Sur l’inversion du temps dans le rêve. Par Eugène-Bernard Leroy. 1910.

LEROYTEMPSREVE0004Eugène-Bernard Leroy.  Sur l’inversion du temps dans le rêve. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), trente-cinquième année, LXX, juillet-décembre 1910, pp. 65-69.

Eugène-Bernard Leroy (1871-1932). Nous n’avons trouvé aucune donnée biographique sur ce médecin, pourtant important. Nous nous contentons donc, provisoirement de citer quelques unes de ses publications :
— Dépersonnalisation et fausse mémoire. « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Pris), 1898
— Sur l’illusion dite de « dépersonnalisation ». « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Pris), 1898.
— Sur les relations qui existent entre les Hallucinations du rêve et les images langage intérieur. Article parut dans la « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Paris), vingt-sixième-année, LI, janvier-juin 1901, pp. 241-248. [en ligne sur notre site]
— Étude sur l’illusion de fausse reconnaissance (identificirende Erinnerungstauschung de Kraepelin) chez les aliénés et les sujets normaux. Thèse pour le doctorat en médecin de la Faculté de Médecine de Paris. Paris, Henri Jouve, 1898. 1 vol. – Edition de librairie sous un titre différent : L’Illusion de Fausse Reconnaissance: Contribution A L’étude des conditions psychologiques de la reconnaissance des douvenirs. Paris, Félix Alcan, 1898. 1 vol.
— Sur le mécanisme intellectuel du rêve. Extrait de la Revue Philosophique, 1901, t. LI, pp. 570-593. Paris, Félix Alcan, 1901. 1 vol
— Le langage. Essai sur la psychologie normale et pathologique de cette fonction. Paris, Félix Alcan, 1905. 1 vol. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ».
— Interprétation psychologique des « visions intellectuelles » chez les mystiques chrétiens. In Annales du musée Guimet. Revue de l’histoire des religions, (Paris), 1907. Et tiré-à-part : Paris, Ernest Leroux, 1907.
À propos de quelques rêves symboliques. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), cinquième année, 1908, pp. 358-365. [en ligne sur notre site]
— Kleptomanie chez une hystérique ayant présenté à différentes époques de son existence des impulsions systématiques de diverses natures. XVIIe congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française, Genève-Lausanne, 1-7 août 1907 / E. Bernard-Leroy / Genève 1908.
— Stendhal psychologue. Extrait du Journal de Psychologie normale et pathologique, 1920. Paris, 1920. 1 vol. in-8°, pp. 266-288. Tiré-à-part.
— Les visions du demi-sommeil. Paris, Librairie Félix Alcan, 1926.
— Sur quelques variétés de souvenirs faux dans la rêve. Journal de psychologie. 1927.
— Confession d’un incroyant. Document psychologique recueilli et publié avec une introduction. Paris : Impr. Lefebvre, 1933.
— La Franc-Maçonnerie jugée objectivement. Paris, le Symbolisme , 1934. 1 vol.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.– La note de bas de page a été renvoyée en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. . – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

LEROYTEMPSREVE0002

[p. 65]

