Sur le mouvement psychanalytique. Un point de vue nouveau en psychologie. Par Alphonse Maeder. 1911.

MAEDER0001Alphonse Maeder. Sur le mouvement psychanalytique. Un point de vue nouveau en psychologie. Article parut dans la revue « L’année psychologique », (Paris), volume 18, 1911, pp. 359-418.

Alphonse Maeder est né le 11 septembre 1882 à La-Chaux-de-Fonds, en Suisse romande et mort le 17 janvier 1971 à Zurich, en Suisse alémanique. Psychothérapeute et médecin psychiatre, très proche de S. Freux, il est chargé de traduite et rendre compte, des avancées de  la psychanalyse. Egalement très proche de E. Jung, il se séparera de Freud en 1913, après que Freud lui eu reproché et l’eut critiqué dans son interprétation « mystique » de l’interprétation des rêves.

Plusieurs contributions dont deux importantes que nous mettrons en ligne sur notre site :
– Freud et la psychanalyse des névroses.
– La langue d’un aliéné. Analyse d’un cas de glossolalie. Article paru dans les « Archives de psychologie », (Genève), tome IX, 1910, pp. 208-216. [en ligne sur notre site]
– De la psychanalyse à la psychosynthèse.  in l’Encéphale, Journal mensuel de neurologie et de psychiatrie. Vingt-et-unième année. Paris, H. Delarue. n°8,1926, pp. 577-589? [en ligne sur notre site]
– Essai d’interprétation de quelques rêves. in « Archives de psychologie », (Genève), vol. 6, 1907, pp. 354-375.
– Une voie nouvelle en psychologie. Freud et son école. in »Coenobim », (Milan, Lugano),n°3, janvier 1909,
– Psychopathologie et pathologie générale. Article paru dans la revue « L’Encéphale », (Paris), dix-neuvième année, 1924, pp. 163-177. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 389]

SUR LE MOUVEMENT PSYCHANALYTIQUE.

UN POINT DE VUE NOUVEAU EN PSYCHOLOGIE

I

INTRODUCTION

C’est un fait d’observation courante qu’un grand nombre de personnes ont spontanément un grand intérêt pour leurs rêves ; elles cherchent à se les rappeler et à les comprendre ; elles en parlent à leurs amis. Le sexe féminin y prête en général plus d’attention que le sexe fort, réputé moins curieux. Les nerveux s’absorbent longuement dans l’examen de leurs rêves, de leurs idées fixes, de leurs rêveries (à l’état de veille ; tel obsédé rumine des heures sur le sens d’une question qui semble tout d’abord fort simple ; tel aliéné consacre à une idée délirante le meilleur de son temps et de sa force, il y sacrifie santé, fortune, situation, parfois même sa vie… Tous ces phénomènes psychiques ont une grande importance subjective pour le malade, ils lui sont une « valeur ».

Les médecins et psychologues n’ont pas jusqu’à présent tenu compte suffisamment de « cette valeur ». Ils ne montrent pas à ce point de vue assez d’égard envers leurs malades. Ce qu’ils ne comprennent pas, ils le traitent avec indifférence. La réponse du médecin aux plaintes d’une hystérique ou à l’exposé détaillé des conflits moraux d’un obsédé est plus souvent d’une simplicité et d’une superficialité étonnantes : une parole de consolation à travers laquelle perce l’ennui, un geste évasif. Ne s’attendant pas à trouver un sens caché derrière ces longues tirades, le médecin ne trouve guère la patience de les écouter jusqu’au bout et de les entendre souvent. Il craint le ou la malade qui revient si fréquemment, lui prend tant de temps; il se sent d’autant moins à son aise en face de lui, qu’il éprouve mieux son impuissance devant ces états nerveux. L’art [p. 390] médical a mis à sa disposition une série de procédés expéditifs qui l’aident à se tirer d’affaire, sans être bien actifs (électrisations, calmants, etc.).

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C’est une tendance relativement moderne dans les sciences médicales de savoir attendre le moment favorable pour intervenir ; l’observation du malade en profite. Le médecin montre de plus en plus de confiance dans les phénomènes de défense naturelle de l’organisme (1), il respecte mieux les réactions spontanées qu’il cherche tout au plus à renforcer; il n’a plus autant qu’autrefois l’illusion de sa puissance personnelle, mais il reconnaît mieux les voies de la nature. Cette tendance commence seulement à se faire jour en neurologie et en psychiatrie, tout spécialement dans l’école psychanalytique.

L’avantage d’un tel procédé en psychopathologie est évident. Non seulement les faits et gestes du malade, mais ses moindres paroles prennent la signification d’un signe, qu’il vaut la peine d’enregistrer; les longues plaintes du malade ne seront pas plus un objet d’ennui, mais bien de curiosité scientifique et d’observation. L’aiguillon de l’intérêt anime bientôt le chercheur ; la science et l’art de guérir en ont grandement profit…

Un médecin viennois, le professeur FREUD, élève du grand maître CHARCOT, est entré résolument dans cette voie, voilà plus de vingt ans. Il eut la patience de consacrer chaque jour une heure entière pendant des mois, parfois pendant plus d’une année à un même malade ; il se fait raconter tout au long ses misères, ses erreurs, ses espoirs. L’intérêt personnel qui naît de relations aussi suivies facilite beaucoup l’intimité, en sorte que ces communications se trouvèrent contenir tout un monde d’observations nouvelles, de relations inattendues entre la vie du malade et ses symptômes.

Cet article contient l’exposition libre de quelques idées générales qui découlent de ces recherches. Freud apprit de ses [p. 391] malades l’importance qu’ont pour leur vie intérieure les rêves et tant d’autres phénomènes psychiques délaissés jusqu’alors ; il observa leur enchaînement et enchevêtrement étroit avec la personnalité ; il fut obligé d’entreprendre leur étude approfondie ; mais grâce à la connaissance détaillée de la vie du sujet, il lui fut possible d’interpréter beaucoup de manifestations obscures de la subconscience et leur influence sur l’activité consciente. Les réactions de l’individu qui semblent être, après examen superficiel, un fouillis presque inextricable se trouvent former un groupe organique à tendances bien marquées. L’idée de développement, d’évolution individuelle prend sous l’influence des recherches de Freud et de son école une forme plus précise et consistante ; elle passe du domaine de l’hypothèse dans celui de la connaissance positive… Freud a nommé sa méthode Psychanalyse ; il a contribué sans relâche depuis une vingtaine d’années à la développer, à l’étendre à de nouveaux domaines de la psychologie ; il l’a appliquée successivement à l’étude de l’état mental des hystériques, des obsédés, des paranoïaques, à la psychologie des rêves et de l’imagination, à celle de certains troubles groupés sous le nom de psychopathologie de la vie quotidienne (certaines formes de l’oubli, lapsus de langue et de plume, maladresses diverses).

Une école s’est insensiblement formée autour de lui, qui a élargi les magistrales études du neurologue viennois ; le point de vue psychanalytique s’est montré fécond dans l’exploration psychologique de la démence précoce, de la folie maniaque-dépressive, de l’épilepsie. Bientôt le cadre de la psychopathologie devint trop étroit ; la méthode fut appliquée à l’étude de la psychologie infantile, à celle de l’artiste, à la mythologie, à l’histoire des religions…

L’école psychanalytique dispose d’une bibliographie déjà fort étendue ; elle publie en langue allemande trois grands périodiques : une Année psychanalytique (Jahrbuch) ; un Zentralblatt mensuel ; une autre revue mensuelle (Imago) qui est consacrée à l’application de la psychanalyse aux sciences non médicales. Les États-Unis d’Amérique forment avec la Suisse et l’Autriche les centres actuels du mouvement, qui s’étend rapidement. Les pays de langues latines et tout spécialement la France sont restés jusqu’à présent pour ainsi dire indifférents ; les difficultés de langue y entrent pour une bonne part. Les travaux psychanalytiques sont difficiles à lire. La littérature donne une idée très incomplète et en partie fausse [p. 392] de la chose ; il faudrait écrire toute une psychologie du mouvement, pour s’expliquer là-dessus. Je préfère suivre fidèlement l’offre aimable de la rédaction de l’Année Psychologique qui me propose d’exposer quelques idées sur la Psychanalyse, en tenant compte spécialement de mon expérience personnelle. Mon intention est très modeste. Je ne prétends pas du tout convaincre (je ne le pourrais d’ailleurs pas), j’aimerais seulement, en touchant à quelques questions, montrer l’intérêt puissant de la psychanalyse et stimuler les psychologues et les médecins français à étudier Freud et surtout à contrôler ses résultats. Ses recherches ont provoqué dans les cercles officiels une grande résistance, dont la cause est multiple. La méthode est d’un maniement fort délicat, la matière fort complexe, vu qu’il s’agit de la psychologie intégrale d’un individu. Les résultats ne se laissent pas réduire à quelques formules aisées à apprendre par cœur ; ils font l’impression de l’inattendu, ce qui provient en partie d’une exposition peu heureuse du sujet. En plus de l’inertie, il y a un autre facteur important de l’attitude négative de la critique, c’est l’orientation actuelle (essentiellement morphologique et physiologique) des sciences neurologiques et psychiatriques eu pays de langue allemande : le point de vue psychologique est encore très délaissé. Puis l’importance donnée par Freud à l’élément sexuel dans la psychogénèse des affections nerveuses a provoqué une grande résistance d’ordre plus subjectif que scientifique. On a pas voulu prendre la sexualité dans le sens large qui lui donne Freud et on ne l’a, par là même, pas compris ; on a fait une grande faute de méthode, en le condamnant par avance, pour ses résultats, sans les contrôler. Il a travaillé avec une patience modèle ; on l’a jugé d’un trait de plume. On a jugé sans chercher à s’assimiler sa méthode de recherche. Plus personne ne s’aviserait de contredire un histologiste, avant d’avoir appris le maniement du microscope et patiemment étudié les préparations anatomiques. En psychiatrie, on voudrait prouver a priori que les résultats de Freud sont faux.

