Sur un mécanisme des visions mystiques. Par Pierre Quercy. 1944.

QUERCYMYSTIQUES0002Pierre Quercy. Sur un mécanisme des visions mystiques. Article parut dans la revue des « Annales médico-psychologiques », (Paris), XVe série, 93e année, tome deuxième, 1935, pp. 546-555.

Pierre Quercy (1886-1949). Psychiatre. – Docteur en philosophie et en médecine (Paris, 1925). – Il a été chargé de cours à la Faculté des lettres de Rennes. – Il s’est spécialisé dans l’étude des hallucinations et à soutenu sa thèse sur la question (voir ci-dessous). Nous avons retenu de ses publications :
— Remarques sur le Traité des passions de Descartes. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), 1924, pp. 670-693. [en ligne sur notre site]
— Le diagnostic radiographique précoce du mal de Pott sous-occipital chez l’enfant
 Paris : Amédée Legrand, 1925.
— La sensation, l’image et l’hallucination chez Taine. Article parut dans la revue « Année psychologique », (Paris), volume 26, 1925, pp. 117-150. [en ligne sur notre site]
— L’hallucination. Tome I. Philosophes. Théorie de la perception, de l’image et de l’hallucination chez Spinoza, Leibniz, Bergson. – Mystiques. Sainte-Thérèse : ses misères, sa perception de Dieu, ses visions. – Tome II. Etudes clinique. La foi de l’halluciné. L’hallucination dans la perception. L’illusion des amputés, l’audition colorée, les images consécutives. L’hallucination pure. Chez le normal : L’Eidétisme. L’hallucination morbide. Neurologie de l’hallucination visuelle. Esthésie du rêve. Onirisme toxi-infectieux. Le Peyolt. L’hallucination auditive verbale. L’impulsion verbale. L’hallucination psychique. LA négation de l’hallucination. Osiphile et Noéphème. Paris, Félix Alcan, 1930. 2 vol. in-8°, (4 ffnch., XXVII p., 381 pp). + (2 ffnch., 559 p.). Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ».
— Les hallucinations. Paris, Félix Alcan, 1936. 1 vol. 12/19, ffnch., 178 p. 1 fnch. Dans la « Nouvelle encyclopédie philosophique ».
— Hôpital psychiatrique autonome de Château-Picon, Bordeaux. Rapport médical
Édition : Bordeaux, impr. G. Frayssé, 1938.
— Hopital psychiatrique autonome de Chateau-Picon, Bordeaux. Rapport médical pour l’année 1940,… [Par le Dr Perrens, le Dr. Gardes et le Dr. Quercy.]
 Bordeaux, impr. de G. Frayssé , 1941.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.– Les notes de bas de page ont été renvoyées en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. . – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

SUR UN MÉCANISME DES VISIONS MYSTIQUES
(L’hallucination métesthésique)

par

PIERRE QUERCY

Pendant les rigueurs de l’ascèse et les joies ou les souffrances de la voie illuminative, dans I’ardeur ou le sommeil de la contemplation, dans l’action même, le saint, le débutant, l’hésitant, le rebelle élu, voient, entendent, respirent, touchent des objets tels que le Christ.

Le fou en fait autant ; les maladies mentales donnent des délires religieux, des états mystiques, des visions, des touches divines, des extases, ou cette activité qui faisait dire sainte Thérèse rebelle et « coureuse », ou cette obstination qui peut mener un délirant comme un saint à l’ascétisme, au triomphe, au martyre.

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I

D’abord un très bref schéma de ce que me paraît être la pensée des grands Mystiques sur les visions (1).

Ils savent les classer à divers points de vue, parmi lesquels reparaissent toujours celui de la forme psychique et celui de la cause.

La cause peut être divine, diabolique ou pathologique :

La forme psychique est également triple, et la « trichotomie » mystique distingue des visions corporelles, imaginatives, intellectuelles, ce qui signifierait ceci :

1° Visions corporelles : visions où le mystique voit de ses [p. 547] yeux un être tel que le Christ. Souvent malignes ou morbides, les visions seraient alors nos hallucinations sensorielles.

