Théodore Jouffroy – Du sommeil. Article paru en deux parties dans le journal « Le Globe », Paris, tome V, 1827.

JOUFFROYSOMMEIL0001Simon-Joseph-Théodore Jouffroy – Du sommeil. Article paru en deux parties dans le journal « Le Globe », Paris, tome V, 19 mai 1827, p. 102- et 22 mai 1827 110-.  Reprise intégrale dans son ouvrage : Mélanges philosophiques. Paris,  Paulin, 1833, pp. 318-343. C’est sur cette publication que nous avons saisi le texte ci-dessous.

 

Théodore Jouffroy (1796-1852). Philosophe et homme politique, et participe au mouvement éclectique initié par Victor Cousin.
Quelques publications.
— Le sentiment du beau est différent du sentiment du sublime ; ces deux sentiments sont immédiats. Thèse de Lettres. Paris, C. F. Patris, 1816.
— Le Sens commun et la philosophie, Paris, J. Tastu, 1824.
— Problèmes de la destinée humaine, Paris, Claveau, 1830.
— Nouveaux mélanges philosophiques, 1842 (posthume).

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination du tiré-à-part de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
– Les images ont été rajoutées par nos soins. . – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de la B. n. F. © histoiredelafolie.fr

[p. 318]

VI.

DU SOMMEIL.

(1821)

I.

Je n’ai jamais bien compris ceux qui admettent que dans le sommeil notre esprit dort [p. 319]

Quand nous rêvons, assurément nous dormons ; et assurément, aussi notre esprit ne dort, pas, puisqu’il pense : il est donc prouvé que souvent l’esprit veille quand les sens sont endormis. Mais il ne l’est pas du tout que jamais il dorme avec eux ; dormir, pour l’esprit, ce serait ne pas rêver ; et il est impossible d’établir qu’il y a, dans le sommeil, des momens où l’esprit ne rêve pas. N’avoir aucun souvenir de ses rêves ne prouve pas qu’on n’a pas rêvé. Il est souvent démontré que nous avons rêvé, sans qu’il en reste la moin­dre trace dans notre mémoire.

, Le fait que l’esprit veille quelquefois pendant que les sens dorment, est donc établi ; le fait qu’il dorme quelquefois avec eux ne l’est pas : les analogies sont donc pour qu’il veille toujours. Il faudrait des faits contradictoires pour détruire la force de cette induction : tous les faits semblent, au contraire, la confirmer. Je vais en analyser quelques-uns, qui m’ont semblé curieux et frappans. Ils me paraissent impliquer cette conclusion, que l’esprit, pendant le sommeil, n’est point dans un état spécial, mais qu’il marche et se développe absolument comme dans la veille.

Quand un habitant de la province vient à Pa­ris, son sommeil est d’abord troublé et [p. 320] continuellement interrompu par le bruit des voitures qui passent sous ses fenêtres. Mais bientôt il s’accoutume à ce mouvement, et il finît par dormir à Paris comme il dormait dans son village.

Cependant le bruit reste le même, il frappe également ses sens ; d’où vient que ce bruit l’empêche d’abord, et puis ensuite ne l’empêche plus de dormir ?

L’état de veille présente des faits analogues. Tout le monde sait qu’il est difficile de fixer son attention sur un livre, quand on est entouré de personnes qui causent ; cependant on finit par acquérir cette faculté. Un homme qui n’est pas accoutumé au tumulte des rues de Paris, ne saurait suivre une idée en les parcourant ; les personnes qui vivent habituellement à Paris n’y trouvent aucune difficulté ; elles pensent aussi tranquillement au milieu de cette foule et de ces voitures, qu’elles pourraient le faire au fond d’un bois.

L’analogie entre ces laits de l’état de veille et le fait de l’état de sommeil que j’ai cité d’abord, est si grande, que l’explication des uns doit jeter sur l’autre quelque lumière. Cherchons donc cette explication.