SUR L’INVERSION DU TEMPS DANS LE RÊVE

L’idée de cette note m’a été inspirée par un tout petit fait personnel, un rêve fort court, qui a attiré de nouveau mon attention, et, en même temps, modifié légèrement mon opinion sur une catégorie bien connue de rêves, celle dont le célèbre cas dit de « Maury guillotiné » peut être considéré comme le type. Maury rêve de la Révolution française, il assiste à différents événements, passe devant le Tribunal révolutionnaire qui le condamne à mort ; il monte sur l’échafaud, sent le couperet s’abattre sur son cou, est réveillé par le choc, et s’aperçoit alors, qu’en réalité, son ciel de lit vient de lui tomber sur la nuque. Dans une thèse due à mon inspiration (1), la valeur du récit a été longuement discutée elle n’est guère qu’anecdotique, légendaire presque, mais, tel qu’il est présenté par Maury, ce rêve est le type, le schéma, pour ainsi dire, d’un très grand nombre d’autres à ce titre, on peut le citer et s’en servir dans une discussion théorique. Pour expliquer les rêves correspondants à ce schéma, on admet généralement une énorme accélération de la pensée, permettant au rêve tout entier de se dérouler entre le moment précis du choc extérieur et le réveil proprement dit. Cette hypothèse a été critiquée dans la thèse susdite, et, si j’y fais allusion maintenant, c’est surtout pour dire que mon opinion sur ce point a toujours été s’affermissant. J’ai depuis, en effet, fait quelques rêves plus ou moins comparables à celui de Maury guillotiné je m’en rappelle un, notamment, minutieusement noté sur l’heure même, et que je publierai certainement quelque jour le bruit de mon réveille-matin vint y prendre, après une série d’événements compliqués, une place si bien faite exprès pour lui, semblait-il, [p.66] que j’aurais pu croire tout d’abord à une cohésion parfaite, à une étroite dépendance réciproque, au moins des derniers épisodes ; mais cette dépendance, à la prendre pour réelle, ne pourrait être expliquée autrement qu’en supposant les épisodes en question amenés par le bruit extérieur, puisque la réciproque est évidemment impossible ! En réalité, il y a là une fausse apparence : les perceptions réellement venues du dehors, sont rattachées aux événements antérieurs, grâce seulement au travail d’interprétation spontané et involontaire, qui, continuellement, tend à coordonner les éléments chaotiques du rêve la perception finale n’est, ni l’effet des événements imaginaires survenus dans le rêve, puisque nous connaissons sa cause extérieure, matérielle, ni leur cause, comme l’ont supposé M. Paulhan (2) et nombre d’auteurs avant lui. — C’est pourtant sur cette seconde conception que je voudrais revenir.

Si on l’accepte, il ne suffit pas d’admettre l’accélération de la pensée il faut admettre aussi que le choc extérieur n’a pas été senti au moment même où il s’est produit, que l’impression est demeurée inconsciente jusqu’à ce qu’ait surgi une occasion favorable au cours du rêve provoqué par elle ; alors seulement, elle s’est manifestée, sous forme d’une illusion appropriée en quelque sorte aux circonstances. « De tels cas, dit M. Paulhan, éclairent vivement le mécanisme de la perception; on comprend que les faits ne peuvent être perçus qu’en prenant place dans des systèmes d’éléments psychiques. Si un système est attendu, c’est-à-dire si un système psychique auquel il s’adaptera est déjà en activité et n’attend que lui pour se compléter, la synthèse sera très rapide ; sinon il sera obligé d’éveiller un phénomène approprié, la perception sera retardée d’une manière sensible, — bien qu’il ne s’agisse que de fractions de seconde, — et les phénomènes suscités pourront être perçus avant le phénomène qui les produit si, logiquement, celui-ci ne doit venir qu’après eux, si le système est ainsi plus cohérent » (p. 102-103). A cette hypothèse ont été opposées des objections forts sérieuses, et je ne me serais pas cru obligé d’en reparler si le petit rêve auquel je faisais allusion en commençant ne m’incitait à adopter pour certains cas (fort peu nombreux, peut-être) une explication qui n’est certes pas celle de M. Paulhan, mais qui s’en rapproche par certains côtés. [p. 67]

LEROYTEMPSREVE0001

Voici le fait:

J’étais au coin de mon feu, en compagnie d’une personne qui lisait à côté de moi ; j’étais oisif depuis quelques minutes et le front penché vers le foyer ; la chaleur et la fatigue firent que je fermai les yeux et perdis un instant la notion du monde extérieur ; immédiatement, à ce qu’il me sembla, un petit chien blanc à poils ras sauta sur mes genoux ; je le vis sauter et je sentis ses griffes posées sur ma main nue, ainsi que le froid du dessous de sa patte molle et comme spongieuse ; cette sensation que je connais fort bien à l’état de veille pour l’avoir éprouvée deux ou trois fois, et qui m’est extrêmement désagréable, me réveilla en sursaut au moment où la personne assise à côté de moi posait par mégarde sur ma main le bout de ses doigts froids aux ongles un peu longs.

Si je me fie à mon appréciation immédiate seule, toute la durée de mon court sommeil a été remplie par ce rêve, c’est-à-dire qu’il a duré seulement le temps très court (moins d’une seconde, il me semble) nécessaire à un petit chien pour se dresser brusquement et poser ses pattes aux genoux d’un homme assis ; évidemment, je puis commettre une erreur relativement considérable sur cette durée, mais, étant donné les circonstances, le fait que je n’étais pas seul, le fait que mon coupe-papier est resté dans ma main alors qu’il serait certainement tombé s’il y avait eu résolution musculaire, j’ai la quasi-certitude de n’avoir pas dormi plus de dix secondes au maximum, et je ne crois pas m’avancer trop imprudemment en affirmant que la vision du chien n’a été précédée d’aucune autre hallucination. Quand même d’ailleurs je me tromperais du tout au tout, quand même le court épisode dont j’ai gardé le souvenir aurait été la terminaison d’un long rêve immédiatement oublié, on ne peut admettre, à moins de supposer une coïncidence bien peu vraisemblable, que la vision du chien soit apparue par hasard, juste au moment où la personne qui était à côté de moi allait poser sa main sur la mienne.