Il semble que la France soit mieux préparée à comprendre la psychanalyse, vu qu’elle est la terre classique du point de vue psychologique en médecine. Rappelons les travaux sur l’hypnotisme et la suggestion, les automatismes subconscients, la dissociation de la personnalité, les névroses traumatiques, etc. [p. 393]

II

LA MÉTHODE

Une méthode nouvelle était nécessaire pour pénétrer plus avant dans le domaine si obscur et touffu de la psychopathologie. Freud se sert de la psychanalyse. Notre pensée habituelle est caractérisée par une tendance, par une direction déterminée, elle tend vers un but ; une sélection se fait parmi les associations d’idées possibles, celles qui correspondent au but sont choisies, toutes les autres sont éliminées ; la pensée prend une forme déterminée consciente, elle présente une structure logique. C’est là une forme supérieure de la pensée d’acquisition récente (au point de vue évolutionniste). Il existe une forme plus primitive, dont nous nous sommes déshabitués, très probablement pour des raisons d’adaptation biologique, et qu’on retrouve dans certaines formes de l’activité inconsciente, dans le rêve par exemple. Le jeu des associations d’idées s’y fait suivant des lois qui lui sont propres; l’influence de l’affectivité y est dominante (certains auteurs allemands parlent d’une logique affective), l’égocentrisme très marqué. Au point de vue de la forme, on remarque dans les liens entre les associations d’idées une grande imprécision (beaucoup d’à peu près ; des assonances ; de simples analogies ont la valeur d’identités ; les chaînes d’idées présentent une grande richesse d’images, de symboles).

La méthode de la psychanalyse consiste pour ainsi dire à réapprendre à se servir de cette forme primitive de la pensée, pour arriver à pénétrer dans le centre de l’inconscient. Nous verrons plus loin que Freud est arrivé par l’empirisme et non pas par la théorie à cette manière de voir.

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Tout d’abord quelques mots de la technique même : On prie le sujet de s’étendre sur une chaise longue pour supprimer autant que possible toute sensation de tension musculaire; une demi-obscurité règne dans la chambre, prescriptions dont le but est de faciliter la concentration du sujet sur lui-même. Puis on lui donne l’ordre de se mettre dans un état d’observation passive, d’introspection aussi complète que possible, et de communiquer tout ce qui lui vient à l’esprit, sans exception ni retard. On lui fait remarquer tout particulièrement qu’il doit renoncer à tout jugement et critique de ses idées, et qu’il ne doit [p. 394] pas se laisser arrêter par une image ou idée lui paraissant saugrenue, bête, inconvenante ou même indécente …

Les sujets présentent une aptitude variable à cette forme de l’association des idées. Les types dont l’intuition est développée ont plus de facilité que le type objectif, tel que l’a décrit BINET (Étude expérimentale sur l’intelligence).

Le psychanalyste observe très attentivement le sujet (il prend place de préférence à quelque distance, derrière lui) et tient compte, non seulement du contenu des associations d’idées ainsi fournies, mais aussi des moindres détails, tels que manque d’assurance de la voix, marque d’émotion (le rire et les soupirs sont très fréquents), lapsus de langue, hésitations et arrêts, barrage, etc…

Grâce à la condition promise de franchise absolue, et par suite de l’élimination de tout stimulant extérieur et de toute direction consciente, les associations prennent chez le sujet tout naturellement le chemin des « valeurs personnelles », des complexus à fort quotient émotionnel. Le psychanalyste mesure pour ainsi dire les résistances qu’éprouve le sujet à communiquer certaines idées, grâce aux manifestations émotionnelles qui les accompagnent; par ce moyen il se rend bientôt compte qu’une foule d’associations d’idées qui sont communiquées représentent, pour ainsi dire, l’expression plus ou moins voilée ou indirecte d’idées d’ordre très intime et dont la communication directe serait extrêmement pénible. Telle image exposée avec beaucoup de peine est une allusion souvent inconsciente aux conflits moraux que le psychanalyste apprend bientôt à interpréter, à traduire. Pour donner une idée bien sommaire (et que je trouve moi-même insuffisante) du fait, je choisis un exemple relativement simple :

Mlle B. hystérique d’une trentaine d’années, célibataire, rêva ce qui suit : Je vois dans un vase un tas de vers de terre qui grouillent et parmi eux un poisson. C’est un vase qui contient d’habitude des fleurs. En rêve j’éprouve une sensation de dégoût… Toutes les fenêtres d’une maison ont été brisées par la comète (à ce passage Mlle B. est prise d’un fou rire) (2). Vous étiez présent (vous se rapporte au médecin) et vous racontez avoir acheté des maisons.

On prie le sujet de dire tout ce qui lui vient à l’idée en pensant aux vers de terre du rêve.

Les associations d’idées fournies par l’analyse sont : Ver de terre, [p. 395] c’est dégoûtant, comme tout ce qui rampe et qui a cette même forme (soupirs répétés), quelque chose de bas, de vulgaire ; les anguilles ; je ne peux pas les manger ; c’est lisse, luisant ; ramper, ver, ver de terre ; on les coupe en morceaux et on les met au hameçon pour en faire des appâts pour les poissons; approcher, toucher, prendre possession ; acquérir ; les moyens utilisés pour arriver au but ; le but sanctifie les moyens. Je me rappelle le temps où j’apprenais à nager ; je frétillais comme un poisson pris au hameçon. « Le chant de la truite » de Schubert ou Schurnann me vient à ridée ; c’est le récit de la pêche d’une nymphe ; le titre véritable est : Celle qui fut trompée : on est comme le poisson, on est pris. Une promenade avec ma sœur et mon beau-frère dans la vallée de l’A. Le soir il y eut beaucoup d’étoiles filantes ; ce sont des fragments d’étoiles qui tombent ; le conte dans lequel les étoiles tombent sous la forme d’écus dans le tablier d’une jeune fille et lui apportent le bonheur ; cadeau, don, recevoir, concevoir… Une pluie d’étoiles, une pluie d’or (nom allemand du cytise), c’est une fleur, poison (soupir.) ; ce qui est en nous, ce qui est mauvais, nos instincts…

Considérons d’abord la première partie des associations (jusqu’à : une promenade). Mlle B. se compare elle-même à un poisson frétillant ; lorsqu’elle apprenait à nager et qu’on la soutenait à la taille elle ressemblait à un poisson à l’hameçon ; puis elle parle d’un chant qui expose l’histoire d’un poisson ou plutôt d’une nymphe qui fut attirée par un appât et trompée. C’est une règle empirique de la psychanalyse, que de telles histoires dans les chaînes d’associations sont des images, des allégories dont se sert le sujet pour raconter, sous forme voilée, son histoire. — Peut-être Mlle B. a-t-elle été trompée ? Elle parle tout d’abord avec force soupirs de quelque chose de vulgaire, de dégoûtant, qui sert à prendre les poissons. Vers la fin de la chaîne, elle parle d’une jeune fille séduite par une pluie d’or (pensons à la légende de Danaé qu’elle connaît bien) ; les mots : prendre possession, concevoir et plus haut : nos instincts (soupirs), confirment plutôt cette supposition. Nous supposons une aventure vécue (séduction), dont le souvenir tourmente la malade, et nous attirons son attention sur ce point. Non sans résistance, elle avoue s’être laissée « prendre » et avoir fauté deux fois ; depuis lors les remords et le désir la rongent ; elle a « mordu deux fois à l’hameçon », mais l’espoir de mariage ne s’’est pas réalisé. Elle confirme pleinement notre supposition…

Je renonce à communiquer le reste de l’analyse du rêve, qui est devenu assez transparent. Notre but est de nous rendre compte de la technique. L’analyse cherche à comprendre le [p. 396] langage que parle le sujet, dans ses chaînes d’associations libres et à traduire en termes abstraits et précis les images et allusions, opération analogue à l’interprétation des allégories. Nous exposerons plus loin les raisons pour lesquelles l’inconscient se sert d’images, de symboles, pour se manifester. Nous voulons seulement constater que notre rêveuse raconte en termes voilés une partie difficile de son histoire, ses soucis et préoccupations actuelles. Elle a été séduite, trompée ; elle semble prête d’ailleurs à recommencer, car le rêve la montre en effet en présence du danger : le poisson au milieu des vers qui lui servent d’appât. Elle finit par déclarer qu’elle est tombée amoureuse depuis quelques jours et confirme par là-même notre supposition logique.

