Une forme atypique de dépersonnalisation chez une délirante chronique. Par Gabriel Dromard et J Levassont. 1900.

DROMARDDEPERSONNALISATION0002Gabriel Dromard & J.Levassort J. Une forme atypique de dépersonnalisation chez une délirante chronique. S. l. n. d., [Paris, 1900]. 1 vol ; in-8°, 10 p.
B. n. F. : 8-TD86-993

Gabriel-René DROMARD (1874-1918). Lauréat de l’Académie de Médecine, Médecin adjoint des asiles publics d’aliénés, membre correspondant de la Société médico-psychologique et de la Société de Médecine légale de France.
Quelques publicatons :
— Les alcoolisés non alcooliques. Etude psycho-physiologique et thérapeutique sur l’intoxication alcoolique latente: alcoolomanie. Thèse de la faculté de médecine de Paris. Paris, G. Steinheil, 1902. 1 vol. in-8°.
— (avec) Albès. Essai théorique sur l’illusion dite de « fausse reconnaissance ». Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), deuxième année, 1905, pp. 216-228. [en  ligne sur notre site]
— Essai de classification des troubles de la mimique chez les aliénés. Extrait du Journal de Psychologie normale et pathologique, 1906, Paris, Félix Alcan, 1906. 1 vol. in-8°.
— Avec Antheaume André. Poésie et folie. Essai de psychologie et de critique. Paris, Octave Doin 1908.
— Les troubles de la mimique émotive chez les aliénés. Extrait du Journal de Psychologie normale et pathologique, 1907. Paris, Félix Alcan, 1907. 1 vol. in-8°.
— Folie du doute et illusion de fausse reconnaissance. Extrait de la Revue de Psychiatrie, 1907. Paris, 1907. 1 vol. in-8°, pp. 12-24.
— L’amnésie. au point de vue séméiologique et médico-légal. Paris, Félix Alcan, 1907. 1 vol. in-8°,
— La Mimique chez les Aliénés. Paris, Félix Alcan, 1909. 1 vol. in-8°.
— Essai sur la sincérité. Paris, Félix Alcan, 1911. 1 vol. in-8°.
— L’interprétation délirante. Essai de psychologie. Extrait du Journal de psychologie normale et pathologique, 191?. Paris, s. d. [191?]. 1 vol. in-8°, pp.332-416.
— Les mensonges de la vie intérieure. Paris, Félix Alcan, 1910. 1 vol. in-8°.

— Le Rêve et l’Action. Quatrième mille. Paris, Ernest Flammarion, 1913. 1 vol. in-8°. Dans la « Bibliothèque de Philosophie scientifique ».

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

Une
FORME ATYPIQUE DE DÉPERSONNALISATION
chez une délirante chronique.
par
MM. Dromard & Levassort.

[p. 1]

Gabriel Dromard & J.Levassort J. Une forme atypique de dépersonnalisation chez une délirante chronique. S. l. n. d., [Paris, 1900]. 1 vol ; in-8°, 10 p.
B. n. F. : 8-TD86-993

M. DROMARD. — Mme L… est une femme d’une soixantaine d’années atteinte de délire chronique. L’origine de l’affection est ancienne, si l’on s’en réfère aux certificats d’internement. En 1901, la malade entre à l’asile Sainte-Anne, et son dossier porte la mention : « Délire de persécution dont le début remonterait à sept ans. » A cette époque déjà, on note chez elle des idées mégalomaniaques et un certain degré d’affaiblissement intellectuel. Cependant nous la voyons libérée contre toute attente le ler juin de la même année. Quelques mois plus tard, nouvel internement plus long que le précédent, puis nouvelle sortie. Enfin le 13 janvier dernier, Mme L… venait réclamer d’elle-même son placement.

Dès ses premières paroles, notre attention est éveillée sur un trouble de la personnalité que nous chercherons à interpréter tout à l’heure, et nous ne saurions mieux faire que de reproduire ici d’une manière à peu près textuelle quelques phrases de l’interrogatoire :
Q — « Comment allez-vous ?
R. — « Madame Leblanc ne parlera pas.