L’attention est l’application volontaire de [p. 321] l’esprit à une chose. C’est un fait d’expérience, qu’il ne peut la donner en même temps à deux choses différentes. Être distrait, c’est cesser de faire attention à la chose dont on s’occupait, pour faire attention à une autre qui se jette à la traverse. Dans la distraction, l’attention ne se détourne que parce qu’elle est attirée par une sensation ou une idée étrangère, qui la sollicite plus fortement que celle qui l’occupait. Tant que la sollicitation est moins forte de la part de l’idée étrangère, l’attention ne se détourne pas ; tous les faits le prouvent. Plus l’attention est fortement attachée à un sujet, moins elle est susceptible de distraction ; ainsi, un livre qui excite vivement la curiosité, relient l’attention et la captive ; un homme occupé d’une affaire où il va de sa vie, de sa réputation, ou de sa fortune, n’est pas facilement distrait ; il ne voit rien et n’entend rien de ce qui se passe autour de lui : on dit qu’il est en proie à une préoccupation profondes. Pareillement, plus nous sommes curieux, ou plus sont curieuses les choses qu’on dit autour de nous, moins nous pouvons fixer notre attention sur le livre que nous lisons. Pareillement encore, si nous attendons quelqu’un, les moindres bruits nous donnent des distractions, parce que ces bruits peuvent être le [p. 322] signal de l’événement que nous attendons. Tous ces faits établissent que la distraction ne se produit que quand l’idée étrangère nous sollicite plus fortement que celle qui nous occupe.

De là vient que l’homme nouvellement arrivé à Paris ne peut penser au milieu des rues. Les sensations qui assiègent ses yeux et ses oreilles étant pour lui des signes de choses nouvelles ou peu connues, quand elles arrivent à son âme, elles l’intéressent plus fortement que la chose même dont il voudrait s’occuper. Chacune de ces sensations annonce une cause qui peut être belle, rare, curieuse ou redoutable ; l’intelligence ne peut s’empêcher d’aller à la vérification. Elle n’y va plus quand l’expérience lui a fait connaître tout ce qui peut frapper les sens dans les rues de Paris ; elle reste chez elle, et ne se laisse plus déranger.

L’autre fait s’explique de la même manière. Il serait impossible de lire sans distraction au milieu d’une société inconnue ; la curiosité l’emporterait. La même chose arrive si le sujet de la conversation est très-intéressant. Mais au milieu d’une société qui nous est familière, et dont les sujets habituels de conversation nous sont connus, les idées du livre peuvent facilement prendre le dessus. [p. 323]

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Fairy tale art by Carl Offterdinge.

La volonté peut aussi quelque chose contre la distraction. Non qu’elle puisse retenir l’attention, quand elle est inquiète ou curieuse ; mais elle peut la ramener, et ne pas loi permettre de longues absences ; en la remettant sans cesse à la chose qu’elle veut, elle finit par faire prévaloir l’intérêt que cette chose offre à l’esprit. Les raisonnemens qu’on se fait sur la nécessité de rester attentif ont aussi de l’influence sur l’attention ; ils l’occupent, ils viennent au secours de l’idée, et prêtent, pour ainsi dire, main forte à celle-ci.

Quoi qu’il en soit de toutes ces petites influences, il reste évident que ni la distraction ni la non-distraction ne sont des affaires de sens, mais bien des affaires d’esprit. Ce ne sont pas les sens qui s’accoutument à entendre les bruits de la rue ou les sons de la conversation, et qui en sont à la longue moins affectés ; si nous sommes d’abord très-affectés des bruits de la rue ou du salon, et ensuite peu ou point, c’est que d’abord l’attention s’occupe de ces sensations et ensuite les néglige ; quand elle les néglige, elle n’est point détournée, et le fait de distraction n’a pas lieu ; quand elle s’ en occupe, au contraire, elle abandonne son idée, et la voilà distraite.