Un autre exemple : Une jeune fille (également hystérique) se plaint de vives douleurs dans la région de l’appendice vermiforme ; elle a un visage décomposé, une langue très chargée, et elle a vomi plusieurs fois depuis un jour et demi ; elle est très agitée. Le pouls et la température sont normaux, l’examen de l’abdomen a un résultat négatif, l’intestin travaille normalement. Il s’agit d’une « pseudo-appendicite » nerveuse, affection fréquente qui est souvent traitée chirurgicalement, par erreur de diagnostic. Il s’agit de trouver la cause psychique du mal. En psychanalyse, nous avons l’habitude de débuter par la recherche historique détaillée des symptômes. La malade a eu sa première crise de « pseudo-appendicite », il y a cinq ans à L., pendant une époque difficile de sa vie. C’était quelques semaines après la rupture de ses fiançailles. A ce moment du récit, la jeune fille tombe dans le mutisme et paraît fort agitée. Elle doit être sous l’impression de souvenirs, dont la communication lui est très pénible. Je l’exhorte à parler en toute franchise ; après quelques encouragements, elle poursuit non sans hésiter son histoire. (Elle avait déjà raconté les fiançailles et leur triste fin dans la séance précédente, avant la réapparition du symptôme). Elle était alors fort malheureuse, craignait d’être conduite à l’hôpital pour subir une opération ; elle pensait beaucoup à la mort, et eut peur de devenir folle… — On insiste pour qu’elle continue, sans rien oublier. « Vous croyez maintenant qu’il s’agissait d’autre chose que d’une appendicite, quelque chose dans le ventre, un enfant n’est-ce pas ? mais vous savez, docteur, vous vous trompez », dit-elle à brûle-pourpoint. —- Je lui fais remarquer, que c’est elle qui « croit », vu que je n’ai absolument rien dit ; j’ajoute que sa pensée me paraît d’ailleurs [p. 397] très plausible, car il est tout naturel de penser à l’amour, à la maternité, surtout pendant l’époque des fiançailles. Elle semble un peu tranquillisée. « Alors vous ne croyez pas que je sois une vilaine fille, qui aie de mauvaises pensées ? etc. » Pour finir elle raconte, qu’elle n’a rien en réalité à se reprocher… Les fiançailles l’ont terriblement agitée ; les soirs où elle avait vu le jeune homme elle ne pouvait s »endormir, et avait des sensations très fortes dans l’abdomen, sensations qui la rendaient à la fois heureuse et malheureuse; elle avait honte d’elle-­même le matin et souffrait de bouffées de chaleur, de vapeurs qui lui montaient à la tête surtout en présence des gens, un symptôme qui la tourmente encore actuellement. Après la rupture des fiançailles, les sensations apparurent longtemps encore ; la jeune fille était très malheureuse, éprouvait une grande honte, n’osait en parler à personne ; elle savait qu’elle n’avait rien commis de mal et pourtant ridée folle qu’elle pourrait être enceinte la bouleversait. (J’ajoute à mon rapport un détail que j’appris à une autre occasion : Ce fut le fiancé qui rompit, pour filer avec une femme. La malade l’aime toujours, espère recevoir de ses nouvelles ; sa photographie est toujours sur la table. Le désir refoulé, mais parfois conscient, d’avoir un enfant de lui, comme souvenir et consolation, est très compréhensible ; la pauvre jeune fille est sans famille depuis sa tendre enfance, et elle aimait pour la première fois. Le désir d’avoir un enfant lui apparaît souvent réalisé en rêve.) Nous voyons que l’appendicite n’est en somme qu’un euphémisme pour grossesse nerveuse. Pendant la séance, les symptômes disparurent comme par enchantement, la jeune fille se calma ; elle se sentit soulagée d’avoir parlé et d’avoir compris la genèse de son symptôme ; elle se rétablit tout à fait. La séance suivante fut consacrée à l’éclaircissement des causes actuelles de la récidive de « pseudo-appendicite ». Un simple raisonnement indique qu’il doit s’agir d’une cause identique. Notre malade se refuse d’abord à donner raison à mon argument logique ; pour finir elle avoue avoir vu le docteur, ces derniers jours, avec sa femme et son enfant et avoir beaucoup envié son bonheur ; dans sa pensée l’envie devint bientôt de la jalousie envers la jeune mère, etc. En un mot, la malade dit au médecin, dans son langage symbolique : « Ce qui me manque pour être saine et d’équilibre, c’est l’amour, un enfant, je n’ai personne sur terre » ; elle pousse une sorte de cri d’appel, elle cherche secours en produisant (inconsciemment) à un moment [p. 398] donné un symptôme (3). Si personne ne la comprend, le symptôme persiste, la malade ira de l’un à l’autre, malheureuse, incurable. Je rappelle expressément que l’exemple ci-dessus ne contient que l’analyse abrégée d’un des symptômes, et qu’en ces deux séances je ne prétends pas avoir guéri la maladie elle-même…

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Les lecteurs se rendent compte des difficultés énormes que rencontre le psychanalyste, lorsqu’il veut décrire une technique aussi compliquée ; il faudrait s’aider du cinématographe et du phonographe pour exposer notre sujet d’une façon tant soit peu adéquate. Les sciences de l’expression et de la mimique sont à peine nées ; actuellement le plus sûr moyen d’apprendre la technique est de se soumettre soi-même à une exploration psychanalytique, ce qui ne va pas sans quelques sacrifices personnels. L’étude expérimentale de l’association des idées, suivant la méthode Jung-Bleuler (Zürich), permet d’acquérir les éléments de cette technique (4).

Je n’ai pas l’intention d’entrer dans les détails techniques ; il me suffit de donner une idée très approximative de la chose. Le malade se trouve partagé entre deux tendances contraires : il aimerait pouvoir parler pour se confier à quelqu’un, pour apprendre à se comprendre et à retrouver confiance en lui­-même, pour se guérir ; et il a grand’peine à le faire ; c’est si difficile d’être absolument franc ; il y a tant de difficultés, de gêne, de honte à surmonter, et un certain travail intellectuel à accomplir.

Le psychanalyste doit sentir les résistances, éventer les fausses [p. 399] pistes ; il doit parler lui-même en toute franchise, avec assurance et calme. Il doit être sagace, inspirer et mériter la confiance qu’il exige de ses malades, il doit montrer beaucoup de tact.

Une observation systématique prolongée a montré que les chaînes d’associations, « soi-disant » libres, dépendent en réalité de l’attitude du sujet envers l’expérimentateur ; il ne s’agit évidemment que d’une dépendance inconsciente, vu que le sujet laisse à ses pensées libre cours. Suivant la qualité du « rapport affectif » existant entre le médecin et le malade, les associations présenteront un caractère superficiel ou personnel, voulu ou réellement spontané. Les sentiments d’autorité, de respect, de confiance pour le médecin, agissent comme un puissant levier qui soulève des difficultés devant lesquelles les forces réunies de l’individu s’étaient montrées impuissantes ; ils ont une action dynamogénisante… Une sorte de concentration temporaire de la vie affective autour de la représentation du médecin se produit chez le sujet, processus appelé par Freud transfert et qui a une analogie partielle avec l’influence somnambulique, décrite par Janet. Les deux exemples cités plus haut montrent que les sentiments témoignés au médecin sont des désirs anciens du malade devenus inconscients, que les malades ont projetés, « transférés », sur celui qui les traite : Le malade transfère l’affection et la haine qu’il a déjà éprouvées pour d’autres personnes (5) sur son médecin ; il lui porte le même intérêt qu’il a prêté autrefois à ceux qui ont joué un rôle dans sa vie. Il importe d’apprendre à connaître cette réaction affective typique du nerveux, qui le rend si dépendant de son passé et l’empêche de s’adapter convenablement à la situation actuelle ; c’est la condition sine qua non d’une véritable rééducation rationnelle… J’ai recueilli une série d’observations d’auto-analyse dans lesquelles il n’y a pas possibilité de « transfert ». Ces essais furent infructueux, même dans deux cas où il s’agissait de psychanalystes experts. Le « transfert » joue un rôle fondamental dans le mécanisme de l’association dite Iibre (6) et par là même dans la psychanalyse. L’orientation [p. 400] inconsciente du sujet vers le médecin ne dépend pas seulement des deux personnalités en présence ; il existe encore une attitude du malade à l’égard de la guérison. Le malade n’accepte pas toujours dans l’inconscient l’idée de la guérison sans certaines résistances de grandeur variable, comme nous aurons l’occasion de le montrer plus loin. L’examen analytique des rêves au début de la cure nous en donne une preuve indubitable (7).

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Il a été question dans ce chapitre d’interprétation, de traduction de symboles et d’expression indirecte de l’inconscient. La crainte de voir l’arbitraire régner dans l’analyse n’est pas fondée. Le psychanalyste possède un contrôle. Le rêve du poisson cité plus haut en donne un exemple. La chaîne des associations d’idées fut interprétée comme l’histoire symbolique d’une séduction vécue par la rêveuse et prenant un regain d’importance grâce à l’amourachement récent de la jeune dame ; deux déductions qui furent confirmées en tous points par les faits. La « pseudo-appendicite » guérit avec l’interprétation du symptôme. On trouvera, dans le cours de ce travail, l’histoire d’un dément paranoïde qui écrivait et parlait un charabia incompréhensible depuis une quinzaine d’années. C’était son seul mode de relation avec les humains. Une analyse patiente permit de traduire ces néologismes, qui se trouvèrent former une langue artificielle contenant l’exposé détaillé des systèmes délirants du malade. Il fut aisé d’en déduire le passé individuel du sujet, qui fut soumis à un contrôle objectif. Les faits confirment l’interprétation, la psychanalyse possède donc un contrôle.