Q. — « Pourquoi vous désignez-vous comme une personne étrangère ? N’êtes-vous donc pas vous-même Madame Leblanc ?
R. — « Madame Leblanc ne parlera pas. [p. 2]

Q. — « Pourquoi Madame Leblanc ne parlera-t-elle pas ?

R. — « Parce que nous lui avons interdit de parler.

Q — « Il y a donc en vous une personne qui commande et une autre qui obéit ?

R. — « Autrefois, Madame Leblanc était très fière de sa personnalité. Mais aujourd’hui, elle sait qu’elle n’est qu’un pauvre instrument dans les mains invisibles de ceux qui pensent pour elle, et qui la font agir et parler.

Q. — « Je comprends que Madame Leblanc soit sous la domination d’une puissance mystérieuse. Mais vous paraissez vous comprendre vous-même parmi ses dominateurs, puisque vous parlez à la première personne du pluriel quand vous les désignez…

R. — « Madame Leblanc subit les effets de la science mais ne les analyse pas. Vous en savez plus long qu’elle sur ce point.

R. — « Est-ce bien Madame Leblanc qui parle dans ce moment-ci ?

Q. — « La pauvre créature est esclave de ses oppresseurs : c’est sa bouche qui parle, mais c’est nous qui la faisons parler. »

Il n’est pas nécessaire de prolonger plus longtemps ce dialogue pour mettre en évidence les particularités qui doivent nous arrêter, et l’on voit déjà à quel genre de manifestations nous avons affaire. On vient de constater que la malade se désignait à la fois par la troisième personne du singulier et par la première personne du pluriel. On a observé d’ailleurs qu’elle n’employait pas au hasard ces deux façons de parler. C’est la constitution du « elle » et la constitution du « nous » que nous allons chercher à interpréter.

A priori, on peut affirmer qu’il y a là un trouble de la personnalité. Mais quelle est sa nature ? Et quelle est sa genèse ?

Si la malade se désignait simplement par la troisième personne du singulier, il n’y aurait dans ce fait rien que de très connu : cette désignation du moi par le « il » ou le « elle » n’est pas absolument rare chez les vieux chroniques. C’est une façon de parler que Descourtis rattache à un phénomène de régression infantile, que Ribot considère comme un phénomène d’imitation, et qui, à notre avis, trouve une explication [p. 3] bien plus naturelle dans les tendances mégalomaniaques de certains sujets. En effet, désigner quelqu’un par la troisième personne a toujours été une marque de haute déférence. C’est ainsi qu’un maître s’entend nommer par ses valets, un monarque par ses courtisans, etc..

Mais dans le cas qui nous intéresse, les choses ne sont pas aussi simples. Le « elle » ne représente pas la personnalité entière du sujet ; la malade paraît ne désigner sous cette dénomination que la partie passive et obéissante d’elle-même ; la partie active et commandante est incluse dans le « nous ». Si, d’autre part, la malade se désignait uniquement à la première personne du pluriel, on serait tenté d’attribuer cette façon de parler à un dédoublement ayant pour conséquence la coexistence de deux personnalités jumelles. Ainsi s’exprimait le malade de Jaffé, qui disait « nous » en parlant de lui-même parce qu’il croyait être deux.

Mais dans le cas présent, l’interprétation est autrement plus délicate. Le « nous », en effet, n’est pas une duplication du moi ; il renferme exclusivement la partie active et commandante de ce moi, et il comprend en plus un élément étranger.

