Farez Paul. Un sommeil de dix-sept ans. Article parut dans la « Revue de l’Hypnotisme », (Paris), 19e année, n°4, octobre 1904, pp. 108-113.
Paul Farez (1868-1940). Médecin qui se spécialisa dans l’étude des sommeils, naturel, provoqués et pathologiques, et donc de l’hypnotisme. Il fut un des fondateurs collaborateurs de la Revue de l’hypnotisme expérimental et thérapeutique créée par Edgar Bérillon en 1888, qui deviendra dès l’année suivante la Revue de l’Hypnotisme et de la psychologie physiologique, puis enfin la Revue de Psychothérapie et de psychologie appliquée, dont il fut le rédacteur en chef. Quelques publications :
— De la suggestion pendant le sommeil naturel dans le traitement des maladies mentales. Paris, A. Maloine, 1898. 1 vol.
— Hypnotisme et sommeil prolongé dans uncas de délire alcoolique. Paris, Imprimerie de A, Quelquejeu, (1899). 1 vol.
— La dormeuse de San Remo. Article parut dans la « Revue de l’hypnotisme et de la psychologie physiologique », (Paris), 1905-1906 », (Paris), 1906, pp. 339-342. [en ligne sur notre site]
— L’analgésie obstétricale et la narcose éthyl-méthymique. Paris, Imprimerie de A. Quelquejeu, vers 1905. 1 vol.
— Un cas de sommeil hystérique avec personnalité subconsciente. Privas, imprimerie de C. Laurent, vers 1909. 1 vol.
— Le Réveil de la dormeuse d’Alençon. Revue de Psychothérapie, (Paris), août 1910. Egalement en tiré-à-part : Paris, A. Maloine, 1910; 1 vol. in-8°, 12 p. avec 2 photographies. [en ligne sur notre site]
— La psycho-analyse française. Paris, A. Maloine, 1915. 1 vol. in-8°, 4 p. [en ligne sur notre site]
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
[p. 108]
Un sommeil de dix-sept ans.
Par M. le Dr Paul Farez
Professeur à l’Ecole de psychologie.
Dans un petit village de l’Allemagne du Nord, une femme dormait, jour et nuit, sans interruption, depuis dix-sept ans. Le lundi 16 novembre 1903, à deux heures du matin, non loin de la maison qu’elle habite, un incendie se déclare. Les voisins, réveillés en sursaut, crient : au feu ! Le tocsin d’alarmes sonne… Aussitôt, notre dormeuse se réveille de son sommeil. Elle retrouve sa pleine et entière connaissance : il lui semble qu’elle s’est mise au lit la veille et que rien ne s’est passé. Voici les points les plus saillants dans son histoire clinique.
Gésine M.. est né en 1860. Élevée dans la maison paternelle, elle va à l’école communale. Son enfance et sa jeunesse se déroulent sans aucune manifestation anormale ou pathologique. Son caractère est très gai et sa santé florissante. Son père, cultivateur aisé, robuste et bien portant a rempli, pendant de nombreuses années les fonctions de bourgmestre. C’est frères et sœurs sont également bien portants. Sa mère, morte depuis plusieurs années, était normale. On ne sait rien de précis sur les ascendants. Toutefois, une demi-sœur de son père était épileptique. Une familière de la maison, qui n’était point une parente, présente des phénomènes de catalepsie à une époque où Gésine n’était pas encore malade. [p. 109]
En 1877, Gésine se rend à la ville, située à une dizaine de kilomètres. En descendant de voiture elle tombe et se fait à tête une contusion, sans importance, il est vrai, et peu douloureuse. Cependant, au bout de quelques jours, la douleur de tête est devenue très violente et notre jeune fille perd plusieurs fois connaissance. Bientôt, un sommeil continu s’installe, sans qu’aucun moyen puisse y mettre fin ; il dure, sans interruption, pendant trois mois, au bout desquels la dormeuse se réveille spontanément.
