Serge Lebovici. La psychanalyse est une thérapeutique. Extrait de la revue « La Pensée, revue du rationalisme moderne », (Paris), nouvelle série, n°21, novembre-décembre 1948, pp. 50-58.
Serge Lebovici (1915-2000). Psychiatre et psychanalyste. Il se spécialise dans les années 1980, plus particulièrement, à la psychologie de l’enfant. Il fonde un service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital Avicenne à Bobigny. Il s’engagera peu à peu à s’intéresse à la psychopathologie du bébé. Opposant farouche,dès la scission de 1953, à Jacques Lacan. – Membre du parti communiste, il quittera celui-ci quelques années plus tard. Sa bibliographie est considérable; nous ne citerons que quelques travaux :
— Freud et la psychanalyse. Paris, Robert Laffont, 1975. 1 vol. in-8°.
— (avec Evelyne Kestemberg) Le devenir de la psychose de l’enfant. Paris, Presses Universitaires de France, 1978. 1 vol
— Les sentiments de culpabilité chez l’enfant et chez l’adulte. Paris, Hachette, 1971. 1 vol.
— (Avec Michel Soulé). la connaissance de l’enfant par la psychanalyse. Avec la collaboration de S. Decobert et J. Noël. Paris, Presses Universitaires de France, 1970. 1 vol.
— (avec Françoise Weil-Halpern) Psychopathologie du bébé, éd. Puf, 1989.
— Le bébé, le psychanalyste et la métaphore, éd. Odile Jacob, 2002
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé les notes de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoute par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 50]
LA PSYCHANALYSE EST UNE THÉRAPEUTIQUE
par le docteur Serge LEBOVICI
Le Dr Lafitte a très justement attiré l’attention des lecteurs de la Pensée (1) sur les dangers d’une nouvelle mystification des forces réactionnaires par l’utilisation de vagues thèmes d’inspiration psychanalytique. Que ces nouveaux psychocrates servent plus ou moins inconsciemment les intérêts du capitalisme décadent, en ramenant la lutte des classes, qu’il conviendrait d’analyser dans ses perspectives historiques à une misérable dialectique de conflits individuels, cela ne fait aucun, doute. Notre dessein, aussi bien, est-il de défendre la juste place de la psychanalyse, celle d’une thérapeutique de grande valeur.
Il est aisé de comprendre l’utilisation de la psychanalyse, ou du moins la popularisation de ses thèmes les moins assurés par les usines à penser des Etats-Unis : les énigmes des films policiers sont résolues suivant les notions d’une psychanalyse de pacotille et les romans dits analytiques sont nombreux. Il n’est pas jusqu’à l’anarchisme sexuel d’un Miller qui ne fasse appel à des notions de psychanalyse. L’intérêt du public américain pour ces productions traduit évidemment ses inquiétudes devant le malaise qu’apporte avec lui-même le développement du capitalisme monopolisateur.
En fait ces goûts pour les problèmes dits psychologiques sont très « dirigés ». Drainer vers eux l’attention du public, c’est aussi éviter qu’il se penche sur les problèmes sociaux, c’est l’amener à penser que toutes les difficultés économiques peuvent être résolues par la liquidation des conflits affectifs individuels.
Nous allons d’abord essayer de démontrer qu’il y a un véritable abus de confiance dans cette utilisation réactionnaire de la psychanalyse, que l’œuvre de Freud se place sous le signe du rationnel et que l’attitude du psychanalyste doit être une parfaite objectivité. Nous ne nous dissimulons pourtant pas les difficultés de notre entreprise, après la lecture des critiques de la Psychanalyse par Politzer (2) qui lui reproche très précisément son irrationalisme.
Dans cette courte étude qui ne peut être considérée que comme une introduction à une discussion que nous souhaitons très large, nous poserons successivement trois problèmes :
1° La valeur de la psychanalyse comme système de psychologie individuelle et de thérapeutique ; [p. 51]
2° Les possibilités de son intégration dans une conception rationaliste du monde ;
3° La discussion des nombreux essais de synthèse freudo-marxiste.
