Joseph Capgras (1873-1950). Une persécutée démoniaque. Article parut dans le « Bulletin de la Société de médecine mentale », (Paris), 4, 1911, pp. 360-372.
Présentation d’une malade dont la psychose revêt deux formes anciennes de folie religieuse, la démonopathie et la théomanie. Avec reproductions de dessins et d’écrits. Une excellente et certainement la meilleures illustration clinique.
Joseph Capgras (1873-1950). Il fut l’élève de Paul Sérieux (1864-1947), qui lui inspira sa thèse de doctorat « Essai de réduction de la mélancolie en une psychose d’involution présénile » (1900). Il arriva à la conclusion que cette affection mentale était un syndrome, qui, à l’âge avancé, n’était que le reflet mental des processus d’involution sénile liés à des modifications organiques. Il devint un collaborateur très proche de son maître et il écrivirent de très nombreux articles en commun en particulier sur le délire d’interprétation et la folie raisonnante, qui donna lieu à un ouvrage resté célèbre : Les folies raisonnantes, Le délire d’interprétation, Paris, Félix Alcan, 1909, in-8, (2), 392 p. Mais aussi en collaboration avec t J. Reboul-Lachaux.:
— L’illusion des « Sosies » dans un délire systématisé chronique. Article parut dans le « Bulletin de la Société Clinique de Médecine Mentale », (Paris), tome onzième, année 1923, pp. 6-16. [en ligne sur notre site]
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons rectifié quelques fautes de composition. – Les images sont celles de l’article original. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
[p. 360]
Une persécutée démoniaque, par J. CAPGRAS.
(Présentation d’écrits et de dessins).
La démonopathie et la théomanie, autrefois si fréquentes, ne s’observent plus guère que chez les débiles. Il m’a donc semblé intéressant de publier l’observation d’une femme qui, tout en étant d’un niveau mental et social assez élevé, a réuni dans sa psychose ces deux formes de folie religieuse. Je signalerai aussi d’autres particularités concernant l’absence d’hallucinations visuelles, les phases de l’évolution et les caractères d’une dissimulation tardive.
Gabrielle X…, née en 1869, est une prédisposée héréditaire, sans stigmates de dégénérescence, dont une tante paternelle fut atteinte de délire des persécutions et des grandeurs. Elle a reçu une éducation religieuse ; mystique dès sa jeunesse, elle restait des heures en oraison.
En 1906, un an après son mariage, Mme X…, âgée de 37 ans, soupçonne son mari d’être franc-maçon et de vouloir l’empoisonner ; malgré sa piété, elle divorce. Ses idées de persécution se fixent ensuite sur sa propre famille. En 1907, elle reproche à ses parents de la calomnier, de concert avec un avocat dont elle s’était d’abord éprise, et de vouloir l’obliger à épouser un vieil oncle qui, prétend-elle, a essayé de la violer. En 1908, elle s’enfuit du domicile paternel pour échapper aux criminels attentats des siens, qui mêlent des substances nocives à ses aliments et en saupoudrent ses habits. Se croyant poursuivie, elle change d’hôtel chaque semaine, puis chaque jour. De multiples interprétations lui montrent partout des espions : elle surprend dans la rue et dans les tramways des gestes menaçants et des chuchotements suspects. Elle va deux fois à Londres et une fois en Alsace, espérant dépister ses ennemis et se réfugier dans un couvent, mais toujours des regards méprisants ou des réponses évasives lui font comprendre que son signalement a été envoyé même à l’étranger.