2° Visions imaginatives : visions où les sens sont au repos, mais où le mystique, son imagination actionnée par Dieu, le diable on la nature, imagine, voit avec les yeux de l’âme, a des visions intérieures, ou, comme on dit parfois en psychiatrie, «  psychiques ».

3° Visions intellectuelles où, sans perception visuelle, sans images non plus, la pensée, animée par Dieu, conçoit, reçoit des idées magnifiques.

Je crois que la trichotomie mystique a été mal traduite et qu’on peut la comprendre ainsi :

1° Visions corporelles : visions où le mystique voit un objet, saint Michel par exemple ; parce que, en effet, Saint Michel ou un équivalent est présent. Le mystique, comme tout le monde, voit une chose parce que cette chose est là, faite visible pour lui, faite invisible pour autrui. Il y a vision corporelle quand un corps est présent.

2° Visions imaginatives. Ici, il y a vision connue dans le cas précédent, mais l’objet vu est absent. Le Christ que voit le mystique n’est pas là, et, à la place où le mystique voit le Christ, cette lumière, il n’y a rien, ou il y a la nuit ordinaire. Et pourtant, le mystique voit, au sens le plus matériel du mot. Il voit le Christ absent, et il le voit au besoin les yeux fermés, comme nous voyons dans les rêves de notre sommeil.

Pourquoi cette vision est-elle dite imaginative ? Parce que l’objet est absent, parce que c’est l’imagination du sujet, activée par Dieu, qui fournit l’objet, virtuel, de la vision.

3° Visions intellectuelles. Ici, les souvenirs ou images qui s’éveillent dans le mystique restent des souvenirs, des images, et ne deviennent pas des sensations. Le sujet pense, imagine intensément le Christ et il croit, constate, sait que cette pensée, cette image, lui est donnée par Dieu, mais il ne voit pas, n’entend pas. Comme dit le vocabulaire qu’on nous a enseigné en philosophie. le mystique imagine, spontanément ou sous l’action directe de Dieu. Et s’il appelle ces visions « intellectuelles » et non « imaginatives », c’est parce qu’il appelait « idée » et « intelligence » ce que nous appelons « image », et « imagination ».

Ses idées et ses visions intellectuelles sont nos images et nos visions imaginatives, ses images et ses visions imaginatives sont nos hallucinations sensorielles ; et ses visions corporelles sont, pour lui comme pour nous, la vision d’un objet réel et présent. [p. 548] Si l’on fait l’effort de dépasser les analogies verbales pour tenir compte du sens qu’avaient, en mystique, nos termes philosophiques, on a :

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Les visions divines (comme les visions diaboliques ou pathologiques) sont généralement imaginatives, ce qui signifie trois choses :

1° Cette Colombe, ce Christ qui me parle, cet ange qui me visite, cette lance qui me stigmatise, cette Vierge qui se nomme, rien de tout cela n’est matériellement devant moi, aucun objet, aucune image qu’un subtil appareil puisse déceler devant le visionnaire ou, comme on l’a proposé. sur sa prunelle.

2° Cela, qui n’est pas vision corporelle, est pourtant vu, entendu, touché, à la lettre. Jean de la Croix le répète : les visions imaginaires ou imaginatives ne sont pas différentes de celles où un objet est offert aux sens ; dans les deux cas, on voit et on entend de la même façon. Et il est puéril d’appeler intérieures les visions et les voix de Jeanne, de Thérèse ou de Bernadette.

3° L’objet des visions divines est dans ma mémoire, mon imagination. Le Christ ou l’archange de Thérèse ou de Jeanne sont la reproduction imaginative des statues et des tableaux vus et retenus par les saintes. L’objet de leur vision n’est ni le Christ au paradis, ni un Christ descendu sur terre et mis à la mode du XVe ou du XVIe, ni le Christ de toile ou de bois de la chapelle, c’est le Christ de la mémoire des saintes. L’objet immédiat de leur vision est un objet virtuel, un souvenir ou, dit notre mauvais vocabulaire, une image ; l’objet médiat qui fonde ce souvenir et cette vision est le tableau ou la statue ; l’objet lointain, visé, cherché, est l’être divin.