Or, il y a là quelque chose d’assez paradoxal. Si l’on considère, en effet, que la personnalité active et commandante est intimement liée à cet élément étranger (ce qu’exprime l’emploi de la première personne du pluriel), et si l’on envisage d’autre part que cet élément étranger a précisément un caractère tyrannique, on aboutit à cette conclusion que la personnalité active et commandante se fait fatalement son complice pour exercer avec lui une oppression commune sur la personnalité passive et obéissante. La phrase que nous rapportions tout à l’heure est bien démonstrative à cet égard, et la malade schématise d’une façon parfaite la proposition que nous venons d’exprimer, quand elle dit en parlant de son moi passif : « La pauvre créature est esclave de ses oppresseurs : c’est sa bouche qui parle, mais c’est nous qui la faisons parler. »

Au total il semble donc que la personnalité du sujet ait subi, par suite de modifications que nous aurons à élucider tout à l’heure, une sorte de dissociation en vertu de laquelle sa sphère psychomotrice ou d’activité semble s’être isolée de sa sphère psycho-affective ou de passivité. ’p. 4]

Nous disons une dissociation et non un dédoublement. Le dédoublement du moi, — qu’il s’agisse d’un dédoublement à forme simultanée, comme chez le traumatisé de Jaffé, ou à forme alternative, comme dans les états seconds hystériques — le dédoublement implique la reconstitution de deux personnalités ayant chacune des états de conscience distincts, de deux personnalités, malformées si l’on veut, mais autonomes ; tout comme dans la kariokynèse, le dédoublement du nucleus primitif est suivi de la reconstitution de deux noyaux complets, chacun de ces deux noyaux provenant de la migration des microsomes le long des tractus nucléaires vers l’aster, et renfermant en substance tout ce que renfermait le noyau primitif. Or ici, il n’y a pas reconstitution de deux « moi », ayant chacun ses attributs affectifs, intellectuels, et volilionnels : il y a disjonction entre la vie psycho-affective et la vie psychomotrice, disjonction en vertu de laquelle tout l’être sentant subit les caprices de l’être agissant, sans avoir l’impression de participer en rien à son activité, tandis que, réciproquement, l’être agissant exerce son despotisme sur l’être sentant, sans paraître se soucier en quoi que ce soit de ses émotions. C’est ce qu’exprimait la malade en disant : « Mme Leblanc sent, mais ne veut pas : c’est nous qui voulons. » Si l’on prononçait le mot de dédoublement, il faudrait donc dire, dans tous les cas, que l’une des deux personnalités est amputée de sa sphère volitionnelle et l’autre de sa sphère affective.

Mais ce n’est pas toul. Le « moi » d’activité, qui paraît s’être en quelque sorte dissocié du moi de passivité, n’a pas toute sa liberté d’allure. Il n’agit que sous l’inspiration d’une force étrangère émanant d’ « invisibles », qui lui sont fatalement associés, l’imprègnent pour ainsi dire, et le guident en toutes circonstances.

En outre du phénomène primitif de dissociation, il y a donc un phénomène secondaire de possession.

Cette interprétation doit faire le jour, croyons-nous, sur l’utilisation de la troisième personne du singulier comme de la première personne du pluriel. Le « elle », c’est la personnalité passive ; le « nous », c’est la personnalité active dissociée de la précédente et possédée par une force étrangère.

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Nous venons d’interpréter une forme atypique et peu [p. 5] fréquente de dépersonnalisation. Reste à en expliquer la genèse.

Quand on rencontre chez un délirant chronique des troubles de la personnalité, il y a beaucoup de chances pour que ces troubles aient leur point de départ dans un processus hallucinatoire. Nous nous sommes donc appliqués à rechercher ce symptôme.

Mme L… est incontestablement une hallucinée de l’ouïe. A chaque instant pendant l’interrogatoire, elle s’interrompt brusquement, se tourne vers un interlocuteur imaginaire et entre en conversation avec lui. Quand elle répond ainsi à ses « voix extérieures », elle parle toujours sur un ton sentencieux et en affectant des allures théâtrales.

Il est plus difficile, au premier abord, de déterminer s’il existe des hallucinations psychomotrices chez cette malade, car son examen subjectif est rendu des plus équivoques, en raison même des modifications de la syntaxe, et d’autre part son examen objectif ne révèle aucun des signes apparents qu’on trouve chez nombre d’hallucinés. Par exemple, on ne la voit pas remuer les lèvres comme les individus qui parlent tout seuls leur pensée ; on ne la voit pas davantage serrer sa langue entre ses dents, ni utiliser aucun des autres moyens dont se servent souvent les hallucinés dans le but de s’opposer aux mouvements d’articulation qui les obsèdent.