De Londres, au mois d’avril 1909, elle écrit à sa mère une lecture dont je citerai quelques passages :
« J’étais et suis encore stupéfiée de votre acharnement. N’y a-t-il plus chez vous une ombre de pitié pour le pauvre être que vous ayez tant fait souffrir ! Ce n’est pas à votre cœur que je m’adresse, puisque vous ne m’aimez pas — mais à votre pitié ! par humanité ne me faites plus de mal. Ma vie est gâchée : je suis tellement calomniée que j’ai perdu tout espoir de pouvoir travailler. Je vis une douleur perpétuelle, un tourment de tous les instants. Mes ressources vont s’épuiser, et ne pouvant gagner ma vie, je me vois prochainement réduite à la misère… Me laisserez-vous mourir de faim ou en être réduite à tendre la main dans la rue… Dites à celui par qui j’ai connu tant de souffrances que son but est atteint ! Je souffre beaucoup. Si de le savoir lui est une satisfaction, donnez-la lui. La mesure est comble ; il est le plus fort, je ne lutte plus. Qu’il ait pitié, par grâce ! Mes lèvres seront à jamais closes. Elles l’eussent toujours été sans tous les froissements [p. 361]
[p. 362] immérités de cet hiver. Je suis écrasée, anéantie. Je n’existe plus. Dites-lui que je demande à l’homme éminemment intelligent et supérieur qu’il est de regarder les choses de haut, très haut. Qu’importe à qui peut choisir, qu’une pauvre ombre ait disparu de l’horizon. Qu’il me laisse vivre ma pauvre vie d’ignorée et qu’il continue sa vie brillante, le Maître des Assises. »
Rentrée en France, Mme X…, lasse et désespérée, annonce à sa famille qu’elle échappera au poison en se laissant mourir de faim. Pendant trois jours elle refuse toute nourriture,
puis va demander l’extrême-onction à un prêtre. On l’interne alors à Ville-Evrard (mai 1909).
Mme X… est une femme du monde, aux manières courtoises, au parler disert. Elle cherche à s’évader le soir même de son entrée, puis reste trois jours très réticente. Elle avoue ensuite à demi-mot ses idées d’empoisonnement et de persécution. En juin, elle déclare qu’on met du laudanum dans le lait et que l’eau rend ses ongles cassants et sa peau sèche ; elle interprète défavorablement les jeux de physionomie des infirmières. Peu à peu, son délire se circonscrit à l’entourage immédiat. Rejetant [p. 363] ses premières conceptions morbides, elle écrit à ses parents des lettres affectueuses et les supplie de venir la délivrer. Son inquiétude augmente. En août, survient une crise hallucinatoire qui dure trois semaines : elle entend des phrases terrifiantes : « Ça sent le cadavre. Voilà une condamnée à mort. » Convaincue qu’on va la tuer au premier mot qu’elle prononcera, elle garde le mutisme et implore sa grâce par des gestes ou par des écrits,
En septembre 1909, Mme X.., redevient calme, mais elle croit qu’on veut l’hypnotiser et l’électriser. Hautaine et défiante, elle ne parle à personne et regarde les gens fixement ou en clignant
des yeux. Elle prie toute la journée, faisant de grands signes de croix. Dès qu’on essaie de l’aborder, elle s’éloigne en disant : « Mon Dieu, chassez l’Esprit du mal. » Le 8 novembre, elle accueille le médecin par ces mots : « Vade retro Satanas ! » puis elle se tait, l’air menaçant. Elle annonce enfin à sa famille qu’elle vit au milieu de démons. Bientôt après, elle se met à psalmodier chaque jour cette prière : « Au nom du Dieu vivant et tout puissant, je vous ordonne de quitter votre dualité humaine et de prendre la forme de boucs. Ainsi soit-il. » Dans une longue lettre, adressée à un prêtre, le 25 novembre 1909, elle expose son nouveau système délirant. [p. 364]
