Raoul Mourgue. Un exposé récent de la psycho-analyse. Revue critique. Article extrait de la « Revue de Métaphysique et de Morale », (Paris), Librairie Armand Colin, vingt-neuvième année, 1922, pp. 85-97.
Raoul Mourgue (1886-1950). Docteur en médecine, il se consacra à l’étude de la philosophie de la biologie. Disciple de Bergson, il donna une grande place à l’instinct, véritable lien entre la vie et les phénomènes psychiques, qui sont le résultat de démarches ignorées de la conscience.
Principales publications :
– Etude-critique sur l’Evolution des Idées relatives à la nature des Hallucinations vraies. Thèse de la faculté de médecine de Paris n°218. Paris, Jouve & Cie, 1919. 1 vol. in-8°, 66 p., 1 fnch. Bibliographie.
– Neurobiologie des hallucinations. Essai sur une variété particulière de désintégration de la fonction. Lettre-préface de henri Bergson. Bruxelles, Maurice Lamertin, 1932. 1 vol. in-8°, 1 fnch., 416 p.– Historique. Contribution à l’histoire des théories du langage à l’état normal et pathologique. Les idées d’Edouard Fournié, 1866 et 1872. Paris, 1930.
– Étude-critique sur l’évolution des idées relatives à la nature des hallucinations vraies. 1919.
– En collaboration avec Constantin von Monakow (1853-1930). Introduction biologique à l’étude de la neurologie et de la psychopathologie. Intégration et désintégration de la fonction. Avec 33 figures dans le texte et 2 planches en couleur hors-texte. Paris, Félix Alcan, 1928. 1 vol. in-8°, XI p., 416 p.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article en français. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire des originaux.
– Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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UN EXPOSÉ RÉCENT
DE LA PSYOHO-ANALYSE
REVUE CRITIQUE
Par le Dr Mourgue
Cette traduction (la première en langue française d’un livre de Freud) sera, croyons-nous, favorablement accueillie pour deux raisons, d’abord, parce qu’elle permettra à beaucoup, par un texte accessible à tous, de rectifier une foule d’erreurs qui ont cours au sujet de la psychanalyse, ensuite parce que Freud y fait, preuves de grandes qualités didactiques. Il s’agit, en effet, comme il est dit dans la préface, de la reproduction de leçons faites pendant les semestres d’hiver· 1915-16 et 1916-17 devant un auditoire composé de médecins et de profanes des deux sexes. Ceci, explique les redites fréquentes et les digressions, mais n’empêche nullement l’auteur d’être d’une clarté lumineuse et de conduire, pour ainsi dire, par la main le lecteur des faits d’expérience personnelle de l’apparence la plus banale (lapsus de nature diverse et surtout étude du rêve), jusqu’aux phénomènes encore si pleins d’énigmes et si éloignés de nous, présentés par la conscience du sujet atteint de schizophrénie. Freud excelle à nous donner l’impression de la continuité, en montrant ce qu’il y a de fondamental dans la vie psychique, tout en mettant l’accent, chaque fois que cela est nécessaire, sur le [p . 86] sens différent dans lequel s’exercent certains processus. Telle est l’impression d’ensemble que laisse a lecture de cet ouvrage.
Dans l’Introduction, Freud donne à son publié quelques avertissements dignes d’être notés. La théorie de la psychanalyse est seule susceptible d’être enseignée dans des leçons. La technique, de la psychanalyse (autrement dit la psychanalyse en action) n’est pas susceptible de faire l’objet d’un enseignement clinique, tel que celui de la neurologie ou de la psychiatrie, il est nécessaire en effet, pour mener à bien un traitement suivant cette technique, que le malade se trouve seul avec le médecin. En effet, les renseignements qu’on lui demande se rapportent, comme dit Freud, à tout ce qu’il doit, en tant que personne sociale autonome, cacher aux autres, et à tout ce qu’il ne veut pas avouer à lui-même, en tant que personne ayant conscience de son unité.