Les recherches psychanalytiques détaillées et de longue haleine démontrent l’existence du déterminisme rigoureux qui domine la psychologie humaine comme les autres domaines de la nature. Telle idée, qui semble n’être, avant examen, qu’une bizarrerie ou un produit du hasard, prend souvent pour l’analyste l’importance d’un indice d’une tendance inconsciente, généralement facile à dépister. Par exemple une jeune femme commence sans cause connue, sans le remarquer elle-même, à [p. 401] employer des diminutifs partout, et des pluriels même dans les mots où le pluriel n’est pas usité. (Ces particularités ont été constatées souvent chez des femmes préoccupées de l’idée de maternité). Elle raconte, avec une certaine gêne avoir rêvé d’un petit lit blanc d’enfant. Pendant la journée elle a paru absorbée et a demandé à son mari, à brûle-pourpoint, s’il se rappelait à quelle date elle avait eu ses dernières règles. « Il y a sept semaines », avait été la réponse. La jeune femme finit par avouer qu’elle croyait être enceinte (pour la première fois) et n’osait pas le dire ; supposition qui fut bientôt confirmée par les faits. Le point de vue déterministe permet de rendre son importance à une foule de manifestations de l’activité mentale jusqu’ici délaissées. Une des premières surprises du psychanalyste est de constater que beaucoup de ses observations sont absolument typiques et peuvent être appliquées presque littéralement à d’autres cas. L’identité ne s’entend que pour certains systèmes et non pour l’histoire entière de l’individu naturellement ; il n’y a pas deux vies qui puissent être calquées l’une sur l’autre ; par contre le nombre des situations possibles et des désirs humains est relativement restreint. Certaines règles empiriques se dessinent bientôt qui facilitent la compréhension des nouveaux cas… Les chaînes d’associations d’idées citées plus haut se trouvent être déterminées par deux courants de direction différente. Nous sommes en présence d »une lutte d’influence entre le « moi » normal, conscient, et certains éléments devenus inconscients et restés pourtant actifs, soit une dissociation mentale. Freud, élargissant les belles recherches de l’école française (Azam, Binet, Féré, Guinon, Janet), a fait l’étude des formes frustes de la dissociation, dont il sera ques­tion dans le chapitre suivant.

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III

LA DISSOCIATION MENTALE ET L’INCONSCIENT

Les belles recherches sur le dédoublement et la dissociation de la personnalité, faites dans la seconde moitié du XIXe siècle, se rapportent à des phénomènes rares. Elles furent d’abord des curiosités psychologiques. Les études sur l’hypnotisme ont contribué beaucoup à les élargir. Janet formula, par ses solides études cliniques et psychologiques sur les hystériques, le concept [p. 402] du « subconscient » qu’il opposa à l’inconscient, fruit de la spéculation philosophique. Nous considérons ceci comme connu et nous voulons y rattacher les travaux de Freud et de son école. La psychanalyse démontre l’existence d’une dissociation mentale chez le normal comme chez le nerveux et l’aliéné. Un exemple de suggestion posthypnotique servira de point de départ à notre argumentation : Un jeune homme normal, reçoit en état hypnotique l’ordre d’exécuter le lendemain pendant le déjeuner un acte précis. Il se lèvera de table, portera sa chaise dans un coin de la chambre et en cherchera une autre. L’hypnotiseur suggère l’amnésie pour l’ordre à exécuter, à l’état normal, le lendemain. L’expérimentateur s’approche du jeune homme, le lendemain, pendant l’exécution de l’ordre, et lui demande ce qu’il est en train de faire et pourquoi il le fait. Sans hésiter, le sujet répond que sa chaise n’était pas solide et qu’il en cherche une autre. L’exploration circonspecte prouva que le jeune homme ne savait consciemment absolument rien de la suggestion post-hypnotique. Le motif réel de l’acte est inconscient. Le besoin de causalité du conscient est vite satisfait par une fausse cause, un prétexte, que le sujet se donne en toute sincérité. Jones a donné à ce processus intellectuel le nom heureux de : rationalisation. La psychanalyse a découvert un phénomène tout à fait analogue et fréquent à l’état normal, avec cette différence que le motif réel de l’action n’est pas dû à une suggestion donnée en hypnose, mais bien à l’influence constellante d’éléments mentaux dissociés, inconscients. Par exemple, il m’est arrivé, il y a quelques années, en parlant à table avec des internes de la nomination imminente d’un chef de clinique, de faire le lapsus suivant : « le directeur a proposé au gouvernement comme candidat MM. A. et B. ex loco » ; je voulais dire : ex-œquo. En prononçant la citation latine fausse, j’avais l’impression d’une incertitude très vague au sujet de sa justesse, mais je n’y prêtai pas immédiatement d’importance. Après le repas je me répétai la phrase et me rendis alors compte de l’erreur ; il ne fut pas nécessaire de chercher longtemps pour la comprendre. Le poste de chef de clinique était l’objet de mon ambition future ; je savais parfaitement que deux amis et confrères A et B avaient, par l’âge et l’expérience, l’avance sur [p. 403] moi et que je n’avais aucune chance. La question ne m’en intéressait pas moins. Pendant un moment de relâchement de la tension psychologique, à la fin du repas, le lapsus se produisit, trahissant un désir caché, refoulé comme inadéquat. Une tendance inavouable fait irruption dans la conscience. Si les deux confrères étaient mis dehors (ex loco) par le directeur, je devenais le candidat possible. — Au moment de la conversation, rien de tout ce processus ne m’était conscient. Une sorte de voile, le sentiment d’incertitude, avait été jeté sur la citation latine. Sans l’intérêt que je prête, depuis l’étude des travaux de Freud, à ces petites manifestations inconscientes de la vie quotidienne, le lapsus, machination d’une tendance égocentrique refoulée dans l’inconscient, m’aurait échappé (8).

A cette même époque, je fus chargé par le directeur de remplir les formalités nécessaires pour l’admission d’une de nos malades dans un service de gynécologie. J’étais personnellement contre cette décision, mais je n’avais qu’à m’exécuter. J’oubliai en toute bonne foi d’écrire et ne le fis plus tard que sur une remarque de la direction. Un jour plus tard, une lettre nous est retournée par la poste, parce qu’elle est sans adresse ; nous l’ouvrons, c’est ma lettre, qui ne devait décidément pas arriver à destination. Il serait aisé de multiplier des exemples de la sorte, en séries de complication croissante. Il résulte, de leur analyse, qu’il existe chez le normal des tendances plus ou moins inconscientes et dissociées qui cherchent à se manifester par des actes, sans la connaissance ni l’autorisation de l’instance supérieure, consciente, tendances constellant à notre insu nos pensées et nos actions, et présentant tous les caractères de notre activité mentale supérieure à l’exception de la conscience.

Freud a appelé l’ensemble de ces phénomènes élémentaires de dissociation mentale : la psychopathologie de la vie quotidienne (9).

L’étude psychanalytique du rêve nous fournit de nouvelles preuves de l’existence d’une dissociation mentale chez le normal aussi bien que chez le nerveux. L’application des [404] associations en chaîne libre aux éléments du rêve (voir l’exemple dans le chapitre : Méthode) conduit à la découverte de mêmes tendances dissociées du moi conscient par suite de leur caractère égocentrique prononcé, tendances incompatibles avec notre morale individuelle et qui se font jour par voie indirecte et symbolique, pénétrant sous forme de rêves dans le domaine du conscient. Ce « travestissement » poussa Freud à admettre l’existence d’une instance régulatrice et policière, une censure, à la frontière du conscient. Que l’on se représente Montesquieu écrivant ses Lettres persanes sous l’ancien régime et obligé comme tant d’autres philosophes et politiciens de son époque d’utiliser une fiction, un travestissement, pour parler librement devant l’autorité. Le rêve semble opérer de façon analogue; son incohérence n’est qu’apparente, « un trompe­-l’œil » ; l’analyse découvre tout un monde d’idées claires, très incommodes et révolutionnaires, un monde où l’amoralité du primitif et de l’enfant règne. Il m’est impossible d’exposer ici plus en détail la théorie psychanalytique du rêve qui est fort complexe, je renvoie le lecteur français pour sa première orientation aux articles de Jung et Maeder (10).

Ce qu’il nous importait de savoir, c’est que l’analyse des rêves confirme en tout point l’existence générale de la dissociation mentale et la nécessité d’admettre l’existence d’un inconscient qui développe une incessante activité diurne et nocturne. L’impuissance de la psychologie classique à pénétrer jusqu’aux sources de l’âme, à prendre contact réel avec la vie, provient en partie de ce qu’elle n’a pas reconnu l’immense domaine de l’inconscient et de ce qu’elle ne possédait pas de clé (de méthode) pour y pénétrer. La pathologie a, depuis son grand essor dans la seconde moitié du XIXe siècle, contribué grandement au développement de l’anatomie, de l’embryologie et de la physiologie normales. Une modification d’ordre pathologique trouble l’équilibre dynamique des phénomènes vitaux et permet souvent au chercheur d’étudier telle fonction normale, qu’il était incapable d’analyser auparavant. Un symptôme peut avoir la valeur d’une expérience de physiologie faite dans des conditions particulièrement favorables pour l’étude du normal. La psychopathologie est capable de fructifier la psychologie [p. 405] normale de manière tout à fait analogue… Chez les malades atteints de psychonévroses, il est possible de constater une influence particulièrement active de l’inconscient, une dissociation mentale prononcée. Les nerveux sont à ce point de vue des sujets d’étude très favorables. Choisissons un exemple comme illustration. Il est bon de prévenir le lecteur qu’il n’est pas possible de donner ici un exposé de l’histoire entière d’un malade, dont le traitement s’étend à plusieurs mois (à raison de 4 ou 6 séances par semaine). Je me contenterai de donner une idée des relations existant entre un symptôme hystérique et 1‘inconscient.