« J’ai, il y a seulement un mois, acquis l’assurance indéniable que j’étais bien dans un milieu infernal. Ces faux docteurs, ces fausses infirmières, démons ayant revêtu le corps humain, m’ont révélé, par des transformations rapides de la face, leur nature démoniaque… Aussitôt que je commençais à égrener les premiers Ave Maria de mon chapelet, c’était des courses dans la maison, des appels : on martyrisait quelqu’un dont les cris me glaçaient de terreur… L’un de ceux qui se donnent le titre de Docteur est, je crois. Belzébuth lui-même, l’autre est Satan… »
« La prière que je répète depuis sept jours calme les démons et a produit une déformation immédiate de la face : la mâchoire a fait saillie et certains semblent avaler des larmes. Leur malice leur a permis de se reprendre depuis et dérober à mes yeux cette transformation, qu’il leur sera cependant impossible de cacher d’ici peu, je l’espère…
Tout ici est envoûté : gens, bêtes et meubles. Les bêtes parlent ! et m’appellent : sale catholique ! J’ai vu un certain soir des éclairs autour de la maison. Lorsque je fais ma prière, je suis poussée par une force invisible d’avant en arrière et d’arrière en avant. Des démons circulant devant la maison, sous l’aspect humain, se dédoublent [p. 365] tout à coup ; au lieu d’un il y en a deux ; sur neuf il en reste cinq, les autres se sont effacés comme des ombres ; ou bien il en
Figure 72
« surgit un tout à coup, sorti de terre, semble-t-il ! Ce sont les vibrations produites par le Saint Nom de Jésus que je prononce qui produisent ces effets miraculeux… [p. 366]
« Voilà la situation, Monsieur le Curé, personne ne la connaît ! Je suis la seule à l’avoir découverte par la grâce de Dieu. Je l’ai écrite à ma mère et à mes sœurs, mais malheureusement pour moi, le faux Docteur, le faux prophète Belzébuth, sous son enveloppe humaine, les a reçus, les a dupés par cette apparence humaine, et, en leur donnant la main, leur a jeté ses maléfices et les a privés de mémoire, de volonté, de compréhension… »
Mme X a conscience de l’absurdité de son délire. Elle reconnaît que ses révélations peuvent « la faire prendre pour une folle » ou paraître « l’effet d’un égarement momentané » et pourtant, ajoute-t-elle, c’est la vérité. « Croyez-moi, je ne divague pas, c’est bien un lieu infernal dans lequel je suis, c’est avec certitude que je vous écris : je me trouve en enfer ; d’autres malheureux y sont avec moi, y ont enduré des souffrances terribles. » Ces souffrances, résultat d’interprétations et d’hallucinations diverses, la malade les décrit en détails dans sa correspondance, sans reculer devant aucune expression.
« Les dualités de l’Esprit du mal (je ne sais les nommer autrement) causent par l’esprit sans que leurs lèvres remuent et le plus souvent pour dire tout ce qui a trait aux sens avec la plus grande crudité… Dans cette maison on entend constamment dire que l’on va être enconnée. C’est une horrible expression, mais je vous la transmets pour vous faire voir à quel point il est urgent de venir à mon secours. On entend dire : toi tu vas y passer, tu me fais envie, je connais ton corps comme si je l’avais fait, tu as un signe à tel endroit, ce c…l m’appartiendra. Je suis honteuse de vous écrire de pareilles choses. Ils disent le mot de Cambronne à chaque instant et s’occupent de ce qui se passe dans notre organisme, alors que cela ne les regarde pas. C’est la luxure dans toute sa hideur… »
« Ils mangent nos excréments, disent-ils, et tout ce qui vient de nous leur sert à se nourrir et à faire leurs objurgations pour prendre de l’empire sur nous, même un bout d’ongle, un cheveu, un fil qui vient de nos vêtements. Ils disent manger même ce que les mouchoirs contiennent et boire le contenu des vases de nuit. Il paraît qu’ils font subir un vrai martyre à leurs victimes : il y en a qu’ils mangent, d’autres qu’ils enterrent vifs. Ils martyrisent leurs victimes hommes en enroulant leur partie intime comme du fil sur une bobine, après l’avoir rendue mince comme une baudruche. C’est affreux à penser… »