C’est là un obstacle, pour certains esprits, à la compréhension de la psychanalyse, mais l’obstacle le plus considérable réside dans la formation intellectuelle des médecins.
Pour des raisons historiques que Freud ne développe pas, ceux-ci sont pleins de méfiance à l’égard de la manière de penser psychologique, et leur attitude est justifiée jusqu’à un certain point, car la psychologie actuellement enseignée n’est pas susceptible de nous permettre la compréhension du moindre fait pathologique.
C’est pour cette raison que le neuro-psychiatre ignore, de parti-pris, ce qu’on a appelé le contenu de la névrose ou de la psychose ; il se contente de se servir de simples étiquettes, parlant d’obsessions, d’idées délirantes, sans se préoccuper de savoir pourquoi celles-ci s’expriment sous telle forme et non sous telle autre. C’est le mérite incontestable de la psychanalyse de chercher à comprendre le déterminisme de ce qu’on désigne d’habitude, à l’aide d’un jugement de valeur, du terme d’incohérences ou de bizarreries.
A ce point de vue, la psychologie de Freud repose sur deux prémisses, qui constituent aussi, en elles-mêmes, une source de défiance à son égard, de la part des doctrines traditionnelles : l’existence d’une vie psychique inconsciente dont le rôle est primordial, et l’importance fondamentale mais, non exclusive des tendances sexuelles pour la vie normale et pathologique de l’esprit.
L’étude des actes manqués (die Fehlleistungen) est la plus appropriée, d’après l’auteur, à servir d’illustration simple à ce qui précède. [p. 87] Par actes manqués il faut entendre ce qu’on appelle vulgairement lapsus, la fausse audition, qui consiste à entendre autre chose que ce qu’on vous dit réellement, l’oubli momentané d’un nom ou de la mise à exécution d’un projet, la perte momentanée de certains objets, etc.
Voici un exemple qui montre, en même temps, que le pansexualisme de Freud n’est pas aussi exclusif qu’on le dit parfois ; dans un banquet, un assistant s’écrie en portant un toast : « Ich fordere sie auf, auf das Wohl unseres chefs aufzustossen ». (« Je vous invite à démolir la prospérité de notre chef », au lieu de « boire » – stossen – à la prospérité de notre chef »).
La déformation qui constitue un lapsus a un sens ; par là Freud veut dire que les actes manqués sont des actes psychiques résultant de l’interférence de deux intentions. En la circonstance, il s’agit de l’irruption intempestive dans la conscience des tendances hostiles inconscientes, réprimées et voilées sous l’apparence respectueuse d’une formule protocolaire. De nombreux exemples, tirés d’œuvres littéraires, sont rapportés par Freud. Remarquons, en passant, à la suite de l’auteur, qu’il ne s’agit pas ici de classer et décrire les phénomènes psychiques, mais de s’en former une conception dynamique, dans laquelle les phénomènes perçus doivent s’effacer devant les tendances seulement admises.
De même, dans les chapitres sur le rêve, auquel l’auteur a consacré une partie, de son activité scientifique, Freud fait ressortir que la psychologie classique ne l’a guère considéré, que d’un point de vue négatif et, ajouterions-nous, structural (différence avec la pensée logique de la veille, considération du seul contenu manifeste du rêve). Ce que la psycho-analyse apporte de nouveau, c’est l’hypothèse des idées latentes du rêve, des tendances qui se cachent, comme pour les actes manqués, derrière ce que nous raconte le rêveur.