Remarquons , à l’appui de cette conclusion, [p. 324] que l’habitude d’entendre les mêmes sons nous rend tantôt très-sensibles à ces sons, comme il arrive chez les sauvages et chez les aveugles ; tantôt presque insensibles à ces sons, comme il arrive au Parisien pour le bruit des voitures. Si l’effet était physique, s’il dépendait du corps et non de l’esprit, il y aurait contradiction ; car, ou l’habitude d’entendre les mêmes son émousse l’organe, ou elle l’aiguise ; elle ne peut avoir à la fois ces deux effets, elle ne saurait en avoir qu’un. Le fait est qu’elle ne l’aiguise ni ne l’émousse : l’organe reste le même, les mêmes sensations s’y produisent ; mais lorsque ces sensations sont intéressantes pour l’âme, elle s’y applique, et s’accoutume à les démêler ; lorsqu’elles ne le sont pas, elle s’accoutume à les négliger, et ne les démêle pas. Voilà tout le mystère : le phénomène est psychologique, non physiologique.

Revenons maintenant à l’état de sommeil, et voyons si l’analogie n’exige pas que nous expliquions de la même manière le fait que nous avons posé en commençant.

Qu’arrive-il quand le bruit nous empêche de dormir ? Le corps, fatigué, s’assoupit un peu ; puis tout-à-coup les sens sont frappés, et nous nous éveillons ; puis la fatigue reprend le dessus,[p. 325] nous retombons dans un assoupissement bientôt interrompu de nouveau ; et ainsi de suite. Quand nous sommes accoutumés au bruit, au contraire, les sensations qu’il nous donne ne troublent plus notre premier sommeil ; l’assoupissement se prolonge, et nous dormons.

Que les sens soient plus engourdis dans le sommeil que dans la veille, c’est une chose certaine. Mais quand je m’endors, il y a un moment où ils le sont autant le premier jour de mon arrivée à Paris que le centième. Le bruit étant le même, ils éprouvent les mêmes impressions , qu’ils transmettent, égales en vivacité, à l’esprit. D’où vient donc que le premier jour je m’éveille, et non pas le centième ? Les faits physiques sont les mêmes ; la différence ne peut donc venir que de l’esprit, comme dans les cas de distraction et de non distraction de l’état de veille. Admettons que l’âme s’endormît avec le corps : elle serait également assoupie dans les deux cas, comme les sens, et on ne verrait pas non plus d’où viendrait qu’elle s’éveille dans l’un plutôt que dans l’autre. Il reste donc certain qu’elle ne s’endort pas comme le corps, et que, dans un cas, inquiétée par ces sensations inaccoutumées, elle éveille les sens pour voir ce que c’est ; tandis que, dans l’autre, sachant par [p. 326] expérience de quel fait extérieur ces sensations sont le signe, elle demeure tranquille, et ne dérange pas les sens pour obtenir un éclaircissement inutile.

Car remarquons que l’âme a besoin des sens pour connaître les choses extérieures. Dans le sommeil, les sens sont, les uns fermés, comme les yeux, les autres à demi engourdis, comme le tact et l’ouïe. Si l’âme est inquiétée par les sensations qui lui arrivent, elle a besoin des sens pour en trouver la cause et se tirer d’inquiétude ; elle est donc obligée de les éveiller.

Voilà pourquoi nous nous trouvons inquiets toutes les fois que nous sommes éveillés par un bruit extraordinaire, ce qui n’arriverait point si nous n’avions pas été occupés de ce bruit avant le réveil.

Voilà pourquoi nous sentons quelquefois en dormant les efforts que nous faisons pour éveiller nos sens, lorsqu’un bruit extraordinaire ou quelque sensation pénible trouble notre sommeil. Si nous sommes profondément endormis, nous sommes long-temps inquiétés avant de pouvoir nous éveiller ; nous nous disons qu’il faut que nous nous éveillions pour sortir de peine ; mais le sommeil des sens résiste, et ce n’est que peu à peu que nous dissipons l’engourdissement qui [p. 327] les enchaîne. Quelquefois, quand le bruit cesse avant le dénoûment de cette lutte, le réveil n’a pas lieu, et nous avons, le matin, un souvenir confus d’avoir été troublés dans notre sommeil, souvenir qui ne se précise, que quand nous apprenons par les autres qu’effectivement il s’est passé telle ou telle chose pendant que nous dormions.