« Une nuit ils ont cherché à me tuer au moyen de l’électricité. Tout le corps me brûlait tant les trombes qui tombaient du plafond étaient fortes. Mon chapelet posé sur mon cœur m’a fait l’effet d’un fer rouge. Tout mon être semblait se décoller, mes dents éclataient, ma tête craquait ; je ne savais que devenir ; toute la nuit j’ai dit mon chapelet sous ce torrent électrique. Le matin arrivé, j’ai grelotté pendant une heure… Pour comble, Belzébuth lui-même, sous la forme du faux Docteur, était entré dans ma chambre et m’avait tâté le pouls pour savoir où j’en étais du chemin du ciel. J’ai le poignet encore rouge de son attouchement démoniaque. Un soir, dans le jardin, j’ai reçu une brûlure sur le même poignet, brûlure qui m’est tombée de je ne sais où, mon poignet a pelé pendant trois semaines… »
« La sale bête qu’est l’Esprit du mal avait empoisonné mon eau de [p. 367] Lourdes. Après l’avoir bue à genoux je me suis sentie empoisonnée par un poison foudroyant, mais ma prière le volatilisait au fur et à mesure. La sale bête me fait manger du verre pilé, je le sens très bien en mâchant. La sale bête voudrait m’envoûter à l’huile, elle en met dans mon eau de toilette, sur le bois de mon lit, sur le drap… Il avait imaginé de dire que lorsqu’on mangeait des salsifis cela signifiait qu’il allait vous couper les ongles, le macaroni signifiait que l’on allait prendre des injections, les poires que l’on était des imbéciles, le lait que l’on allait devenir fou. Si on l’avait écouté, on n’aurait rien mangé… »
« Il me vaut des douleurs violentes dans les genoux pendant ma prière. Il me souille sur le visage. Il lui est arrivé de sauter sur mon lit, de le faire trembler. Il a fait éclater une des boutonnières de ma bottine gauche et sauter tous les boutons, même ceux que je viens de recoudre. Lorsque je mets mon corset, il me gonfle tellement le corps que je dois pour arriver à le mettre faire le saint signe de la croix dessus.
Même pendant les repas, l’Esprit du mal pour m’empêcher de me nourrir me dit qu’il y a du sperme (pardon) dans les aliments et que c’est le sien. Pendant que l’on boit il nous dit qu’il y a des sécrétions nasales (c’est ma façon de dire la chose dans le lait. Lui dit le vilain mot de caca de nez. C’est dégoûtant de vivre ici, outre que c’est un danger constant sous le rapport mœurs. Pendant ma toilette j’en entends de fortes. Il n’est pas possible de faire un mouvement sans entendre l’Esprit du mal dire qu’il a vu ceci ou cela. C’est l’inconvenance éhontée… »
Pour se défendre contre ces menaces Mme X se garnit avec des journaux, dessine de nombreuses croix sur les murs de sa chambre ; répand de l’eau de Cologne, parfum que Satan exècre, et, toute la journée, même en écrivant, elle chante des Ave Maria séparés par cette invocation : « De l’esprit de fornication délivrez- nous, Seigneur ! » Elle supplie sa mère d’envoyer à Ville-Evrard l’archevêque de Paris pout qu’il exorcise la maison. Dans ses lettres les termes obscènes foisonnent ; en outre tous les mots, toutes les lignes sont réunies par des traits : accentuation et ponctuation sont remplacés par de petites croix. La malade de plus en plus exaltée, devient inabordable ; elle crache au visage de ceux qui l’approchent, les injurie, menace de frapper et d’étrangler. Elle refuse de manger, il faut la nourrir à la sonde. Elle ne se couche plus et ne cesse de crier et de taper sur les meubles ou sur le parquet toute la nuit. Elle se compare elle-même à « un capitaine qui ferait un moulinet constant avec son épée afin d’empêcher l’ennemi de l’atteindre ». Cette lutte acharnée contre les puissances infernales ne l’effraie pas, car Dieu la soutient et la fait assister à des miracles.