Provoquée par la maladie, cette hallucination est folle ; provoquée par le diable, elle est diabolique ; provoquée par Dieu, elle est divine. Dieu, quand il la cause, active notre aptitude au rêve ; nous faisant voir, entendre ou toucher non le Christ ou un semblant physique du Christ, mais les représentations mentales que [p. 549] nous avons de lui, il fait en nous une hallucination. Identique, par sa matière et sa neurologie, à celle du damné ou du fou (2). elle est divine par sa cause. C’est, eût dit Leibniz, un rêve bien fondé. Mais c’est toujours une hallucination ; et les visions, les locutions, les touches divines sont toujours de purs esprits. A des apparitions de simulacres, de fantômes, de mannequins figurant le Christ, le saint préfère que Dieu, sans mobiliser des atomes et l’optique physiologique, anime des souvenirs qui n’opposent à l’amour divin aucune matérialité.

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Mais si, même causées par Dien, les visions divines sont des hallucinations comme celles du fou, comment savoir qu’elles sont divines ?

Les mystiques donnent au moins sept preuves :

1° L’Expérience. Notre raison, notre vie sensorielle, notre veille sont, comparées à la pensée, à la vue, à la veille des saints, une sorte de somnolence, une hebetudo. «  Seuls, veillent les saints » dans la lumière de la Foi, de la foi qui éclaire la raison et qui, par les Dons d’Intelligence et d’Amour, est Science. Et, dans ce monde mental éminent, symétrique de notre Instinct. ils ont des visions, qu’ils peuvent seuls juger, pour les opposer aux perceptions et aux hallucinations de notre veille, de nos rêves et de notre folie.

2° Vérification des visions et locutions prophétiques.

3° Conformité de la vision aux vérités de la foi.

4° Vision certifiée véridique par Dieu. Quand le Christ apparaît et dit « c’est moi » un acte de foi s’accomplit, de la foi science, illustrata donis.

5° Certitude immédiate et absolue, impossibilité du doute. C’est l’évidence de l’éclair. Mais le saint n’ignore pas que le rêveur et le fou ont la même certitude que lui, et que s’il jouit de l’évidence pendant la vision, il subira peut-être des doutes ultérieurs. Il lui faut autre chose pour libérer la vision mystique de son parallélisme avec la folie.

6° Les visions divines reconnaissables à leurs bruits. Nous étions en larmes et prêts à toutes les chutes ; un regard, un mot de Dieu nous rend joie et vertu ; et notre âme n’a pas seulement [p. 550] le désir et la velléité de l’héroïsme, elle en a la substance et en accomplit les œuvres.

Mais cela non plus, n’est pas étranger au fou et au damné. Comme le saint, ils sont capables de grandes vertus, de grande entreprises, de grands succès et même du martyre.

7° « Le Fruit » auquel on reconnaît une vision divine n’est pas une héroïcité quelconque. il ne suffit pas, pour échapper au psychiatre, d’unir à des maux incessants et à un foisonnement d’extases et de visions une activité d’animateur et une critique aiguë. Il faut réaliser une synthèse de vertus originale et peut­ être spéciale au chrétien ; il faut la triple héroïcité des vertus d’intelligence, de force et de sacrifice, il faut unir les vertus de l’action et des personnalités fortes aux renoncements, les audaces ascétiques aux sagesses médicales, la simplicité de la colombe à la prudence du serpent, l’obéissance (à fond et à des ordres insensés) aux initiatives pour Dieu premier servi, les rigueurs du chef aux anéantissements de l’humilité, C’est dans cette synthèse de la volonté de ‘puissance et de la volonté de sacrifice que j’incline à voir le fruit et la marque des visions, des hallucinations divines.

Telle est donc, à mon sens, une vision divine :

1° C’est une hallucination, la vision sensorielle d’objets absents ou l’audition de paroles qui n’ont pas été prononcées, un souvenir, une image, devenue perception visuelle.

2° C’est une hallucination divine, causée par Dieu.

30 La marque de sa divinité est dans un de ses effets ou de ses concomitants moraux : I’héroïcité des vertus de puissance et de sacrifice.

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II

Tous les fous mystiques ne sont pas hallucinés. J’observe à l’Asile une mystique pure à contemplation vide. sans visions et locutions, sans extases non plus, sans joies. Pour la contraindre à la vie mystique, Dieu l’a faite (dit-elle), asthénique, incapable du moindre travail. Il ne lui permet qu’une œuvre : l’écriture ; d’où un flot continu de vers souvent corrects, d’un élan réel, au courant de la plume (3).