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Au rationalisme de la doctrine freudienne, doit correspondre l’objectivité du psychanalyste. Ce serait profondément méconnaître le rôle du médecin, dans ce colloque singulier qu’est l’analyse, que de supposer de sa part de la sympathie pour le malade. Il ne peut lui offrir que de l’attention, attention passive et flottante, mais dont la vertu est d’être strictement objective, dégagée de toute sentimentalité.
Le traitement réside au fond dans ce fait essentiel : repenser et revivre sa vie infantile et ses conflits en présence d’un être parfaitement objectif. L’automatisme qui marquait la répétition de ces conflits infantiles est ici comme déconditionné par l’absence de réactions névrotiques de l’analyste. L’attitude idéale de celui-ci devra donc être une totale objectivité. Le traitement analytique qui vise à effondrer les résistances, c’est-à-dire les mécanismes de défense qui maintiennent le malade dans sa maladie, comporte toujours une analyse du comportement objectif de celui-ci dans le transfert, c’est-à-dire dans le dialogue médecin-malade. Il est une étude scientifique de la conduite humaine. En ce sens, comme le dit Lagache, la psychanalyse n’est pas la psychologie introspective en première personne ni la psychologie moralisante en deuxième personne, mais une psychologie objective en troisième personne. Elle vise à replacer, en présence de l’analyste, « les conduites dans un vaste réseau de relations causales et de relations fonctionnelles ».
On reproche cependant à l’analyse le caractère incommunicable de ses observations. Faisons d’abord remarquer que la trame du vécu ne peut ressortir à des schémas cliniques simples ou simplificateurs. Toutefois, l’ensemble des conduites employées par le patient sur le divan de l’analyste et étudiées dans l’analyse du transfert, correspond à une situation réelle, mais symbolique, la situation analytique. Le malade la vit de façon réelle, chargée d’émotion et par là peu communicable, compliquée qu’elle est encore des projections diverses de ses propres tendances sur la personne de l’analyste. On conçoit alors que la formation des analystes exige ces analyses dites dialectiques qui les mettent au courant des mécanismes du transfert analytique. Certains processus du traitement analytique sont cependant plus aisément communicables. Il paraît en être ainsi de toute la gamme des actes manqués et pour cette raison sans doute, Freud commençait par leur étude son Introduction à la psychanalyse. Toute la charge affective qui accompagne le lapsus et qui traduit un conflit entre des poussées profondes et des forces répressives apparaît incontestablement à un observateur attentif. Telle malade qui déclarait que son mari était mort en 1917, alors qu’il était décédé en fait en 1933, indiquait ici ses profonds désirs de mort sur la personne de son mari cette année-là, comme elle, le reconnut plus tard.
La valeur scientifique du symbole est plus difficile à admettre en dehors de l’expérience analytique vécue. Sans qu’il soit besoin de faire appel à la notion jungienne quasi-religieuse d’inconscient collectif et d’archétype, il suffira de rappeler l’universalité de certains symboles. Pourquoi par exemple l’enfant projette-t-il dans ses dessins de la maison toute sa vision de l’équilibre familial ? Là encore le divan analytique prend une signification particulière et charge les mots de tout leur contenu affectif ; c’est par un processus véritablement [p. 52] dialectique qu’un mot froid, neutre, devient dans ces conditions spéciales de régression affective, un nouvel objet de signification différente. La charge affective le transforme radicalement. Ainsi s’explique peut-être l’efficacité d’un traitement « en paroles ».
Il convient par conséquent de dégager la profonde signification du colloque analysé — analyste dans une perspective dialectique. Bonafé (3) montre que ce dialogue vécu (bien défini par l’Erlebnis de Stern) comprend précisément tout le vécu, dépasse la pensée pour soi et ne s’inclut pas dans un écoulement passif de l’inconscient. Ce dialogue correspond sans doute à un modèle de psychologie concrète.
