nerveux et les anomalies, qui tiennent l’intermédiaire, s’en rapprocher par multitude de points ? Ce n’est donc pas sans raison qu’on a dit : Ira furor brevis est.
Je tiens de personnes dignes de foi qu’un officier étant à Paris, il y a quelques années, soupçonna un de ses camarades d’avoir des liaisons avec une femme qu’il aimait passionnément ; et comme le reproche, dans ces sortes de circonstances, peut rarement se faire sans beaucoup d’aigreur, on en vint au mot, et delà à la proposition d’un duel ; et soit que l’amour ait tourné la tête du premier, ou que le peu de bravoure que chacun s’accorde à lui reconnaître, ait produit ce somnambulisme nouveau, toujours est-il vrai que, rentré chez lui, il repasse dans son imagination cette cruelle scène, se couche abattu de lassitude ; mais après un sommeil très-court, il se lève, passe seulement un pantalon, descend d’un second dans la rue du Bac où il logeait, va dans la rue de la Chaumière, monte chez sa maîtresse. Son rival, qui s’y trouve, reconnaissant bientôt la voix de son adversaire, ouvre la porte, et surpris de l’état dans lequel il le voit, le pousse sur l’escalier, et parvient ainsi, je ne dirai pas à l’éveiller, mais à le rappeler à ses sens. Le malheureux reconnaissant son ennemi fut saisi de frayeur, et se retira tout confus, en demandant pardon du dérangement qu’il venait de causer. On m’a de plus assuré qu’il n’avait eu le lendemain aucune connaissance de ce qui s’était passé dans la nuit. On peut trouver quelques exemples de ce genre de somnambulisme dans la Nosographie philosophique de M. le Professeur Pinel. Celui d’un religieux, qu’il a tiré d’Henricus-ab-Heerz,me paraît prouver encore l’analogie que je viens d’établir entre le somnambulisme et l’aliénation mentale. – Je terminerai l’histoire du somnambulisme en rapportant [p. 45] qui m’est arrivé, il y a un an à Varsovie. Je logeais alors à l’hôpital militaire Karasse, dont le service m’était confié. J’avais déjà perdu deux chirurgiens sous-aides, par suite d’une fièvre ataxique-adynamique, et le nombre d’officiers de santé affectés de cette maladie était considérable : craignant moi-même ses funestes effets, j’augmentai la dose du café, dont j’ai l’habitude de faire excès en pareilles circonstances (j’en ai pris jusqu’à douze tasses par jour) : ce puissant anti-septique, joint à ma trop grande susceptibilité nerveuse, exalta bientôt mon imagination. La perte que la chirurgie militaire venait de faire de M. Lepecq, aggrava mon mal ; dès-lors je n’eus plus de repos, ayant été bercé par des contes de sorciers et de revenans, dans mon enfance, il me fallut tout le secours de ma faible raison pour n’être pas en butte à la superstition, mais en y échappant, je tombai dans un autre excès. Pendant le jour, quoique je fusse bien éveillé, il me semblait que la terre remuait sous mes pas, j’éprouvais l’aura-épileptica ;ainsi que Pascal, je ne voyais qu’abîmes à mes côtés, je ne pouvais m’approcher des croisées sans éprouver l’horreur que m’inspirait la chute d’un troisième ; et si je m’étendais un moment sur mon lit pour faire cesser mes vertiges, je m’entassais aussitôt contre le mur pour m’opposer à une force qui semblait m’enlever par la fenêtre, pour me précipiter ensuite. J’étais dans cet état, lorsque mon domestique rentre le soir très effrayé, en me disantqu’il venait de trouver un infirmier sans lumière à ma porte, et qu’il ne doutait nullement que ce malheureux ne fût venu là, dans le dessein de me voler ; je ne fis d’abord pas grande attention à ce que je regardais comme un excès de zèle ; mais je n’étais pas au lit d’une heure, je pense même que je n’avais pas encore dormi, quand je crus voir marcher quelqu’un dans ma chambre ; je me lève furieux, je saisis mon épée et je poursuis le fantôme, qui semble s’arrêter enfin dans un coin ; là, j’enfonce cette épée, non sans beaucoup de répugnance, et une armoire qui m’offre de la résistance, suffit pour me rappeler à moi-même ; saisi de frayeur en me trouvant dans ce désordre, je me remets au lit, où je cherche [p. 46] vainement à goûter quelque repos. Des discussions interminables de médecine s’offrent sans cesse à mon imagination troublée, le doute et l’oubli semblent ouvrir un gouffre où vont se perdre toutes mes facultés ; il me semble que je vois le chemin qui conduit à la folie, sans pouvoir l’éviter, et je commence à désespérer que M. Pinel puisse parvenir à maîtriser assez mes sens pour me rappeler à la raison. Je n’ai dû mon salut qu’à mon éloignement de l’hôpital pour quelque temps, et au changement considérable que les bons conseils de M. Delacoste ont seuls pu amener dans mon régime, relativement au café,
Application du Mesmérisme au Somnambulisme.
