Nicolaï Kostyleff. Sur la formation du complexus érotique dans le sentiment amoureux. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), tome LXXIX, janvier à juin 1915, pp. 159-179.
Nicolaï Kostyleff fut maître de conférence à l’Ecole des Hautes Etudes. C’est à peu près tout ce que savons de la biographie de Kostyleff. Même pas ses dates de naissance et de mort. Les historiens de la psychanalyse (E. Roudinesco, A. de Mijolla, O. Douville, et d’autres) ne nous renseignent pas plus. Il fut d’abord un fervent défenseur et promoteur de la psychanalyse, avant de porter son intérêt vers 1914-1915.
Nous avons retenu quelques unes de ses publications :
— Les derniers Travaux de Freud et le problème de l’hystérie. In « Archives de neurologie », (Paris), janvier-février 1911,
— Freud et le traitement moral des névroses. Article paru dans le « Journal de psychologique normale et pathologique », (Paris), huitième année, 1911, pp. 135-146 et pp. 246-257. [en ligne sur notre site]
— Freud et le problème des rêve. Contribution à l’étude objective de la pensée. In « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), volume 72, 1911. [en ligne sur notre site]
— La psycho)analyse appliquée à l’étude objective de l’imagination. In « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), volume 73, janvier-février 1912. [en ligne sur notre site]
— Nouvelles recherches sur le mécanisme cérébral de la pensée. In « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), volume 73, janvier-février 1912.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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Sur la formation du complexus érotique
dans le sentiment amoureux
Nous avons montré, dans une étude intérieure, que la psychoanalyse révèle facilement des impressions qui, remontant jusqu’à la première enfance et se conservant la plupart dans l’inconscient, forment un complexus érotique en rapport avec l’instinct sexuel et, aussi, avec le sentiment amoureux. Du point de vue de la psychologie objective il y a là quelque chose de tout à fait précis, car du moment que les impressions, externes ou internes, se rattachent toutes à des réflexes cérébraux, la conservation de celles-ci dans l’inconscient suppose simplement l’impossibilité d’obtenir la reproduction de ces réflexes en connexion avec le complexus central des réactions neuro-psychiques qui constitue le « moi » de l’individu. Ce sont des réflexes dont les voies restent tracées dans le système nerveux, mais qui se reproduisent sur des impulsions indépendantes de l’activité propre de l’individu. C’est un phénomène qui nous est bien connu et même très familier, notamment lorsqu’il s’agit de réactions verbales. Il arrive souvent qu’un mot — par exemple un nom propre ou un terme spécial — échappe à la mémoire, malgré qu’on sache pertinemment qu’on le connaît, et les personnes qui ont un peu l’esprit d’observation, cherchent alors à se placer dans les conditions où elles l’avaient prononcé auparavant, par exemple à évoquer mentalement un endroit, un milieu ou des objets connexes. Ce qu’elles font là, n’est autre chose que chercher l’excitant associé à la réaction verbale en question. Ce qui constitue le mérite de la psycho-analyse et l’importance de ses découvertes sur ce terrain-là, c’est qu’elle a révélé des souvenirs bien plus profondément enfouis dans l’inconscient et — dans le cas [p.160] du sentiment amoureux — associés à des réactions bien plus vagues qu’un réflexe verbp-moteur.
Le fait est que le cas où il s’agit d’un mot est le plus simple qui puisse se présenter. Quand c’est le mot seul qui échappe, on est déjà sur la voie des recherches, car on possède la réaction sensorielle associée, nous voulons dire l’image mentale ou l’état mental qui fait qu’on se met à le chercher, tandis qu’il y a des cas où rien de ce complexus ne se reproduit, ni spontanément, ni en connexion avec le « moi » et où l’on manque tout à fait de fil conducteur. On s’en rend compte généralement par l’effet du hasard. Ainsi, il arrive quelquefois qu’une impression nouvelle évoque un souvenir qu’on est tout à fait surpris de trouver dans sa mémoire. On reconnaît, par exemple, qu’on a lu quelque chose sur le sujet en question ou qu’on l’a entendu de quelqu’un et on découvre, tout d’un coup, un détail tout à fait précis, de nom ou de date… La psycho-analyse a montré qu’il existe des souvenirs de ce genre qui ont une valeur affective, autrement dit que tout en se conservant dans l’inconscient ils peuvent rester associés à une réaction vaso-motrice ou trophique, et que les réactions connues sous le nom de sentiment amoureux tiennent à la réviviscence d’un complexus de ces derniers.
Ce schéma correspond bien à l’expérience pratique de la vie, notamment au fait que chacun a un idéal, esthétique ou sentimental, que celui-ci est, la plupart des fois, inconscient, et que le sentiment se manifeste d’habitude, sans qu’on sache pourquoi. L’existence d’un complexus de ce genre est donc tout à fait probable, d’autant plus que nous ne le comprenons pas dans le sens d’une image précise, ni même individuelle. Cela peur être un ensemble de traits, résidus des impressions qui nous ont frappés dans la vie, ne se réunissant l’un à l’autre qu’avec la rencontre d’une personne chez qui ils se retrouvent. La reconnaissance du fait que chacun de ces traits se rapporte à un réflexe cérébral, donne à cette conception une valeur objective, mais sur la formation de ces complexus les données objectives et précises sont encore rares. C’est ce qui nous a déterminés à soulever ce problème.
Dans l’école de Freud on a déjà fait là-dessus quelques recherches et si les conclusions en sont, comme toujours, beaucoup trop subjectives, on a mis, chemin faisant, à jour des matériaux très [p. 161] intéressants. Commençons donc par les relever et les soumettre à un examen critique.
Les freudiens ont cherché à résoudre ce problème en s’attachant à des hommes célèbres, dans la biographie et l’œuvre desquels on trouve des indications sur leur état psycho-sexuel. Des recherches de ce genre ont été faites sur Léonard de Vinci, Nicolas Lenau, Segantini et Richard Wagner. Ce qui leur est commun, c’est la réduction des symptômes à l’influence maternelle et de là, au prétendu « complexus de l’inceste ». On devine que c’est un procédé inspiré par les conclusions de Freud sur le fameux « thème d’Œdipe » dont nous avons déjà signalé l’influence néfaste sur la psycho-analyse. On dirait que cette prétendue révélation a agi comme une lumière aveuglante, car, depuis, les adeptes de Freud la voient partout dans leurs études. Mais on trouve là, comme nous l’avons déjà dit, des matériaux d’une valeur objective, et cela fait que malgré tout il sera bon et utile de les examiner d’un peu plus près.
