Sur la dépersonnalisation. Par Ludovic Dugas. 1936.

DUGASSURDEPERSONNALISATION0001Ludovic Dugas. Sur la dépersonnalisation. Article parut dans le « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), XXXIIIIe année, n°3-4, 15 mars – 15 avril 1936, pp. 276-282.

Ludovic Dugas (1857-1942). Agrégé de philosophie, Docteur es lettre, bien connu pour avoir repris de Leibnitz, dans ses Essais sur l’Entendement humain, tome II, chapitre XXI, le concept de psittacus, et en avoir inscrit définitivement le concept de psittacisme dans la psychiatre française par son ouvrage : Le psittacisme et la pensée symbolique. Psychologie du nominalisme. Paris, Félix alcan, 1896. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., 202 p. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ». Il est également à l’origine du concept de dépersonnalisation dont l’article princeps est en ligne sur notre site. Nous avons retenu quelques uns de ses travaux :
— A propos de l’appréciation du temps dans le rêve. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingtième année, XL, juillet décembre 1895, pp. 69-72. [en ligne sur notre site]
— Un cas de dépersonnalisation. Observations et documents. In « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingt-troisième année, tome XLV, janvier-février 1898, pp. 500-507. [en ligne sur notre site]
— Dépersonnalisation et fausse mémoire. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), tome XLVI, juillet-décembre 1898, pp. 423-425. [en ligne sur notre site]
— Observations et documents sur les paramnésies. L’impression de « entièrement nouveau » et celle de « déjà vu ». Article parut dans la « Revue de philosophie de la France et de l’étranger », (Paris), dix-neuvième année, tome XXXVIII, juillet-décembre 1894, pp. 40-46. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé quelques fautes de typographie.
– Par commodité nous avons renvoyé les notes de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 276]

SUR LA DÉPERSONNALISATION

Le phénomène de la dépersonnalisation a été souvent confondu avec d’autres troubles psychiques auxquels il ressemble par certains côtés. C’est ainsi que Ribot a cru le reconnaître dans un phénomène qu’il avait eu l’occasion d’observer sur lui-même et qu’il définit « une forme mitigée et transitoire de la perte du sentiment de la réalité ». Il en note la fréquence et le caractérise ainsi : « On passe au milieu des hommes et des choses sans regarder et sans entendre, sans retour sur soi-même et sur sa vie intérieure ; on lit machinalement les pages d’un livre sans rien en garder, on parcourt de longues salles d’un musée comme un automate ; tout est indifférent, rien n’attire, rien n’intéresse, rien ne reste (1). » Le nom que nous donnerons à cet état, c’est l’absence, entendant par là une distraction forte et prolongée, caractérisée par ce que Victor Egger appelait « l’oubli à mesure ». C’est ce trouble que Ribot a pris pour la dépersonnalisation. Nous croyons qu’il se fait illusion, à la façon de ceux qui s’imaginent avoir une maladie dont ils ont lu la description et qui en découvrent les symptômes dans leurs sensations normales et subnormales. L’absence est bien sans doute une dépersonnalisation, c’est-à-dire une perte du sentiment de la réalité, en ce sens que le moi, cessant d’avoir des sensations, faute d’y prêter attention, cesse de se sentir exister, en cessant de sentir. Mais il est un autre cas où l’on a le sentiment d’être en dehors de la réalité, quoiqu’on n’ait pas cessé de la percevoir, parce que les perceptions qui continuent d’arriver à la conscience ne touchent plus le moi conscient, cessent de lui apparaître comme siennes, lui deviennent étrangères. Il est alors simple spectateur de sa vie, de ses actes, de ses états. Il est [p. 277]

DUGASSURDEPERSONNALISATION0002

[p. 277] comme sorti de lui-même, ce qu’on exprimerait bien par le mot extase pris au sens étymologique (έχστασις). Qu’est-ce en effet que l’absence ? C’est le moi réellement détaché de ses états, ayant cessé de les percevoir, tandis que la dépersonnalisation, c’est le moi qui se donne l’illusion d’être sorti de lui-même, en se posant à part de ses sensations. Il n’a plus alors conscience d’être le sujet qui les perçoit, il n’est plus à leur égard ni agent ni patient, il n’est que le miroir qui les reçoit, l’écran sur lequel elles se projettent, vides de réalité, à l’état d’apparences ou de fantômes. Écoutons là-dessus le témoin le plus qualifié. « J’existe, dit Amiel, mais en dehors de la vie réelle … Mon individualité a complètement disparu, la manière dont je vois les choses me rend incapable de les réaliser, de concevoir qu’elles existent. Même en voyant et en touchant, le monde m’apparaît comme une gigantesque hallucination. J’ai parfaitement conscience de l’absurdité de ces jugements, mais je ne peux les surmonter (2) ».