Deux ans se passent. Dès les premiers jours de l’année 1880, elle se plaint d’une extrême lassitude et devient très mélancolique. Pressée de questions sur la cause de cet état, elle répond qu’elle a été frappée par la mort subite du père d’une de ses amies. Et elle ne tarde pas à s’endormir de nouveau, pour six mois environ ; puis elle se réveille, mais bientôt se rendort. Pendant les trois mois qui suivent, elle présente un état général de sommeil avec, de temps en temps, des réveils de courte durée. Un bonjour, subitement, elle se lève, s’habille, et se rend chez son médecin qui habite à trois kilomètres ; elle lui montre qu’elle est en excellente santé et lui demande la permission d’aller danser.
De 1880 à 1886, il ne se passe rien de saillant ; elle s’adonne aux soins du ménage et aux travaux des champs.En janvier 1886, survient une nouvelle période de sommeil discontinu, durant de quelques jours à quelques semaines et alternant avec de courts réveils. Il en est ainsi jusqu’en novembre. Le 22 novembre, après un réveil de quatre ,jours, Gésine s’endort, pour ne plus s’éveiller que dix-sept ans plus tard, à l’occasion de l’événement rapporté plus haut.
Dans les premiers temps de ce long sommeil, notre dormeuse présente fréquemment des raideurs musculaires, des contractures des bras et surtout des jambes, même une fois, mais passagèrement, un certain degré de constriction des mâchoires. Puis, tout rentre dans le calme et la résolution muscumiare prédomine.
Gésine repose dans son lot, couchée sur le dos ; cependant elle ne garde pas toujours une immobilité complète. Unbseoin naturel se fait-il sentir ? Aussitôt elle s’agite ; et ses parents, attentifs, l’aident à y satisfaire, si bien que, pas une fois en dix-sept ans, elle n’a souillé sa couche. La faim et la soif se traduisent aussi par des signes précis, tels que des bâillements, des gargouillements, des borborygmes et aussi de l’agitation. Quand on lui donne à manger, elle ouvre docilement la bouche et le réflexe de la déglutition s’accomplit. Elle absorbe ainsi, non seulement des liquides, mais aussi de la viande, des légumes, du pain, ceux)ci, il est vrai, hachés ou coupés en menus morceaux. En somme, son alimentation est facile, régulière et variée.
Les malades ainsi atteints de sommeil prolongé sont parfois, souvent même, complètement anesthésiques : aucun de leurs sens spéciaux ne paraît impressionné par des excitations extérieures. Chez Gésine, telle sensibilité est, en effet, suspendue ou, tout au moins diminuée ; telle [p. 110] autres par contre, est pleinement conservée, telle autre eneere considérablement exaltée.
Les bruits, même intense pi inattendu, ne sont point perçus par l’ouïe ; l’anesthésie auditive est totale. Les yeux sont perpétuellement clos et le sens de la vue paraît, lui aussi endormi, pas complètement toutefois, car la malade détourne la tête dès qu’on approche une lumière de son lit. La sensibilité tactile et musculaire est très obtuse : deux incisions d’accès et les courants d’induction ne provoquent comme réaction que de très légers mouvements.
Le goût est tout à fait conservé. Lorsqu’on présente à la malade un mets qu’elle-même pas, elle serre les dents et empêche qu’on le lui introduise dans la bouche. Pendant quelques semaines, elle refuse la viande : un jour on lui en fait prendre sous une forme déguisée ; à peine l’a-t-elle avalé qu’elle la rejette en un effort de vomissements.
Quant à l’odorat, il a acquis une acuité et une irritabilité extrême. Un jour, le médecin de la famille, venant de faire un pansement chez la voisine, apporte l’odeur du lysol ; aussitôt Gésine s’agite par manière de protestation. Elle refuse de manger si la personne qui lui présente son repas a un parfum quelconque dans son mouchoir ou même s’est lavé les mains avec un savon odorant. Enfin son hyperexcitabilité olfactive lui permet de discerner si une personne étrangère à sa famille se trouve auprès d’elle.