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IV

SYMPTÔMES HYSTÉRIQUES

Une demoiselle X., âgée de trente et un ans, vient me consulter pour une affection de la langue, dont elle souffre depuis plus d’un an ; elle se plaint de douleurs très intenses dans la racine de la langue, qui lui font craindre une tumeur ; le symptôme a résisté au traitement de plusieurs médecins, elle en est très inquiète. L’exploration locale a un résultat négatif. La malade développe, dans un récit de deux heures, tout un cortège de symptômes nerveux : points douloureux du sein gauche ; sensation de faiblesse dans le dos ; maux de tête, piqûres en différents endroits, vertiges, angoisses, etc. La langue occupe depuis un an la place principale dans les préoccupations de la malade. Nous laissons la parole à Mlle X. Elle décrit longuement son symptôme cardinal. Je cherche tout spécialement à apprendre les circonstances de sa première apparition. A Pâques 1910, Mlle X. a été demandée en mariage par un monsieur dont elle est la ménagère. Elle le connaît depuis son enfance; il est riche, de seize ans plus âgé qu’elle et extrêmement nerveux ; elle l’aime depuis longtemps, mais elle a déjà beaucoup souffert par lui. La demande en mariage l’a mise dans un grand embarras ; car elle avait beaucoup de raisons pour et contre ce projet. Réflexion faite, elle se décida à accepter et tomba malade. Dans la fièvre et la dépression qui suivit, elle pensait qu’elle allait mourir et se réjouissait à la pensée que sa décision (le « oui ») perdait ainsi sa valeur. C’est à cette époque, environ quinze jours après la demande, qu’apparurent les [p. 406] premières douleurs de la langue. Nous constatons pour le moment la coïncidence entre le « oui » fatal et l’apparition du symptôme, et nous continuons I’audition de l’histoire de la malade ; il s’agit d’apprendre dans quelles circonstances le symptôme intermittent réapparaît, quelle est la qualité exacte de la douleur, etc. Mlle X. distingue 3 qualités différenciées de douleurs, dont les deux premières sont les plus fréquentes, à savoir: une sensation de brûlure, de piqûre et parfois un goût amer. Les douleurs apparaissent par exemple après avoir mangé certaines sucreries. « Lesquelles ? — Les ananas et certaines pâtisseries ». Je constate que le miel et beaucoup d’autres sucreries n’ont pas d’action ; il ne s’agit donc pas d’une cause spécifique. Je suppose une origine psychique et non pas physiologique, et je prends des associations en chaine avec « ananas » et « leckerli » (spécialité de pâtisserie suisse) comme points de départ. Une grande vexation se rattache à l’idée de l’ananas. Le fiancé est très avare et l’a, par là même, très souvent blessée ; une fois il lui donna pour tout cadeau de Noël un ananas avec une excuse très boiteuse. Il aime beaucoup les « IeckerIi » et assiste à leur fabrication à la cuisine. Il y a quelques années, elle oublia d’en acheter malgré l’ordre exprès de la mère du futur fiancé et fut très grondée, car la belle-mère trouvait l’idée insupportable que son fils passerait la Noël sans « leckerli ». D’autres souvenirs se rapportent à diverses vexations de la part du maître, surtout à propos d’argent ; puis viennent des rêveries d’amour, désir brûlant de lui appartenir pour toujours, de le soigner avec dévouement (il est atteint d’une grave psychasthénie). Le goût amer n’apparut que quelquefois pendant l’absence du maître, qui ne donnait pas de ses nouvelles ; il s’était contenté de lui écrire sèchement quelques ordres comme à une domestique : elle en éprouva beaucoup d’amertume. Arrêtons pour un moment notre enquête ; nous remarquons que toutes les associations précédentes (dont je ne communique qu’une faible partie) sont concentrées autour de la personne du fiancé, que Mlle X. aime et déteste à la fois. Nous n’avions constaté plus haut qu’une coïncidence entre le oui « fatal » et les douleurs de la langue ; les associations d’idées de la malade nous renseignent d’une façon plus précise et ne font que confirmer la supposition de liens plus profonds entre ces deux éléments ; nous retrouvons les trois qualités distinctes de la douleur dans une série de souvenirs se rattachant au fiancé ; les quelques exemples ci-dessus sont choisis, je le répète, parmi un très grand nombre de souvenirs tous reliés au maître. Ajoutons seulement que Mlle X. cite entre autres l’expression imagée, « je me suis brûlée la langue », pour « j’ai fait une bêtise », ce qui rend assez bien la situation. Notre malade a déjà refusé plusieurs mariages, quoiqu’elle soit de tempérament très vif et qu’elle avoue éprouver un grand besoin de vie sexuelle. Elle a toujours eu peur devant le mot définitif. Son père, qu’elle aimait beaucoup, lui fit promettre sur le lit de mort (il y a environ dix ans) de ne pas se marier, sous le prétexte que, fille, elle serait plus heureuse. Le respect de la volonté, disons plutôt l’amour paternel l’emporte sur l’amour pour l’homme. Un examen plus détaillé nous amène à découvrir un nouveau faisceau de tendances inhibitrices. La malade a observé que les douleurs apparaissent aussi subitement (piqûre), lorsqu’il est question de péché, par exemple au sermon ou lorsqu’elle prononce les mots : saleté, pureté, etc. Elle finit par avouer qu’elle a pratiqué dans sa jeunesse l’onanisme avec une vraie fureur. Elle a beaucoup lutté et lutte encore pour surmonter la tentation ; elle raconte l’histoire d’une jeune fille qui a mal tourné et souffre d’une syphilis de la langue, histoire qui l’a très effrayée, il y a un an et demi ou deux ans. Les associations continuent dans cette voie et mettent à découvert tout un groupe de fantaisies sexuelles qui sont en rapport symbolique avec la langue. Un dernier groupe se rapporte à des « péchés » de langue, tels que médisances, mensonges pour lesquelles Mlle X. se fait parfois de vifs reproches. Il ne peut être question de s’étendre davantage sur les détails, sans communiquer I’histoire entière de la malade. Il me semble que la matière fournie plus haut suffit, pour esquisser l’existence de relations directes entre le symptôme hystérique et un grand conflit moral, dont la plus grande partie était inconsciente avant l’analyse. Le symptôme se trouve être une représentation symbolique d’un conflit moral refoulé dans l’inconscient. J’ajoute qu’au cours de l’analyse le symptôme si pénible et tenace disparut insensiblement (11).

Janet-Freud

Il est bon de rappeler en cet endroit les relations entre les vues de Freud et celles de Janet. Janet parlerait dans notre cas de rétrécissement du champ de conscience, d’abaissement de la tension psychologique, terme avec lequel il décrit l’état du malade vu pour ainsi dire du dehors. Janet a un point de vue statique. Freud découvre par sa méthode un conflit moral qui se déroule en bonne partie dans l’inconscient (d’où le rétrécissement) et absorbe une partie de I’énergie psychique (d’où l’abaissement de la tension psychologique). La psychanalyse donne un essai d’interprétation, elle tend vers la conception dynamique de l’esprit. Freud admet que certaines représentations groupées en complexus affectifs (voir Jung et Maeder, cités plus haut) sont incompatibles avec les idées morales et esthétiques de l’individu et subissent un refoulement qui provoque une scission intrapsychique, soit une différenciation entre le conscient et l’inconscient. Le refoulement ferait partie du système de défense de l’organisme et aurait un sens biologique, comme la fièvre par exemple dans la lutte de l’organisme contre l’invasion microbienne.

V

LE REFOULEMENT

Le refoulement épargne au « moi » l’émotion déprimante résultant du conflit et supprime son action inhibante sur les systèmes psychologiques ; mais le refoulement s’accompagne d’un appauvrissement du champ de la conscience (par proscription) qui peut devenir une réelle mutilation (rétrécissement du champ de conscience, de Janet). Suivant la grandeur des forces en présence, le refoulement des tendances égoïstes réussit plus ou moins bien ; chez le nerveux il ne réussit pas, la charge émotive des complexus étant trop grande pour être inhibée ; ne pouvant s’exercer de façon normale, elle va se porter dans différentes directions ; elle peut, par exemple, se convertir en manifestations somatiques (conversion hystérique), ou bien [p. 409] se manifester par un processus intellectuel de contrainte, obsession, phobie (on parle alors de déplacement), etc. A la place des complexus refoulés on trouve en un mot des formations de remplacement, que nous connaissons sous le nom de symptômes nerveux. Les douleurs de la langue analysées plus haut étaient le produit de condensation, la formation de remplacement d’un grave conflit d’ordre sexuel qui avait des causes actuelles et anciennes. Freud appelle ce processus de transformation la « conversion hystérique ».

