Roland Villeneuve. L’angoisse diabolique. Extrait de la revue « Æsculape », (Paris), 45e année, décembre 1962, pp. 3-46.
Roland Villeneuve (1922-2003). Essayiste un peu touche-à-tout qui a beaucoup écrit sur les manifestations diaboliques en général, mais aussi sur les perversions.
Très nombreuses publications, dont quelques unes sélectionnées :
— Dictionnaire du Diable. Paris, Pierre Bordas & Fils, 1989. 1 vol. in-8°, 518 p
— Les possessions diabolique, manifestation démoniaque à travers l’histoire et le monde. Camion blanc, 2016. 338 p.
— Loups-garous et vampires. Genève et Paris, La Palatine, 1963. 1 vol. in-8°, 263 p.
— Le fléau des sorciers. Histoire de la diablerie basque au XVIIe siècle. Paris, Flammarion, 1983. 1 vol. 15/21, 230 p
— Le musée des vampires. Paris, Henri Veyrier, 1976. 1 vol. in-4°, 367 p.
— Gilles de Rays, une grande figure diabolique. Paris, Editions Denoël, 1955. 1 vol. in-8°, 283 p.
— Les procès de sorcellerie. Verviers, André Gérard/Marabout, 1974. 1 vol. in-8°, 318 p
— Le musée du fétichisme. Paris, Henri Veyrier, 1973. 1 vol. in-4°, 301 p.
— L’univers diabolique. Paris, Albin Michel, 1972. 1 vol. in-8°, 325 p.
— Le Musée de la Bestialité. Paris, Azur C.O., 1969. 1 vol. in-4°, 279 p.
— Le musée des supplices. Paris, Henri Veyrier, 1968. 1 vol. in-4°, 363 p.
— Le diable. Érotologie de Satan. Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1963. 1 vol. in-8°, 244 p.,
— L’envoûtement. Genève et Paris, La Palatine, 1963. 1 vol. in-8°,
— La beauté du Diable. Iconographie réuniée par Josselyne Chamarat. Paris, Berger-Levrault, 1983. 1 vol. in-8°, 231 p.
Lycanthropie et vampirisme. Extrait de la revue « Æsculape », (Paris), 39e année, décembre 1956, pp. 3-63.
[p. 3]
L’ANGOISSE DIABOLIQUE,
« Là où règne la paix, la guerre, la peste ou le désespoir ont passé, terribles, à une époque quelconque de l’histoire des hommes. Le blé qui pousse a le pied dans la chair humaine dont la poussière à engraissé nos sillons. Toutes les ruines, sang let débris sous nos pas, et le monde fantastique qui enflamme ou stupéfie la cervelle du paysan est une histoire inédite de temps passés. Quand on veut remonter à la cause première des formes de sa fiction, on la trouve dans quelque récit tronqué et défiguré, ou rarement on peut découvrir un fait avéré et consacré par l’histoire officielle. »
George Sand
(Légendes Rustiques, A. Morel, 1858).
[p. 4]
L’ANGOISSE DIABOLIQUE DONT ON PARLE BEAUCOUP, A PROPOS DE LA MISERE PHYSIOLOGIQUE ET MORALE DES AGES REVOLUS N’EST PAS, TANT S’EN FAUT, UNE DECOUVERTE CONTEMPORAINE. IL Y A CENT ANS, MICHELET DANS SON INCOMPARABLE « SORCIERE » AVAT DEJA STIGMATISE L’EXPLOITATION DES INQUIETUDES POPULAIRES A DES FIN RELIGIEUSES, QUAND IL ECRIVAIT :
— D’OU DATE LA SORCIERE ? JE DIS SANS HESITER : « DES TEMPS DU DESESPOIR. »
— DU DESESPOIR PROFOND QUE FIT LE MONDE DE L’EGLISE. JE DIS SANS HESITER : « LA SORCIERE EST SON CRIME. »
L’image que le grand historien nous a laissée des temps de douleur et de damnation est cependant poussée au noir, voire inexacte en ce sens qu’il rejette l’ensemble des responsabilités sur la seule Église catholique. Il est certain que cette dernière s’est beaucoup servie de la peur pour instaurer sa puissance ; qu’elle a volontairement entretenu la terreur du péché et des châtiments infernaux. Mais elle n’a pas inventé le Diable, qui appartient à tous les systèmes philosophiques, puisqu’il symbolise nos anxiétés, nos refoulements et nos désirs malsains.