Toutefois, nous avons été conduits à soupçonner l’existence d’hallucinations psychomotrices chez cette malade par certaines expressions. C’est ainsi qu’à un moment donné, comme elle battait le rappel avec ses doigts sur la table, nous lui demandâmes : « Pourquoi faites-vous cela ? » et elle répondit : « C’est la décharge. »

De même, il lui arriva de répéter à plusieurs reprises, sans motif: « Trois fois sept vingt et un. » Nous lui demandâmes: « Pourquoi dites-vous cela ? » et elle répondit encore : « C’est la décharge. »

Nos prévisions furent d’ailleurs nettement confirmées, car le hasard voulut que pendant un instant d’ailleurs assez court, la malade s’exprimât à la première personne suivant l’usage habituel, comme si elle eût recouvré la cohésion normale de son moi. Or nous avons pu dans cet état transitoire recueillir des phrases bien caractéristiques, telles que les suivantes :

« Quand j’accomplis un acte, je sens très bien que je n’agis [p. 6] pas par moi-même. » « Quand je parle, j’ai l’impression qu’on me force à parler », etc.

Et quand nous lui demandons si elle obéit, le cas échéant, à un ordre verbal venant du dehors, la malade l’ail ellemême le diagnostic de ses hallucinations auditives et de ses hallucinations motrices : « Non, répond-elle; je n’obéis pas à un ordre verbal. S’il s’agissait d’un ordre verbal, je n’en ferais aucun cas étant donné que je résiste parfaitement à mes voix extérieures. Mais c’est une force intérieure qui me pousse fatalement. »

Ainsi, Mme L… présente à la fois des hallucinations de l’ouïe et des hallucinations psychomotrices.

Les premières n’ont guère de valeur au point de vue spécial qui nous intéresse. Mais les deuxièmes en ont bien davantage. Dans les hallucinations de l’ouïe, en effet, on ne voit pas comment l’état de conscience parasite pourrait s’organiser en une personnalité nouvelle. Les hallucinés de l’ouïe restent toujours identiques à eux-mêmes en présence de phénomènes qui semblent se passer au dehors, et il n’en résulte aucune dissolution de leur personnalité fondamentale. C’est que les sens extérieurs, ainsi qu’on l’a fait remarquer, circonscrivent la personnalité, la délimitent en la différenciant de l’ambiance, mais ne la constituent pas. Ils sont l’origine de la connaissance, mais ils ne sont pas la base de l’idée du moi.

La base de l’idée du moi est dans le sens intérieur, dans le sens musculaire et cénesthésique, dans le sens du corps, comme le dit Ribot. Aussi est-il naturel que la personnalité des hallucinés moteurs soient atteinte dès le principe, et c’est en effet dans cet ordre d’hallucinations que nous allons chercher la genèse du double phénomène de dissociation et de possession que nous avons constaté plus haut.

Il n’est pas inutile de rappeler tout d’abord comment les hallucinations psycho-motrices aboutissent à des troubles de la personnalité dans les cas vulgaires que nous observons journellement. Le processus peut d’ailleurs se résumer en deux mots. L’halluciné moteur sent naître en dedans de lui-même des tendances motrices qu’il ne rattache pas à l’agrégat de sa personnalité propre, et il tend à rapporter ces tendances motrices à une personnalité étrangère. Les malades qui, par suite de la prédominance d’hallucinations psychomo-trices se dépersonnalisent de la sorte, continuent généralement à employer la première personne pour désigner leur personnalité fondamentale et utilisent la troisième pour désigner la personnalité étrangère qui s’édifie petit à petit au sein de la précédente. Ils diront par exemple : « Ils parlent par ma bouche », « ils me font remuer la langue », etc.. Ces expressions indiquent bien que le sujet ne considère pas la manifestation motrice en question comme se rattachant à son moi, et qu’il ne la fait aucunement rentrer dans le schéma de sa personnalité individuelle.