J’avais donné l’ordre, il y a quelque temps, qu’on frottât, le matin, avant de m’éveiller, un salon qui est à côté de ma chambre. Les deux premiers jours, ce bruit m’éveilla ; mais depuis, je ne m’en suis pas aperçu. D’où peut venir cette différence ? Ce sont les mêmes bruits à la même heure ; je suis au même degré de sommeil ; les mêmes sensations m’arrivent donc. D’où vient que je m’éveillais et que je ne m’éveille plus ? Il n’y a à cela, ce me semble, qu’une seule explication : c’est que mon âme qui veille, et qui sait à présent d’où viennent ces sensations, ne s’en inquiète plus, et ne réveille pas mes sens. Il est vrai que je ne conserve pas le souvenir de ce raisonnement ; mais cet oubli n’est pas plus extraordinaire que celui de tant d’autres pensées qui traversent notre esprit tant dans l’étal de sommeil que dans l’état de veille.

J’ajoute une remarque. Le bruit de la brosse [p. 328] sur le parquet de mon salon est infiniment plus faible que celui des énormes voitures qui passent dans la rue à la même heure, et qui ne troublent pas le moins du monde mon sommeil. J’étais donc éveillé par une sensation beaucoup plus faible qu’une foule d’autres que je recevais en-même temps. Pourrait-on me dire pourquoi, dans l’hypothèse que le réveil est un fait fatal dans lequel les sensations dissipent l’engourdissement des sens, et les sens celui de l’âme ? Il est évident que mon esprit seul a pu faire que la sensation la plus faible m’éveillât ; tout comme mon esprit seul peut faire, lorsque je lis dans ma chambre, que le bruit léger d’une souris qui trotte dans un coin me donne une distraction, tandis que l’énorme bruit d’une voiture qui passe et fait crier mes vitres ne m’en donne pas.

La même explication rend parfaitement compte de ce qui arrive à ceux qui dorment à côté des malades. Tous les bruits étrangers au malade sont sur eux sans effet ; mais que le malade se retourne dans son lit, pousse un soupir, une plainte, que sa respiration devienne pénible et entrecoupée, aussitôt le gardien s’éveille, pour peu qu’il ait l’habitude de son état ou qu’il s’intéresse à la santé du malade. D’où viendrait [p. 329] ce discernement entre les bruits qui méritent qu’on s’éveille et ceux qui ne le méritent pas, si, lorsque les sens s’endorment, l’âme ne demeurait pas attentive, ne faisait pas sentinelle, ne jugeait pas les sensations que les sens apportent, et n’éveillait pas les sens selon qu’elle les trouve ou ne les trouve pas inquiétantes ? C’est en se préoccupant fortement, avant de s’endormir, de l’idée qu’on doit être attentif à la respiration, aux mouvemens, aux plaintes du malade, qu’on parvient à s’éveiller à tous ces bruits et à ne pas s’éveiller à tous les autres. L’habitude d’une pareille préoccupation donne cette faculté aux gardes-malades de profession ; le vif intérêt qu’elles portent à la santé du malade la donne également aux personnes de sa famille.

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Laura Theresa Alma-Tadema – World of dreams 1876.

C’est d’une manière tout-à-fait semblable que nous nous éveillons à une heure donnée, quand nous avons pris, avant de nous endormir, la ferme résolution de le faire. J’ai tout-à-fait cette propriété, et je remarque que je la perds, dès que je compte sur quelqu’un pour m’éveiller. Dans ce dernier cas, mon esprit ne se donne pas la peine de mesurer le temps ou d’écouter la pendule. Mais, dans le premier, il faut bien qu’il le fasse ; autrement le phénomène serait inexplicable. Tout le monde a fait ou peut faire [p. 330] cette expérience. Quand elle ne réussira pas, on remarquera, si je ne me trompe, ou qu’on n’était pas assez intéressé à s’éveiller à l’heure fixée, ou qu’on ne s’était pas assez préoccupé la veille de l’idée de le faire, ou qu’on était extrêmement fatigué ; car, lorsque les sens s’engourdissent fortement, d’une part ils apportent à l’âme des sensations plus sourdes des bruits indicateurs, et de l’autre ils résistent plus long-temps aux efforts qu’elle fait pour les éveiller, lorsque ces bruits sont arrivés jusqu’à elle.