Un objet élémentaire d’étude, à ce sujet, est constitué parle rêve enfantin. Celui-ci est une réaction à événement de la journée qui laisse après lui un regret, une tristesse, un désir insatisfait. Le rêve apporte la réalisation directe, non voilée, de ce désir. Chez l’adulte il existe aussi un groupe de rêves non déformés ; ce sont ceux qui, pendant tout le cours de la vie, sont provoqués par les impérieux besoins organiques : faim, soif, besoins sexuels, Ce ne sont pas les plus intéressants pour la compréhension future des phénomènes, pathologiques. [p. 88]
D’ailleurs ce ne sont pas les plus fréquents. Le plus souvent, en effet, les rêves présentent des lacunes ; un exemple très simple est encore celui du rêve des services d’amour (p. 140 et suiv.). Il s’agit d’une dame plutôt prude qui rêve qu’elle se rend dans une caserne de Vienne pour y faire des offres scabreuses. Celles-ci ne sont pas du tout exprimées clairement, les passages obscènes étant remplacés dans le rêve, par le murmure des assistants. C’est l’occasion pour l’auteur, grâce à une comparaison tirée de la vie courante (c’était pendant la guerre), d’introduire le concept bien connu de la censure. La déformation qui nous empêche de comprendre le rêve est l’effet d’une censure exerçant son activité : contre les désirs inacceptables inconscients.
Ceux-ci s’expriment aussi dans le contenu manifeste du rêve par l’intermédiaire des symboles. A remarquer en passant que Freud attribue au philosophe F. A. Scherner (l861) la découverte du symbolisme dans les rêves. Les objets qui trouvent dans le rêve une représentation symbolique sont en général le corps humain dans son ensemble, les parents, enfants, frères, sœurs, la naissance, la mort., la nudité ; et, avec la plus grande fréquence, les organes génitaux. On peut dire que tous les objets pointus peuvent symboliser la verge, de même que le vagin peut-être représenté symboliquement par tous les objets dont la caractéristique consiste en ce qu’ils circonscrivent une cavité dans laquelle quelque chose peut être logé (mines, fosses, cavernes, vases et bouteilles ; boîtes, etc., etc.). Il ne s’agit, d’ailleurs, pas d’interprétations fantaisistes; car les ethnologistes, les linguistes, les spécialistes en folklore, sans connaitre la psycho-analyse, ont mis en lumière des symboles identiques.
A ce point de vue la psycho-analyse a le mérite incontestable d’élargir l’horizon intellectuel du médecin.
L’auteur étudie ensuite l’élaboration du rêve. C’est tout d’abord la condensation qui est envisagée ; par là il faut entendre que le contenu du rêve manifeste est plus petit que le rêve latent, qu’il représente, par conséquent, une sorte de traduction abrégée de celui-ci. Un autre processus non moins important, mais beaucoup plus difficile à comprendre pour l’esprit de l’homme civilisé normal, est le fait que, dans le rêve, les contraires sont traités de la même manière que les analogies et sont exprimés de préférence par le même élément manifeste. Un élément du rêve manifeste qui a son contraire peut aussi bien ne signifier lui-même que ce contraire, [p. 89] ou l’un et l’autre à la fois ; ce n’est que d’après le sens général que nous pouvons décider notre choix quant à l’interprétation. Ici encore la linguistique nous fait comprendre ce fait d’apparence étrange. C’est ce que Freud appelle l’ambivalence. C’est la survivance dans le rêve d’un trait archaïque de l’esprit humain ; or, ici, la psycho-analyse se rencontre avec beaucoup d’autres chercheurs indépendants. On lira avec intérêt, à ce point de vue, le chapitre intitulé : Traits archaïques et infantilisme du rêve.
La question de l’ambivalence amène justement l’auteur à examiner une objection bien souvent faite à ses idées : celle de l’arbitraire des interprétations possibles. Or la même objection devrait être faite aux linguistes qui étudient les langues primitives (inscriptions cunéiformes, langue chinoise). Les indéterminations qu’on veut utiliser comme argument contre le caractère concluant des interprétations de rêves sont normalement inhérentes à tous les systèmes d’expression primitifs.