Freud lui-même s’est attaché, dans cet ordre d’idées, à Léonard de Vinci (2). Que c’est un sujet qui attire la psycho-analyse, on le reconnait facilement, car le grand Florenlin, si passionné pour tout ce qui était science et art, est resté singulièrement froid à l’égard des femmes et on ne lui a connu d’attachement que pour ses élèves, A l’époque où il travaillait dans l’atelier de Verocchio, il a même été formellement accusé d’homo-sexualité pour s’être servi d’un modèle qui avait cette réputation. Il est vrai qu’on l’a reconnu innocent et que ses biographes n’ont trouvé aucune preuve d’une liaison de ce genre, mais toute sa manière de vivre, comme aussi les notes qu’il a laissées, témoignent qu’il avait pour ses élèves un intérêt plus profond que ne l’exigeait la situation. D’autre part il y a un trait frappant dans son œuvre, notamment que chez ce grand passionné qui est resté si froid à l’égard des femmes, le type féminin, marqué par le fameux sourire, a un charme et une puissance d’expression extraordinaires. Il y a bien là de quoi intriguer un psychologue.
Mais cetle coïncidence est-elle si étonnante que cela ? A y [p. 162] réfléchir un peu on se rend bien compte que non. Le fait est que l’homosexualité n’entraine pas toujours la misogynie. Au contraire, les homosexuels ont souvent des amitiés féminines ; d’autant plus profondes et durables qu’elles sont désintéressées. Ce qu’ils abhorrent dans la femme, c’est uniquement les caractères du sexe. Or, le type féminin de Léonard a-t-il ces caractères bien prononcés ? Nullement. Toute la séduction de ce type se concentre dans le visage, tandis que le corps est effacé. On ne le devine même pas sous les vêtements ou bien, comme chez la Joconde, on trouve un corps aux lignes lourdes qui n’inspire pas le moindre intérêt. Enfin — ce qui nous paraît être l’argument décisif — le même type on le retrouve chez l’homme, notamment chez le Saint-Jean Baptiste du Louvre. C’est la même délicatesse des traits, le même sourire énigmatique. C’était donc, pour Léonard, un type asexué, mais très significatif, tout de même, comme expression d’un idéal, et il aurait fallu s’attacher à étudier sa formation, tandis que chez Freud, on trouve, à la place, une série de rapprochements, basés sur des suggestions antérieures de la psycho-analyse, subjectives et très peu fondées.
Il commence par s’étendre, d’une manière très intéressante, sur les passions intellectuelles de Léonard qui font la contre-partie de sa froideur à l’égard des femmes, et reconnaît fort judicieusement, dans sa passion pour la science, un dérivatif de la curiosité sexuelle. Mais de là il passe tout d’un coup, par simple association d’idées, à un souvenir de Léonard noté dans le Codex atlanticus, et trouve ici, par l’adjonction de la symbolique sexuelle, l’impulsion à des sauts mentaux d’un caractère encore plus hasardeux.
Le souvenir en question se rattache, chez Léonard, au problème de l’aviation, notamment au vol du vautour. « On croirait, dit-il, que j’étais prédestiné à m’occuper du vol du vautour, car il me revient dans la mémoire, de ma plus tendre enfance, qu’une fois lorsque j’étais couché dans le berceau, un vautour est descendu, en planant, sur moi, m’a ouvert la bouche avec sa queue et a balayé avec celle-ci plusieurs fois, entre mes lèvres. (Cod. atl., p. 65).
Pour Freud ce n’est pas un souvenir, c’est un produit de l’imagination, mais celui-ci doit aussi avoir sa raison d’être. Cherchant tout de suite, comme il le fait pour les rêves, les mots à double [p. 163] sens qui peuvent être des symboles, il s’arrête d’abord à celui de la queue. La queue dans la bouchee de l’enfant, quel indice pour quelqu’un qui devait être plus tard accusé d’homosexualité ! Mais ce n’est pas assez. La situation rappelle aussi celle d’un enfant qui tète et ceci amène Freud à reconnaître que le vautour n’est pas un oiseau quelconque, mais l’oiseau maternel par excellence, symbole de la mère. Il rappelle que, chez les Égyptiens, la déesse Mut était représentée avec une tête de vautour, que les anciens considéraient les vautours comme étant du sexe féminin, leur attribuant la faculté de se reproduire par parthénogenèse et que les Pères de l’Église se sont emparés de celle fable en vue d’expliquer la grossesse de la Vierge. Enfin, il découvre encore que la déesse Mut, comme aussi d’autres divinités égyptiennes, était représentée, malgré son sexe, avec un ornement phallique. Arrêtons-nous là… On sait du grand travail de Freud sur les rêves qu’il attribue à ceux-ci, comme aussi aux névroses, une détermination souvent très complexe, tenant, par exemple, à la fois de la réviviscence d’un désir et du renforcement par une image évoquée au hasard des associations mentales. Par conséquent il n’y avait rien d’étonnant, pour lui, à ce que la rêverie de Léonard fût déterminée à la fois par des impulsions réelles et des souvenirs de lectures, mais il faut reconnaître qu’il devient alors bien difficile de se prononcer sur son vrai sens et nous nous refusons de le suivre lorsqu’il en conclut que dans celle image se manifeste rattachement sensuel du petit Léonard à sa mère. Ne convient-il pas lui-même que des preuves plus directes font absolument défaut ? Léonard était un enfant naturel de Ser Piero da Vinci, notaire dc la petite ville de ce nom, et d’une simple paysanne nommée Catarina. On sait qu’il est resté chez sa mère jusqu’à l’âge de cinq ans, époque où son père qui dans l’intervalle s’était marié avec une Donna Albiera, s’étant convaincu qu’il n’aurait pas d’enfants de celle-ci, le recueillit dans la maison, mais ni sur ce qu’il ressentit à ce changement, ni sur la personne même de sa mère, ni sur leurs relations ultérieures nous n’avons pas le moindre témoignage. Et cependant les notes de Léonard en disent beaucoup sur sa vie ! Freud n’a pu y trouver qu’une note de dépenses pour l’enterrement d’une certaine Catarina et de la minutie avec laquelle elle a été rédigée, conclut que c’est un acte déterminé par un complexus affectif et que celle Catarina [p. 164] n’est pas une servante, mais la propre mère de Léonard. Conclusion on ne peut plus hasardeuse et qui, en tout cas, ne peut pas servir de preuve à l’appui d’une autre hypothèse ! C’est pourquoi nous trouvons bien étonnante la conviction de Freud que Léonard a été, comme certains autres hommes, notoirement invertis ceux-là, trop aimé et trop caressé par sa mère et qu’il a gardé de celle-ci un souvenir qui plus tard s’est incorporé dans ses tableaux.