Après une nuit passée dans cette attente, ordinairement on a le souvenir, au réveil, d’avoir été continuellement pendant le sommeil occupé de cette idée. L’âme veillait donc, et, pleine de sa résolution, attendait le moment. C’est ainsi que, quand on se couche très-préoccupé d’un sentiment, ou d’une idée, on se souvient le matin d’avoir été durant toute la nuit poursuivi par cette idée. Dans ces occasions, le sommeil est léger, parce que l’esprit n’étant pas calme, ses agitations troublent sans cesse l’engourdissement des sens. Quand l’esprit est calme, il ne dort pas davantage, mais il agit moins.

Il serait curieux de constater si les personnes qui ont la mémoire faible ou la tête fort légère ne sont pas plus incapables que les autres de [p. 331] s’éveiller à une heure donnée ; car ces deux circonstances doivent produire cet effet, si l’idée que je me fais du phénomène est exacte. Une tête légère ne sait point se pénétrer d’une résolution, ni se préoccuper fortement d’une pensée ; d’une autre part, c’est la mémoire qui conserve le souvenir de la résolution qu’on a prise en s’endormant. Je n’ai pas eu l’occasion de faire là-dessus des expériences.

Il me semble qu’il suit invinciblement des observations précédentes :

1° Que les sens seuls s’engourdissent dans le sommeil, mais que l’esprit reste éveillé ;

2° Que quelques-uns de nos sens continuent de transmettre à l’esprit les sensations imparfaites qu’ils reçoivent ;

3° Que l’esprit juge ces sensations, et que c’est en vertu des jugemens qu’il en porte qu’il éveille les sens ou ne les éveille pas ;

4°  Que la raison qui fait que l’esprit éveille les sens, c’est que la sensation tantôt l’inquiète , parce qu’elle est inaccoutumée ou pénible, tantôt l’avertit qu’il doit, éveiller les sens, parce qu’elle est le signe connu du moment où il doit le faire ;

2° Que l’âme a le pouvoir d’éveiller les sens, mais qu’elle n’y parvient qu’en surmontant par [p. 332] son action l’engourdissement qui les enchaîne ; et que cet engourdissement est un obstacle à vaincre, qui résiste plus ou moins, selon qu’il est plus ou moins profond.

Si ces conclusions sont vraies, il s’ensuit qu’on peut s’éveiller à volonté et à des signes convenus ; que l’instrument appelé réveil-matin n’agit pas tant par le bruit qu’il fait que par l’association que nous avons formée, en nous couchant, entre ce bruit et l’idée de nous éveiller ; qu’ainsi un instrument beaucoup moins bruyant, et ne rendant même qu’un son très-faible, produirait probablement le même effet. Il s’ensuit encore qu’on peut s’accoutumer très-vite à dormir profondément au milieu des bruits les plus forts ; qu’il suffit pour y parvenir, peut-être dès la première nuit, de se mettre dans l’esprit que ces bruits ne méritent pas de nous éveiller ; que par là, chacun probablement peut aussi bien dormir dans un moulin que le meunier lui-même. Il s’ensuit encore que le sommeil des âmes fortes et courageuses doit être plus difficilement troublé, toutes choses égales d’ailleurs, que celui des âmes faibles et timides. Quelques faits historiques pourraient être cités à l’appui de cette dernière conclusion.