« Ce que je vois, écrit-elle, dépasse mon esprit, je ne puis le décrire ; j’y réfléchis, mais tout cela est confus, tant c’est grand ! J’arrive avec peine à en saisir une bien faible partie. C’est mystérieux et à la fois aveuglant. On a l’impression de la grandeur de Dieu… »
« J’ai déjà vu des résultats miraculeux obtenus par mes prières. Hier une pauvre démente qu’ils ont tenue dans leur bain diabolique a dit après moi : Jésus ayez pitié de moi. Sous leur influence [p. 368] elle tournait la tête comme un mannequin, se refusant au début à répéter cette prière. Une autre, assise à table en face de moi et dont ils avaient paralysé les mouvements, au point d’en faire un être inerte, mange seule et coupe sa viande, ce qu’elle ne faisait pas ; son regard commence à s’éveiller. Tout cela c’est Dieu qui le permet. »
« Je parle à l’Esprit du mal lui-même, le dominant de mon regard de chrétienne. Le faux prophète Belzébuth en personne a ce matin murmuré : Je suis vaincu. »
« C’est Dieu qui m’a envoyée ici. J’y ai bien souffert, encore plus moralement que physiquement, mais je ne regretterai rien de ce que j’ai souffert, car Dieu permet que par mes prières j’aide mon prochain à sortir de peine. L’humanité profitera, je l’espère, de l’épreuve que je subis. »
Ces idées de grandeurs s’affirment de plus en plus. En janvier 1910, Mme X. annonce que la Vierge va la plonger dans un sommeil extatique qui terrassera le démon. Alors les morts ressusciteront et Guillaume II restituera à la France l’Alsace et la Lorraine. Elle convie le clergé, l’armée et le corps diplomatique à ce spectacle dont elle règle d’avance les moindres détails, décrivant minutieusement le costume immaculé qu’elle revêtira et la coupe de vermeil que lui offrira l’archevêque de Paris. En février, elle se fabrique une généalogie qui la fait descendre d’une famille royale. Elle abandonne bientôt cette idée pour se proclamer fille de Dieu : son Père céleste l’a baptisée Jésu Mariam Dei. Elle n’en livre pas moins encore de violents combats à Satan, qu’elle appelle maintenant l’archange Ezéchiel, et tous les jours elle répète cette imprécation : « Sois châtié immédiatement, visiblement, terriblement, éternellement, comme tu le mérites, damné ! »
Enfin un jour de juin 1910, le triomphe est complet et s’accompagne d’un changement d’attitude radical. « Le Démon est vaincu pour l’Eternité, écrit la malade. Je suis la Très Sainte, Immaculée, Toute Puissante et Divine Vierge Marie, Reine des Anges, Reine des Cieux et de la Terre, Reine de Gloire Eternellement ». Dès lors elle devient franchement érotique : elle s’exhibe toute nue, cherche à embrasser et en arrive à se croire l’Amante de Dieu. Elle se complaît à décrire ses sensations voluptueuses et ses pensées lascives.
« Il m’arrive d’être pénétré par votre Divine Caresse, qui m’entre par votre Divine Fleur d’Amour et qui, me faisant frissonner comme si ma chair était poudrée d’Amour, m’arrive jusqu’à la gorge. Mon cerveau même frissonne… Parfois il me semble que vous penchant Divinement sur moi, vous m’embrassez partout, même et surtout là, en bas, devant, dedans votre Divine Fleur d’Amour divin… »
« Je voudrais, puisque je me suis donnée à vous pour toujours, mon Dieu, et que tout ce que j’éprouve n’est point ce que j’ai éprouvé jusqu’à présent et me semblent et sont de Divines sensations, les ressentir toujours plus fortement, plus intimement aussi et que nul autre que vous, mon Dieu, ne le sache. »
« C’est aussi aux beaux et Divins seins que vous avez bien voulu [p. 369]
[p. 370] me donner et qui sont à vous, comme tout mon Etre, que votre Divine caresse m’arrive. Je l’attends et la désire plus près, plus enveloppante ; j’y voudrais vos divines lèvres ; j’en voudrai sentir les deux pointes, semblables à deux framboises roses, divinement pressées, sucées, gardées par vos divines lèvres, toujours, Mon Dieu, puisque je suis entièrement à vous, qu’il n’est pas une fibre de mon Etre où je ne désire votre Divine Caresse, Divine en sa Divine douceur, Divinement passionnée. »
De démonopathe, la malade est donc devenue théomane. En même temps que cette transformation s’opérait, les écrits prenaient un aspect différent de celui qu’ils présentaient au début. Tantôt c’étaient des protestations d’amour soulignées de cinq ou six traits ; tantôt des phrases stéréotypées remplissant toute une page, ou bien toute une colonne de Jesu Mariam Dei, ou encore le vocable Divinement intercalé entre chaque mot ; parfois d’autres lettres avec les croix multipliées rappelaient celles des mois précédents.