Nous touchons là à un des problèmes les plus passionnants et les plus profonds de la psychologie. Sur le développement de l’homosexualité, les observations sont déjà assez nombreuses et l’importance qui y revient à un trop grand attachement de l’enfant à sa mère a été assez mise en lumière, Mais est-ce là une cause générale ou un cas particulier ? À côté des cas où le garçon, trop longtemps élevé comme une, fille, n’arrive pas à fixer sa « libido » sur une personne du sexe opposé, n’y a-t-il pas d’autres où cette fixation est empêchée par d’autres facteurs, par exemple par un contact maladroit avec les individus de l’autre sexe ? Cela nous paraît fort probable et, en tout cas, en ce qui concerne Léonard, l’affirmation de Freud n’a que la valeur d’un jugement par analogie, car les données objectives sont ici tout à fait insuffisantes. Rien ne nous permet d’affirmer que ce soit là le facteur déterminant de sa vie sexuelle, et la formation du complexus érotique chez le grand Florentin reste, comme auparavant, voilée d’un profond mystère.
Passons maintenant au poète allemand qui est plus rapproché de nous et sur lequel nous avons des renseignements bien plus précis (3). Niebsch de Strehlenau, célèbre en Allemagne sous le pseudonyme de Nicolas Lenau, a attiré sur lui l’attention de la psycho-analyse principalement par la reconnaissance des liens sentimentaux qui l’attachaient à sa mère. Adoré par elle et gâté à l’excès, il a souvent, lui-même, reconnu son influence et s’il n’est pas allé jusqu’à reconnaître que sa mère déterminait le choix dans ses amours, il y a chez lui un trait tout à fait frappant, notamment qu’il a toujours aimé des femmes qui avaient pour lui le même genre d’adoration. Voilà où l’influence de la mère est tout à fait manifeste ! Mais s’étendait elle jusqu’à déterminer la naissance du sentiment amoureux, c’est-à-dire, la nature même du complexus érotique qui guide ici le [p. 165] choix ? Rien ne le prouve et tout fait penser, au contraire, que non. Le fait est qu’il a eu des attachements très divers, quelques-uns même homosexuels. Pour les adeptes de Freud il y a là une raison de plus de croire à l’influence de la mère, mais si on examine les faits sans idée préconçue, on arrive à de tout autres conclusions. A l’âge de dix ans il eut un sentiment très vif pour un camarade, Nicolas Klausal, un peu plus tard, pour un prêtre libre penseur Rudy qui aimait à lui parler de choses religieuses et lui apprit à jouer du violon, ensuite pour Kövesdy, le fiancé de sa sœur, et lorsqu’on voit jusqu’où il devait aller plus lard dans son amitié pour le poète Karl Mayer ou pour le comte Alexandre de Wurternberg, on reconnaît qu’il y avait là les germes sinon d’une attraction homosexuelle, du moins d’un sentiment nettement amoureux. Il est vrai qu’on était en plein romantisme et que les gestes exaltés étaient à la mode, mais lorsqu’on apprend qu’en 1844 à une visite chez le comte de Wurtemberg qui était souffrant, on les a vus assis sur un canapé « la main dans la main, les yeux dans les yeux, se causant à voix basse comme deux camarades de jeux (4) », on est bien édifié sur le caractère sentimental de cet attachement. Du reste, ce sont des impulsions qui reparurent nettement dans sa dernière maladie avec l’affaiblissement des facultés psychiques, car on le vit alors manifester une tendresse bien significative pour le Dr Schiller, pour un surveillant Léo et même pour un nommé Schill, valet de ferme d’un de ses voisins. « Où est le joli garçon d’hier, Léo , réclamait-il, d’une voix plaintive, comme un enfant. Léo, je ferai pour toi une poésie, quand je serai de nouveau guéri… » Rien ne nous autorise à dire qu’il y eût chez lui de l’inversion et, à côté de cela, il a eu des passions bien plus vives et prolongées pour des femmes — pour une nommée Berthe, de mœurs légères, qui le trompa et fut la grande déception de sa vie, pour la fameuse Sophie Löwenthal, son grand amour, pour la célèbre cantatrice Caroline Unger, enfin pour Marie Behrends que la maladie seule l’empêche d’épouser — mais cela prouve qu’il avait une sensibilité polymorphe et que l’influence de sa mère n’est pas allée jusqu’à déterminer, chez lui, la formation du complexus érotique. Pour nous cette influence n’a déterminé que le concomitant émotionnel de ce complexus — le sentiment d’orgueil, de domination, qui est [p. 166] devenu inséparable de l’excitation érotique… C’est pourquoi nous refusons catégoriquement de croire l’auteur, lorsqu’il affirme que dans Sophie Löwenthal, comme aussi dans les autres héroïnes de ses romans, Lenau n’a pas cessé d’aimer sa mère. Le cas de Lenau induit même à tirer des conclusions directement opposées. Entre Sophie Löwenthal, l’amoureuse bourgeoise, la femme de son ami Max, qui l’a adoré pendant des années sans aller — à proprement parler — jusqu’à l’adultère, et Caroline Unger qui a été pour lui le coup de foudre, « l’orage de passion » déchainé en un soir et dissipé en quelques mois, il y a très peu de commun. Encore moins entre ces deux-là et la troisième, Marie Behrends, la jeune fille silencieuse et un peu triste — déjà près de devenir vieille fille — voisine de hasard d’une table d’hôte, qu’il décida d’épouser avant même de lui avoir adressé la parole. Ces trois femmes sont si différentes qu’on concluerait plutôt à l’absence d’un idéal féminin chez Lenau.
Ce qui reste, toujours est-il, bien significatif, c’est que toutes les trois l’ont regardé avec admiration et ont été dominées par lui. Même Marie Unger qui tout d’abord, le soir où il a été tellement frappé par son chant, semble avoir été vis-à-vis de lui dans une situation directement opposée. Il le précise d’une manière bien intéressante en disant que « tout d’abord il se sentit une violente colère contre cette femme si splendidement victorieuse, et se cacha dans l’embrasure d’une fenêtre ; mais qu’elle vint à lui, « lui montra qu’elle était elle-même toute tremblante » et qu’alors, « se sentant plus fort qu’elle » il se laissa aller à goûter son charme.