Un tel état n’est pas l’absence. Mais l’absence est ce qui s’en rapproche le plus ; pour avoir de la dépersonnalisation une idée précise, il suffirait de savoir exactement en quoi elle diffère de l’absence. La dépersonnalisation et l’absence paraissent être le même phénomène : la perte de la conscience. Mais la perte de la conscience se produit de deux façons différentes par la raison que les états de conscience ne sont pas aussi simples qu’ils le paraissent à la conscience normale. « Chacun de mes états de conscience, dit Ribot, a ce double caractère d’être tel et en sus d’être mien. Ce n’est pas une douleur, mais ma douleur, la vision d’un arbre mais ma vision d’un arbre. Chacun a sa marque par laquelle il m’apparaît comme propre à moi seul, sans laquelle il m’apparaît comme étranger. »

Ribot n’a tiré aucun parti de l’importante distinction qu’on vient de lire. Nous allons montrer que, s’il en avait fait l’application à la dépersonnalisation, il eût trouvé ainsi le moyen de la définir et de la différencier de l’absence. Considérons à cet effet les sensations en tant qu’elles s’accompagnent du sentiment du moi et convenons avec Ampère de donner un nom à ce sentiment ; appelons-le l’émesthése [p. 278] (έμού αϊσθησις). L’émesthèse n’est pas une circonstance accidentelle et de surcroît qui, ajoutée aux sensations, leur donne leur caractère subjectif, les fait apparaître comme des états du moi. Elle est si intimement unie à la qualité des sensations (la qualité des sensations est ce par quoi une sensation se distingue d’une autre, une saveur d’un son, par exemple) qu’on ne voit pas comment elle pourrait en être séparée, si cette séparation n’était réalisée dans un cas privilégié : celui où le moi garde le pouvoir d’éprouver des sensations alors qu’il n’a plus le sentiment d’être le sujet qui les éprouve. Ce cas est si paradoxal, si étrange qu’on a pu en contester l’existence ; il est si invraisemblable qu’on s’est refusé à te tenir pour vrai. Il est pourtant authentiquement établi par des preuves irrécusables : c’est la dépersonnalisation au sens propre du terme, l’anémesthèse ou la perte du sentiment du moi.

Mais comment faut-il l’entendre ? Se peut-il qu’on perde le sentiment du moi sans perdre en même temps et par la même la faculté d’éprouver des sensations, si le moi n’est, suivant l’expression de Hume, qu’un paquet de sensations (a bundle of sensations), ou, mieux, n’est que la somme de ses sensations ? On objectera au sujet dépersonnalisé qu’il ne saurait sentir que son moi lui échappe quand ses sensations lui restent. C’est ce qu’il ne fait pas difficulté de reconnaître ; il a conscience d’être en cela le jouet d’une illusion. De là un désarroi intellectuel qui le jette dans un trouble profond. Il est saisi d’étonnement, de stupeur.

Cet état, s’il se répète ou seulement se prolonge, se fait par cela seul accepter. N’ayant pu réussir à lever la contradiction de ses pensées, l’esprit y échappe en acceptant la plus hasardeuse, celle de la disparition de son moi. Il la décrit comme un phénomène qui ne lui semble plus paradoxal et lui est devenu naturel. « Il me semble, dit Amiel, que je suis une statue sur les bords du fleuve du temps… je me sens anonyme, impersonnel, l’œil fixe comme un mort, l’esprit vague et universel comme le néant ou l’absolu, je suis en suspens, je suis comme n’étant pas… Cet état est contemplation pure, il est en dehors de tout sentiment spécial comme de toute pensée finie. » Du trouble causé par la dépersonnalisation, il ne reste plus alors que le sentiment d’un état mental extraordinaire, singulier, unique, que le sujet se fait honneur d’éprouver et par lequel il lui semble [p. 279] rejoindre l’extase des mystiques. C’est, dit Amiel, « le retour à l’unité, la rentrée dans le plérôme, la vision de Plotin et de Proclus, l’aspect désirable du Nirvana ». Le sujet croit entrer immédiatement en relation avec son objet, le saisir par intuition, ne faire qu’un avec lui. L’illusion du dépersonnalisé serait donc celle de tous ceux qui ont cru atteindre l’absolu. Se plaçant en dehors des conditions de la conscience, il croit s’élever au-dessus d’elle alors qu’il tombe au-dessous.