Peut-être le sommeil somnambulique ou magnétique n’est-il pas si différent qu’on le pense du [p. 333] sommeil ordinaire. Au moins quelques-uns des phénomènes qu’il présente (et il est bon de remarquer que ce sont précisément les mieux constatés) ne semblent que des exemples plus saillans des faits que nous venons d’exposer. Supposons un engourdissement très-profond des sens, et un esprit fortement préoccupé de l’idée qu’il doit faire attention pendant son sommeil à certaines sensations extérieures et intérieures. Quand la voix du magnétiseur se fera entendre à son oreille, l’esprit du dormeur, reconnaissant les sons qu’il a résolu de remarquer, concentrera son attention sur ces sons, les comprendra et y répondra ; car le sommeil, on le sait assez, n’ôte pas la faculté de parler. Si cette voix lui ordonne avec autorité de faire attention à ce qu’il éprouve dans certaines parties de son corps, et qu’il se soit déjà pénétré, en s’endormant, de la volonté de le faire, il obéira et il discernera les plus petites sensations qui affecteront l’organe indiqué, tandis qu’il demeurera insensible à des sensations plus fortes qu’il éprouvera ailleurs. Endormez-vous avec l’idée que vous avez des punaises dans votre lit, les plus petites démangeaisons troubleront votre sommeil. C’est qu’elles attireront l’attention de votre esprit ; et elles l’attireront parce qu’il est [p. 334] prévenu ; s’il ne l’était pas, il ne remarquerait pas des démangeaisons beaucoup plus fortes. On conçoit aussi comment, l’esprit ayant la faculté d’éveiller les sens ou de ne pas les éveiller, le dormeur reste endormi tant que le magnétiseur le veut, et s’éveille aussitôt qu’il le lui ordonne ou qu’il le touche d’une manière convenue. Le fait de la communication qui s’établit entre le somnambule et le magnétiseur, et celui de la perspicacité du dormeur à démêler certaines sensations intérieures, ne sont donc point des faits extraordinaires et absolument étrangers au sommeil ordinaire. Ils peuvent s’expliquer, ce me semble, par les mêmes principes que tous ceux que j’ai rapportés ci-dessus.

Quant à l’ascendant que le magnétiseur exerce sur le magnétisé, ascendant presque illimité, et d’où dérive, selon nous, et comme l’a si bien montré M. Bertrand dans son excellent ouvrage, une partie des merveilles du magnétisme , cet ascendant ne paraîtra pas non plus fort extraordinaire quand on aura lu les observations qui me restent à faire sur le sommeil ordinaire. Je reviens à ces observations en demandant pardon de l’excursion que je me suis permise sur les terres sacrées et redoutables du magnétisme. [p. 335]

II.

Je crois que si on étudiait bien l’état de l’âme pendant le sommeil, d’après les faits très-nombreux et très-variés qu’on peut recueillir, on arriverait à cette conclusion qu’il y a fort peu de différence entre cet état et ceux de rêverie et de châteaux en Espagne pendant la veille.

Quand on est jeune et qu’on a quelque vie dans l’âme, on se livre volontiers à ces rêves charmans où l’imagination arrange le monde comme on l’aimerait et comme on le voudrait. Qui ne se rappelle d’avoir joui de ces rêves comme de la réalité même et d’avoir oublié, en s’y abandonnant la nature fantastique de la compagnie dont on est entouré ? Qui ne se souvient d’avoir ressenti avec bonne foi, au milieu d’aventures idéales et de personnages imaginaires, toutes les émotions que la réalité même aurait données ? Et, quand quelque circonstance interrompait ces rêves, ne demeurait-on pas un moment surpris, comme on est lorsqu’on s’éveille au milieu d’un songe, l’esprit ne pouvant revenir si vite de ses illusions et distinguer tout­ à-coup l’ombre de la réalité ? N’éprouverait-on pas alors tout le désappointement qu’on ressent [p. 336] quand on est éveillé dans le cours d’un rêve agréable ? Entre ces circonstances, que produit aussi la lecture d’un roman intéressant, et celles de l’état de rêve, tout est identique à deux différences près. Dans le château en Espagne, l’esprit est artiste, il gouverne ses imaginations et les enchaîne, parce qu’il a un but, ce qui n’arrive pas dans le rêve. De plus, dans le château en Espagne, l’illusion n’est que très-rarement, peut-être jamais, aussi complète,

Cette dernière différence s’explique aisément : quand nous rêvons éveillés, nos sens ne sont pas, les uns fermés, les autres engourdis, comme dans le sommeil. Ils apportent donc de l’extérieur des sensations plus nombreuses et plus vives. Bien que l’esprit préoccupé n’y fasse pas grande attention, cependant elles l’entretiennent sourdement dans la conscience de sa situation. Cette conscience nous revient aussi de temps en temps dans les rêves, surtout quand le sommeil n’est pas très-profond, comme il arrive le matin dans le voisinage du réveil, ou lorsque nous sommes indisposés. Mais dans le sommeil profond, an milieu du silence de la nuit, ou lorsque ce silence n’est interrompu que par des bruits qui nous sont familiers, les sensations de l’extérieur sont si sourdes, si rares ou si indifférentes, que [p. 337] rien ne distrait l’esprit de ses pensées. Il y est tout entier et sans partage. On ne doit donc pas s’étonner si l’illusion est plus forte, si même elle est complète, tant qu’aucune cause ne vient distraire l’intelligence et la rappeler à la conscience de la réalité.