Nous croyons que lorsqu’il est compris et conduit sous cet angle, écrit Hesnard dans l’Evolution psychiatrique en janvier 1948, page 37, le traitement (analytique) apparaît, davantage que dans la conception traditionnelle de l’analyse, comme un événement décisif et comme un drame vécu aux incidents déterminants. Au cours de ce drame, le comportement du patient se dessine en un raccourci saisissant, sous les principaux aspects de sa désorganisation. Dès lors, au lieu de s’acharner à l’évocation de souvenirs-images qui n’ont parfois jamais existé (et qui dans ce cas n’ont qu’une valeur de mythe symbolique), l’analyse tendra davantage à mettre l’accent de sa démarche sur la reviviscence (au sens du comportement, présent, incité par la situation du transfert) des conduites infantiles, parfois totalement ignorées du sujet.
Il est sans doute nécessaire de présenter ici un bref raccourci de l’état actuel de la psychologie analytique dégagée de tout son fatras métapsychologique. Tout d’abord l’importance de notre vie sexuelle ne saurait être méconnue et l’analyse a fait justice des résistances qui la faisaient débuter avec les manifestations extérieures de la puberté. Certes, on a pu çà et là beaucoup exagérer l’importance de la libération sexuelle. « Placer au centre des préoccupations la lutte pour la reconnaissance du droit sexuel est une attitude caractéristique de certaines fractions de la petite bourgeoisie » (Politzer). Il est probable que « la solution du problème sexuel dépend en grande partie du problème social ». Il n’empêche que dans l’étape historique de notre société contemporaine, un grand nombre de troubles névrotiques sont liés à des troubles du développement de la sexualité infantile, à ses répressions, à ses régressions et à ses fixations.
Il convient en effet d’insister ici sur l’aspect le plus important peut-être de notre développement affectif, celui qui préside à l’acceptation de la discipline alimentaire et sphinctérienne. Bon gré mal gré, l’existence d’une sexualité infantile est en effet à peu près généralement acceptée ; par contre on saisit généralement moins bien l’importance des premières frustrations alimentaires et sphinctériennes imposées par la mère, expression de la Société. Elles supposent un nombre plus ou moins grand de difficultés suivant l’attitude de la mère qui exige et pour laquelle l’enfant accepte de se discipliner.
A ces premières frustrations répondent les premières conduites agressives qui par là apparaissent, à notre avis, comme inscrites dans notre développement psycho-biologique. Nombre d’auteurs se refusent à accepter la réalité de « prétendus instincts agressifs » (Wallon). Nous voudrions toutefois rappeler combien les comportements agressifs sont visibles dans toute l’échelle animale. Le sadisme sanguinaire des enfants qui jouent avec les marionnettes, tuent l’image de leur père [p. 53] et la font revivre pour la remettre à mort montre assez bien comment ces conduites agressives sont profondément structurées. Loin de nous l’idée de réduire, la force révolutionnaire à l’expression de l’agressivité, mais force nous est de reconnaître l’importance de celle-ci dans le psychisme.
Freud a d’écrit comme fondement à ces manifestations agressives des instincts de mort qu’il a opposés à tout le domaine de l’Eros. Il est vrai que la référence aux processus de désassimilation, aux tendances à la stabilisation, à la détension qui rapprocherait le plaisir de la mort, comporte plus d’analogies que de fondements réels. « La description de ces instincts a suscité plus d’un malentendu, conduit à des théories finalistes et à des exagérations des fonctions morales » (4).
Réduite à l’étude du contenu latent des manifestations psychiques, en fonction des diverses données que nous venons d’exposer, la psychanalyse est amenée à être décrite comme une psychologie de profondeur, ce une psychologie abyssale. »
Il y a lieu cependant de souligner toute l’importance de l’étude caractérologique par la psychanalyse. Les névroses caractérielles qui se traduisent par la non-adaptation à la réalité sont infiniment fréquentes. Elles sont dues à des superstructures de défense artificiellement construites que l’analyse doit effondrer (5) ; elles -traduisent l’anxiété du moi, de notre personnalité, devant des impulsions profondes ou une situation réelle qui nous effrayent. Ainsi l’analyse vise-t-elle à une réadaptation à des situations de réalité et a-t-elle pour objet l’ensemble de la personnalité clans ses rapports avec le monde et avec elle-même. Elle s’intègre dans une psychologie biologique du comportement.