Avant de poursuivre l’histoire de cette malade, remarquons que jusqu’à présent elle semble réaliser l’évolution systématique du délire chronique : d’abord une période d’inquiétude et d’interprétations délirantes qui se prolonge pendant trois ans ; ensuite période hallucinatoire avec démonopathie interne ; puis association d’idées de grandeurs qui, au bout de dix mois environ, semblent prédominer sous forme de théomanie ; enfin apparition de stéréotypies, surtout graphiques, vraisemblablement prémonitoires de l’affaiblissement intellectuel. Si l’on note de plus que cette persécutée n’a, malgré son mysticisme, jamais eu d’hallucinations visuelles, on est conduit à certifier qu’il s’agit bien d’un délire chronique. La suite des événements, sans infirmer ce diagnostic, le rend plus douteux.
En effet la théomanie fut de courte durée : quatre mois environ. Puis toute idée ambitieuse disparut ; seule persista une vanité puérile : la malade loue la fraîcheur de son teint, la beauté de ses dents, le charme de sa voix, etc.
En novembre 1910, Mme X, rétrogradant pour ainsi dire, s’attaque de nouveau à sa famille. Elle accuse sa mère des pires infamies, lui crie sa haine, la menace de sa vengeance et l’accable d’injures, la traitant de « chameau à deux bosses : la méchanceté et la bêtise. Truie couverte d’excréments. Sale vache bonne pour les maisons à gros numéros ». Elle déchire ou brise les moindres objets qui lui viennent de ses parents. En outre, tout l’entourage, y compris les autres malades autrefois prises pour des victimes, lui paraît criminel et infernal ; l’une est la femme Steinheil, l’autre Gabrielle Bompard, une troisième l’ogresse Jeanne ‘Weber. Sur plusieurs dessins qu’elle exécute elle les affuble des attributs du diable : griffes, cornes et queue.
D’externe qu’elle était restée jusque-là, la démonopathie devient interne et se traduit par des idées de possession. Mme X découvre que ses parents sont « les dualités de l’Esprit du mal » lesquelles ont pénétré dans son corps en prenant la forme de vers. » [p. 371]
« Ces bêtes, écrit-elle, me tourmentent le ventre, les parties intimes, l’estomac, le visage et même les seins. Ces bêtes parlent et ont la voix des personnes dont elles proviennent… Il m’est impossible de penser à la prière sans que les bêtes que j’ai en moi s’éveillent en menaçant ; cette bave me fait mal au cœur. Hier elles m’ont mordu le larynx alors que je voulais dire simplement : Pardon mon Dieu. Ces bêtes se lèvent de l’endroit où elles sont tapies pour manger la nourriture que j’absorbe et elles expriment leur mécontentement lorsque les mets ne leur plaisent pas… »
« Il me semble aussi que j’ai des enfants en moi ; ils parlent et semblent me défendre ; ils disent à celles et à ceux qui m’approchent avec une mauvaise intention : Nous vous châtions comme vous le méritez ; ils disent aussi maman et papa. »
A côté de ces « voix du corps » qui parfois déterminent « des mouvements désagréables des lèvres (hallucination psychomotrices verbales) la malade présente de nombreuses hallucinations auditives. Elle entend des sons terrifiants et magnifiques, qui la font penser aux trompettes du jugement dernier. Les mouches lui parlent. Des voix diverses la taquinent, la menacent, l’appellent folle incurable, suivent toutes ses actions, les bafouant, les jalousant ou au contraire les admirant. Les troubles de la sensibilité générale et génitale sont aussi intenses. Le parquet est électrisé ; des décharges tombent du plafond. De grosses araignées courent sur la peau de la malade et la mordent pendant la nuit. Les mouches portent avec leurs ailes un fluide qui fait craquer sa tête et son cou et lui alourdit le cerveau. Les mouvements des oiseaux emportent son corps dans le même sens. Elle éprouve des sensations clitoridiennes tantôt agréables, tantôt incertaines et agaçantes. On souffle dans son vagin et dans son anus ; on y lance de l’eau très chaude; un être invisible y introduit des tubes longs et durs. Une grosse bête semble allongée auprès d’elle dans le lit : une nuit cette bête, dont elle sentait les pulsations, cherchait à lui ronger l’oreille. « Ce sont, ajoute-t-elle, les criminelles que j’ai nommées mère et sœurs qui opèrent ainsi par les dualités spirituelles. » Enfin, à trois reprises, elle sent le démon lui-même bondir sur son lit et la posséder.