Le dieu Pan, le massacreur, le dévorateur (qui peut être aussi bien Çiva que Dionysos) et que Rosette Dubal assimile à Satan dans sa remarquable « Psychanalyse du Diable » (pp. 26-27), est « le symbole de la Libido, de l’élan vital de toutes les forces de la nature débordante de la vie en face de laquelle l’homme-enfant se sent écrasé, bien qu’il ait cherché par la magie et la science à dompter ces énergies qui représentaient si bien ses instincts refoulées
Aussi l’angoisse éclate-t-elle, dès que cette animalité nous pensions avoir ensevelie réapparaît et s’impose dans tout ce qu’elle a d’étrangement inquiétant… Pour un moment, l’ennemi n’est plus au-dedans, il est au-dehors, la nature est devenue la projection de nos forces inconscientes [p. 5] non digérées. C’est grâce à cette projection ou à cet anthropomorphisme que l’homme a peuplé la nature de démons, et Pan symbolise bien en en effet, ce dévergondage démoniaque. »
Quelle religion n’a point ses démons, ses elfes, ses gnomes et ses génies acharnés à nous nuire, en magnifiant, a contrario, la bonté ou la grandeur des divinités tutélaires et bienveillantes ? Impuissant, semble-t-il, à concevoir l’athéisme à l’état originel, mais capable d’imaginer un principe négateur et une idée de Dieu, l’esprit humain ne peut se passer d’un système dualiste. Il lui faut des divinités à redouter, et d’autres à chérir. De là un vortex de superstitions, de pratiques animistes, qui remontent à la nuit des temps et contraignent la créature à se plier à des rituels, des gestes et des tabous de toutes pièces créés pour sa délectation morbide. Il est plus facile comme l’écrit Louis Pauwels, « de tomber dans le rituel que d’accéder à la connaissance, plus facile d’inventer des dieux que de comprendre des techniques. » Nu, menacé par la nature sauvage qui l’entourait, incertain du lendemain, n’ayant pour se défendre que les facultés de son entendement, l’homme chercha tout d’abord à ruser avec les forces redoutables qui risquaient de l’écraser. La disparition quotidienne du soleil à l’horizon ; celle, beaucoup plus sensible, des membres de la tribu ; les éclipses, les orages, le déchaînement des fléaux, [p. 6]
avaient de quoi effrayer son intelligence naissante. Le silence de la nuit troué par le hululement lugubre des rapaces ; les cris des bêtes fauves ; les plaintes des femmes en gésine, augmentaient sa permanente inquiétude. Rien ne semble plus normal, dans ces conditions, qu’il ait voulu conjurer les esprits peuplant son univers, et qu’il se soit efforcé de détourner leur courroux. Le courroux de ce que Marie Bonaparte désigne sous l’appellation de « sadisme anthropomorphisé de la nature. »
Ainsi naquirent les sacrifices humains, et le cannibalisme. leur complément nécessaire. En immolant une partie du groupe, on pouvait espérer sauver le reste, tout en le nourrissant jusqu’au retour de journées plus clémentes. Jeté dans les sillons, le sang des victimes fécondait la terre nourricière, et son effusion était tenue pour indispensable à la bonne marche du cosmos … Qu’on ne vienne surtout pas nous parler de loi morale, de conscience en ces temps où les plus faibles se voyaient sacrifier par les plus robustes, afin de satisfaire leur appétit et les exigences terribles des esprits de la Terre. Le seul impératif catégorique était alors de subsister et d’assurer la continuité de l’espèce.
La découverte de techniques nouvelles, l’accoutumance plus efficace de l’animal supérieur à un milieu pour lequel il était si mal préparé apportèrent [p. 7]
peu à peu un adoucissement aux coutumes et aux mœurs. Les sacrifices humains perdirent en nombre et en intensité, mais la croyance aux esprits ne disparut pas pour autant. Un polydémonisme se fit jour, là où naquirent les premières civilisations. L’émotive Égypte eut d’innombrables dieux et elle créa en Seth le prototype de Satan. A ce démon unique la Chaldée préféra des légions de spectres, de lémures, d’être malfaisants, toujours prêts à répandre les fièvres et les maladies. Renan a montré combien la fausse science chaldéenne, son recours constant à l’astrologie judiciaire, à la conjuration et à l’exorcisme, avait eu une influence néfaste sur le développement de notre intellect.
Cet obscurantisme à-rebours dont aujourd’hui encore certains ne parviennent pas à se libérer, avait créé un pandemonium terriblement confus, de génies ailés, de vampires, de forces maléfiques, chargées de déchaîner les eaux, les ouragans et les tempêtes. Les forces de la nature auxquelles son imagination ou ses hallucinations avaient conféré ces aspects terrifiques, l’homme s’efforça ensuite de les dompter. La magie, plutôt noire (goétie), que blanche, naquit ainsi d’un ensemble de conjonctures, d’expériences et de hasards.
Diverses observations ayant prouvé le bien-fondé de certaines pratiques, l’envoûtement en résulta, et les manifestations graphiques témoignent [p. 8]combien on le tenait en honneur chez notre ancêtre des cavernes. Si on peint sur un mur, écrivait Paracelse (Ente Spiritum, ch. IX) « une image à la ressemblance d’un homme, il est certain que tous les coups portés à cette image seront reçus par son modèle. L’esprit du modèle passe dans cette figure peinte. L’homme désigné subira donc ce qu’il vous agréera de lui infliger parce que votre esprit a fixé à ce mur l’esprit de cet homme.
Ce magicien, il faut en convenir, ne raisonnait pas autrement que les peintres de Lascaux et de Gargas ou que les graveurs des bois de renne d’lsturit : ce qui prouve la pérennité des mythes et des croyances. Le danger de l’envoûtement réside uniquement dans l’admissibilité du principe que certains êtres peuvent imposer leur volonté à d’autres en vertu d’un pacte ou d’un fluide magiques.