Dans l’état actuel des choses, la terminologie qu’elle utilise, faisant appel à la notion d’inconscient, impliquant la connaissance d’un vocabulaire assez obscur, ne peut être considérée que comme provisoire, mais elle prête certainement à de réelles possibilités explicatives. Nous ne nous attacherons donc pas à discuter sa valeur réelle, rappelant, que toute science est amenée à se servir de théories explicatives provisoires.
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On s’étonnera sans doute de cet aspect « si peu sexuel » que nous venons de donner de la psychologie analytique. Bien qu’elle soit elle aussi affectée de revisionnismes mystificateurs, la doctrine freudienne a évolué et tend à mettre l’accent sur la psychologie du comportement du premier âge où toutes les manifestations sexuelles sont profondément intriquées avec des conduites élémentairement agressives. Surtout elle se refuse à être une psychologie de l’inconscient, mais elle vise essentiellement à être une technique thérapeutique où la santé du moi, c’est-à-dire l’équilibre caractériel, est assuré par la prise en charge de certaines tendances profondes, souvent chargées d’affects agressifs. Elle doit assurer la sublimation, c’est-à-dire la socialisation d’un grand nombre d’entre elles.
Nous sommes loin de l’aspect donné de la psychanalyse par Politzer dans la Fin de la psychanalyse. On sait qu’après avoir été séduit par la psychanalyse où il voyait un modèle de psychologie concrète, ce philosophe en a fait une sévère critique, qui trouve sa forme la plus achevée dans l’article auquel nous faisons [p. 53] allusion. Politzer y reproche à Freud son pseudo-matérialisme qui n’est qu’un matérialisme mécaniste, très primitif et finit par se confondre avec les explications idéalistes en psychologie. Il montre comment l’étude du contenu des phénomènes psychiques (rêves, lapsus, etc.), après avoir soulevé l’espoir d’une application concrète en psychologie, peut en revenir à « une chosification » figée, parce que des notions comme l’inconscient sont posées en tant qu’objet extérieur d’études. Enfin la libération sexuelle à qui on a voulu conférer une valeur révolutionnaire aboutit à une mystification des forces réellement soulevées par la luttes des classes.
Il nous apparaît pourtant que la psychanalyse peut être envisagée sous une référence rationaliste. Il est sans doute nécessaire de rappeler encore qu’elle a évolué et que l’œuvre de Freud doit être analysée d’abord dans sa perspective historique. Issu de la bourgeoisie libérale juive, Freud avait reçu une solide formation neurologique. Sa clientèle appartenait à la riche bourgeoisie viennoise ; dans ces conditions, son effort pour ôter à la vie sexuelle son aspect de tabou maléfique était à la fois riche d’objectivité et d’une certaine vertu révolutionnaire. Combien méritoire aussi son effort d’insérer constamment sa psychologie dans une référence biologique ; il y a là un immense progrès par rapport à la psychologie de l’introspection et des faits de conscience. Sans cloute, il a été facile à Politzer de montrer que dans son biologisme, la doctrine freudienne était empreinte d’un matérialisme mécaniciste très simpliste.
La théorie des instincts constitue en effet le centre de cette conjoncture psycho- physiologique que décrivait Freud. La libido est l’énergie attachée au sexuel et Freud exprime, dans Trois essais sur la sexualité, l’espoir que soit découvert le chimisme des instincts sexuels et qu’ainsi la psychanalyse soit placée sur des bases organiques. De fait la théorie de la sexualité infantile prégénitale a été confirmée par l’existence de processus évolutifs hormonaux jusque chez le nouveau-né.