Plus on avance sur ce terrain, plus on se rend compte de la complexité des phénomènes passionnels. Il faut convenir maintenant que si, chez certains individus le complexus érotique comprend des traits individuels allant jusqu’à la formation d’un type particulier, chez Lenau il n’en contient pas du tout et n’existe qu’à l’état d’une disposition émotionnelle. N’est-ce pas le propre d’une nature chez qui les facteurs émotionnels dominent sur les facteurs représentatifs ? On conçoit, par exemple, facilement que n’importe quel type physique pût éveiller chez lui l’érotisme extra-génital à condition d’éveiller en même temps le sentiment d’orgueil ou de domination. Le complexus érotique se réduirait ici à un simple réflexe émotionnel ! [p. 167]
Nous admettons volontiers, avec l’auteur, que la mère, comme aussi la nourrice ou n’importe quelle autre femme tendrement attachée à l’enfant, prépare celui-ci à la vie passionnelle par ses caresses, mais de ce que nous venons de voir il ressort clairement qu’elle agit — passez-moi le mot — comme excitant direct et non pas comme un excitant psychique. Le sentiment amoureux — dans le sens propre du mot — résulte ensuite de la fixation de ce réflexe sur un autre individu qui n’est nullement censé de ressembler au premier. Il importe seulement qu’il y ait là une association. Si on se place à ce point de vue, on reconnaîtra qu’il peut y avoir des types très divers d’association, y compris celui que nous avons vu chez Lenau — notamment d’une association médiate, par l’intermédiaire du sentiment d’orgueil ou de domination — mais que rien ne nous autorise à conclure à la formation d’un complexus érotique sur l’image même de la mère.
Voilà comment s’explique du point de vue de la psychologie objective la vie amoureuse de N. Lenau. Les conclusions qui en découlent pour nous sont très précieuses, car, somme toute, il n’est pas rare de voir quelqu’un s’éprendre de personnes bien différentes, et le cas de Lenau nous ouvre, de ce côté-là, des horizons très intéressants. Il prouve que le complexus en question, loin d’être quelque chose de tout à fait précis et de bien déterminé pour chacun, peut se réduire au minimum et se transformer complètement au gré des rencontres ultérieures dans la vie.
Le troisième cas — de Giovanni Segantini (5) — est moins intéressant, car le fier et noble artiste dont la vie s’est passée dans les solitudes alpestres, n’a eu qu’un amour — pour sa femme — mais le complexus maternel joue un grand rôle dans son œuvre et, comme les freudistes se sont empressés d’interpréter ce fait dans leur sens, force nous est de nous y arrêter un peu pour remettre la chose au point.
Segantini a eu une enfance très malheureuse. Il a perdu sa mère à l’âge de cinq ans et peu après aussi son père qui émigra en Amérique, abandonnant le petit Giovanni à Milan chez une de ses filles du premier lit. Né à Arco dans le Tyrol et gardant de ses premières années un violent amour de la nature, le petit s’ennuyait [p. 168] dans la grande ville, s’enfuit de là, fut rattrapé, passa chez son oncle dans le Val Sugana, puis chez une autre tante, s’enfuit encore deux fois et finit par être placé dans une maison de correction. Là aussi il se montra indocile, se révolta au moment de la première communion, s’enfuit également, mais fut de nouveau ramené et resta enfermé jusqu’à l’âge de quinze ans où on le plaça, sur son désir, comme apprenti chez un peintre. De ces perpétuelles révoltes contre l’autorité étrangère on devine déjà qu’il a beaucoup souffert du manque de l’affection maternelle. Quoi d’étonnant alors à ce que arrivé après mille difficultés à gagner son pain par la peinture, il s’est surtout complu à prendre, comme sujets, la maternité et la famille ?
Son œuvre est, du reste, d’une clarté absolue à cet égard. Dans ses tableaux de genre il s’est borné à glorifier la maternité heureuse — dans la note idyllique des Deux mères — et dans la série des tableaux symboliques il a pris la contre-partie de ce thème, en représentant le supplice des « Mères méchantes », condamnées à flotter éternellement au-dessus d’une plaine de neige. C’est l’expression directe des nostalgies, comme aussi des rancunes de son enfance et il faut avoir vraiment l’esprit mal tourné pour y voir une conversion de l’érotisme, primitivement fixé à la mère. L’auteur s’appuie ici sur le fait que malgré la violence de son tempérament Segantini était d’une chasteté absolue aussi bien en actes qu’en paroles. A vingt-trois ans, il s’éprit de la sœur de son ami Carlo Bugatti, l’épousa et lui resta toujours fidèle. Une retenue aussi marquée chez un artiste, par ailleurs tout à fait indomptable et sans croyances religieuses, indique bien une inhibition cérébrale ou une déviation de l’instinct et Abraham se met tout de suite à broder là-dessus, ramenant tout à la prépondérance du complexus maternel. Cette interprétation est tout à fait arbitraire, car rien ne prouve que le complexus en question ait eu, chez l’enfant, un caractère érotique. Abraham cherche à le déduire du fait général que la maternité est traitée dans ses tableaux avec un sentiment très profond, et de quelques traits particuliers de sa vie, notamment de l’amour sensuel qu’il avait pour les fleurs et du fait qu’un de ses tableaux intitulé « Le fruit de l’amour » et représentant une jeune mère avec l’enfant sur les bras, lui a été inspiré par la rencontre d’une fleur extraordinairement belle au cours d’une ascension. [p. 169] De cette manière, on peut prouver tout ce qu’on veut, on n’arrive, en fin de compte, à rien de bien sûr, mais le fait même que son érotisme a été absorbé par la création artistique reste bien significatif et prend, du point de vue de la psychologie objective, un sens tout à fait précis. Il y a là une analogie frappante avec le cas de Léonard et une preuve que le complexus érotique peut être considérablement appauvri par la conversion de son énergie dans une autre activité. Nous avons déjà dit dans l’étude précédente que cela a été reconnu à propos du développement actuel des sports (6). En rapprochant le cas de Segantini de celui de Léonard, on peut conclure qu’il en a toujours été de même et que l’énergie érotique peut se convertir aussi bien en soif de connaître ou en fureur de créer. Voilà quelque chose qui limite de nouveau la notion du complexus érotique, mais la rapproche en même temps de la réalité, permettant d’entrevoir des variations individuelles tout à fait en rapport avec l’expérience pratique de la vie.