La deuxième partie de l’ouvrage traite de la Théorie générale des névroses. Tout en se défendant de faire de la polémique, stérile en elle-même, Freud insiste sur ce fait que les médecins répugnent à prêter une attention suffisante aux détails de ce que leur disent les patients atteints de névrose. C’est que la psychiatrie ne s’intéresse pas au contenu des délires ; il lui suffit d’être un catalogue d’étiquettes. L’auteur donne comme exemple les obsessions ; la psychiatrie, se contente de les classer et d’insister, sur le fait que les porteurs de ces symptômes sont des dégénérés, ce qui constitue non une explication, mais un jugement de valeur, une condamnation. D’après Freud, au contraire, il faut attacher la plus grande importance aux moindres détails des actions obsédantes, et on s’apercevra souvent de leur caractère symbolique en rapport avec un traumatisme sexuel passé. L’auteur en donne un exemple d’autant plus démonstratif que l’interprétation des symptômes fut trouvée d’emblée par la malade, en dehors de toute intervention de l’analyse (p. 271-273).
Un autre point, non plus de méthode mais de doctrine, par où la psychiatrie clinique classique diffère de la psychanalyse est, d’après Freud, la nécessité à admettre que les névroses sont les produits seuls perceptibles de processus psychiques inconscients. Nous ajouterons que l’école de Freud a de ceux-ci une conception purement psychologique, mais que, dans les pays anglo-saxons [p. 90] (Rivers, en dernier lieu, à Londres, Kempf en Amérique), plusieurs auteurs, tout en acceptant la théorie générale de la psycho-analyse, ont proposé de· l’Inconscient une représentation plus proprement biologique.
A ce propos, on comprend parfaitement que Freud attribue l’opposition qu’a rencontrée la psycho-analyse, en Allemagne (Ecole de Kraepelin) et en France, à l’admission de cette notion : c’est qu’en effet on attribue, de cette façon, l’importance primordiale au facteur tendance et phénomènes diffus de l’affectivité, au lieu de l’attribuer à la sphère intellectuelle proprement dite. Par là s’introduit le point de vue biologique en psychopathologie, mais la psycho-analyse a le tort, à notre avis, de ne pas faire· table rase de tout le vocabulaire classique de la psychologie et de la psychiatrie traditionnelle, réforme préliminaire indispensable, comme l’a montré le professeur De Monakow.
L’auteur passe en revue ensuite les mécanismes pathogéniques principaux qui interviennent dans l’élaboration de certains troubles névrosiques (rattachement à une action traumatique, résistance et refoulement) sur lesquels il est impossible de s’étendre dans ce simple compte rendu. Freud insiste sur le fait, auquel les psychiatres devront particulièrement prendre garde, que, d’après lui, ces mécanismes ont été déduits de l’analyse de trois formes de névroses, l’hystérie· d’angoisse, l’hystérie de conversion et la névrose obsessionnelle, et ne s’appliquent qu’à ces trois formes.
Ces trois affections, désignées aussi du terme générique de « névroses de transfert », circonscrivent également, dit l’auteur, le domaine sur lequel peut s’exercer l’activité psychanalytique. Mais. il est absolument impossible de rien comprendre à la pathologie des névroses (et il est certain que cela s’applique aussi aux maladies mentales), sans une connaissance approfondie de la vie sexuelle de l’enfant. Tout ce qui se rapporte aux fonctions d’excrétion (fécale et urinaire) y joue un rôle primordial, qu’on retrouve plus tard en pathologie ; à ce point de vue nous sommes bien revenus du scepticisme que la première lecture des travaux de Freud avait éveillé en nous. A signaler ici l’exposé détaillé de la théorie de la libido et du classique complexe d’Œdipe.
A propos des événements de la vie de l’imagination de l’enfant il est intéressant de noter un résultat de la psychanalyse qui concorde avec les données d’autres méthodes, à savoir le caractère [p. 91] archaïque de celle-ci. Ce caractère est encore plus évident, d’ailleurs, dans nombre de psychoses : « J’ai souvent eu, dit Freud, l’impression que la psychologie des névroses est susceptible de nous renseigner plus et mieux que toutes les autres sources sur les phases primitives du développement humain » (p. 387).