Celui qui est capable (ou se prétend capable) d’entrer en rapport avec un monde ignoré, un reflet, un astral, peuplé d’élémentals cruels et maléfiques, se place bien entendu, au-dessus des [p.9] coutumes et des lois. Il est magicien lorsqu’il les évoque ; sorcier lorsqu’un les utilise à des fins perverses ; prêtre, enfin, quand il repousse leurs assauts et protège le clan.
La création de sectes, de chapelles, de sociétés secrètes s’est développée parallèlement à l’angoisse née de la croyance aux démons. Ne peut-on concevoir, en effet, que des hommes supérieurs par l’intelligence, ou plus « malins » que leurs semblables, aient assez vite compris le parti immense qu’ils pouvaient tirer de l’entretien des terreurs et des superstitions ?
Qu’ils aient pu s’entourer d’un prestige majestueux en affirmant l’éternité de l’âme et en promettant le bonheur dans l’Au-delà ? Qu’ils aient sacralisé leur pouvoir grâce aux initiations, aux anathèmes et aux exorcismes ?
Nées de la peur, autant que du besoin de reconnaître une cause suprême, les religions n’abandonnèrent jamais les démons auxquels elles devaient tant. Certaines accordèrent à Satan, à l’Adversaire, au Négateur, une place égale à celle que prenait la divinité (1). D’autres opposèrent des légions de dieux aux légions des démons. Toutes, en recommandant l’ascèse morale et la recherche de la vertu, laissèrent pourtant planer un doute quant à l’issue de la guerre immortelle que se livrent, indépendants l’un de l’autre, les deux principes du Bien et du Mal. Qui à la fin l’emportera d’Ormuz ou d’Ahriman, d’Osiris ou de
Seth ? C’est un insoluble problème que seul le Christianisme a osé trancher superbement. Il a repoussé le Diable et ses séides, vaincus après un grand combat céleste, dans des abîmes infernaux, pour eux préparés, de toute éternité. Mais, il n’a jamais pu rompre entièrement avec la dualité des Principes.
[p. 10]
[p. 11]
GENÈSE DE L’ANGOISSE DIABOLIQUE
CONSIDÉRÉS comme essentiels au dogme chrétien, les démons durent se trouver une raison d’être, une physionomie, un domicile. On affirma dès lors sur la foi de l’angélogonie hébraïque et babylonienne, que le monde où nous vivons était peuplé par leur présence. Que leurs principautés et leurs milices spirituelles cherchaient à détruire l’homme dans la courte durée qui leur était impartie pour ce faire. « Malheur à la terre et à la mer ! s’écriait saint Jean, car le diable est descendu vers vous, animé d’une grande colère, sachant qu’il a peu de temps… (Apocalypse, XII, 12.)
Le fort armé, le Protée, doué e toutes les ruses, de toutes les séductions, se vit attribuer d’admirables pouvoirs que le savant Psellos résume en ce propos :
« Bien que les diables n’aient aucun sexe, ni langue propre, toutefois ils changent, agrandissent ou appetissent (comme bon leur semble) le corps qui leur a été donné de nature aérée, tout ainsi que nous voyons avenir aux nues quand le vent les souffle ou bien aux vers à raison de leur corpulence beaucoup plus aisée et maniable. Or non seulement ils se diversifient en grandeur, mais aussi ils se changent en plusieurs figures, et couleurs dissemblables. Car le corps d’un malin esprit, est naturellement disposé à l’un et à l’autre : et en tant qu’il a le corps fait d’une nature, laquelle facilement obéit, il se transforme en diverses espèces et figures, et en tant qu’il est de nature aérée, il reçoit facilement, ainsi que fait l’air, plusieurs et diverses couleurs. Toutefois l’air est coloré en son dehors : mais le corps des diables change les espèces des couleurs selon les affections de son esprit, comme [p. 12]
Le monde des angoisses boschiennes (gravure datée de 1561)
aussi fait celui de l’homme : mais beaucoup mieux, d’autant qu’il obéit plus promptement à l’esprit. Toutefois le tout s’évanouit facilement à cause de la tendreté. Ainsi apparaît-il maintenant comme un homme, et maintenant comme une femme : il frémit comme un lion : il saute comme une panthère, il aboie comme un chien, et quelquefois il se transforme en une vessie ou en un vaisseau. » (Cité par Jean Wier, lib. 1, cap. 14.)