À côté de cette malade, que sa passivité. son intuition de Dieu et son hyperactivité verbale laissent sans hallucinations, voici [p. 551] trois hallucinées, l’une classique, les autres constituant, je crois, une espèce assez nettement isolable.

La première est Christ, et lutte contre « Les Vocables de Dieu », prêtres, églises, saints, Saint-Joseph, Immaculée Conception, Jésus, Sacré-Cœur. « Ne me demandez pas d’explication. Je dois répéter textuellement ce que Dieu dit et je ne suis pas à la noce ». Humble docteur, elle présente ainsi son principal « passage au laminoir » : « J’étais. couchée. J’ai entendu le concert des anges, puis 10.000 voix criant : A mort. J’ai reçu des coups de poing, de pied, de bâton, de cailloux, 3 coups de couteau. Il m’a dit : ton linge n’est pas frais ; mets-toi nue. Et je me suis mise en croix sur le plancher. On m’a cloué mains et pieds avec un maillet, comme un marteau à réflexes. J’ai reçu, senti et entendu les coups et les clous. Puis, j’ai reçu un coup de lance formidable et jeté un grand cri. Le Sauveer n’a pas en plus de douceur. Dieu n’a jamais eu plus de bénignité… C’est un crucifiement en esprit, bien entendu, mais un crucifiement tout de même. Je n’ai pas saigné, et c’est en esprit que j’ai souffert ; en esprit, c’est-à-dire comme une rage de dents. »

Lors de sa Pentecôte, embrasée, fuyant Dieu. en chemise, sous des arbres, elle vit « une bouche d’air de paquebot… avec de la fumée, fff, fff, et des flammes comme une locomotive… C’est ainsi qu’on reçoit Dieu dans la nuée… Quand je le vois, c’est une ombre à forme humaine. Non, pas une ombre ; un corps, mais tamisé ; gris un peu plus foncé que çà. Le type un peu juif. Je n’ai jamais pensé à préciser. Mes visions sont pourtant très précises ; par exemple, ce matin, quand j’ai vu un pou sur un cheveu ; façon de me dire que je suis un pou et que je tiens à un fil.

« Après ma Pentecôte, des ballons de lumière, comme des joujoux en celluloïd, fusaient de mes yeux. Je marchais entre deux rangées de candélabres. Puis il m’a dit : on me demande de te laisser croire que tu n’as plus les divins candélabres. Et je n’ai plus vu que des flammes qui papillonnaient. » (4)

Dieu lui parle sans cesse. Tantôt, grande voix solennelle qui ordonne et enseigne. Tantôt, voix claire, mais sans bruit, qui lui apprend l’agriculture, la médecine. Tantôt enfin c’est comme sa propre voix, et alors, l’impulsion verbale divinisée prend cette [p. 552] forme : Dieu dit : « Julia, fais ceci, fais cela, prends ta nourriture, repose-toi » ; et pour qu’on ne s’aperçoive pas que c’est lui, pour apparaître, comme toujours, en miroir, en énigme, post parietem, il dit, comme si Julia parlait : « Je vais dîner, je suis fatiguée. »

La deuxième malade, une jeune prostituée est bien une mystique : «  Le fluide de Dieu est en moi. Je lui ai dit en prière que je serais heureuse de connaître le beau secret de Jeanne d’Arc. Il m’a exaucée. Vous dire ce qui s’est passé dans tout mon être est impossible. Seuls ceux qui ont éprouvé les joies divines me comprendront. En un mot, je n’étais plus moi. Jeanne était en moi. Quelle joie j’ai eu quand ma bouche a prononcé, malgré moi, son nom. Vous êtes le premier à qui je confie ce beau secret. Je ne le confierai jamais aux prêtres… »

Elle n’agit que par Dieu, qui la pousse çà et là, sur les routes, à l’Asile, en prison, ailleurs même, en attendant que sa mission se détermine. « Jésus m’a menée un jour à l’église de Meulan, et il m’a dit, en paroles comme les vôtres par sa statue : il faut que tu me rapportes le cœur de mon père. Tu le transmettras au peuple. »        .