C’est ce qui fait dire d’ailleurs à notre auteur (p. 404) que ce qui caractérise la psychanalyse, en tant que science, c’est moins la matière sur laquelle elle travaille que la technique dont elle se sert. On peut, sans faire violence à sa nature, l’appliquer aussi bien à l’histoire de la civilisation, à la science des religions et à 1a mythologie qu’à la théorie des névroses. Son seul but et sa seule contribution consistent à découvrir l’inconscient dans la vie psychique. Par suite, on comprend l’intérêt de ce mouvement d’idées médicales pour le philosophe.
Il n’entre pas dans notre dessein d’analyser tout ce que contiennent d’intéressant les chapitres sur la nervosité commune, l’angoisse (dans laquelle le coït interrompu joue le rôle primordial), le « narcissisme », la théorie du transfert et la thérapeutique psycho-analytique. Beaucoup de ces données sont d’ailleurs classiques aujourd’hui ; l’ouvrage de Freud n’a d’ailleurs pas été écrit primitivement pour les spécialistes, quoique les neuro-psychiâtres qui déforment involontairement ces données, par ignorance, ne soient pas rares.
Nous voudrions seulement indiquer que la psychanalyse, après une phase de scepticisme critique, a rencontré l’adhésion d’esprits très positifs et non suspects de psychologisme. Quand nous parlons de psychanalyse, nous avons en vue, bien entendu, l’œuvre du savant consciencieux qu’est Freud, non la psychanalyse de certains esprits fantaisistes qui se sont révélés en Amérique, esprits réprouvés d’ailleurs par les neurologistes de leur pays. En voici un exemple: Sir Frederick Mott, bien connu dans le monde entier par ses travaux d’anatomie pathologique, parlant dernièrement (octobre 1921) aux étudiants, au Charing-Cross Hospital, leur faisait remarquer qu’à part quelques notables exceptions, les physiologistes ont ignoré la psychologie et les psychologues ont ignoré la physiologie, à cause de la psychologie académique, introspective et à tendances métaphysiques. Sir Frederick Mott; d’accord en cela avec McDougall, déclarait accepter entièrement la vérité générale de la doctrine freudienne, qui voit la source de toute l’énergie psychique dans l’instinct sexuel. Il y voyait un [p. 92] principe fondamental de la psychologie, en accord complet avec ses recherches récentes bien connues sur l’ovaire et le testicule d’individus normaux et de sujets atteints de psychoses, qui, d’après lui, expliqueraient pourquoi certaines de celles-ci surviennent à la puberté et à la ménopause.
C’est là un événement dont on ne saurait nier l’importance et qui justifie l’intérêt de la première traduction française d’un livre de Freud.
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Mais, comme le neurologiste de Vienne le souligne lui-même au passage, l’intérêt de la psychanalyse déborde de beaucoup le point de vue médical. Son point de vue central est, peut-on dire, celui d’une théorie générale de l’activité humaine. Par là apparaît le grand intérêt de ce mouvement d’idées, qui passionne le monde entier à l’heure actuelle, pour la pensée philosophique. Nous allons voir-ainsi ce qui est d’accord, dans cette théorie, avec d’autres courants d’idées convergents, et nous noterons, au passage, les réserves nécessaires.
Au point de vue psychologique, le mouvement psychanalytique se rattache nettement, par ses tendances sinon par ses origines historiques (qui sont purement médicales), au mouvement anti-intellectualiste. Que faut-il entendre par là ? Si on ouvre certains traités de psychiatrie (et en particulier tous les traités français), on y verra passée soigneusement en revue la pathologie des diverses facultés (attention, mémoire, imagination).