Menteur, homicide et cruel, le Diable auquel les Manichéens et les Bogomiles se seraient volontiers abandonnés ne pouvait toutefois accabler l’homme et le tenter sans cesse. Dieu veillait sur la créature, prêt à lui donner la force de surmonter le danger ou de l’éloigner grâce au signe de la Croix. Aucune tentation ne vous a touchés, écrit saint Paul (1 Cor., X, 13), qui fût surhumaine. « Car Dieu, qui est fidèle, ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces ; mais si la tentation survient, il fera que vous en sortirez, en vous donnant la force de la surmonter. » Quel était donc cette tentation, quel était donc ce danger ? Le péché contre la chair ou celui de la connaissance ? Mystère. Pourquoi ce Dieu qui d’avance savait si ses enfants
[p. 13]
succomberaient ou non aux embûches infernales, a-t-il laissé planer une telle ambiguïté ? Mystère encore. Mais, comme le faisait remarquer malicieusement Françoise Paturier dans un éditorial du « Figaro » (numéro du 9 janvier 1962), « il n’est pas dit une seule fois dans la Bible que ce péché soit celui de la chair, alors qu’il est exprimé très clairement que c’est celui de la science. N’y aurait-il pas eu là une interprétation erronée ? Imaginons que nos docteurs se soient trompés et que l’Église ait par erreur prêché la chasteté et par erreur favorisé la connaissance, n’aurait-elle pas fait inconsciemment le jeu du diable ? » Au siècle de la bombe atomique cela paraît plausible …
Bosch. Saint Jérôme (Gand)
En vérité, il n’y a pas eu d’interprétation erronée, car l’Église n’a pas cessé de lutter sur les deux fronts. Pendant des siècles, elle s’est efforcée d’endiguer les progrès de la connaissance et de la sexualité. Elle déclare à présent la chasteté plus que jamais nécessaire alors que l’athéisme et les faux dieux de la Science relèvent fièrement leurs têtes insolentes, comme celles de la Bête apocalyptique. La nuit du moyen âge, toute peuplée d’Incubes, de spectres et de démons prêts à saisir les gens trop curieux ; à punir les voluptueux, nous étonne par sa longue durée, sa barbarie, ses pratiques dégradantes. Se peut-il que le « miracle grec » se soit éclipsé en faveur d’un retour aux superstitions chaldéennes ? Que l’Église ait poussé ces dernières à un degré de raffinement tel qu’elles subsistent aujourd’hui, en dépit des canons du Concile de Trente et de l’œuvre de [p. 14] démystification des Philosophes ?
La Tentation, le Péché, la Pudeur qu’avaient ignorés les Anciens, régnaient sur un monde de larves en proie à la peur, à la peste et aux terreurs de l’Au-delà. En sanctifiant le mariage et en faisant de l’amour non plus un moyen mais un but, le Christianisme avait en effet modifié les mœurs de fond en comble. Les orgies bachiques, la recherche du plaisir, voire des aberrations génésiques, avaient cédé la place à la reproduction bénie. Les égarements sensoriels et les dépravations n’avaient donc plus qu’à disparaître ou à se réfugier dans le masochisme et le délire mystique.
Lucifer, l’archange de Lumière, le plus orgueilleux mais le plus beau des anges, ne tarda pas — pour cette raison — à se changer en monstre. Il devint le Diable : odieux, ignoble, que les artistes se complurent à rendre invraisemblable à force de turpitudes et d’ignominies. Guidés par des textes trop souvent apocryphes ; par des clercs qui leur imposaient des thèmes et des sujets aux limites précises, ces derniers furent contraints de repenser le monde et de le façonner à l’image de ce singe de Dieu.
Leur imagination morbide fit le reste et nous en pouvons juger en contemplant la faune étrange des cathédrales, les bizarreries et les grouillements d’hybrides des tableaux de Bosch et de Breughel. De [p. 15] toutes parts surgissent des serpents, des dragons, des sphinx et des génies, communs aux mythologies, comme les nains velus et les géants obscènes le sont à la tératologie. L’aspic et le basilic disputent le tympan aux satyres et aux faunes ; laissent l’incube se glisser dans l’écoinçon, les scapiodes, les griffons, les harpies inscrire dans les chapiteaux leur étrange anatomie. « Dans les cloîtres, sous les yeux des frères qui lisent, que viennent faire ces monstres ridicules … Que signifient ces singes immondes, ces lions sauvages, ces centaures monstrueux ? Que viennent faire ces êtres qui sont moitié bête et moitié homme, ces tigres tachetés ? ,. s’exclame saint Bernard, qui ne pensait pas qu’un jour nous ferions nos délices de ces curiosités iconographiques. « On peut voir plusieurs corps sous une seule tête et aussi plusieurs têtes sur un seul corps. Ici, on remarque un quadrupède à tête de serpent, là, un poisson à tête de quadrupède, ailleurs, un animal est cheval par devant, chèvre par derrière… De grâce, si on ne rougit pas de semblables inepties, qu’on regrette au moins ‘la dépense…
Toujours est-il que l’Art médiéval, imprégné de démonisme, fit une place immense aux supplices infernaux. Pleines à craquer de damnés effarés, les chaudières où s’agitent les crapauds venimeux, font pendant aux pals des sodomites, aux gibets,
Mandyn. La tentation de saint Antoine.
aux roues et aux arbres de feu. « lllic erit fletus et stridor dentium ». Les pécheurs rejetés de la gueule de Léviathan, partout s’agitent en vain ; dans les brasiers gigantesques et les déserts glacés.
Gourmands, hypocrites, avares et luxurieux, « livides jusqu’à ‘l’endroit où apparait la honte », sont traités d’atroce manière. Contraints d’avaler des matières en fusion, de subir le gluant contact des reptiles, ils se trouvent repoussés à coups de fourche dans les bolges dantesques, dans l’immense atelier des tortures, que domine un Satan tricéphale. Mais l’imagination du Florentin est bien pâle en comparaison du réalisme outrancier des sculpteurs languedociens, des mosaïstes et des peintres oniriques. Ces représentations que saint Thomas, lui aussi réprouvait, jouèrent un rôle immense sur le développement de la psychose satanique. On peut dire que ceux-là mêmes qui, à la manière de Giotto ou de Beato Anqetico s’efforçaient de dépeindre les joies du paradis succombèrent à cette tendance générale.