Mois, entre le processus moteur parfaitement agrégé à la personnalité et le processus moteur complètement aliéné du moi, n’existe-t-il pas une sorte d’état mixte ou intermédiaire ? Nous le croyons.

Il est une qualité de l’hallucination dont on ne tient peut-être pas assez compte. On a bien distingué dans toute hallucination ce qu’on pourrait appeler son intensité absolue. Cette intensité absolue se mesure d’après le degré d’extériorisation ou d’objectivité du phénomène. C’est ainsi que dans un premier degré, le malade n’a que l’impression d’un mouvement, sans mouvement effectué : c’est la simple sensation kinesthésique ; dans un second degré, l’image motrice s’accompagne d’une ébauche de réalisation perceptible pour le sujet et parfois même pour l’observateur ; dans un troisième degré enfin, le mouvement s’effectue positivement : c’est une véritable impulsion motrice. Mais à côté de cette qualité propre de l’hallucination, il est une qualité contingente dont il conviendrait de tenir compte au point de vue psychologique. Cette autre qualité de l’hallucination répond à ce qu’on pourrait appeler son degré d’aliénation par rapport au moi.

Pour développer notre idée, supposons une personnalité qui, étant primitivement intacte, se trouve aux prises, à un moment donné, avec des hallucinations psychomotrices d’abord faibles, puis plus intenses. Le sujet commencera par éprouver des sensations insolites, mais ces sensations, il ne va pas en rejeter la source d’emblée hors de son moi : « Il me semble que ma pensée s’articule », dira-t-il ; ou bien encore « j’ai l’impression de parler quand je ne dis rien, …. de marcher quand je ne marche pas », etc.. Puis il constatera de plus en plus qu’une partie de son activité lui échappe, qu’une partie de ses faits et gestes émanent d’une autorité qu’il ne [p. 8] reconnaît pas, qu’enfin il ne jouit plus complètement de sa liberté d’action ou d’arrêt en toutes circonstances.

De là à conclure que cette activité parasite émane d’une personnalité étrangère, il n’y a qu’un pas. Ce pas est bien vite franchi d’ailleurs, et l’on est alors en présence du degré le plus parfait d’aliénation ou d’indépendance de l’élément hallucinatoire par rapport à la personnalité.

Ajoutons qu’à ce stade d’organisation définitive, la personnalité fondamentale ne fait au fond que se ressaisir après s’être réduite. Elle a rejeté hors d’elle-même une partie d’elle-même dont elle a fait un tout étranger, et après s’être amputée de la sorte, elle s’est reconstituée en un nouvel agrégat qui, en entrant en conflit avec l’élément aliéné, affirme par là même son autonomie.

Un tel résultat répond aux cas ordinaires, car il est bien évident qu’une hallucination psychomotrice qui s’impose à la conscience ne tarde pas à donner au « moi » l’impression d’une force étrangère, qui tend à lui faire violence. Pour peu que le processus évolue avec un peu de brutalité, il y a une telle surprise pour l’esprit, que celui-ci n’hésite guère à localiser d’emblée dans une personnalité étrangère la source des impressions motrices qu’il éprouve, qu’il extériorise même, et dont il se sent pourtant irresponsable.

Néanmoins, il faut bien admettre que ce stade est précédé d’une période d’hésitation. Entre l’état d’intégrité parfaite de la personnalité et l’état de dépersonnalisation organisée, il y a une phase intermédiaire. Le bout terminal du premier ne touche pas le bout initial du second, mais ils empiètent l’un sur l’autre. Quand l’un commence à exister, l’autre subsiste encore tout en s’effaçant. Il y aune période de coexistence pendant laquelle ils se pénètrent réciproquement. Durant cette phase de transition, la personnalité fondamentale ne s’oppose pas encore à la force parasite ; elle n’est pas encore séparée d’elle par une coque infranchissable ; elle n’est pas encore convaincue définitivement de l’origine étrangère de cette force ; elle reconnaît encore comme étant siens quelques-uns des éléments constituant de cette puissance contre laquelle elle lutte cependant. En d’autres termes, le phénomène hallucinatoire n’est pas rejeté totalement hors de la personnalité ; il tient encore à cette personnalité par quelques racines ; il la pénètre, il l’infiltr toujours plus ou moins, si [p. 9] bien que son indépendance et son autonomie ne sont pas encore définitivement prononcées. Cela est si vrai que certains malades s’expriment en disant par exemple : « je parle malgré moi », et non pas : « on parle par ma bouch ».