Les aliénistes se complaisent eux-mêmes dans l’édification d’entités morbides, dont l’origine historique est évidente (Délire d’imagination de Dupré, délire ecmnésique de Pitres, etc.). En ce qui concerne particulièrement notre pays, il serait facile de montrer que les premiers aliénistes (Pinel, Esquirol), dont la tradition subsiste encore de nos jours, ont puisé les concepts fondamentaux de leur science dans la psychologie réflexive issue de l’œuvre de Condillac, à tel point qu’on trouve chez celui-ci le plan d’examen des cas de maladie mentale qui s’étale encore aujourd’hui en tête des traités français de psychiatrie.
En Allemagne, l’œuvre de Kraepelin, imbu des méthodes atomistiques de la psychologie de Wundt, a été le principal obstacle à la. [p. 93] diffusion de la psychanalyse. On sait que Kraepelin, quoi qu’ayant beaucoup évolué récemment, a stigmatisé celle-ci du terme de métapsychiatrie.
C’est qu’en effet la psychanalyse considère ce qui est la préoccupation essentielle de la psychiatrie classique (les facultés intellectuelles) comme un produit dérivé et secondaire à l’action dynamique des tendances affectives, inconscientes. Au lieu de considérer un moment du temps découpé et stabilisé arbitrairement, Freud considère la vie psychique comme un devenir, et, à ce point de vue, on peut dire que M. Bergson est d’accord avec les données de la psychanalyse, lorsqu’il écrit dans l’Évolution créatrice ce passage bien connu et que je m’excuse presque de reproduire ici : « Ce que nous avons senti, pensé, voulu depuis notre enfance est là, penché sur le présent qui va s’y joindre, pressant contre la porte de la conscience qui voudrait le laisser dehors. Le mécanisme cérébral est précisément fait, pour en refouler la presque totalité dans l’inconscient et pour n’introduire dans la conscience que ce qui est de nature, à éclairer la situation présente, à aider l’action qui se prépare, à donner enfin un travail utile.
Tout au plus, des souvenirs de luxe arrivent-ils, par la porte entrebâillée, à passer en contrebande. Ceux-là, messages de l’inconscient, nous avertissent de ce que nous traînons derrière nous sans le savoir. Mais, lors même que nous n’en aurions pas l’idée distincte, nous sentirions vaguement que notre passé nous reste présent. Que sommes-nous, en effet ? Qu’est-ce que notre caractère, sinon la condensation de l’histoire que nous: avons vécue, depuis notre enfance, avant notre naissance même ; puisque nous apportons avec nous des dispositions prénatales ? Sans doute nous ne pensons qu’avec une petite partie de notre passé, mais c’est avec notre passé tout entier, y compris notre courbure d’âme originelle, que nous désirons, voulons, agissons. Notre passé se manifeste donc intégralement à nous par sa poussée et sous forme de tendance, quoiqu’une faible part seulement en devienne représentation (2). »
Un autre point de vue, connexe de celui-ci, est l’importance attribuée à la notion d’énergie psychique, dont l’œuvre de M. Pierre Janet avait montré l’importance capitale.
On peut se demander cependant s’il est légitime de voir dans le [p. 94] concept élargi de sexualité tel que l’entend Freud la source sinon de toute énergie psychique, du moins des variations pathologiques de celle-ci. La question est toute, en effet, d’actualité : la guerre a occasionné dans toutes les armées belligérantes, un nombre formidable de cas de psychonévroses Étant donné le moment étiologique tout particulier (Granatneurosen, des Allemands, shell shock des Anglais, etc.), pouvait-on penser raisonnablement à incriminer un trauma sexuel ? Freud, à vrai dire, dont l’expérience repose sur la pratique civile, ne s’est pas prononcé sur cette question, du moins au début, puis a adopté l’interprétation narcistique d’Ernest Jones, mais Rivers, dont l’expérience de guerre est considérable, a mis au premier plan l’instinct de conservation. Remarquons, en passant, que la guerre a permis, contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, de se rendre compte de l’importance énorme du psychisme (au point de vue pathologique) chez les combattants, importance telle que la psychothérapie est une technique médicale presque aussi utile que la chirurgie dans la guerre moderne.