Monde de folie et de terreur vu par BOSCH (Bruxelles).
Il suffisait, d’ailleurs, aux artistes de regarder autour d’eux pour constater l’influence exercée par le Diable sur les hommes. Créés à l’image du Tout-Puissant, ils apparaissaient comme d’éternels malades, des débiles physiques ou mentaux. En considérant les lamentables [p. 16] modèles que nous a légués la peinture franco-flamande du XVe siècle, on comprend que certaines personnes se soient livrées à Satan pour assouvir leur faim. Ces figures émaciées ·dans lesquelles on a voulu reconnaitre des ascètes et des mystiques sont, tout bonnement, celles de gens sous-alimentés, capables d’obsessions et de rêves absurdes. Et encore s’agit-il de rois, d’empereurs et de papes… De quoi vivait donc le peuple des campagnes auprès duquel le Malin recrutait ses adeptes fidèles ? On frémit à la pensée de la misère que devaient connaître les serfs et les vilains en ce temps où les Domini Terrae menaient une existence étriquée et très courte. On conçoit qu’ils aient pu chercher à améliorer par n’importe quel moyen leur sort abominable de « forçats de la faim » ; que les jacqueries, les sabbats, les meurtres commis par les loups-garous et les banquets de chair humaine leur soient apparus comme une distraction et un dérivatif.
D’un côté le Seigneur, intraitable sur les questions d’argent, déflorant les filles, faisant régner l’enfer ici-bas par le gibet et par l’épée. De l’autre l’Église promettant l’Enfer, le vrai, à tous ceux qui refusaient de la suivre aveuglément. Entre les deux, le Diable qui n’assurait de rien que d’un peu de bonheur dans cette vallée de larmes.
N’y avait-il pas de quoi pactiser avec lui, en apposant [p. 17]
DE BLES. La tentation de saint Antoine (Venise).
quelques gouttes de sang sur un morceau de parchemin ?
Après tout, nos premiers Parents avaient donné l’exemple en mordant à pleines dents la pomme de discorde Le Christ avait été tenté, et ses disciples avec lui, qui, pour l’amour de l’art, de la souffrance ou de l’éternité avaient accepté les meurtrissures charnelles et le supplice affreux du doute. Le commun des mortels n’était pas apte à assumer d’aussi lourdes charges : il était normal de lui donner l’exemple, de lui montrer la voie. Fallait-il, pour lui éviter le précipice glissant de la perdition l’effrayer à jamais ?
Et pourtant… le clergé laissa se développer pendant onze siècles une série de légendes auprès desquelles la mythologie assyro-babylonienne, l’Odyssée et l’Enéide ne paraissent que des contes enfantins et des songes aimables.
La vision de saint Paul, par exemple, qui remonte au IVe siècle, décrit avec la précision d’une miniature persane quelques supplices infernaux, que viennent embellir les récits postérieurs. C’est de l’Irlande maintenant, comme l’écrit Émile Mâle « que vont nous venir tous les voyages au pays des morts. Il ne faut pas s’en étonner : l’imagination celtique vit dans le monde du rêve ; elle a l’ivresse de l’inconnu. Dans les poèmes de la Table Ronde, iI y a toujours un objet mystérieux qu’il faut conquérir, un château magique où il faut entrer, une fée qui se montre et puis s’évanouit. La « quête », « l’aventure », la recherche d’une chose merveilleuse que nul n’a jamais vue, voilà ce qui donne du prix à la vie. (L’Art religieux de la fin du moyen âge, p. 464.)
Ainsi naquirent les mirifiques prouesses ,de saint Brandan et des chevaliers Owen et Tungdal, à la recherche du Paradis. Poussés par le vent du large, saint Brandan et ses sept compagnons sont emportés non point vers l’empyrée, mais vers une île aux rochers abrupts et calcinée.
C’est la géhenne, l’Enfer, le royaume de Léviathan, aux [p. 18] environs duquel Judas expie le forfait d’avoir livré l’agneau confiant, pour trente deniers. Interrogé par le saint, il lui décrit ainsi l’emploi de son temps : « Le lundi, je suis cloué sur la roue, et je tourne comme le vent. Le mardi, je suis étendu sur une herse et chargé de roches : regardez mon corps, comme il est percé. Le mercredi, je bous dans la poix, où je suis embroché et rôti comme un quartier de viande. Le jeudi, je suis précipité dans un abîme où je gèle, et il n’est pire supplice que ce grand froid. Le vendredi, je suis écorché, salé, et les démons me gavent de cuivre et de plomb fondus. Le samedi, je suis jeté dans une geôle infecte où la puanteur est si grande que mon cœur passerait mes lèvres, sans le cuivre [p. 19]
TENIERS. La tentation de saint Antoine.
qu’ils m’ont fait boire. Et le dimanche, je suis ici, où je me rafraîchis… » (2).