Au cours de ce sommeil, toutes les fonctions végétatives se sont accomplis normalement : la menstruation, en particulier, a toujours été régulière. Notre dormeuse n’a même pas été exempte les quelques incidents pathologiques : elle a été atteinte d’engelures, d’influenza, de rhumatisme articulaire ; le tout a évolué comme chez quiconque et sans qu’elle s’éveillât. De nombreux médecins des environs et de l’étranger sont venus la voir ; aucun de la réveiller ; mais aucun d’eux, il est vrai, ne s’est acharné à le faire d’une manière systématique et suivie.
Réveillée pendant la nuit, le 16 novembre 1903, par le tocsin d’alarme et les appels des voisins elle se trouve immédiatement dans la pleine veille. Elle appelle d’abord par son nom sa sœur qui, il y a 17 ans, couchait à côté d’elle dans le même lit, mais qui, depuis longtemps s’est mariée et a quitté la maison paternelle. Puis sa figure manifeste une sorte de stupéfaction douloureuse à la vue de son père qu’elle trouve considérablement vieilli. Regardant son frère, elle lui dit : « Pourquoi n’as-tu pas ton uniforme ? » (En 1886, ce frère, en effet, faisait son service militaire). Elle reconnaît sans peine toutes les personnes avec lesquelles elle était en relation jadis et les appels par leur nom. Elle demande sa mère dans les traits sont restés dans sa mémoire aussi nettement que si elle avait vu la veille ; on lui répond que sa mère est morte depuis plusieurs années et elle se met à pleurer à votre et elle se met à pleurer abondamment…
Elle n’a aucune notion du temps pendant lequel elle a dormi : il lui [p. 111] semble même que son sommeil a duré très peu de temps, l’espace d’une nuit. Ses souvenirs sont rompus à partir du moment ne s’est endormi, il y a dix-sept ans ; mais, pour tous les événements qui ont précédé cette période, sa mémoire est aussi fraîche que s’il s’agissait d’événements récents. Elle se fait raconter tout ce qui s’est passé pendant son sommeil ; son intelligence paraît pleinement lucide et elle donne l’impression d’une personne tout à fait normale. Chaque sens se remet à fonctionner régulièrement, sans excès ni défaut. Elle sait se tenir debout sur les jambes et tourner sur elle-même, les yeux fermés, sans chanceler aucunement ; mais elle est obligée de réapprendre à marcher.
Lorsque vient le soir elle craint de retomber, la nuit, dans son sommeil pathologique ; en proie à cette préoccupation, elle dort très mal et pendant trois heures seulement ; il en est de même le lendemain.
Pendant les jours qui suivent, rllr présente encore un peu de dyspnée, de la pâleur et de la bouffissure de la face, ainsi qu’un léger œdème des pieds. L’Urine en effet contient un peu d’albumine. Celle-ci ne tarde pas à disparaître et Gésine, gaie, alerte, bien portante, se remet aux travaux féminins. Elle déclare que sa tête est manifestement beaucoup plus libre qu’autrefois.
Combien on pense, les curieux et les photographes arrive en foule ; mais, ni les Gésines, ni ses parents ne désirent occuper l’attention publique : des indiscrets et des importuns sont impitoyablement éloignés.
À n’en point douter, ce long sommeil est un sommeil hystérique. En effet, comme c’est la règle, il a été précédé de plusieurs périodes de sommeil plus courts et entrecoupés de réveil. Comme c’est la règle également, il a, dans le début, donné lieu à des phénomènes convulsifs. En outre pendant toute la durée, il s’est accompagné d’anesthésie et d’hyperesthésie. Enfin, au réveil, il a fait place, d’emblée, à la pleine conscience, avec conservation de la mémoire pour tout ce qui l’a précédé et amnésie complète pour tout ce qui concerne cette période de dix-sept ans.
Mais, dira-t-on, jusqu’en 1877, Gésine passait pour une personne normale et avait été exempte de toutes manifestations neuropathiques ? Sans doute ; il en a été ainsi jusqu’au jour où elle est tombée de voitures. Ce traumatisme, sans grande importance en lui-même, se répercute pendant la période de « rumination » qui le suit ; et l’hystérie latente, qui couvait insoupçonnée, se révèle. Le terrain était préparé ; il a suffi d’un minime accident pour faire éclore le déséquilibre fonctionnel du système nerveux.