L’extrême début de son histoire mystique est une apparition à la prison de Pontoise : elle a vu, avant de s’endormir, des couleurs qui rappelaient le drapeau, des gaz, des nuages, des jets de lumière. Ainsi devenue « vraie voyante », elle opère toujours de la même façon : elle voile à demi ses yeux derrière son drap, un mouchoir, ses cheveux, et regarde une lampe, le soleil, la lune. Alors coulent vers ses yeux « des veines, des sphérules et des ellipsoïdes », figures (5) qui sont à la fois des objets de science et des objets divins. Des objets de science, car elle a vu leur approximation dans un livre sur la « progoration » du son. Des objets divins parce que… il ne peut en être autrement, parce que le sentiment de sa passivité et de sa mission date de là, parce que ces visions sont évidemment divines, parce que, enfin, la face du Christ y transparaît parfois.

Les visions de la troisième mystique naissent d’un mécanisme aussi physiologique, mais plus occulte : la métesthésie, « l’image consécutive » que nous subissons tous quand nous avons longtemps regardé un objet, une lumière par exemple.

Dieu a dit à cette femme de ménage de 50 ans, « tu sauveras [p. 553] le monde. » Et elle attend des instructions. Il lui parle sans cesse. Les objets aussi lui parlent, et un marteau lui a dit : travaille. Devant nous, nous entendons Dieu lui dire : « Regarde cette fleur, tu n’en ferais pas autant. Tâche de ne pas renverser l’encrier. Ce que tu es sale ! » Et avant de reconnaitre, dans ces propos, sa voix, sa pensée, sa volonté, la malade explique : « Ce n’est pas moi qui parle. Il est en moi. Je suis montée comme une poupée. Dieu prend ma voix d’autrefois. »          .

Quant aux visions, elle les obtient en regardant tout ce qui est lumineux, et surtout le soleil, bien qu’il lui ait dit : « Ne me regarde pas ; ça fait mal. » Nous la voyons aller au soleil, et debout ou sur le dos, la face vers le ciel, prier, les yeux ouverts et fixes, parfois voilés par ses cheveux ou par trois paires de lunettes. Puis elle ferme les yeux, attend, prie et raconte : elle voit des choses merveilleuses, elle n’a jamais vu des choses pareilles, « c’est indescriptible, ça brille. on dirait de l’eau qui coule » ; Dieu les lui avait annoncées en lui disant : « Regarde­moi. Je vais t’éblouir. »

Messagères du ciel comme les ellipsoïdes coulant vers les yeux de notre prostituée ou les ballons de lumière fusant des yeux de notre crucifiée, ces visions « sont Dieu » quand elles sont rouges ; bleues, elles sont « la Sainte-Vierge » ;

Quelquefois, sans métesthésie voulue, elle a des apparitions plus immédiatement divines : enfant. elle a vu une aile d’ange tomber doucement entre des arbres ; Notre-Dame est venue chez elle et a fait le tour de la table ; Saint Michel lui est apparu à l’angle du plafond ; et elle a vu sainte Catherine. Ces visions à peine éteintes (elles étaient fugitives comme l’éclair), elle en a cherché les originaux, et elle a trouvé-saint Michel à la cathédrale, sainte Catherine dans telle église et N.-D. sur un trumeau. Or, à propos de ces visions qui paraîtraient n’être pas métesthésiques, mais préesthésiques, elle a reconnu en avoir d’abord contemplé les objets dans des gravures de son missel… Je n’ai pu connaître le temps écoulé entre la contemplation de l’objet et la vision, quelques heures, semble-t-il.

Voici comment on pourrait comprendre ces dernières visions. Quand on a longtemps regardé une chose, il arrive — fait bien différent de la métèsthéste ordinaire, immédiate — il arrive qu’après quelques minutes, quelques heures ou même quelques jours, la vision de cette chose surgisse. Ce sont, je crois, des micrographes qui ont, les premiers décrit ce phénomène psychologique, nullement exceptionnel, mais habituellement inconscient [p. 554] exclu de la conscience. Pour ma part, je l’ai éprouvé presque chaque fois que j’ai été attentif à ces questions, et je viens d’en noter l’exemple suivant : travail d’arrosage d’un jardin, à la lance, en jet, en pluie, en nappe ; quelques minutes après, une lecture est soudain accidentée par la vision subite des jeux d’eau disparus ; et, pendant environ une minute, devant les yeux fermés se succèdent et se superposent, en de singulières surimpressions, les jets, les pluies et les nappes de tout à l’heure.