Suit une description des démons aux dents pointues, aux yeux étincelants ; aux jambes et aux bras secs comme du bois brûlé, dont on retrouve la trace dans les autres histoires, dans les autres visions. Owen et Tungdal affrontent, eux aussi, ces monstres, ces tourmenteurs qui martèlent les corps dans un univers sans rémission et sans issue.
Tous ces récits appartiennent naturellement au domaine des songes creux, de la rêverie sadique et oppressée.
Mais ce n’est pas en vain que l’on fait appel aux plus bas instincts de la foule. Il faut dès lors la divertir, la rassasier d’horreurs, la tenir en haleine, pour la tenir tout court. Ceci expliquant cela, l’Église qui avait approuvé en l’admirant la fertilité imaginative de l’Irlande, n’en put réfréner les effets. Les masses réclamèrent du nouveau : des mystères, des gargouilles, des fresques terrifiantes, des récits qui ne l’étaient pas moins. Isidore de Séville, Raban Maur, Honorius d’Autun purent satisfaire longtemps cette soif de curiosité et de merveilleux. Mais la découverte de l’imprimerie et de la xylographie, étendirent jusqu’aux terres les plus lointaines, la représentation des châtiments et des douleurs éternelles. En attendant
La tentation des heures dernières (vitrail du XVIe siècle, Angers).
que résonnent les trompettes du Jugement, l’Univers qui, d’un jour à l’autre, devait s’anéantir, devint un désert de souffrance et d’amertume.
La faculté d’invention ayant donc réussi ce tour de force d’installer l’angoisse infernale au sein de ce bas-monde, chacun ne songea plus qu’à faire son salut et à passer dans la piété son existence malheureuse. Il faut préciser que les guerres incessantes, les famines, les maladies qui fauchaient des villes entières aidaient le Diable à répandre le souffle empesté de sa colère. Héritier de Moloc, de Teutatès et de Baal — Omnes dii gentium daemonia ; affamé de sang comme les ogres et les noires déesses, il voulait disait-on en finir avec le genre humain. [p. 20]
DEL’ANGOISSE À LA TERREUR
Le monde angoissée de Jacques Calllot (Nancy).
ISSUE du rêve et de ce que la Psychanalyse classe dans l’ordre général des complexes, la crainte du Diable constitue une des principales assises des religion. Enlevez au catholicisme la terreur des châtiments infernal et son prestige s’en trouvera terni. Qui sait même s’il résisterait à pareille suppression ? Pourtant, l’attitude de l’Église a beaucoup évolué quant à la croyance à la réalité du pouvoir des démons, dont les populations nouvellement converties ou conquises, gardaient une sorte de nostalgie maladive. En lutte constante avec des hérésies menaçante tout en s’efforçant d’extirper les séquelles du paganisme [p. 21] et d’une magie datant de la préhistoire, l’Église se contenta d’abord d’affirmer la prééminence de sa doctrine.
Autrefois, dit saint Athanase, « les démons environnaient les hommes de prestiges vains et de fantômes ;ils étaient dans les sources, les fleuves, les pierres ou les arbres et, par leurs prestiges, plongeaient ainsi les insensés dans la stupeur ; maintenant que le Verbe de Dieu est apparu, tous ces spectres et ces fantômes ont disparu ; le chrétien par un simple signe de croix chasse au loin toutes leurs ruses. » (3).
L’Église assurément, se gardait bien de nier la puissance de l’Ennemi et sa manière d’opérer des illusions et de faux miracles, capables de séduire les élus eux-mêmes. Faire descendre le feu du ciel, rendre éloquents les animaux et les statues, restituer la vie à certains mourants (Apocalypse de saint Jean, XIII), n’étaient qu’un jeu pour le démon. Dans le Nouveau Testament, il s’exerçait déjà à parler les langues inconnues, à révéler les pensées et les choses cachées, à prédire l’avenir et deviner les songes. Ses maléfices et ses prodiges risquaient, on le conçoit, de réussir auprès des âmes faibles et des cœurs indécis.
Dans tous les lieux où l’idolâtrie subsistait, le Diable remportait un éclatant succès, gagé sur l’argent, la volupté et le goût du pouvoir. La magie traditionnelle demeurait enracinée dans le cœur des néophytes, entretenue par tous les successeurs des druides et des prêtres de Diane. Les pierres dressées, les menhirs, les arbres-fées et leur gui séculaire, les sources et les clairières conservaient des adorateurs d’autant plus fervents qu’ils se savaient menacés. Assimilés aux anciens dieux, les démons, de toutes parts, surgissaient. Ici, ils poursuivaient les femmes de leurs assiduités ; là, ils obsédaient les dormeurs ou venaient posséder des nonnes insatisfaites. A la Pythie, aux marchands de philtres thessaliens, aux augures et aux mages succédaient les sorcières et les nécromants habiles à faire tomber les hommes dans les pièges du Malin. Les prêtres, stipule un décret du Concile de Tours (813), « doivent avertir les peuples fidèles et ne pas leur laisser ignorer que les arts magiques, les [p. 22] incantations, ne peuvent servir de remèdes à aucune maladie des hommes ; ne peuvent guérir les animaux malades, boiteux ou mourants ; les chapelets d’ossements ou d’herbes ne peuvent rendre aucun service aux hommes ; toutes ces choses sont simplement les lacs et les pièges de l’ennemi antique, qui, toujours perfide, s’efforce de tromper le genre humain. »
Mais la superstition se moquait bien des Conciles, des prêches et des Capitulaires.