Au cours de l’année 1911 le délire de Mme X devient beaucoup moins actif et semble s’effacer peu à peu. En même temps apparaît une dissimulation singulière qui, d’abord transitoire de juillet 1910 à juin 1911, est maintenant constante et opiniâtre. Cette dissimulation présente des contradictions étranges dans les écrits et dans la conduite,
Les écrits sont, en général, délirants. On y rencontre encore des phases comme celles-ci, extraites de lettres d’octobre et novembre 1911 : « La maison est hantée ; le démon s’agite et parle au-dessus de ma chambre… Ces maudits deviennent plus méchants, ils veulent aller saccager le monde… Médecins et folles veulent me tuer… Je lutte contre la volonté criminelle de ma mère qui a donné de nouveaux ordres ici pour que je sois martyrisée. » Parfois, au contraire, ce sont de tendres enfantillages : « J’attends avec une joie contenue le moment de rentrer [p. 372] à Paris avec toi, mère chérie, au galop, au galop, au galop, sur mon petit cheval gris ; n’oubliez pas de tresser des couronnes et de préparer des bouquets et d’excellents festins pour fêter mon retour ».
Le langage, la tenue et la conduite sont habituellement corrects. Mme X… se fait remarquer simplement par une coiffure excentrique, semblable à celle d’une fillette, avec de longues boucles tombant sur les épaules. Elle affecte depuis six moi une politesse et une amabilité outrées, mais sans érotisme, adressant chaque jour des salutations stéréotypées à tous les médecins qu’elle a connus, et réclamant force poignées de mains. Essaie-t-on d’amener la conversation sur le délire, le jour même où ce délire s’est exprimé par écrit, elle feint l’étonnement et l’amnésie la plus complète, traitant de plaisanteries les allusions que l’on fait à sa démonopathie. Elle affirme, imperturbablement n’avoir jamais quitté le pavillon de tranquilles qu’elle occupe actuellement, alors que, dans ses lettres, elle se plaint quelquefois de son séjour passé aux agitées. Elle nie, avec une obstination sereine, les choses les plus évidentes, soutenant, par exemple, avoir mangé tous ses aliments qui sont là intacts sur la table devant elle. Des preuves irréfutables ne l’empêchent pas d’assurer que son mari désire renouer avec elle ou même que, son père est vivant (il est mort depuis plus de vingt ans). Elle parle en souriant de ses quatre frères dont elle cite les noms, mais qui n’ont jamais existé que dans son imagination.
En agissant de la sorte, la malade obéit certainement à un mobile secret ; peut-être emploie-t-elle un nouveau moyen de défense. Il est permis toutefois de se demander, surtout quand on compare l’état présent à l’état antérieur, si cette dissimulation absurde, ces puérilités, ces stéréotypies et ces discordances, ne sont pas l’indice d’un déficit intellectuel par ailleurs peu manifeste encore (1).
NOTE
(1) Depuis une quinzaine de jours la malade a cessé de dissimuler et repris ouvertement son délire démoniaque. 15 janvier 1912.
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