On peut voir, dans ces visions, des images consécutives, des métesthésies tardives (5), et il se peut que les dernières apparitions de notre dernière malade leur appartiennent. Même s’il n’en est pas ainsi, il reste que la métesthésie classique, très effacée dans l’histoire des hallucinations, constitue les principales visions de ce sujet, qui, je l’ai vérifié. n’a pas plus de métesthésies que le commun et n’a rien d’un eidétique.

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On trouverait, dans les écrits hagiographiques, des apparitions à base métesthésique ; et des religieux se méfient de ces visions où l’apparition du Crucifié, par exemple, n’est que Ia métesthésie d’un crucifix trop contemplé. Nos cas sont autres. Dans ses « veines, eaux, sphérules, ellipsoïdes, merveilles indicibles » , le mystique découvre et divinise (sans en faire des objets classés) de pures arabesques créées par l’œil, des lueurs, ombres, couleurs et dessins que nous connaissons tous, et qui, n’étant pas des objets, ne ressemblant pas à des objets, étant enfin déjà plus ou moins ineffables, offrent une excellente occasion aux aliénés mystiques de dernière classe.

Si l’on prête à la vue trois types, de perception :

1° La perception ordinaire que l’œil fait avec l’objet,

2° Celle que la vue peut faire sous l’action de la pensée, de la volonté, des souvenirs, l’hallucination pure,

3° celle que l’appareil visuel fait tout seul, avec sa seule physiologie, images entoptiques, métesthésies, on voit le sujet moyen se limiter à la perception du premier type et rester ou devenir inconscient des deux autres, tandis que le mystique les découvre ou les ressuscite. Il trouve alors Dieu :

1° dans la perception correcte de n’importe quel objet,

2° dans des hallucinations pures,

3° dans des produits, enfin, de la seule physiologie de l’œil.

Si, comme on peut le soutenir, il y a des visions divines, et si, comme j’ai essayé de le montrer, ce sont des hallucinations. Il [p. 555] faudra se demander si une hallucination de mécanisme physiologique, métesthésique par exemple, peut être en même temps divine, ou, plus généralement, quel réseau de relations lie les termes de classements des visions tels que les suivants :

1° visions corporelles, imaginatives, intellectuelles ;

2° visions fondées sur la présence d’un objet, d’un souvenir ou d’une métesthésie ;

3° visions morbides, diaboliques, divines.

Une persécutée à qui je disais timidement : « Vous avez des hallucinations », me répondait : « Soit. Je ne le savais pas. Je le crois. Mais peu importe. Que mon persécuteur me parle ou fasse faire sa voix par mon propre cerveau, il ne m’en persécute pas moins. » Le mystique sage ne parait pas éloigné d’une pensée analogue : ayant acquis une certitude morale de la divinité de certaines visions, il estime que ces visons peuvent être des hallucinations, et des hallucinations du mécanisme physiologique le plus élémentaire, sans être pour cela moins divines.

NOTES

(1) Cf. un précédent travail sur Sainte Thérèse in I’Hallucination, I, Paris, 1930.

(2) Dans une dissertation de Licence-Philosophie, un candidat, prêtre, m’a dit, passant ainsi à la limite, que le Christ peut vraiment se montrer à un homme dans les phosphènes d’une rétinite ou vraiment lui parler dans les bourdonnements d’une maladie du labyrinthe.

(3) Cf. Poésie et puissance verbale d’un vieil aliéné. Encéphale, mars 1920.

(4) Croyanee à l’émission de lumières par les yeux. Phosphènes où le sujet voit, selon que l’élan mystique le soulève ou I’abandonne, un divin candélabre ou un simple papillotement.

(5) Je n’ai pas besoin de dire qu’il y a uniquement là des « pholopsies » banales et normales, uniquement liées aux « aberrations » optiques de l’œil.

(5) Querey et Izans, Congrès pour l’avancement des sciences, 1935.

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