Mais, en dehors de cette circonstance tout à fait spéciale, la pratique civile offre peu de cas où l’instinct de conservation entre en jeu ; jamais il n’arrive que nous sentions notre existence en péril continuel.
Par contre, les conditions de la vie sociale sont telles qu’elles intéressent, pour ainsi dire à chaque instant, l’instinct sexuel.
On peut même dire, en un certain sens, que la structure de la société est telle que, en ayant pour fonction de réglementer le libre exercice de la sexualité, c’est elle qui est le facteur étiologique de la névrose chez les individus inadaptés ou mal adaptés pour des raisons biologiques, sur lesquelles la psycho-analyse, cantonnée dans le domaine proprement psychologique, n’insiste pas. Par là Freud a découvert au neurologiste, un monde qui lui est assez étranger : celui de la sociologie.
De là au point de vue de l’éthique, il n’y a qu’un pas ; et ce n’est pas par un pur hasard ni par l’attrait invincible qu’exercent sur tout homme, même normal, les choses de la sexualité (ce que d’ailleurs serait une confirmation des idées de Freud) que la psycho-analyse a exercé un attrait si puissant, à l’étranger, auprès des éducateurs, des pédagogues et des ministres de diverses confessions. L’œuvre de Freud a, en effet, le mérite de poser, en termes concrets, basés sur l’observation clinique la plus exacte, ce dilemme : d’une part [p. 95] l’évolution des sociétés va de pair avec une réglementation de plus en plus étroite de la vie sexuelle ; d’autre part, ce phénomène, qui est considéré comme un progrès, est la cause évidente de l’apparition de très nombreux cas de psycho-névroses (non de toute la pathologie mentale), qui constituent la grande plaie des sociétés modernes. C’est là un problème autrement important, à notre avis, que l’augmentation du nombre de cas de syphilis constatée depuis la guerre. Ici il s’agit seulement de la mise en œuvre de moyens matériels et d’une instruction prophylactique qui doivent suffire pour arriver, un jour, à l’extinction de ce fléau social.
Nous en dirions presque autant de l’alcoolisme ; mais la psycho-analyse a révélé un problème autrement grave. Elle a révélé que le problème central de l’hygiène mentale de l’avenir est le problème sexuel, ce qui est tout autre chose que le problème des maladies vénériennes.
A l’heure actuelle, on se préoccupe beaucoup en France, dans les milieux universitaires, du problème de l’éducation sexuelle, en raison de la recrudescence des maladies vénériennes, et on pense faire de la prophylaxie utile en enseignant aux jeunes gens la biologie des sexes. Il n’entre nullement dans le cadre de ces réflexions, à propos d’un livre, de discuter les postulats psychologiques (à notre avis complètement faux) d’une pareille entreprise.
Nous voudrions seulement indiquer qu’il y a un péril vénérien psychique dont les médecins, imbus des théories somatiques, ne paraissent pas s’apercevoir. Il s’agit des milliers de cas de psycho-névroses, dont Freud nous a montré l’origine. Or, ici la prophylaxie, encore inexistante, revêt un aspect bien particulier. Comme Freud l’a montré (et nous avons vérifié personnellement son affirmation, qui nous a paru si longtemps absurde), ce moment important pour la vie sexuelle de l’adulte est la première enfance. C’est alors que s’ébauchent les perversions si fréquentes chez les individus dits normaux. A l’âge de la puberté, la constitution psycho-sexuelle de l’adulte est fixée depuis longtemps, et tous les enseignements du monde n’y changeront rien. D’après la psychanalyse, le vrai problème serait donc celui de l’éducation de la première enfance, qui devrait être précédé de celle, bon moins importante, du père et de la mère.