Enfin, voilà Wagner, la quatrième des grandes figures qui ont attiré sur elles l’attention de la psycho-analyse (7). Ce qui a tout d’abord éveillé l’intérêt de l’auteur, c’est la concordance de certaines œuvres de Wagner avec ses propres états d’âme. Il part du Vaisseau-fantôme où on reconnaît sans difficulté les impressions de son voyage en bateau de Riga à Londres avec l’arrêt forcé, au sortir d’une tempête, sur les côtes de Norvège. Wagner s’était embarqué, fuyant les créanciers et les misères de sa vie de chef d’orchestre à Riga, mais son opéra Rienzi, sur lequel il comptait le plus, ne fut pas reçu à Paris, et il resta là près de deux ans en proie aux désespoirs qui ont trouvé leur expression dans le sombre héros du Vaisseau-fantôme. L’auteur indique, d’une manière bien intéressante, les sources de celui-ci et les modifications apportées par Wagner : la légende telle qu’elle se trouve reproduite chez Henri Heine, la transposition du drame d’Écosse en Norvège et le changement des noms écossais de la première ébauche : Anna, Donald et George en noms norvégiens : Senta , Daland et Erick. Mais ce qui le frappe le plus, c’est l’introduction d’un nouveau personnage, qui n’existait pas chez Heine : d’Erick, le fiancé de Senta. Il se [p. 170] demande si Wagner l’a introduit pour créer un contraste avec le sombre inconnu qui ravit le cœur de Senta ou bien par imitation d’un autre modèle romantique, mais tout cela lui paraît insuffisant et il finit par conclure que c’était un besoin de sa propre nature de placer une femme entre deux hommes. Le fait est que cette situation se retrouve chez lui plusieurs fois: dans Tannhäuser, dans La Walkyrie et dans Tristan. De même que l’inconnu ravit Senta à la tendresse d’Erick, Tannhäuser ravit Elisabeth au chaste amour de Wolfram, Sigmund ravit Sieglinde à l’affection de Hunding et Tristan, Isolde à celle du roi Marke. D’après Graf c’est aussi typique pour Wagner qu’il est typique pour Grillparzer de placer un homme entre deux femmes ! C’est un motif qu’on retrouve encore dans le Crépuscule des Dieux où Siegfried défait les liens entre Brünnhilde et Günther et même dans les Maîtres chanteurs où Hans Sachs renonce à Eva devant l’apparition de Walter.
Voilà un rapprochement qui nous parait tout à fait suggestif ! En effet, c’est toujours la même action : un être prédestiné qui s’empare de la femme avec une force irrésistible. Wagner reconnait lui-même que le Siegfried du Crépuscule est un double de Tristan, et Hans Sachs répond mélancoliquement à Eva : « Je connais l’histoire de Tristan et Iseult et ne veux pas pour moi du bonheur de Marke. » C’est l’amour qui brise les liens. On pense finalement à Wagner lui-même qui s’est trouvé deux fois dans cette situation : dans la famille Wesendonck et dans la famille Bülow. Max Graf a peut-être raison de dire que Mathilde Wesendonck a été son Isolde et Cosima de Bülow, sa Brünnhilde, mais au lieu de s’attacher à ces indications et de chercher à reconstituer avec elles son complexus érotique, il se tourne, à la manière de Freud, vers l’enfance du maître et cherche là des analogies dont la portée explicative est plus que douteuse.
Des analogies on en trouve toujours, mais elles peuvent être simplement extérieures. Il est vrai que la mère de Wagner s’est trouvée également placée entre deux hommes, entre l’archiviste Frédéric Wagner, son mari, et le comédien Ludwig Geyer qui l’a épousée après la mort du premier, mais Richard qui est né 6 mois seulement avant la mort de son père, ne peut avoir gardé aucun souvenir de cette situation. Du reste, s’il était dominé par le [p. 171] complexus maternel, comme le comprennent les freudistes, cela ne pouvait être qu’avec un sentiment de jalousie à l’égard de l’un ou de l’autre, tandis qu’il a témoigné une vive sympathie à L. Geyer et s’est même plu à croire qu’il était son vrai père.
Il est vraiment curieux de voir la légèreté des freudiens à jongler avec les faits ! Cette fameuse jalousie qu’en font-ils dans ce cas-là ? Nous admettons volontiers avec l’auteur que le dernier-né des sept enfants, resté orphelin à six mois, ait été particulièrement choyé par sa mère, mais si les caresses de celle-ci ont éveillé sa sexualité dans le sens de Freud, comment n’a-t-il pas été jaloux du rival qui venait occuper la place de son père ? On ne nous fera tout de même pas croire que, par exception, il en a gardé un souvenir agréable et que celui-ci a déterminé chez lui le type des réactions passionnelles !
La psycho-analyse s’engage là de nouveau dans une fausse voie, mais si on s’en tient aux faits, on y trouve des indications tout à fait précieuses. N’a-t-il pas été reconnu que chez certains individus il existe un type tout à fait précis de la réaction passionnelle, caractérisé par la soumission à la femme, par la domination sur elle, par la recherche de son admiration, etc. ? Nous avons vu chez Lenau que cela peut faire partie et même une partie essentielle du complexus érotique. Freud lui-même a reconnu que chez certains individus la réaction passionnelle comprend toujours « le relèvement d’une femme déchue » (« Dirnenrettertypus ») (8). Il faut qu’une femme soit déchue pour qu’ils arrivent à s’intéresser à elle. Eh bien, n’y a-t-il pas dans les faits précités les indices d’un autre type de cette catégorie, d’une réaction passionnelle caractérisée par le rapt, par la rupture des liens sociaux ou moraux ?
Nous sommes tentés de le croire.