Le souvenir de mon rêve, tel qu’il m’est immédiatement apparu formait un tout indivisible, un bloc dans lequel aucun effort d’analyse ne m’a permis de déceler la moindre trace de soudure, et, en somme, il me paraît évident que l’épisode en question, dans sa totalité, a été amené par une sensation réelle de peau froide et [p. 68] d’ongles ; vais-je donc me voir acculé à accepter, à soutenir ce paradoxe que la perception finale aurait amené par association les images hallucinatoires (vue du chien sautant) qui l’ont précédée ?

*

*     *

Examinons ce qui se passe lorsque, à l’état de veille, nous sommes frappés par une perception violente, brusque et inattendue ; il est un cas bien vulgaire et qui ne se présente que trop souvent nous sommes à table et tranquillement en train de dîner, et tout à coup, à travers les portes fermées, nous entendons un grand fracas de vaisselle brisée ; ce qui arrive alors, c’est qu’instantanément, nous nous représentons, avec plus ou moins de netteté, selon nos facultés de vision intérieure, la bonne chargée d’une pile d’assiettes, la pile s’inclinant par le haut, les assiettes dégringolant, les assiettes se brisant contre le sol avec ce lamentable bruit que nous venons d’entendre ; ce bruit, nous l’entendons intérieurement à la fin du petit drame visuel, avec plus ou moins de netteté, selon nos facultés de vision intérieure.

LEROYTEMPSREVE0003

Si le même événement survient durant le sommeil, on peut supposer que les choses se passeront ainsi le bruit de la chute sera entendu, entendu immédiatement, sans qu’il y ait lieu de lui attribuer le retard opposé par M. Paulhan ; la suite des images évoquées par association dans le même ordre qu’à l’état de veille aura le temps de se dérouler pendant le court instant qui s’écoulera avant le réveil parfait, seulement ce ne sera plus une série de représentations ordinaires, ce sera une série d’hallucinations le dormeur, après avoir entendu le bruit, verra la bonne et verra l’accident, accident naturellement terminé par le bruit des assiettes fracassées entendu pour la seconde fois. Et c’est ainsi, je pense, que j’ai pu voir sauter le chien et sentir ensuite ses pattes la perception désagréable qui a suivi le saut du chien n’était à proprement parler, ni la perception vraie, ni une illusion, mais une représentation, un souvenir hallucinatoire.

Quant à la perception vraie, primitive, qui a suscité tout le drame, n’a-t-elle pas été sentie ? Si, mais elle a été oubliée presque aussitôt, d’une part par ce qu’elle ne se trouvait reliée, à rien dans l’esprit, et d’autre part, parce qu’il était à peu près impossible de [p. 69] ne pas la confondre, dans le souvenir total, avec la perception hallucinatoire ; celle-ci domine tout parce qu’elle est solidement liée à un petit groupe hallucinatoire, logique, clair et bien vraisemblable. – En d’autres termes, comme rien ne ressemble tant à une perception réelle qu’une hallucination onirique, le petit drame visuel s’est trouvé encadré par deux perceptions tactiles identiques (ou à peu près) ; or, un souvenir n’est viable que s’il apparaît logique et suffisamment cohérent il est illogique qu’une perception précède d’abord, puis suive une scène dont elle semble vraiment la conclusion naturelle ; j’ai gardé le souvenir bien cohérent du petit chien sautant, puis appuyant ses pattes froides et griffues, la perception initiale de froid et de griffes s’est résorbée comme un corps étranger, elle a été à la fois oubliée, et confondue avec la perception finale qui se l’est, en quelque sorte, incorporée.

Dr BERNARD-LEROY.

NOTES

(1) J. Tobolowska, Étude sur les illusions du temps dans les rêves du sommeil normal Paris, Carré et Naud, 1900, in-8°, 112 p.

(2) Paulhan, L’activité mentale et les éléments de l’esprit. F. Alcan, 1889, in-8°.

 

 

LAISSER UN COMMENTAIRE