Tantôt cette cause est une sensation vive ou extraordinaire, venant du dehors, qui attire l’attention de l’esprit, et rompt sa préoccupation. C’est ce qui arrive aussi dans la veille, lorsqu’au milieu d’une rêverie agréable ou pénible, quelqu’un nous adresse la parole ou nous frappe sur l’épaule. Tantôt cette cause sort du rêve lui-même, lorsqu’il nous présente des circonstances si invraisemblables quelles choquent notre jugement, si agréables ou si fâcheuses que nous ne pouvons nous empêcher de rechercher si notre bonheur ou notre malheur est bien certain. Il arrive dans ces deux cas que, sans éveiller les sens, notre esprit, par la seule réflexion, retrouve la conscience de sa situation ; nous nous disons que nous rêvons et que nous ne sommes ni si heureux ni si malheureux que nous pensions ; quand le rêve est beau, nous avons même du regret d’avoir réfléchi, et nous cherchons à retomber dans l’illusion. Tantôt enfin l’illusion se dissipe par cela seul que nos [p. 338] sens sortent peu la peu de l’état de smmeil. C’est ce qui arrive dans les rêves du matin, et ce phénomène est trop remarquable pour que tout le monde ne l’ait pas observé. Les sens reposés se dégourdissent peu à peu, et tous les bruits qui s’étaient tus pendant la nuit, renaissant autour de nous, les sensations de l’extérieur nous arrivent plus vives et plus nombreuses ; notre esprit, sollicité en même temps par ces sensations et par les idées qui l’occupent n’est ni tout-à-fait dupe, ni tout-à-fait détrompé : il se berce, pour ainsi dire, entre l’illusion et la réalité ; il sent qu’il ne tient qu’à lui de s’éveiller et que le moindre effort suffirait pour achever de dissiper un engourdissement qui s’en va ; il sent aussi qu’en demeurant tranquille et en continuant de contempler ses idées, il peut prolonger l’état où il se trouve ; en un mot, il a parfaitement conscience qu’il tient en ses mains le sommeil et la veille, et qu’il peut ordonner l’un ou l’autre. Rarement sortons-nous du sommeil tout-à-fait naturellement ; cette hésitation finit presque toujours par un acte de l’âme, qui dissipe volontairement le reste d’assoupissement qui fermait nos yeux.

L’autre différence entre le rêve et le château en Espagne, c’est, comme nous l’avait dit, que [p. 339] dans le rêve nous ne dirigeons pas les démarches de notre pensée. Mais cette circonstances non plus que celle que nous venons d’examiner, ne constitue point une différence essentielle entre l’état de l’âme pendant le sommeil et son état pendant la veille. Souvent aussi nous abandonnons pendant la veille la direction de notre pensée, et cela arrive dans l’état de pure rêverie, qui diffère en ce point de celui où nous faisons des châteaux en Espagne. Dans l’état de pure rêverie, nous laissons aller notre esprit à son gré : il part de l’idée qui l’occupait au moment où nous lâchons les rênes, et celle-là, lui en rappelant une autre, celle-ci une, troisième, cette troisième une quatrième et ainsi de suite, il voyage ainsi à l’aventure, et parcourt une série de pensées qui n’ont entre elles d’autre lien que les capricieuses associations qui les ont amenées à la file dans la mémoire. II y a bien un rapport entre chaque idée et celle qui ma précède ;  mais comme ces rapports sont infiniment divers et bizarres, l’esprit se trouve porté en quelques minutes à cent lieues de son point de départ. C’est ainsi qu’il va dans le sommeil, et de là l’inconséquence des rêves, qui n’est pas plus grande que celle de nos rêveries. Si nous pouvions nous souvenir au réveil de toutes les [p. 340] pensées qui se sont succédées dans notre esprit depuis que nous nous sommes endormis, je suis parfaitement convaincu que cette série d’idées nous présenterait les mêmes caractères que toutes celles, qui se développent en nous, lorsque nous rêvons éveillés. On trouverait la raison de chacune de ces idées dans la précédente, et le point de départ de la chaîne dans celle qui était présente à notre esprit lorsque nos yeux se sont fermés. Alors on ne trouverait pas tant d’inconséquences dans nos rêves, ou bien on en reconnaîtrait un peu plus dans les associations d’idées de la veille.