Amnésie

Le refoulement d’une idée, d’un événement (émotion-choc) a pour conséquence une amnésie. Il est aisé à comprendre que ces amnésies puissent être supprimées par la psychanalyse puisqu’elle cherche à éliminer le refoulement ; c’est le cas des amnésies hystériques et de quelques amnésies épileptiques (12).

Mlle X., dont nous exposions plus haut l’histoire d’un symptôme, présente un beau cas d’amnésie qui permet de se rendre compte du mécanisme de refoulement. Elle jouait à l’âge de trois ans avec son frère cadet. Il était sur un banc, qu’elle fit basculer par inattention ; le petit tomba malencontreusement sur la tête et se blessa. Le père accourut très effrayé de voir son fils préférer le visage tout ensanglanté. Il se précipite sur la petite fille et la bat d’importance. Elle le supplie de l’écouter, elle veut crier tout haut son innocence. Le père ne veut rien entendre, lui dit de se taire plusieurs fois, et continue à la battre. Mlle X. se rappelle cette scène vivement ; elle la décrit avec beaucoup de plasticité et de détails. Par contre elle a totalement oublié qu’elle avait perdu entièrement l’usage de la parole pendant les neuf mois qui suivirent l’incident. Ce n’est qu’après de longs efforts, spécialement de la part du père, qu’elle réapprit à parler. On ne peut s’expliquer de prime abord pourquoi Mlle X. a oublié les suites si graves d’un tel incident, alors qu’elle se rappelle avec certitude la scène initiale. Remarquons les paroles du père furieux à son arrivée : Tais­ toi, lui dit-il ; il lui défend de parler. Elle voudrait se justifier, [p. 410] crier son innocence ; cela lui est interdit. Quel bouillonnement de rage ce fait ne doit-il pas provoquer dans l’âme d’une enfant, alors déjà très passionnée et aimant beaucoup son père. Elle finit par prendre son ordre au sérieux, si sérieusement qu’elle ne dit plus mot pendant neuf mois ; elle ne veut plus, bientôt elle ne peut plus, parler (il s’agit d’un enfant présentant des traces de nervosité précoce). Après bien des mois, grâce aux efforts répétés du père, elle recouvre la parole. On sent qu’il s’agit d’une sorte de vengeance de la petite, sur son père qui l’a traitée si injustement (13) ».

Elle le punit bien cruellement pour son emportement. C’est par une sorte de gêne, par un sentiment vague de culpabllité, qu’elle oubliera dans la suite cette partie si importante de son histoire, alors que le début de la scène qui n’est pas à son désavantage reste dans le champ de la conscience. Le refoulement s’exerce sur les éléments réprouvés par l’instance supérieure.

Un examen attentif des auto-anamnèses des nerveux montre l’existence de nombreuses lacunes, très souvent sur des points importants de leur histoire. Les malades oublient des événements capitaux ; l’enchaînement des souvenirs est erroné ; leurs réponses sont, sur certains points, évasives, tout à fait insuffisantes, fantaisistes ou manifestement fausses. En ces endroits le psychanalyste est sûr de trouver, dans la profondeur, des complexus affectifs d’ordre pathogène. Insensiblement la clarté se fait ; l’écheveau se débrouille. On a souvent accusé, un peu à tort, l’hystérique de mentir, sans qu’on ait cherché à en approfondir les causes ; on s’est contenté d’une réprobation morale, comme on le fait dans la vie quotidienne. Cette particularité mérite l’attention, l’intérêt « objectif » du médecin, comme tout autre symptôme du malade. L’hystérique ne [p. 411] ment que lorsqu’il se sent obligé de le faire, c’est-il-dire lorsqu’il n’a pas le courage d’avouer telle faiblesse, telle mauvaise pensée. La tâche du médecin est de deviner ce qui le tourmente et de le lui dire. Le malade se sent alors compris, réconforté, il apprend peu à peu à parler ouvertement ; il s’oblige à la franchise envers soi-même ainsi qu’envers le médecin, ce qui est un facteur important de toute vraie cure psychique. Le psychanalyste considère les mensonges et inventions fantaisistes de l’hystérique comme une sorte d’expression voilée, comme une sorte de langage, un messager de l’inconscient, soit un symptôme. Sa tâche est d’interpréter, de saisir le sens du conflit dans lequel le malade est embarrassé et perdu, pour l’aider à en sortir.

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VI

SUR CERTAINES DÉMENCES ET PSYCHOSES

La psychanalyse jette une nouvelle lumière sur nombre de problèmes de pathologie mentale. L’application de la méthode aux cas de démence paranoïde, par exemple, a rendu possible la compréhension du « charabia », en apparence insensé et indéchiffrable des aliénés déments, et par là permis de pénétrer le sens de leurs idées délirantes. Ces études peuvent être considérées comme une sorte de preuve a posteriori, comme un contrôle de la méthode elle-même, vu qu’elles nous font reconnaître la pensée et l’ordre, là où l’incohérence et l’arbitraire semblaient régner.

J’ai publié dans les Archives de Psychologie (t. IX) un chapitre d’une telle étude sous le titre de : La langue d’un aliéné. [en ligne sur notre site] Il s’agit d’un dément paranoïde interné depuis quinze ans à la clinique de Zurich et dont nous possédons, depuis nombre d’années, nombre de documents écrits. L’examen attentif de ce charabia, la comparaison avec les communications actuelles écrites et verbales, montra une constance dans les éléments de cette « salade de mots » suivant l’expression classique de Forel. Peut-être s’agissait-il d’un langage artificiel ? Un travail patient de près d’une année m’apporta la certitude que le malade se comprend lui-même, qu’il se parle et s’entretient avec ses interlocuteurs imaginaires, dans une langue qu’il a créée pour son usage personnel, pour l’expression adéquate de ses idées délirantes. Il me fut possible de découvrir [p. 412] insensiblement tout un système compliqué d’idées de grandeur et de persécution en relations étroites avec le passé du malade ; notre dément s’était forgé, avec des connaissances très imparfaites, une sorte de vue du monde des plus intéressantes et originales, un système philosophique à l’allure mythologique. Preuve de l’activité intellectuelle intense qui existe chez nos prétendus « déments ». Les psychiatres se sont laissés trop longtemps retenir par les apparences. Et trop souvent contentés de diagnostiquer et de classer comme les botanistes du temps de Linné (14).

Se sentant impuissants à pénétrer sans instrument spécial dans le labyrinthe des idées délirantes, ils ont délaissé l’observation approfondie des cas chroniques. J’ai remarqué souvent que plus un dément est longtemps dans un asile, moins les médecins en savent sur son compte. Le malade vit d’une vie végétative, il se replie sur lui-même toujours davantage et finit par sombrer. Les malades incurables qui ont été analysés semblent, au contraire, reprendre un peu plus d’intérêt pour la réalité, ils s’attachent quelque peu à leur médecin et réussissent parfois à faire une sorte de compromis entre la réalité et leur système délirant, dont la conséquence est une meilleure adaptation à la vie à l’asile, soit une amélioration de leur sort. Il y a longtemps que les auteurs ont attiré l’attention sur la parenté entre les rêves et une foule de phénomènes psychopathologiques, tels qu’idées délirantes, hallucinations, etc. « Le rêve est la folie du normal », a-t-on dit. La psychanalyse de ces phénomènes démontre vraiment leur étroite parenté, leur structure psychologique commune, leur dynamisme identique. Nous avons à faire, dans nombre de psychoses non organiques, comme dans les psychonévroses, à des conflits moraux refoulés dans l’inconscient et qui luttent pour se faire jour ; mais l’autonomie des complexus affectifs y est plus grande ; la dissociation mentale n’en est que plus grave. Les recherches actuelles se sont étendues essentiellement à la démence précoce, dans son sens le plus large (schizophrénie de Bleuler). Quelques cas de mélancolie, de folie maniaco­dépressive, certains états crépusculaires chez les épileptiques, présentent des mécanismes et une structure analogues. Les résultats actuels promettent quelque chose, mais ils sont [p. 413] encore très provisoires et insuffisants ; ils ne donnent que des aperçus (15).

VII

LA THÉORIE LUDIQUE DES RÊVES

L’interprétation des rêves est la pierre d’achoppement de la doctrine du neurologue viennois. Il l’a exposée dans une œuvre profonde et très fouillée (Son volumineux ouvrage a pour titre Die Traumdeutung et vient de paraître en troisième édition chez Deuticke, Leipzig-Vienne), qui mérite par l’abondance des matériaux, la richesse des idées et l’ampleur de son développement une étude approfondie, que je n’ai pas l’intention de faire ici. J’ai recommandé plus haut, comme introduction bien modeste, les mémoires de .Jung et Maeder rédigés en langue française (voir p. 404). Mon intention est tout autre ; j’aimerais, me basant sur la conception psychanalytique du rêve, exposer brièvement les rapprochements qui existent entre le rêve, la fantaisie et le jeu, esquisser une théorie ludique du rêve, qui permet de rattacher ce phénomène à une fonction biologique connue (16).