Une grande vérité, au physique comme au moral, et qui donne le plus grand éclaircissement sur le mesmérisme, c’est qu’une personne forte a toujours de l’empire sur une plus faible ; aussi a-t-on vu Mesmer, ce charlatan qui avait rêvé qu’il savait la médecine, et qui se disait de la faculté de Vienne, s’offrir à ses malades avec un appareil imposant, ne leur parler qu’avec emphase et toujours d’un ton dogmatique : c’était-là le moyen de réussir, et il fit la plus grande sensation à Paris. Dès lors nos petites maîtresses, dont le genre nerveux n’est déjà que trop excitable , ne quittèrent plus les baquets magnétiques, et par un empire qu’il est si facile de prendre sur leur imagination exaltée, on leur donna des maladies nouvelles, comme si elles n’en avaient pas habituellement assez ! Ce qui étonne aujourd’hui, c’est d’avoir vu, dans ces lieux indécens, deux femmes qui tenaient quelque rang dans la société. On y a aussi vu une jeune virtuose, sur laquelle le magnétiseur avait tenté ses premiers essais à Vienne. Je ne parle ici que des habituées de Mesmer ;car on pourrait en compter par centaines prises parmi les dames de la cour et de la ville. Elles allaient là pour charmer leur ennui, pour se faire donner des couleurs, pour éprouver des sensations, des frissons, des gonflemens spasmodiques et des défaillances. [p. 47] Quelques sujets privilégiés, de l’un et de l’autre sexe, donnaient à l’assemblée des scènes qu’on regardait comme très-amusantes. Ils étaient sensibles, éprouvaient les convulsions les plus fortes et les plus variées, des affections tétaniques, le trismus, la syncope, des délires extraordinaires et risibles, des cris, des hurlemens, des soupirs, des larmes et des suffocations : c’est pourtant ainsi que deux dames de qualité ont acquis de la célébrité par la bizarrerie de leurs gémissemens et de leurs délires !
Ce ne sont pas-là les seuls effets qu’une imagination déréglée et un état particulier dans la sensibilité aient pu produire. On les a vus amener un assoupissement singulier pendant lequel les malades répondaient aux questions du magnétiseur : au lieu de donner des convulsions, on a multiplié ces dormeurs ; d’où est venue cette nouvelle secte appelée le somnambulisme, dont les sujets ont été nommés somnambules,et leur état sommeil magnétique.
La crise somnambulique avait pour objet, disaient-ils, d’éclairer l’âme, de lui rendre visible la cause, le siège des maladies, de lui faire connaître les remèdes propres à les guérir, et de donner au malade de l’affection pour son médecin. Quelques somnambules ont eu des visions mystiques ; ils sont partis de là pour persuader que le somnambulisme était le flambeau dont l’Être-Suprême avait fait présent à la créature pour la conduire à la béatitude éternelle, et que la conservation de la santé n’en était que l’objet secondaire. On s’étonnera peu de voir ici cette opinion religieuse, quand on saura que Mesmer était l’acolyte d’un certain prêtre appelé Gasner, qui a lui-même, de son côté, mis tout Ratisbonne en fermentation par ce prétendu secret.