Peut-être néanmoins, rencontrerait-on dans l’histoire intellectuelle d’une de nos nuits quelques sauts brusques, que la simple association des idées n’expliquerait pas. En effet, les sensations sourdes que nous recevons par les sens viennent se mêler dans nos rêves et y prendre des rôles. Un air qu’on joue sous nos fenêtres pendant notre sommeil devient tout-à-coup une circonstance du songe que nous faisons, et Dieu sait combien d’autres elle en amène. Walter Scott, dans son admirable Antiquaire, a fort bien tiré parti de cet effet. Il en est de même de tous les bruits que nous entendons. De là, des séries d’idées qui n’ont pas leur raison dans [p. 341] les précédentes et qui rompent la chaine de l’association. Il n’est pas étonnant que ces sensations trouvent si aisément place dans nos rêves ; notre esprit ne gouvernant pas ses idées, mais s’y laissant aller, tout ce qui se présente l’occupe avec une égale facilité. Il en est de même dans nos rêveries: les sensations extérieures s’y font admettre sans peine ; elles s’y jettent comme des incidens ; elles y créent des épisodes ; quelquefois même elles en changent entièrement le cours.

Si notre esprit s’abandonne ainsi pendant le sommeil, c’est qu’il se repose. C’est en effet là sa manière de se reposer ; il n’en a pas d’autres. Ce qui le fatigue, ce n’est pas l’activité : l’activité est son essence, l’absence de l’activité ne serait pas pour lui le repos, mais la mort ; ce qui le fatigue, c’est la direction de son activité, c’est la concentration de ses facultés sur un sujet. Cette concentration n’est pas de son essence ; sa nature est de connaître à la première vue. S’il suivait son penchant naturel,

il ne se fixerait pas ; il ne se fixe, il ne s’applique, il ne se concentre que parce qu’il ne discerne pas, pas du premier coup. Et s’il ne discerne pas du premier coup, ce n’est pas la faute de sa nature, c’est la faute de ses organes, misérables [p. 342]

instrumens qui lui ont été imposés et qui sont comme les vitres sales de sa prison. Cette concentration qu’on appelle attention le fatigue, parce qu’elle est un effort étranger à son allure naturelle. C’est ainsi que nous nous fatiguons lorsque nous marchons sur la pointe des pieds. Aussi, lui est-il doux de retourner à son allure naturelle ; et il y resterait éternellement si la nécessité ne l’en arrachait. Mais dans la condition humaine qu’il subit, il ne peut rien que par l’attention ; il est obligé de gagner la vérité comme toute chose à la sueur de son front. Il travaille donc toute la journée comme le corps ; mais quand vient la nuit, il se sent fatigué comme son compagnon, et, convié au repos par l’assoupissement des organes qui l’entourent , il se dépouille de sa volonté comme l’esclave de ses chaines, et s’abandonne à sa libre nature. Quelquefois aussi il se donne congé pendant le jour, et il a si bien conscience de l’identité de ces deux états, qu’il appelle l’un l’état de rêve , et l’autre l’état de rêverie.

Tout prouve douc que l’esprit dans le sommeil n’est pas comme le corps dans un état spécial ; tout prouve surtout qu’il ne dort pas. Je pourrais ajouter bien d’autres faits à ceux que j’ai analysés. Mais mon projet n’est pas de traiter [p. 343] le sujet dans toute son étendue : il y faudrait un volume ; je voulais seulement présenter quelques vues et mettre en mouvement quelques idées sur cette matière intéressante.

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