Freud, appliquant la méthode des associations en chaîne aux éléments du rêve (contenu manifeste), découvrit tout un monde d’éléments psychiques, à forte charge émotionnelle (contenu latent) groupés en complexus affectifs. Le rêve se trouve être une sorte de produit de condensation de tout un monde inconscient, mis à découvert par l’analyse, exactement comme le symptôme hystérique de la langue exposé plus haut (p. 405) Les tendances refoulées se révèlent en rêve sous le travestissement rendu nécessaire par la surveillance de la censure, instance supérieure au service de la personnalité morale (conscience). Les tendances refoulées ne se réalisent dans le rêve que sous une forme voilée, d’où la définition de Freud : Le rêve contient la réalisation plus ou moins cachée d’un désir inconscient. La connaissance du contenu manifeste du rêve ne [p. 414] suffit donc pas pour connaître le désir réalisé dans le rêve (17). L’analyse seule le découvre dans le monde subliminal mis à nu.

Les désirs refoulés qui cherchent à forcer le passage de la censure déploient une plus grande activité pendant le sommeil, lorsque l’attention n’est plus sollicitée par les perceptions sensorielles ininterrompues et par l’activité consciente intense, lorsqu’un relâchement de la tension psychologique s’est produit… Les lapsus (idées plume et de langue), certains oublis (de noms, de chiffres, etc.), certaines maladresses qui prennent, examinées de près, un caractère systématique, sont, pendant la journée du normal, les seuls indices manifestes des tendances inconscientes plus ou moins contenues (le domaine de la psychopathologie journalière, dont il a déjà été parlé au cours de ce mémoire). Chez les nerveux, tous ces phénomènes s’accroissent, la distraction (dérivation intérieure) augmente, et rend l’adaptation au milieu difficile ; les symptômes eux-mêmes se trouvent être des manifestations de l’inconscient en agitation.

Si, au début du sommeil, nos pensées et fantaisies, refoulées pour leur contenu « taboué », réussissaient à rompre les digues, leur irruption dans le conscient accompagnée de vives émotions rendrait le sommeil impossible. Grâce au travail d’élaboration du rêve (pour le mécanisme détaillé, voir Freud) les tendances de l’inconscient sont rendues inoffensives et apparaissent comme produit incompréhensible au «  moi » dans le système de perception. Le rêve a fonctionné comme un gardien du sommeil ; il a canalisé le torrent, empêché le débordement et ses conséquences. Il est évident que cette fonction de préservation sera plus ou moins efficace, suivant le rapport des forces en présence, suivant la charge émotionnelle des cornplexus et la puissance du refoulement. Le nerveux a un sommeil beaucoup plus agité que le normal ; dans l’insomnie nerveuse les mesures de préservation se montrent impuissantes.

L’examen de nombreux rêves, et surtout les résultats de leur analyse, montrent l’importance d’un autre facteur. Les rêves sont la réalisation de désirs refoulés, disions-nous ; dans nos rêves nous assouvissons nos haines, nos vengeances, nous [p. 415] aimons ceux qui nous sont inaccessibles dans le monde réel ; nous vivons avec les grands de ce monde ; tel vœu non satisfait de la veille ou des jours anciens se réalise ; l’enfant que les époux attendent en vain depuis longtemps leur apparaît en rêve. Alphonse Daudet a défini cette fonction du rêve d’une expression très juste : Le rêve est une soupape. (Si j’ai bonne mémoire, c’est dans le Nabab à propos de la figure si intéressante de M. Joyeuse.) Le rêve a en effet une action cathartique. Il nous donne une sorte de compensation et facilite jusqu’à un certain point le retour à l’état d’équilibre affectif. Nous savons que les châteaux en Espagne et rêveries de toutes sortes ont très souvent une fonction analogue ; les enfants se voient grands et puissants, les pauvres se sentent rassasiés et riches ; les faibles et les timides sont, dans leurs rêveries, forts, redoutables, etc. Parmi les conceptions modernes intéressantes du jeu , il est bon de citer en cet endroit la théorie de l’américain Carr, qui assigne également au jeu une action cathartique. Claparède parle également d’une « canalisation des tendances nuisibles antisociales, manifeste dans certains jeux (18) ».

La psychanalyse montre que la liste des fonctions du rêve n’est pas encore épuisée. La plus intéressante me semble être la suivante : L’observation analytique d’une série de rêves de la même époque, chez un même individu normal, me prouva que tous ses rêves traitaient du même sujet et donnaient une solution identique d’un conflit moral, dans lequel se débattait plus ou moins consciemment le rêveur depuis quelque temps ; il s’agissait d’une liaison avec une jeune fille. Tous les rêves de cette époque se comportaient comme les variations d’un même motif et disaient dans leur langage voilé : « sépare-toi d’elle ». Au bout de quelques semaines, avant que j’aie commencé l’analyse de la série des rêves, le jeune homme se décida à rompre, après un long combat intérieur. L’interprétation qui suivit ne fit que confirmer ce que la rupture avait réalisé quelque temps auparavant. Les rêves semblent avoir préparé le sujet à admettre l’idée de la séparation, qui d’abord ne lui était pas consciente, ils donnèrent au rêveur la solution d’un conflit, avant que sa personnalité consciente, son moi, se soit emparé du problème. Cette observation faite chez un normal, et d’abord isolée, fut insensiblement confirmée dans de nombreuses cures psychanalytiques, au cours desquelles [p. 416] l’interprétation des rêves joue un grand rôle comme moyen d’exploration de l’inconscient. Les rêves renseignent l’analyste sur l’attitude de l’inconscient à l’égard des conflits, sur sa tendance en face d’un problème. Les solutions du rêve me semblent être d’autant plus utiles au sujet que ce dernier se rapproche davantage du normal. Il nous reste à nous demander, comment un rêve dont le « moi » du sujet ne connait pas le sens avant l’analyse, peut agir sur sa personnalité consciente, l’influencer dans ses décisions et ses actes. Si les rêves peuvent développer une fonction d’essai préliminaire pour résoudre un conflit, une fonction d’exercice préparatoire, comment se fait-il qu’ils agissent inconsciemment ? J’ai donné, au commencement de ce travail, un exemple de suggestion posthypnotique (l’étudiant et la chaise) montrant qu’un ordre communiqué à l’hypnotisé, en dehors de toutes relations avec son « moi » dans l’hypnose, est exécuté à l’état de veille à l’heure prescrite, quoique le sujet n’en ait aucunement conscience. Quelque chose le pousse à agir ; il accomplit l’acte suggéré, sans se douter du motif réel. Il s’agit plus haut d’un phénomène tout à fait analogue. Une tendance inconsciente se manifeste en rêve qui finit insensiblement par influencer le « moi » et lui impose une solution déterminée… Cette conception de la fonction du rêve présente un caractère téléologique éminemment utile, qui nous est connu, de nombre d’automatismes ; je rappelle ici l’automatisme téléologique antisuicide étudié spécialement par Flournoy (19).

Nous connaissons une fonction semblable, c’est l’activité ludique étudiée avec tant de pénétration et de sens biologique par Gross (20). La conclusion du psychologue allemand est que le jeu est un exercice de préparation des activités futures, une préparation à la vie sérieuse : ce n’est pas parce que l’animal est jeune qu’il joue, mais il a une jeunesse afin de pouvoir jouer, dit-il. Nous retrouvons dans notre examen des fonctions du rêve deux des fonctions essentielles du jeu : l’action cathartique et l’exercice qui prépare certaines activités complexes. L’étude des rêveries à l’état de veille nous permet de découvrir aisément deux tendances analogues à celles décrites plus haut. L’imagination a une fonction compensatrice par excellence, elle donne à l’homme ce que la réalité lui refuse (la littérature d’imagination, [p. 417] le pays de Cocagne ; nos châteaux en Espagne, dont l’expression elle-même est si éloquente), mais elle prépare aussi le futur ; en créant des possibilités, elle incite à la pensée, à l’action (l’imagination créatrice). Freud a attiré l’attention sur les relations existant entre le jeu de l’enfant et les fantaisies, les rêveries de l’adulte (21).

Je pense que l’on peut étendre ces relations au rêve lui-même et dire que le rêve et la rêverie, l’imagination, sont pour l’adulte la continuation et la compensation du jeu de r enfant ; ils se comportent comme les manifestations d’une seule et même fonction, la fonction ludique (22), dont les psychologues modernes connaissent l’importance biologique.

M. S. — Il serait aisé, après ce qui a été dit plus haut, de redresser, de corriger en la réduisant à sa juste valeur, l’idée populaire du songe prophétique ; elle est l’interprétation erronée de certaines relations entre le rêve et l’activité future du rêveur.

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Mon intention première était de donner aux lecteurs de l’Année psychologique un exposé plus complet et systématique du mouvement psychanalytique. J’ai reculé devant la difficulté de la tâche ; rien n’est définitif dans une jeune science, j’ai renoncé pour cette raison aux longs développements théoriques et cherché à illustrer le plus possible quelques idées générales. Mon but n’est pas de convaincre, mais d’intéresser ; je sais parfaitement que bien des choses exposées ici donneront une impression de superficiel, parfois même de fantastique ; cela tient, je crois, essentiellement à la difficulté d’exposition du sujet. L’impression de réalité et de justesse, la conviction, ne s’acquièrent qu’en face du malade, lorsque le théâtre de la vie intérieure se dresse sous les yeux de l’analyste. Il faut essayer soi-même pour comprendre et juger.

Dr A. MAEDER
(Zurich).