Polizer critique très longuement cette « psycho-physiologie mythique » et essaie de montrer (6) qu’
une conception qui expliquerait toute la vie mentale, soit par le jeu des instincts, soit par un instinct prédominant, ne ferait encore que se mouvoir dans les cadres étroits d’un matérialisme mécaniste. Et c’est précisément une orientation de ce genre qui est l’une des faces de la théorie freudienne des instincts et de la libido en particulier. Celle-ci est conçue, en effet, dès le début selon un modèle énergétiste. La notion de libido fut calquée tout d’abord directement sur la notion d’énergie physique.
Il est caractéristique, en même temps, que Freud n’ait pu s’en tenir à ce point de vue d’une manière conséquente.
Mais une telle théorie, précisément par ce qu’elle relève du matérialisme mécaniste, retrouve l’idéalisme dans toutes les questions historiques, car l’idéalisme dans le domaine de l’histoire est justement, selon l’expression d’Engels, l’une des étroitesses spécifiques de cette conception.
Si les instincts sont de source organique, c’est-à-dire matérielle, il n’en résulte nullement que toute explication au moyen d’es instincts soit, matérialiste, au sens scientifique de ce terme. En effet les instincts ont pour sources organiques directes le corps individuel et une explication des faits historiques au moyen des instincts nous ramène pratiquement à une explication de l’histoire par la psychologie individuelle…
Mêmes critiques de Politzer à l’égard de la notion de l’inconscient qui en somme caractérise l’apport de la société dans le développement instinctivo-affectif [p. 55] tel que le décrivait Freud. L’inconscient (on le sait très différent du subconscient de la psychologie classique, le préconscient pour Freud) est par définition ce qui est refoulé, ce qui est interdit par la censure sociale. Dans la Critique des fondements de la psychologie, Politzer déclare que l’inconscient n’est qu’une abstraction qui réintroduit, déguisées, les constructions de la psychologie mythique. Il critique l’appellation d’inconscient pour le contenu latent des phénomènes psychiques. Toute la description en est empreinte d’un réalisme naïf qui fait du psychologique une réalité intérieure, et revient à demander à l’objet de l’étude, le fait psychologique, sa propre connaissance. Il n’est pas besoin d’y faire appel pour expliquer la différence entre la vie concrète telle qu’elle est vécue d’une part et telle qu’elle est connue d’autre part.
Sans nier la valeur de ces critiques, qui montrent le caractère mythologique des bases biologiques et sociologiques de la théorie des instincts et de l’inconscient, nous voudrions rappeler— et nous y reviendrons — qu’une vue structurale d’une psychologie analytique peut les négliger. Il n’en reste pas moins qu’au moment où Freud s’en servait, avant de s’enfermer dans le cycle infernal d’une métapsychologie des instincts, la commodité de ces hypothèses biologiques était loin d’être épuisée. L’insistance avec laquelle il y revient, son anxiété qui apparaît dans, tous ses ouvrages de ne pas construire un monde psychologique sans bases organiques, font apparaître Freud comme un médecin de la lignée rationaliste. Et ce n’est pas pour nous un de ses moindres mérites que d’avoir sapé les bases psychologiques de l’illusion religieuse (Freud : l’Avenir d’une illusion).
L’appel aux notions idéalistes, en dehors de toute base biologique, n’est pas freudien et marque au contraire les coupures retentissantes d’avec ses premiers disciples. Freud lui-même a montré par une véritable analyse des conditions historiques du début du vingtième siècle, que Jung né pouvait admettre dans la société suisse d’alors l’importance de la sexualité. On comprend que l’obstination avec laquelle Freud a insisté sur le terme même de sexualité avait une certaine vertu révolutionnaire. De même le mythe du héros de Rank, la volonté de puissance d’Adler comportent un aspect de révisionnisme, rétrograde lui aussi, vis-à-vis de la théorie freudienne. C’est à cette théorie ainsi révisée que s’adressent surtout les critiques justifiées de Malrieu (7) parues ici-même.