DUGASSURDEPERSONNALISATION0003

Nous pouvons définir la dépersonnalisation, sinon nous la représenter : nous dirons qu’elle est la conscience normale disparaissant pour faire place à l’anémesthèse que nous définirons elle-même, non la perte du sentiment du moi, mais le sentiment de la perte du moi, pour marquer par là qu’il s’agit d’un état purement subjectif, de nature morbide,

La fatigue cérébrale, qui se trouve toujours à l’origine de la dépersonnalisation, donne lieu à des réactions diverses qui sont de deux sortes. Ou bien le sujet, luttant contre la fatigue mentale, essaie de ressaisir ses sensations qui lui échappent et de retrouver par elles le sentiment du moi ; mais il ne peut rendre la vie à ses sensations, passées à l’état d’images flottantes et vaines ; il est alors, comme dit Amiel, en suspens, comme étant et n’étant pas, comme étant par le fait d’avoir des perceptions, comme n’étant pas par son impuissance à les rattacher à soi, à les faire siennes. C’est là la véritable dépersonnalisation. Ou, au contraire, le sujet, s’abandonnant, j’allais dire se prêtant à l’inhibition mentale qu’engendre la fatigue, se désintéresse de ses sensations, en détourne son attention et cesse d’en prendre conscience. On a alors l’absence, laquelle paraît être l’aboutissement naturel de la fatigue. Les phénomènes psychologiques que nous venons de passer en revue et de décrire, en insistant sur leurs différences, ont tous pour cause la fatigue cérébrale.

Or, la fatigue, en tant qu’elle provient de l’exercice prolongé ou intense d’une activité quelconque, a pour effet de produire, suivant les cas, tantôt la cessation, tantôt la continuation mécanique de cette activité. Dans le premier cas, c’est l’absence, dans le deuxième, c’est un état voisin de la dépersonnalisation que chacun de nous a éprouvé et qui peut nous aider à comprendre ce qu’il y a en elle [p. 280] d’anormal et d’étrange. Nous ne sommes plus maîtres de nos pensées ; nous ne pouvons en arrêter le cours. Le contrôle habituel que nous exerçons sur elles ne se fait plus qu’imparfaitement. Supposons qu’il ne se fasse plus du tout, et à l’égard de toutes nos pensées. Celles-ci nous paraîtront alors extérieures à nous, étrangères. C’est ce qui se produit dans la dépersonnalisation et c’est en cela qu’elle est un phénomène exceptionnel, de nature morbide. En elle s’opère la dissociation des éléments de la conscience, et par elle, en conséquence, on peut saisir le rapport de ces éléments entre eux. Elle présente dès lors l’intérêt et elle a pour nous la valeur d’une analyse : elle est une décomposition réelle de la conscience en ses éléments. Elle fait apparaître le rôle de chacun de ces éléments pris isolément.

C’est ainsi qu’elle nous révèle d’abord en chacune de nos sensations le sentiment du moi et nous en fait sentir l’importance par le trouble extraordinaire que suscite en nous la perte de ce sentiment. La conscience subit alors une métamorphose radicale, comme un changement de nature.

Le sentiment du moi semblerait devoir partager le sort des sensations auxquelles il est lié, ne pouvoir exister et disparaître qu’avec elles. Dans la dépersonnalisation il n’en est pas ainsi. Le sujet a des sensations qu’il ne sent pas siennes, mais c’est comme s’il ne les avait pas ; il a, en les éprouvant, un sentiment d’incomplétude. Elles sont en dehors de la réalité par cela seul qu’elles ne sont pas affectées d’un coefficient personnel. On voit par là que ce qui fait la réalité des sensations, ce n’est pas la qualité qu’elles ont d’être telles ou telles, mais le fait que le sentiment du moi s’y joint : tout ce qu’elles ont de réalité, elles l’empruntent au moi, elles ne sont réelles que parce qu’elles participent à la réalité du moi.