En résumé, malgré l’interprétation subjective des faits, les recherches que nous venons d’examiner sont très instructives. Elles élargissent considérablement notre conception du cornplexus érotique. On voit que celui-ci ne comprend pas nécessairement une image individuelle, ni même un groupement de traits individuels. Tout fait penser au contraire que ceux-ci peuvent faire complètement [p. 172] défaut et que n’importe quel individu peut provoquer la réaction passionnelle, à condition de déterminer la reproduction des réflexes qui constituent la préparation passionnelle de l’individu. C’est-à-dire, cela dépend des cas. Nous avons tout lieu de penser que chez certains individus l’érotisme extra-génital est fixé à un ensemble de traits individuels, tandis que chez d’autres — qui sont moins visuels qu’émotifs — il peut être fixé à une image moins individuelle, mais associée à une réaction émotionnelle. La réduction des phénomènes psychiques à un enchaînement de réflexes cérébraux fait que tout cela devient parfaitement explicable. On sait qu’un réflexe peut s’associer avec n’importe quelle impression, même la plus éloignée du point de vue de l’origine sensorielle. C’est ainsi que l’excitation sexuelle s’attache quelquefois à une impression douloureuse, à une odeur spécifique ou une couleur particulière. Les cas que nous venons d’examiner prouvent qu’il peut s’attacher aussi bien à des impressions visuelles d’une certaine valeur esthétique, c’est-à-dire à un certain type d’homme ou de femme, qu’à l’image de n’importe quel individu pourvu qu’elle éveille le complexus de l’orgueil, de la pitié, etc. Dans un cas comme dans l’autre il y a une association de réflexes, mais combien différents les uns des autres !
Nous voilà arrivés à une conclusion bien éloignée de celle des freudiens et même de nos propres prémisses, la notion du complexus érotique s’étendant peu à peu jusqu’à embrasser une simple disposition émotionnelle. Ce qui nous sépare surtout des premiers, c’est qu’avec la réduction des phénomènes mentaux aux réflexes cérébraux on reconnait une différence fondamentale entre le sentiment amoureux de l’adulte et l’érotisme infantile. On reconnait notamment que celui-ci est un réflexe simple, organique, tandis que l’autre est un réflexe associé, produit par l’association du processus réactif avec un complexus psychique qui, par lui-même, n’a pas la valeur d’un excitant érotogène. Comme on sait que cette association ne s’établit qu’avec le temps, avec le développement fonctionnel des centres cérébraux, il est impossible de l’attribuer à un enfant en bas âge et de reconnaître à l’image de sa mère la valeur d’un excitant psychique, surtout en ce qui concerne l’érotisme extra-génital.
Les cas précités parlent toul à fait dans notre sens, prouvant [p. 173] que le sentiment amoureux relève d’associations très étendues, datant de l’époque où se forme le caractère et la personnalité morale de l’individu. Nous protestons, par suite, énergiquement contre tout essai de le ramener à l’érotisme infantile. Nous ferons même plus. Nous citerons maintenant un cas où l’attachement sexuel à la mère est avoué par l’individu, comme il ne l’a été ni par Léonard, ni par Lenau, ni par Wagner, et le sentiment amoureux s’est développé malgré cela d’une manière tout à fait indépendante du premier. C’est le cas de Stendhal.
Les freudiens ne l’ignorent nullement. Au contraire ils ont déjà essayé de s’en emparer et, se basant sur certains aveux du grand romancier, ont cru y trouver des arguments à l’appui de leur doctrine. Mais si on y regarde de plus près, surtout si on ne s’en tient pas à quelques phrases isolées, on arrive à de tout autres conclusions.
Il est vrai que dans sa si intéressante auto-biographie qui a vu le jour en 1890 (9), Henri Beyle convient avoir eu un attachement sensuel à sa mère et une haine pour son père, comme ne pourrait le demander mieux un adepte de Freud. « Ma mère, dit-il, était une femme charmante et j’étais amoureux de ma mère… Je voulais couvrir ma mère de baisers et qu’il n’y ait pas de vêtements. Elle m’aimait à la fureur et m’embrassait souvent, je lui rendais ces baisers avec un tel feu qu’elle était comme obligée de s’en aller. J’abhorrais mon père quand il venait interrompre mes baisers, je voulais toujours les lui donner à la gorge… » Et plus loin : « J’étais aussi criminel que possible, j’aimais ses charmantes faveurs. Un soir, comme par quelque hasard on m’avait mis coucher dans sa chambre par terre sur un matelas, cette femme vive et légère comme une biche sauta par-dessus mon matelas pour atteindre plus vite à son lit (10)… « Que peut-il y avoir de plus suggestif que cet aveu avec ses réticences ? Il faut ajouter que cette œuvre est un véritable essai de psycho-analyse, car non seulement elle a été écrite avec une franchise absolue — comme le prouvent certaines révélations et le style même de l’auteur — celui-ci s’y est encore imposé des efforts de mémoire qui rappellent tout à fait la [p. 174] technique de Freud. Il dit plusieurs fois que sous l’effort de la concentration mentale, les souvenirs surgissent, il ne sait d’où, « comme des morceaux de fresque sur une vieille muraille » et quelquefois, comme celles-ci, s’effritent et tombent en poussière. Telle est, par exemple, la scène où sa mère a enjambé son lit… C’est là tout à fait ce qu’on obtient par psycho-analyse. Cela fait donc que si on s’en tient à ces quelques phrases, on peut les prendre comme des arguments à l’appui de Freud, du plus puissant effet. Mais, à côté de cela, il y en a d’autres, une surtout qui malgré l’ambigüité de certains termes, amène à des conclusions directement opposées. Après avoir écrit qu’il était amoureux de sa mère, Stendhal dit : « Je me hâte d’ajouter que je la perdis quand j’avais sept ans » et ensuite : « En l’aimant à six ans peut-être (1789), j’avais absolument le même caractère qu’en 1828 en aimant à la fureur Alberte de Rubempré. Ma manière d’aller à la chasse du bonheur n’avait au fond nullement changé, il n’y avait que cette exception : j’étais pour ce qui constitue la physique de l’amour, comme César serait s’il venait au monde, pour usage du canon et des petites armes (12). » Au premier abord on croit voir une confirmation de ce qui précède. Le même amour que 40 ans plus tard ? Il avait donc aimé sa mère d’une manière « aussi complète » et l’a retrouvée plus tard dans sa maîtresse ? Mais la phrase qui suit change déjà beaucoup, le sens de cet aveu. Il était comme César le serait pour l’usage du canon ! Voilà un point où il va même plus loin qu’on ne pourrait s’y attendre dans la négation. Car, au fond, de ce qu’il dit avoir été « aussi criminel que possible » on aurait pu conclure que l’enfant précoce ait eu des érections. Il faut penser maintenant que tout se bornait à un émoi sensuel violent, mais diffus. Et qui, demanderons-nous ensuite, était cette Alberte de Rubempré qu’il a aimée d’une manière analogue ? Voilà une question qui dissipera les derniers doutes. Une femme du monde qu’il a aimée vivement, il est vrai, mais d’une manière assez désabusée ; pour la garder comme amie après avoir été trompé par elle avec deux de ses amis à lui — Mérimée et le baron de Mareste — et qu’il appelle, dans la liste de ses maîtresses, « catin non sublime, à la Du Barry (13) ».