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Il n’en reste pas moins que l’hypothèse analytique se déroule dans une perspective historique donnée et permet à l’individu de s’adapter à une société dans une de ses étapes historiques, sans amoindrir son rendement social par ses conflits infantiles non intégrés à sa personnalité. Quant à savoir si cette hypothèse analytique s’intègre dans une conception matérialiste historique, c’est vouloir s’associer à d’innombrables discussions qui, pour nombre d’entre elles représentent selon nous les différents aspects d’un faux problème.
1° Le Marxisme, contrairement à ce qui est trop souvent répété, ne nie pas l’importance de la psychologie individuelle. [p. 56]
Il considérera les faits psychiques dans leur mode d’existence matérielle où ils sont aperçus comme partie intégrante de tout l’homme concret (8).
Les premiers, Marx et Engels, en préconisant une analyse des conditions historiques, ont montré le chemin à une psychologie analytique.
2° D’autre part, la doctrine freudienne se réfère constamment au social. Le refoulement qui est en son centre, qui marque la barrière même, selon elle, de l’inconscient, est l’expression des défenses sociales. La psychanalyse décrit l’enfant dans la société qui lui impose de renoncer à la recherche exclusive du plaisir et de céder au principe de réalité. A ces défenses sociales s’ajoutent celles du « sur-moi », expression de l’imagé des parents telle que se les représente l’enfant. La morale de règles, morale primitive de talion, est ainsi ramenée à ses origines infantiles. Dans les conditions qui déterminent leur apparition, on comprend donc l’importance de l’étape du développement historique de la société. C’est là l’implication même de l’erreur de l’universalisation des fameux complexes. Les constatations de Malinovski (9), qui montrent la non-existence des développements œdipiens dans certaines structures sociales, ne sont pas pour nous étonner. Il n’en restée pas moins que dans l’état actuel de la société capitaliste, la structure fermée de la famille implique la quasi-universalité du complexe d’Œdipe. Il serait évidemment important de savoir ce qu’il en est en société socialiste, mais les documents nous manquent sur l’évolution en U.R.S.S. de la psychanalyse.
Toutefois nous voudrions insister sur le fait que la psychanalyse n’est pas un vague composé de complexes qui font appel aux différents héros de la mythologie gréco-latine. La notion complexuelle est utile parce qu’elle fait appel à l’énergie qui s’attache à une constellation affective non intégrée à notre personnalité. Elle permet également de mieux saisir en quoi la psychanalyse se doit d’être psychologie matérialiste, c’est-à-dire où le biologique s’allie étroitement au social, les deux aspects de notre monde matériel. Or parce qu’elle est une psychologie du premier âge, la psychanalyse insiste sur les difficultés que pose à l’être vivant au fur et à mesure de la maturation de ses différentes fonctions nerveuses, son intégration à la société. Celle-ci ne saurait être pour lui que sa famille. Et l’on conçoit que la description des complexes soit liée à la présente structure familiale.
3° Dans les exagérations de la métapsychologie et de la métasociologie freudiennes étaient impliquées d’autres grossières erreurs. Citons encore Politzer (10)
Le rôle qu’un individu est amené à jouer ne peut s’expliquer dans ses caractères historiques concrets par l’individu seulement. C’est un rôle engendré par le développement historique, et ce qui dépend de l’individu, c’est le choix que sa psychologie fera parmi les possibilités historiquement données d’une époque. Cette psychologie ne peut être elle non plus séparée de l’histoire concrète de l’humanité. Des mécanismes psychologiques sélectionnent les uns pour le rôle de héros, et les autres pour le rôle de lâches, mais ces mécanismes ont aussi leur genèse historique et leurs conditions sociales d’existence.