Pas plus qu’Honorius, Charlemagne n’avait réussi à anéantir des inventions stupides, touchant aux sacrifices humains ou au port de l’œuf de serpent. La chute de l’empire romain n’avait aucunement modifié l’imagination [p. 23] populaire sans cesse à l’affût du fantastique et du merveilleux. Les récits de Grégoire de Tours — qui admettait facilement les fables et les contes — sont le reflet de ces croyances partagées par Frédégonde et Childéric Ill. En ces temps troublés par les révolutions de palais, les famines, les invasions, le moindre signe passait pour divin ou bien pour satanique. Les Cassandre avaient la partie belle ; d’autant plus belle, que les mesures coercitives prises à l’encontre des païens récalcitrants, ne portaient pas de véritables fruits. Charlemagne, on le sait, échoua à Roncevaux et sa campagne de baptêmes forcés chez les Saxons se solda par un cuisant échec. Ses successeurs hésitèrent à sévir. On voit, par exemple, Louis le Débonnaire se satisfaire d’une enquête détaillée sur la persistance des cultes étrangers.
Charles le Chauve avait bien proposé dans son capitulaire de Quiersy-sur-Oise (873) de punir de mort le crime de sorcellerie, mais l’Église avait horreur du sang. Et puis son pouvoir chancelant, mal assuré, menacé par l’Empire dont elle se protégeait plus ou moins aisément, la rendait hésitante. Elle n’osait pas encore frapper parle fer et par le feu. Dans son sein même, le doute subsistait quant à la réalité des opérations goétiques. « Beaucoup de gens croient qu’il y a des sorcières, déclare un sermon du VIIIe siècle (publié dans la « Revue Bénédictine »), et [p. 24]
FIG 20 ARS MORIENDI (exemplaire Weigel).
[p. 25]
qu’elles dévorent des enfants, du bétail et des chevaux et ·commettent encore d’autres crimes. On ne doit pas croire à tout cela… Il n’y a jamais eu de sorcières et il n’y en aura jamais, mais le diable l’affirme par la bouche de certains maudits. » Les Conciles condamnaient les stryges pour la forme ; tel celui de Paris en 829, qui recommande aux princes de sévir mais leur laisse entièrement le choix du châtiment : il est certain, déclarent les Pères, et beaucoup le savent, que, par divers prestiges ou des illusions diaboliques, quelques cerveaux se trouvent empoisonnés au moyen de philtres d’amour, d’aliments et de phylactères ; les hommes les estiment devenus fous, car ils ne sentent même plus leur honte. Leurs maléfices peuvent, dit-on, troubler l’air, envoyer la grêle, prédire l’avenir, enlever les fruits et le lait aux uns, pour les donner à d’autres, et faire des prodiges innombrables. Dès qu’ils sont découverts, les coupables, hommes ou femmes, doivent être soumis à la discipline et punis par les soins du prince, avec d’autant plus de sévérité, que leur audace méchante et téméraire ne craint point de servir le diable. » (4).
Ce texte, très intéressant en raison même de son ancienneté, prouve que les croyances relatives à l’effet des breuvages et des charmes, avaient, dès le début du IXe siècle, trouvé un accueil favorable auprès d’une partie du haut clergé. Plus intimement mêlés à la population rurale, les moines et les anachorètes entendaient, eux aussi, des allusions perpétuelles aux divinités sylvestres dont le crédit ne baissait pas. A leur tête se trouvait Diane, la peu exigeante Diane, facile à adorer ; souveraine maîtresse des forêts profondes, des lieux reculés où n’avait guère pénétré le
La descente aux Limbes (Troyes).
message du Christ. J’avais, nous dit le diacre Walfroie, dont l’histoire nous est rapportée par Grégoire de Tours (VIII, 14-16), « pour boisson et aliments un peu de pain et de légumes et quelques gorgées d’eau. Et dès qu’afflua vers moi la multitude des fermes voisines, je lui prêchai sans relâche que Diane n’était rien, ses idoles néant, comme tout le culte qu’ils paraissaient leur rendre ; que c’était chose indigne, les cantiques proférés parmi leurs [p. 26] beuveries et leurs flots de débauche ; qu’ils devaient plutôt offrir leur sacrifice de louange au Dieu tout puissant, qui a fait le ciel et la terre. Souvent aussi, je priais le Seigneur qu’il voulût bien abattre cette idole, pour arracher le peuple à son erreur. La divine miséricorde inclina ces âmes de vilains à prêter attention aux paroles de ma bouche, c’est-à-dire à quitter les idoles et à suivre le Seigneur. Réunissant alors plusieurs d’entre eux, je parvins avec leur aide à jeter à bas cette énorme statue, que mes seules forces n’avaient pu ébranler. Quant aux autres images, qui offraient moins d’obstacle, je les avais déjà brisées. » (5).