On se rappelle que, chez notre dormeuse, l’audition était le seul sens qui fut totalement suspendu. Or, c’est précisément une impression auditive qui a provoqué le réveil !
D’aucuns diront : Gésine dormait, le jour, d’un sommeil pathologique, et, la nuit, d’un sommeil naturel ; pendant ce dernier, elle s’est montrée accessible aux impressions extérieures, de la même manière qu’une personne normale ; et, tout comme ses voisins, elle a été arrachée au [p. 112] sommeil normal par tous les bruits annonciateurs de l’incendie. Or, cette explication est inadmissible. En effet, pendant ses dix-sept ans, de nombreux orages sont survenus, la nuit, occasionnant un violent frac ; pendant la nuit, également, des incendies multiples se sont déclarés dans le voisinage et ont provoqué les mêmes cris : au feud ! Ainsi que les mêmes sonneries d’alarme : pas une fois, la dormeuse n’a manifesté quel en fut averti. Elle dormait donc de son sommeil hystérique la nuit comme le jour.
L’explication du réveil est toute différente. À vrai dire, il était prévu. Depuis quelque temps, en effet, Gésine avait un sommeil moins profond et une respiration moins régulière, elle s’agitait plus que de coutume et remuait fréquemment les mains sur la couverture de son lit. Tous ces phénomènes répondent à des ébauches de crise hystérique, lesquels coïncident avec la restauration des diverses sensibilités et annonce un prochain réveil.
Le tocsin ne semble donc pas avoir joué un rôle pleinement efficient dans la production du réveil. Il y a cependant, là, plus qu’une simple coïncidence. De même qu’une goutte d’eau fait déborder un vase jusqu’au bord, de même, par un minuscule « travail décrochant », comme on dit en mécanique, cette impression positive, affectant un sens en voie de restauration, a fait appel à un réveil qui était imminent. Ce réveil se serait effectué comme les autres fois, spontanément, à brève échéance, si la chiquenaude sensorielle que l’on sait n’en avait précipité l’apparition.
Reste à expliquer pourquoi les sensibilités inhibées se sont restaurées petit à petit et pourquoi l’organisme tout entier s’est insensiblement rapproché de la veille normale.
Lorsqu’elle est réveillée, Gésine était albuminurique. Dans le cours de la même année 1903, la dormeuse de Thenelles, avant d’être emportée par une tuberculose à marche rapide, s’est réveillée pendant quelques jours. De même, Eudoxie, qui fut hospitalisée jadis à la Salpêtrière dans le service de M. Jules voisin, se réveilla quelque heures avant de succomber a une pneumonie. Or, qu’il s’agisse de la toxine tuberculeuse, de la toxine pneumonique ou d’une intoxication quelconque, celle, par exemple, que produit l’albumine, nous avons affaire, semble-t-il, à des espèces d’un même genre. Nous savons déjà que les intoxications à elle seule, font appel à l’hystérie ; si, par contre, il était vrai qu’une intoxication intercurrente guérit les troubles hystériques, une fois constitués, nous aurions là une nouvelle confirmation de la loi formulée par Dumontpalier : « l’agent qui fait, défait. » L’intoxication, chez les hystériques, (tout comme, d’ailleurs, le traumatisme) est un agent de désagrégation et de dissociation fonctionnelle. Dissociant l’équilibre normal, elle fait le désordre ; mais dissociant les désordres, elle peut ramener l’ordre. Autrement dit elle rompt l’assiette fonctionnelle sur laquelle elle agit : dans le cas d’une sensibilité normale, elle provoque des anesthésies ou des hyperesthésies ou les deux à la fois ; dans le [p. 113] cas d’anesthésie ou d’hyperesthésie, elle ramène l’esthésie. Cette interprétation n’est, il est vrai, qu’une hypothèse, mais vraisemblable, rationnelle et en accord avec les faits observés ; si elle se confirme, elle permettra de faire rentrer dans les grandes lois de la pathologie générale ces réveils, en apparence subits, qui nous déconcertent, précisément parce que leur mécanisme étiologique nous a échappé jusqu’alors.
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