NOTES

(1) La conception moderne de la fièvre comme réaction de défense de l’organisme contre l’invasion des micro-organismes est un exemple caractéristique de cette tendance. La conséquence pratique est facile à tirer ; il ne faut pas combattre la fièvre par tous les moyens antipyrétiques disponibles, ce qui pourrait troubler le processus naturel. En chirurgie même tendance, l’opérateur est devenu conservateur et sauve bien des organes qu’il sacrifiait autrefois. Telle clinique obstétricale se vante avec raison de n’appliquer que dix-huit forceps par an, sur un chiffre respectable de 1800 accouchements. Le médecin consciencieux ne recourt plus que dans les cas pathologiques à l’intervention opératoire en vu qu’une délivrance naturelle, même de longue durée, est bien préférable pour la mère et l’enfant à l’action brutale du forceps.

(2) C’était en 1910, l’année du retour de la comète de Halley.

(3) Quelques rêves des derniers jours nous montrent que la malade s’occupe beaucoup dans son for intérieur de la personne du médecin, auquel elle a donné toute sa confiance ; mais elle se garde bien de le lui dire, s’il ne s’en rend pas compte et s’il ne l’engage pas à parle. «  Elle pourrait aimer quelqu’un comme lui ; elle pourrait l’aimer lui-même s’il était libre, dit-elle, cachant la jalousie. Nous parlerons plus loin de cet intérêt spécial pour le médecin, phénomène important dans toute cure des nerveux auquel Freud a donné le nom de transfert affectif.
Le symptôme hystérique, considéré à ce point de vue, est un moyen d’expression indirecte : une sorte de question de sphinx posée par le malade à son entourage et que ce dernier sait si rarement résoudre. Dès que la réponse est donnée, dans le cours de l’analyse, le symptôme cède ; il a perdu son sens. Cette opinion ne peut guère étonner le médecin, qui a chaque jour l’occasion de constater combien la tendance de faire voir, de démontrer ses maux et symptômes, est fréquente chez les hystériques. On a tort de les accuser d’être des cabotins. Un hystérique ne fait le comédien et ne tyrannise l’entourage, que s’il n’est pas compris. Il faut s’en prendre, non pas au malade, mais au médecin qui n’a pas encore saisi son rôle.

(4). Deux médecins belges, MENZERATH et LEY, ont répété et confirmé les recherches de l’école de Zürich. Leur mémoire (L’Étude expérimentale des associations d’idées, Gand, 1911) peut être recommandé au lecteur français comme introduction.

(5) Voir l’excellent article du prof. MORICHAU-BEAUCHANT (Poitiers). Le Rapport affectif dans la cure des psycho-névroses, Gazette des Hôpitaux, 14 sept. 1911, Paris.

(6) Ayant souvent l’occasion de démontrer la technique de cette forme

(7) Nous nous servons du terme inconscient, que je prie le lecteur de prendre tout d’abord dans son sens simplement étymologique — ce qui n’est pas conscient ; — le terme subconscient si clairement défini par Janet a un sens beaucoup plus restreint.

(8) Dans la nuit suivante, j’eus le rêve suivant : un beau paysage, les hautes Alpes à l’horizon ; les deux confrères cités plus haut s’en vont sur une longue route, dans le flamboiement d’un coucher de soleil. Il semble aisé d’interpréter ce rêve, en se rappelant ce qui a été dit plus haut : les deux concurrents disparaissent dans la nuit.

(9) MAEDER. Nouvelles contributions à la psychopathologie quotidienne. Archives de psychologie, l. VI, Genève.

(10) JUNG. L’analyse des rêves..Année psychologique, t. XV, Paris. [En ligne sur notre site] — MAEDER. Essai d’interprétation de quelques rêves. Archives de psychologie, t. VI, Genève. — ID. Une voie nouvelle en psychologie. Coenobium, t. III, Milan. Lugano.

(11) Il n’est pas sans intérêt de remarquer que la malade fit plusieurs fois l’observation, pendant les premiers temps de la disparition encore intermittente du symptôme, qu’il lui manquait quelque chose, qu’elle se sentait toute drôle sans douleur ; « à présent, je me rends compte qu’il y avait une sorte de volupté mêlée de souffrance dans mes douleurs ». Nous sommes certainement en présence d’un trait caractéristique des symptômes hystériques et qui rend compte du pronostic si mauvais de tant de ces phénomènes. Il y a chez la malade une tendance, « inconsciente » il est vrai, mais d’autant plus puissante, à garder ses symptômes puisqu’ils sont la source d’une sorte de volupté. Les doctrines de Freud donnent une explication plausible de ce mécanisme, que les dimensions restreintes de notre mémoire ne me permettent pas d’exposer.

(12) Janet défend un point de vue analogue dans son intéressant et récent exposé des Névroses. (Bibliothèque de philosophie scientifique, Flammarion, 1909.) Il fait remarquer que, dans l’amnésie, les idées sont isolées, mais non accessibles aux efforts du conscient ; il ne lui reste qu’un pas à faire pour donner la genèse du phénomène.

(13) L Pour se rendre compte de l’importance de la vengeance chez les enfants, il ne faut pas tant consulter les traités de psychologie et de péda­gogie que certaines œuvres littéraires, qui peuvent être parfois une source précieuse. Les frères Margueritte font preuve dans « Poum • de plus de talent psychologique que beaucoup de spécialistes. Le motif de la vengeance y est bien traité. Les deux premiers volumes de Jean­ Christophe de Romain H.olland sont un chef-d’œuvre de psychologie infantile. Il est évident que la principale source de connaissance doit être l’observation directe de l’enfant. Elle fournit des résultats tout à fait analogues à notre supposition. Bauk a attiré l’attention sur certaines légendes populaires rapportées par les frères Grimm qui présentent une grande analogie avec notre cas, la même situation psychologique, le même motif.

(14) Rappelons la boutade d’Anatole Espagne « les savants ne sont. pas curieux », qui est trop souvent vraie.

(15) Comme introduction à ce chapitre je cite l’ouvrage fondamental de JUNG : Zur Psychologie der Dementia praecox, Marhold, Halle, 1901.

(16) Un mémoire détaillé sur ce sujet est actuellement. Sous presse ; MAEDER. Ueber die Funktion des Traumes. Jahrbuch für psychanalytische Forschungen, Deuticke, Wien, IV. Band, 1. Hälfte.

(17) L’incohérence de nombre de rêves n’est qu’apparente ; elle est due à l’activité de la censure, qui « efface les passages qui ne lui conviennent pas ». Voir l’exemple, en tous points analogues, du charabia du dément paranoïde.

(18) CLAPARÈDE. Psychologie de l’enfant, Genève, Kundig, 4° édition.

(19) Archives de psychologie, t. VII, Genève.

(20) GROSS. Die Spiele der Menschen et die Spiele der Tiere, Iéna.

(21) Der Dichter und das Phantasieren, Sammlung zur Neurosenlehre, 2. Folge, Deuticke, Wien, 1909.

(22) Je viens de recevoir le bel ouvrage de M. le professeur FLOURNOY, Esprits et médiums, Paris, Fischbacher, 1911 1. L’auteur dénomme précisément sa Théorie : théorie ludique, ou scénique, de la médiumnité. Son point de vue à l’égard des manifestations de l’inconscient présente une grande analogie avec celui développé dans ces lignes. Son ouvrage, Des Indes à la planète Mars, est également une belle illustration de ce qui a été dit plus haut des rêveries.

Indications bibliographiques.

M. HART a donné dans sa belle étude critique : Freud’s Conception of Hysteria, Brain, London, vol. XXXIII, une liste bibliographique assez complète qui va jusqu’à la fin de l’année 1910. Les deux premiers volumes du « Jahrbuch für psycho-analytische Forschungen » et le « Zentralblatt für Psycho-analyse » contiennent également d’abondantes indications bibliographiques. Je renvoie les lecteurs à ces travaux et me contenterai ici de citer quelques œuvres d’importance capitale :

FREUD et BREUER. Studien ûber Hysterie, Deuticke, 2° éd., 1909. Un choix de mémoires emprunté en partie à ce volume a été traduit en anglais par Brill sous le nom de Selected papers on Hysteria, New-York, 1910.

FREUD. Die Trautndeutung, Deuticke, 3° éd., 1911 (traduit en anglais par Brill).

Zur Psychopathologie des Alltagslebens Karger, 4° éd., 1912.

Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, Deuticke, 2° éd., 1910 (traduit en anglais par Brill).

Sammlung kleiner. Schriften zur Neurosenlehre, Deuticke, vol. I, 2° éd., 1910 ; vol. Il, 1909 (traduction française en préparation).

Ueber psychoanalyse, Deuticke, 2° éd., 1912 (paru également en anglais dans Amer. Journal of Psych., avril 1910).

JUNG. Diagnostische Assoziationsstudien, Barth, vol. 1. 1905 ; vol. IIl, 1910.

Die psychologische Diagnose des Tatbestandes, Marhold, 1906.

Ueber die Psychologie der Dementia praecox (traduction anglaise par Brill), Marhold, 1907.

FREUD et JUNG ont publié depuis 1909 une série de travaux importants dans le Jahrbuch für psycho-analytische Forschungen.

BLEULER. Affektivität, Suggestibilität, Paranoïa, Marhold, 1906.

Demerüia praecox, Deuticke, 1912.

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