Qu’est-ce donc que ce sentiment du moi, qui apparaît comme le garant de toute réalité perçue ? C’est un sentiment d’une autre nature que celui dont l’absence, dans le cas d’Alexandrine, analysé par Revault d’Allonnes (A), fait que le sujet perçoit les événements de sa vie sans rien sentir. Ce n’est pas le caractère affectif des sensations qui est aboli, c’est leur caractère représentatif qui est modifié. De là un désarroi intellectuel, qui n’a rien de commun avec la connaissance qu’Alexandrine a de son indifférence émotive, du regret qu’elle [p. 281] devrait en éprouver. Le dépersonnalisé en vient à douter de l’aperception immédiate que les sceptiques eux-mêmes ne contestent pas et que Descartes tient pour la base inébranlable de la certitude. Il ne peut concevoir cet état mental dans lequel des sensations lui sont données sans relation avec le moi. Toute son expérience passée lui atteste que rien n’existe en dehors de la conscience et que la conscience elle-même n’est rien de plus que la relation du moi à ses états. Le trouble de la dépersonnalisation est donc de nature intellectuelle. C’est le sentiment d’une contradiction : le sujet ne peut accorder son état présent avec son expérience passée.

Tous ceux qui ont étudié la dépersonnalisation ont bien vu qu’elle enfermait au fond une contradiction, mais ils ne s’accordent pas sur la nature de cette contradiction. Ainsi Bergson, considérant que le temps est la forme de la conscience, définit le moi par la durée, et croit que toute erreur de la conscience porte sur l’appréciation du temps. Nous connaissons une erreur de ce genre, la paramnésie, qui consiste à situer dans le passé les perceptions actuelles et qui est ainsi, suivant la formule aussi juste que paradoxale de Bergson : « le souvenir du présent ». La dépersonnalisation serait une erreur de même nature ou plutôt la même erreur. Elle serait « la paramnésie poussée jusqu’au bout ». Mais la paramnésie et la dépersonnalisation sont en fait indépendantes l’une de l’autre ; les dépersonnalisés, pour la plupart, n’ont pas de paramnésie, et ceux qui ont de la paramnésie n’ont pas de dépersonnalisation. Toutefois, l’analogie entre les deux phénomènes est assez grande pour que la confusion entre eux soit possible et que les sujets eux-mêmes s’y trompent. L’un d’eux, qui croyait avoir de la fausse mémoire, invité par moi à analyser son cas, me remit par écrit une description fort nette de la dépersonnalisation dont il ignorait l’existence. En revanche, d’autres, pour qui la paramnésie n’a pas de secret, ignorent tout de la dépersonnalisation et arrivent difficilement à s’en faire une idée. Donc la paramnésie n’est pas impliquée dans la dépersonnalisation. Il y a entre elles cette différence que la première est une illusion dont le sujet est entièrement dupe, tandis que ce qui fait l’originalité de la seconde, c’est que le sujet a conscience de son erreur. On ne saurait expliquer cette erreur sans tenir compte de cette particularité qu’elle présente de n’en être une qu’à demi. Bergson a cru [p. 282] trouver dans la dépersonnalisation une confirmation de sa théorie qui ramène toute erreur de la conscience à une erreur de perspective dans le temps. Des erreurs de ce genre accompagnent sans doute la dépersonnalisation, mais elles n’en sont pas l’essentiel. C’est l’incompatibilité de l’état éprouvé par le sujet avec son expérience qui la constitue, et non pas le fait que cet état est présent et que son expérience est passée.

En résumé, la dépersonnalisation est une anomalie mentale d’un genre particulier. Il faut faire violence au langage pour la traduire. Elle met en question la valeur de la perception immédiate qui est à la base de toute pensée. De là chez le dépersonnalisé un trouble inexprimable parce qu’il est un trouble logique. La dépersonnalisation rompt le lien constitutif de la pensée, la relation du moi aux sensations. Elle détruit ainsi ce que Kant appelait l’unité apriorique de l’aperception, ce que Descartes exprimait par le Cogito, autrement dit, elle ruine la pensée dans son fondement. Elle témoigne indirectement que les théories subtiles de la métaphysique classique trouvent une confirmation inattendue dans l’analyse psychologique d’un fait morbide quand cette analyse est poussée assez loin.

L. DUGAS.

NOTES

(1) Problèmes de psychologie affective, p. 25, Alcan, 1910.

(2) Cité par Ribot, Psychologie des sentiments, 2e édition, p. 366-7.

[A note de M. Collée] G. Revault-d’Allones. Les inclinations : leur rôle dans la psychologie des sentiments. Paris, Félix Alcan, 1907, pp. troisième partie.

DUGASSURDEPERSONNALISATION0004

 

 

LAISSER UN COMMENTAIRE