Est-ce à dire seulement que l’enseignement lui-même ne doive pas intervenir plus tard ? Ici la psychanalyse nous donne une aide [p. 96] précieuse par l’élaboration du concept de sublimation. L’activité esthétique, sportive ne serait que des tendances sexuelles sublimées ; mais il est facile de comprendre qu’il s’agit beaucoup plutôt d’une éducation de tendances que d’un enseignement. Le mouvement actuel qui occupe tant les pédagogues en France est, à notre point de vue, un indice de l’esprit profondément intellectualiste de notre Université. Il est amusant d’ailleurs, d’entendre parler (souvent avec quelle incompétence !) de l’enseignement des choses de la sexualité. La biologie de la reproduction en botanique et même dans la zoologie des mammifères supérieurs n’a radicalement rien à faire avec les phénomènes de la sexualité humaine. On confond alors reproduction et sexualité. Celle-ci est un concept infiniment plus compréhensif, de nature biologico-sociale, dont l’étude est la peine commencée, C’est l’objet de la Sexualwissenschaft qui a des instituts et des périodiques spéciaux partout, sauf en France. C’est par elle qu’on comprend surtout qu’il y a vraiment une biologie humaine à côté de la biologie générale.
A ce point de vue nous voudrions signaler deux faits récent passés complètement inaperçus en France, et dont l’importance nous parait considérable au point de vue de l’histoire de la civilisation. C’est d’abord la création, à Prague et à Königsberg, des deux premières chaires d’enseignement supérieur de Sexualwissenschaft. A Königsberg, c’est le dermatologiste S. Jessner qui est chargé d’un enseignement d’hygiène sexuelle et d’éducation des sexes. A l’Université de Prague, c’est le professeur Peiaka qui est titulaire de la même chaire.
En second lieu, nous voudrions attirer l’attention sur le premier Congrès international pour la discussion de la réforme de la vie sexuelle basée sur la science de la sexualité qui s’est tenu, en septembre dernier, à Berlin, sous la présidence du grand spécialiste de la Sexualwissenschaft, le Dr Magnus-Hirschfeld. Dans son discours d’inauguration, celui-ci a insisté sur la nécessité de traiter scientifiquement et au grand jour de la discussion publique toutes les formes de vie. En dehors des problèmes de physiologie générale (Sipschütz a traité : La signification des sécrétions internes pour la sexualité humaine), le problème sociologique Du sexe au point de vue juridique, et surtout celui de la pédagogie sexuelle (Sexualpädagogik) ont retenu longuement l’attention. [p. 97]
On a beaucoup insisté sur le caractère international de tous ces problèmes (3).
Arrivé au terme de ces brèves réflexions, nous ne pouvons nous empêcher de faire remarquer que, partie de l’étude des actes manqués, et des rêves, la psychanalyse permet d’aborder non seulement la pathologie, d’où elle est née historiquement, mais encore toutes les formes de l’activité humaine, individuelle et sociale : On l’a comparée souvent au darwinisme et à la théorie de l’évolution dans les sciences naturelles. Nous croyons qu’elle réalise un concept qu’on voit apparaître pour la première fois au XVIIIe siècle dans l’œuvre du grand vitaliste de l’école de Montpellier, Barthez : la Science de l’homme.
R. MOURGUE.
NOTES
(1) Introduction à la Psychanalyse, traduit de l’allemand avec l’autorisation de l’auteur par le D’ S. Jankelevitch, par Sigm. Freud, Paris, Payot, édit. !922. 1 vol. de 484 p.
(2) Loc. cit., édit. 1914, p. 5.
(3) The Journal of the American medical Association (October 15, 1921), auquel nous empruntons cette information, remarque que toutes les nations (la France exceptée) étaient représentées. Le deuxième Congrès aura lieu à Rome, en juin 1922.
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