Que pouvait-il y avoir de commun entre elle et sa mère dont il a gardé un souvenir idéalisé et qui, du reste, devait être une femme peu commune à en juger par cette note dans le même ouvrage qu’elle lisait souvent dans l’original la Divine Comédie de Dante ? Il ne pouvait y avoir là de commun que la réaction émotionnelle, réflexe chez l’enfant, associée chez l’adulte à une image tout autre que celle de sa mère. Ce qui nous confirme encore dans cette conviction, ce sont les autres femmes qu’il a aimées et dont il a dressé la liste. Elles sont si nombreuses et si diverses qu’il ne peut même être question chez lui d’un type général. Voici celles qui se trouvent dans celle liste : Virginie Kably, la petite actrice d’opéra-comique dont il a été platoniquement amoureux à Grenoble, Angela Pietragrua, la belle Milanaise, la « catin sublime à l’italienne », Adèle Rebuffel, la fille d’un cousin à lui, établi négociant rue Saint-Denis, petite bourgeoise dont il s’est vite détaché en la classant parmi « les femmes froides avec avidité de jouissances et de vanité », Mélanie Guibert, autre actrice, aimante et désintéressée, avec qui il a passé, presque sans argent, toute une année à Marseille, Mina de Grisheim, blonde Gretchen, fille d’un général sans fortune dont il fit la connaissance pendant son séjour à Brunswick, Alexandrine Petit, la plus éclatante de ses maitresses, comme fortune et comme situation, femme de son protecteur à Paris, le comte Pierre Daru, Angelina Bereylter de l’Opéra-Bouffe, maitresse entretenue pendant deux ans, au temps de sa splendeur à Paris, mais qu’il affirme « n’avoir jamais aimée », Métilde Dembowsky, femme d’un des plus vaillants officiers de Napoléon qui lui a inspiré « des sentiments nobles, à l’espagnole », Clémentine comtesse Curial qui l’a séduit par son esprit, celle qu’il appelle dans la liste Mme Azur, ayant oublié son petit nom et qui cependant était la fameuse Alberte de Rubempré, « catin non sublime », enfin Giulia, Mme Jules Gaultier, femme d’un percepteur des finances à Saint-Denis « qui l’a emporté par la force du caractère, tandis qu’au premier moment elle semblait la plus faible ». Cette liste n’est pas complète, mais elle est assez riche pour illustrer notre thèse. Que de variétés, ici, que de contrastes ! Qu’on se rappelle maintenant les circonstances où elle a été dressée : C’était en 1835, lorsque Beyle, voyant approcher la cinquantaine, décida d’écrire l’histoire de sa vie. Il rapporte là-dessus des [p. 176] détails fort curieux : comment la première idée lui est venue un jour, pendant qu’il contemplait Rome du fanicule devant San Pietro in Montorio, comment il y a rêvé ensuite en se promenant par le chemin escarpé qui serpente au-dessus du lac d’Albano, comment il s’est assis là et s’est mis à tracer dans la poussière, une après l’autre, les initiales des femmes qui forment cette liste. Puis il se demande ce qu’elles ont été pour lui, comment il les a aimées, etc., et ne trouve, pour synthétiser ses impressions, que les termes les plus vagues. Cependant ce n’est pas le désir qui lui manquait, car il l’exprime très clairement. « Pour les considérer le plus philosophiquement possible, dit-il, et tâcher ainsi de les dépouiller de l’auréole qui me fait aller les yeux (sic), qui m’éblouit et m’ôte la faculté de les voir distinctement, j’ordonnerai ces dames (langage mathématique) selon leurs diverses qualités (14). » Et que trouve t-il à dire ? Que deux étaient comtesses et une, baronne, qu’Alexandrine Petit était la plus riche et Mina de Grisheim, la plus pauvre, qu’Angela était catin à l’italienne et Alberte à la Du Barry, que Clémentine l’emportait par l’esprit, Métilde, par la noblesse des sentiments, et Giulia, par le caractère. Pour un homme qui avait l’esprit de synthèse au point d’écrire un traité de l’amour et qui écrivait dans les conditions précitées, c’est tout à fait caractéristique. Cela prouve qu’il n’y avait entre elles presque rien de commun. Voilà quelque chose qui confirme encore notre conviction que l’image de sa mère n’était pour rien dans la vie sentimentale de Stendhal. Nous allons maintenant plus loin. Pour nous, il n’a même jamais eu de type préféré et ce qu’il a surtout aimé, c’est l’amour lui-même, c’est-à-dire l’état émotionnel que lui procuraient les femmes les plus diverses.