Eh bien ! Qu’on suppose l’évolution du processus hallucinatoire s’effectuant avec une lenteur inaccoutumée, de telle sorte que ce stade d’hésitation se prolonge. Dans ces conditions, il pourra se faire que l’interprétation du malade concernant les troubles dont il est l’objet soit complètement différente de ce qu’elle est d’ordinaire, justement parce qu’au lieu de s’imposer d’emblée, cette interprétation est le résultat d’une introspection longuement élaborée, au cours de laquelle le sujet suit en quelque sorte pas à pas la désagrégation progressive de son «moi». Ainsi la dépersonnalisation s’effectuera-t-elle, suivant un mode spécial qui nous paraît applicable au cas présent.

Ce mode est le suivant. Voici une malade qui sent à un moment donné que quelque chose d’insolite entrave son activité : ses idées paraissent lui échapper ; sa pensée semble se formuler contre son vouloir, et, quand elle pense, elle a la sensation de parler sa pensée ; ou bien encore elle ne se sent plus maîtresse de sa langue qui se refuse à articuler les mots qu’elle veut prononcer, etc. En présence de ces modifications, l’interprétation commence lentement son échafaudage : c’est donc que « quelque chose est changé en elle », … c’est donc qu’ « elle n’est plus ce qu’elle était »… « Autrefois, nous dit la malade, Mme Leblanc était une femme ; actuellement elle n’est plus qu’une machine. » Ainsi, l’ancienne personnalité n’est plus aujourd’hui qu’une défroque, une pauvre chose obéissante et soumise qui sait encore sentir mais ne sait plus vouloir. Toute la vie de commandement et d’activité a déserté cette ancienne personnalité et forme en dehors d’elle une sorte d’entité despotique.

Mais encore cette entité despotique n’est-elle pas une entité autonome, puisque ses volitions comme ses ordres inhibitoires sont guidés par une puissance mystérieuse qui ne peut être attribuée d’ailleurs qu’à des « invisibles ». Elle est possédée de ces derniers, elle agit avec eux et elle forme avec eux, par conséquent, une association collective qui se désigne par le « nous ». [p. 10]

En résumé, et pour synthétiser cette discussion, nous pouvons dire :

1°) D’ordinaire et dans l’immense majorité des cas, le phénomène de dépersonnalisation consécutif aux hallucinations psychomotrices se traduit par l’aliénation de certains états de conscience, que le moi ne considère plus comme siens et qu’il finit par attribuer à une existence propre, indépendante de la sienne. Le « je » (personnalité fondamentale) s’oppose au « ils » (personnalité parasite).

Dans le cas présent, au contraire, le phénomène de dépersonnalisation répond à la fois à une dissociation des personnalités psychoaffective et psychomotrice, et à la possession de la personnalité psychomotrice par une force parasite qui la domine. Le « elle » (personnalité ancienne amputée de ses propriétés volitionnelles et devenue purement passive) s’oppose au « nous » (personnalité nouvelle agissant de concert avec une personnalité étrangère).

2° Cette forme atypique de dépersonnalisation nous paraît se rattacher à une lenteur toute particulière du processus hallucinatoire dont elle est née.

Ainsi pourrait-on dire que dans la médecine de l’esprit comme dans celle du corps, un même processus morbide agissant comme cause efficiente peut donner lieu à des lésions dernières différentes, conditionnées par la rapidité ou la lenteur, par la régularité ou l’irrégularité de son évolution.

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