Il est bien vrai que, soulignant la valeur de la psychanalyse comme système de psychologie individuelle et de thérapeutique, nous nous refusons à adopter ses extensions arbitraires qui la mettent au service de courants idéologiques rétrogrades [p. 57] Dans cet ordre d’idées, les interprétations dites psychanalytiques du socialisme, défini comme l’expression d’une névrose, sont parfaitement enfantines. Il n’en reste pas moins que parmi certains socialistes qui ne sont pas liés au prolétariat par la conscience de classe, un certain nombre de malades se sont glissés. Pour notre part nous avons vu l’ardeur révolutionnaire de ces sujets s’évanouir singulièrement après un traitement analytique. Sans doute n’était-ce pas une perte sérieuse pour la classe ouvrière. De même d’ailleurs l’anticommunisme, qui peut être analysé comme l’expression de la lutte de l’impérialisme contre la classe ouvrière, comporte aussi sur le plan individuel, un aspect névrotique.
4° D’aucuns se sont efforcés de développer toute une dialectique de la vie mentale pour l’intégrer à la psychologie analytique (Reich, Vargas). M. Bernard (loc. cit) explicite ainsi cette tentation :
En appliquant le point de vue du matérialisme dialectique, le psychologue moderne énonce la dialectique du développement propre au contenu matériel que présentent les diverses conduites de l’homme. Une conduite donnée, par exemple le comportement de l’homme angoissé, apparaît comme l’expérience vécue des conflits enracinés dans la biographie personnelle de l’individu qui vit l’ensemble de, l’expérience collective et historique avec tous ses contemporains.
Toute la psychologie analytique peut-être alors révisée dans le sens d’une étude de la dialectique, dialectique du symptôme ou du comportement. L’ambivalence qui se place au centre du conflit névrotique peut être interprétée dans le sens de cette dialectique. Par exemple, l’étude de la formation du symptôme selon Freud peut être donnée comme exemple de ces essais :
Le symptôme névrotique (11) prend naissance du fait que le moi, socialement assujetti, se défend d’abord contre une impulsion instinctive, puis la refoule. Mais le refoulement d’une impulsion instinctive ne constitue pas à lui seul un symptôme : il faut pour cela que l’instinct refoulé tente de se faire jour à nouveau et reparaisse sous une forme déguisée, devenue alors symptôme. D’après Freud, le symptôme contient à la fois et l’impulsion contre laquelle le sujet se défend et la défense elle-même. Le refoulement est la conséquence d’une contradiction insoluble dans l’état de conscience. Deuxième phase : après le refoulement du désir, à la fois nié et affirmée par le moi, le moi lui-même. L’instinct étant rendu inconscient, le conflit a reçu Une solution temporaire, pathologique, il est vrai, se trouve modifié ; sa conscience est appauvrie d’un élément, l’instinct, et enrichie d’un autre, l’apaisement passager. Mais pas plus refoulé que conscient, l’instinct ne peut renoncer à la satisfaction. Le refoulement évolue vers sa propre disparition ; il donne lieu en effet à une forte accumulation d’énergie instinctive qui finit par se donner issue en brisant le refoulement… La rupture du refoulement dans cette seconde phase nous ramène-t-elle à l’état primitif ? Oui et non. Oui, en ce sens que l’instinct domine à nouveau le moi ; non, en ce sens qu’il se trouve dans la conscience, sous une forme modifiée, déguisée, sous forme de symptôme. Ce dernier contient l’élément ancien, l’instinct, en même temps que son contraire, la résistance du moi. Dans la troisième phase (symptôme), les éléments antagoniques du début sont donc réunis en un seul et même phénomène. Ce dernier est la négation (rupture) de la négation (du refoulement).
Présenter de façon juste la dialectique objective de certains processus isolés de la vie psychique ne signifie pas que la psychanalyse s’intègre dans le matérialisme dialectique (Sapir : Freudisme — Sociologie et Psychologie).
Le Marxisme est donc amené à mettre en évidence les interréactions entre facteurs biologiques et sociaux qui produisent les conduites humaines… il réclame une analyse concrète des conduites humaines pour les décrire telles qu’elles sont vécues activement dans l’expérience historique de la vie réelle en Société… (M. BERNARD, Loc. cit.)