Mais il n’est pas besoin d’un grand appareil magnétique, d’une salle richement décorée, où à un profond silence succédait une musique douce et tendre, exécutée sur le clavecin, le forte-piano, et l’harmonica, dont Mesmer jouait avec assez de perfection, pour déterminer des effets mêmes plus rares et plus surprenans de l’imagination : ainsi on guérit un nostalgique à deux doigts de la mort en [p. 48] lui persuadant qu’il reverra bientôt sa patrie et sa famille. On frissonne à l’aspect d’une personne que l’on craint ou que l’on hait ; l’erreur d’un songe excite en nous des sueurs abondantes, l’évacuation involontaire des urines et des selles, l’émission de la liqueur séminale, des mouvemens convulsifs, des attaques d’épilepsie, etc. N’a-t-on pas vu, sans le secours de ce prétendu magnétisme animal, des effets absolument semblables à ceux qu’on lui prête ? Sauvages parle d’une femme de vingt-quatre ans qui, au moindre bruit, ou par le plus petit événement, perdait l’usage de ses sens à l’égard de quelques personnes seulement, puisque dans cet état elle entendait et voyait le chirurgien, contre lequel elle se mettait souvent en colère, et qu’elle poursuivait son ombre dans tous les lieux de la maison : les voyages et l’exercice la guérirent. Lorry fait mention d’une jeune personne qui perdait tout-à-coup l’usage de ses sens, sans convulsions, et qui conservait toujours la connaissance de quelqu’un de l’assemblée pendant cette crise ; elle s’entretenait alors familièrement et répondait très-sensément aux questions que cette personne lui faisait, et s’éveillait ensuite comme d’un profond sommeil, sans se rappeler ce qu’elle avait dit : la phthisie pulmonaire vint la tirer de cet état nerveux.
Je ne dirai plus qu’un mot pour convaincre quelques personnes, s’il en restait, qui doutassent que le magnétisme animal ne fût une fable inventée par le charlatanisme ; car pour celles qu’un vil intérêt porte à affirmer que ce fluide produit encore aujourd’hui des cures merveilleuses, telles sont, par exemple, de résoudre des tumeurs squirrheuses et cancéreuses, où il y a désorganisation de tissus, je n’entreprendrai jamais de les ramener, ce serait demander qu’il n’y eût plus personne de mauvaise foi, et l’on sait si cela est possible ! Elles en prendront ce qu’il leur plaira, mais voici ce que je regarde comme bien concluant contre tous les magnétiseurs du monde. M. Bertholetfut engagé par le duc d’Orléans à voir Mesmer, pour apprendre son secret ; ce dernier, dans ses leçons, lui enseigna trois procédés principaux, savoir : un pour exciter les crises, un [p.49] autre pour les calmer, un troisième enfin par lequel les effets du magnétisme sont si doux, que l’on ne sent pas son action. M. Bertholet, annonçant des crises à ses malades, employait le procédé contraire, et pourtant les crises avaient lieu ; d’autres fois il disait qu’il allait les calmer, employait le procédé pour les exciter, et néanmoins les crises se calmaient ; enfin, il promettait de communiquer le magnétisme sans que la personne s’en aperçût : il employait réellement le procédé pour exciter les crises ; mais cette personne, comptant sur la promesse qu’on lui avait faite, n’éprouvait aucun effet. On sait que Mesmer, pour diriger son magnétisme, faisait certains gestes et se servait particulièrement du bout du doigt. Desbois de Rochefort , afin d’encourager les élèves en cette occasion, s’exprime ainsi : « Qu’ils soient persuadés de plus en plus que la vraie médecine a toujours existé, qu’elle existe, et qu’elle existera toujours. Qu’ils continuent donc à travailler avec ardeur pour affermir un édifice élevé par la nature, soutenu sur les fondemens du temps et de l’expérience, et que l’on ne renversera jamaisdu bout du doigt ».
Notes
(1) On voit assez que cette division, purement matérielle, a été faite sans avoir égard à l’âme, ce premier principe de toutes les opérations des corps vivans.
(2) Flore française, p. 163.
(3) Cette observation est rapportée par Frain, dans une dissertation sur le même sujet.
(4) Traduction d’un manuscrit italien de M. Mangili ;Annales du Muséum d’histoire naturelle.
(5) Manuel du chirurgien d’armée, p. 204.
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