Nous avons donc là un cas analogue à celui de Lenau et qui se comprend d’autant mieux qu’il est de la même époque. De nos jours une telle exaltation du sentiment ne se rencontre presque jamais, mais de son temps elle était assez naturelle. Rappelons encore une fois la remarque si judicieuse de J. Sadger que nous avons citée dans l’étude précédente, notamment qu’à notre époque l’érotisme extra-génital se dépense beaucoup dans les sports et que s’il a généralement monté avec le culte de la vie physique, il trouve [p. 177] aussi de nombreux dérivatifs (15). Ce qu’il dit là des sports s’applique aussi aux voyages, à l’activité privée, aux affaires ! Du temps de Stendhal et de Lenau la vie était enfermée dans un cadre beaucoup plus étroit. Il y avait pour les hommes une activité plus passionnante encore qu’elle n’est aujourd’hui, dans le métier des armes, mais elle ne l’était pas au même degré pour tout le monde et Stendhal lui-même, comme on sait, n’était pas avide de gloire militaire. Une société nouvelle était née avec des énergies nouvelles qui ne trouvaient pas à s’employer dans la vie matérielle et c’est à cela qu’il faut attribuer l’exaltation des sentiments et des pensées qui est connue dans la littérature sous le nom de romantisme. Dans ces conditions le sentiment amoureux jouait aussi un rôle qu’il ne joue plus ou rarement dans la vie moderne. Stendhal l’a dit lui-même que pour lui « l’amour a toujours été la plus grande des affaires ou plutôt la seule » (16) et si on se place à ce point de vue on comprend cette chose qui aujourd’hui paraît peu compréhensible, que chez lui l’érotisme extra-génital était plus fort que la sensualité et qu’il y tenait plus qu’il ne tenait à l’objet même de ce sentiment. Ce sont là des conditions très particulières, mais qui permettent bien de concevoir l’existence d’un complexus érotique très puissant sans fixation à un type déterminé. En ce qui concerne Stendhal on trouve encore quelques détails qui précisent ce fait : Pour lui, comme on le voit dans le fameux traité, l’amour commence toujours avec l’admiration (17). Il ne conçoit même pas le sentiment qui nait peu à peu de la sympathie ou même d’une simple habitude et qui, cependant, n’est pas rare. Ceci concorde tout il fait avec notre hypothèse, notamment qu’il tenait avant tout à l’émotion, qui se précise maintenant comme étant de nature admirative. Qu’on se rappelle d’autre part ce qu’il dit des qualités de ses maitresses : qu’il admirait Clémentine pour son esprit, Métilde, pour la noblesse de ses sentiments et Giulia, pour son caractère. On voit qu’il y avait plusieurs manières de l’émouvoir et on comprend encore mieux qu’il ne tenait pas à un type particulier. Maintenant voici encore un détail. Dans la Vie de Henri Brulard il dit que la lecture de l’Arioste a [p. 178] eu sur lui une influence énorme. « L’Arioste, dit-il, forma mon caractère, je devins amoureux fou de Bradamante que je me figurais une grosse fille de vingt-quatre ans avec des appas de la plus éclatante blancheur » (p. 90). Et de même qu’il avait besoin d’admirer une femme pour l’aimer, il voulait, lui aussi, être admiré par elle. « Mon idée fixe, dit-il, en arrivant à Paris, l’idée à laquelle je revenais quatre ou cinq fois le jour, en sortant, à la tombée de la nuit, à ce moment de rêverie, était qu’une jolie femme, une femme de Paris, bien autrement belle que Mlle Kably ou ma pauvre Victorine, tomberait dans quelque grand danger duquel je la sauverais. Je l’aimerais avec tant de transports que je devais la trouver (?) (18) Cette folie jamais avouée à personne a peut-être duré six ans. Je ne fus un peu guéri que par la sécheresse des dames de la cour de Brunswick, au milieu desquelles je débutai en novembre 1806 » (p. 234).
Voilà comment se formait chez lui le complexus érotique ! Non pas par la fixation à des traits individuels, mais par l’exaltation de ses facteurs émotionnels. Peut-être, en fin de compte, remonterons-nous ainsi jusqu’à sa mère, mais, seulement, parce qu’elle l’a éveillé à la vie émotionnelle et a été, comme dans le cas de Lenau, l’excitant direct de la réaction, et non pas parce que son image serait restée associée à celle-ci ! Nous avons tout lieu de penser que la « libido » de Stendhal ne s’est pas fixée non plus à une image bien précise.
Ce qui est enfin très significatif pour Stendhal, c’est que les héros de ses romans se trouvent dans le même cas. Si Wagner place toujours, comme on l’a vu plus haut, l’héroïne entre deux hommes, chez Stendhal le héros est toujours entre deux ou plusieurs femmes, très différentes l’une de l’autre et qu’il aime différemment. Qu’on pense à Julien Sorel entre Mme de Rénal et Mathilde de la Môle, à Fabrice del Dongo entre la duchesse Sanseverina et Clelia Conti ! Et ce dernier trouve encore moyen d’aimer, entre les deux, la petite actrice Marietta Valsena ! On ne peut pas imaginer des natures plus différentes que ces femmes-là. Enfin, même parmi ses héroïnes il y a un type très significatif à ce point de vue, Lamiel qui se consume d’amour, sans pouvoir s’attacher à quelqu’un jusqu’à ce qu’elle rencontre un bandit, Valbayre, devant qui elle se sent frappée d’admiration. C’est toujours l’histoire d’une « libido » à [p. 179] l’état flottant. Ce qui distingue le cas de Stendhal de celui de Lenau, c’est que chez celui-ci le complexus érotique comprenait le sentiment d’orgueil et, chez l’autre, le sentiment d’admiration… Voilà une modalité nouvelle qui s’ajoute à celles que nous ayons déjà notées. L’essai que nous venons de faire a donné, à ce point de vue des résultats très intéressants. Il reste toujours à saisir les influences qui s’exercent en ce sens sur l’individu de la première enfance à la puberté, mais la notion même du complexus érotique a déjà beaucoup gagné en précision. Nous sommes déjà loin de nous le représenter comme étant fixé à une image idéale d’homme ou de femme, et la substitution, à celle-ci, de réactions isolées, de nature perceptive ou émotionnelle facilitera, semble-t-il, beaucoup les recherches ultérieures.
- KOSTYLEFF.
NOTES
(1) N. Kostyleff, Contribution à l’étude du sentiment amoureux, Rev. philos., mai 1914.
(2) Eine Kindheitserinnerung des Leonardo da Vinci, Schriflen zur angew, Seelenkllnd~, F. Deuticke, Leipzig u. Wien, 1910.
(3) J. Sadger, Aus dom Liebesleben Nicolaus Lenaus, Schr. s. angew. Seelenkunde, Deuticke, 1909.
(4) Ibid., p. 29.
(5) K. Abraham, Giovanni Segantini, Schr. zur angew. Seelenkunde, 1911.
(6) Revue philosophique, mai 1914, p. 525.
(7) Dr Max Graf, Richard Wagner irn « Fliegenden Hollander », Schr, z , angew. Seelenk., 1911.
(8) S. Freud, Beitrëge z. Psych. des Liebeslebens, Jahrb, f. psychoan, u. psychopath. Forsch, 19l0, II, 392.
(9) Stendhal. Vie de Henri Brulard, publiée par Casimir Striyenski. 2e éd. Èmile-Paul, 1912, 2.
(10) P. 34-35.
(11) Ibid., p. 34.
(12) Ibid., p. 19.
(13) Ibid..
(14) Ibid., p. 19.
(15) J. Sadger, Haut, Schleimhaut und Muskelerotik, JahrB. F. psychoanalyt. u. psychopath. Forsch. vol. III, 2, 1912.
(16) Stendhal, La Vie de Henri Brulard, p. 197.
(17) Stendhal, De l’Amour, ch, II.
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