Malgré l’intérêt de cette étude de la psychologie analytique intégrée dans une dialectique de la vie mentale, il y a là un travail qui sent quelque peu la sophistication scolastique. Il nous paraît plus important d’insister sur l’étude de l’aspect psychologique de la personnalité, et cela dans l’originalité de la rencontre du transfert. Cela ne réduit pas pour autant le côté social du phénomène vécu dans toute sa richesse historique.
Dialectique en effet est le phénomène même du transfert analytique. On reproche souvent à l’analyste de projeter dans les souvenirs de l’enfance son propre langage et ses propres images. Il « adultise » les conflits et les sentiments enfantins. Il faut en fait bien comprendre que l’analyste ne se laisse pas prendre au mythe de ses conceptions d’adulte, mais il sait que dans le transfert l’énergie des conflits enfantins est déconditionnée et s’attache aux mots et que leur reviviscence sous forme de mots d’adultes, par un remarquable procès dialectique, suffit pour les intégrer à notre personnalité qui s’en trouve désormais enrichie.
5° La synthèse du marxisme et de la psychanalyse, en dehors de ces problèmes limités, constitue une mystification. La psychanalyse s’intègre parfaitement les méthodes dialectiques de la science, mais c’est une psychologie qui se place sur un tout autre plan que le matérialisme dialectique. En fait « les bavardages sur la synthèse du marxisme et de la psychanalyse se sont développés dans les milieux révisionnistes » (Politzer) et on ne comprend que trop bien les préoccupations de ceux qui veulent associer la libération par la psychanalyse et la libération par la révolution prolétarienne (Harry Schlochower : No voice is wholly lost. NewYork, 1947). Cette association théoriquement destinée « à renforcer la lutte antifasciste » ne fait que l’émasculer en adultérant le sens de la lutte pour le socialisme. Dans ce sens peut être jugée toute la « socio-psychanalyse » américaine qui se dit marxiste. Kareen Horney par exemple s’élevant contre le biologisme de Freud prétend intégrer dans le traitement analytique une synthèse du conflit individuel et du mode culturel de vie. Une telle perspective fausse le traitement analytique (qui s’est toujours préoccupé de l’influence psychogénétique du milieu familial où s’est développée la névrose), et n’apporte rien à la perspective marxiste du développement historique.
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Psychologie individuelle, la psychanalyse veut s’insérer à la rencontre du biologique et du social, à une étape du développement des sociétés. Elle se veut une thérapeutique, elle peut espérer être un système propre à améliorer l’hygiène mentale. Elle ne sera jamais une explication du monde. Tel est le sens de cette introduction à un débat que les utilisations rétrogrades et mystificatrices de la psychanalyse rendaient indispensable.
Notes
(1) Dr Victor LAFITTE : Quand la psychanalyse nous arrive d’Amérique. La Pensée, n° 16, page 107.
(2) La pensée de POLITZER trouve à ce sujet son expression définitive dans l’article qu’il écrivit sous le nom de T.W. MORRIS pour la Pensée (Septembre-Décembre 1939) : La fin de la psychanalyse.
(3) BONAFE-CHAURAND-TOSQUELLES-CLÉMENT : « L’inconscient et les instincts dans une vue structurale de l’événement psychopathologique ». Annales médico-psychologiques, Janvier 1946, page 96.
(4) WILHELM REICH : Matérialisme dialectique et psychanalyse.
(5) ANNA FREUD : Le moi et ses mécanismes de défense. Londres, 1936.
(6) POLITZER, Loc. cit., p. 17.
(7) Ph. MALRIEU : A propos de 4 essais de psychanalyse. La Pensée, n° 13, p. 69.
(8) BERNARD : Psychanalyse et Marxisme. Clarté, 17 avril 1948.
(9) MALINOVSKI : Sex repressions in savages societes.
(10) POLITZER, Loc. cit., p. 19.
(11) REICH, loc. cit.
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