Combien de chefs-d’œuvre disparurent sous le pic et la pioche de ces pieux iconoclastes, nul ne le sait, mais ceci est un autre sujet… Diane qui, par une prodigieuse métamorphose, devait se changer en reine du Sabbat, voire en Diable tout court, égarait le cœur et la raison, sans leur inspirer un effroi trop profond. En d’autres termes, les campagnes croyaient aux esprits, aux transports aériens, à l’action exercée par les démons sur la création, mais tout cela leur paraissait et leur parut, fort longtemps, naturel. Ce qui ressort parfaitement du texte du fameux Canon Episcopi qu’il nous paraît utile de mentionner intégralement : [p. 27]
SCHONGAUER : La descente aux Limbes (Colmar).
« Les évêques et leurs ministres doivent s’efforcer, par tous les moyens, d’arracher à fond de leurs paroisses l’art de la magie et du sortilège, pernicieuse invention du diable. S’ils découvrent un homme ou une femme coupable de ce crime, qu’ils le flétrissent, le couvrent de honte et le chassent de leur territoire. L’apôtre dit en effet : « Fuyez l’hérétique après lui avoir fait une première, puis une seconde réprimande, et sachez que quiconque reste en cet état est perverti. » Ils sont en effet pervertis et les captifs du diable ceux qui, abandonnant leur Créateur, cherchent la protection diabolique, aussi faut-li nettoyer la Sainte Église d’une telle peste.
§ 1 — N’omettons pas non plus ce qui suit : quelques femmes criminelles, qui, séduites par des illusions et des fantômes démoniaques, se sont replacées sous le joug de Satan, croient et répètent que, pendant la nuit, avec Diane, déesse des païens, ou bien avec Hérodiade et une foule innombrable d’autres femmes, elles chevauchent sur certains animaux et franchissent de grands espaces au milieu du silence des ténèbres, obéissant à cette déesse comme à une souveraine, et appelées certaines nuits auprès d’elle pour la servir. Or plût à Dieu que ces femmes eussent été les seules victimes de leur méchanceté et n’eussent pas entraîné beaucoup d’âmes dans l’abîme de l’incrédulité. [p. 28] En effet, une foule innombrable, victime de cette fausse opinion, croit à la vérité de tous ces récits, et, les croyant, abandonne le sentier de la foi droite. Elle se laisse enlacer dans l’erreur des païens, car elle estime qu’en dehors du seul Dieu, il peut exister quelqu’autre divinité et quelqu’autre puissance. Aussi, les prêtres, dans les églises qui leur sont confiées, doivent mettre tout leur zèle à instruire le peuple, à lui apprendre que tout cela est faux, que ce sont de purs fantômes, envoyés dans l’âme des fidèles, non par l’esprit de Dieu, mais par l’esprit malin.
§ 2 — Satan, en effet, qui se transfigure en ange de lumière, devenu par l’infidélité maître de l’âme d’une pauvre femme, prend aussitôt la forme et les apparences de diverses personnes, et, se jouant, pendant le sommeil, de l’âme qu’il tient captive, lui montre des objets tantôt gais, tantôt tristes, des visages connus et inconnus ; il la conduit ainsi hors du droit chemin. Tout cela se passe uniquement dans l’esprit, mais l’âme infidèle est convaincue que tout cela est réel. A qui n’arrive-t-H pas, en effet, de sortir de soi-même dans les songes et les visions nocturnes, et de voir,
FIG 23 Albert DURER : La Bête de I’ Apocalypse.
en rêve, bien des choses que, à l’état de veille, il n’a jamais vues ? Qui donc serait assez borné et assez sot pour imaginer que tout ce qui se passe dans l’esprit seulement existe aussi en dehors, quand le prophète Ezéchiel a eu les visions du Seigneur, en esprit, non dans son corps et que l’apôtre Jean a vu et entendu les mystères de l’Apocalypse dans son esprit, non dans son corps, comme il le dit lui-même : « Je fus sur le champ ravi en esprit. » Et Paul n’ose pas dire qu’il a été ravi en corps. Il importe donc de dire publiquement à tous, que celui qui croit de pareilles choses et autres du même genre, a perdu la foi, et que quiconque n’a dans le Seigneur une foi droite, n’est pas à lui, mais à celui en qui il croit, c’est-à-dire au diable. Or, de Notre-Seigneur, il est écrit : « Toutes choses ont été faites par lui. Quiconque donc croit que quelque chose peut être fait, une créature changée en mieux ou en pire, ou transformée en une autre espèce, ou dotée d’une apparence différente. autrement que par le Créateur lui-même, celui qui a tout fait, et par qui tout a été fait, celui-là est incontestablement un infidèle et pire qu’un païen. » (6). [p.29]
[p. 30]
TADDEO DI BARTOLO : Détail de l’Enfer de la cathédrale San Gimignano.
[p. 31]
L’ « HEXENWAHN »
L’ENSEMBLE des opérations de la Sorcellerie médiévale se trouve défini dans ce Canon Episcopi, à savoir le transport nocturne au sabbat, l’adoration des faux dieux ; les prestiges, les visions et les métamorphoses, qui éloignent les maudits de la voie tracée par Jésus-Christ. Une fois encore, l’Église se contente de recommandations, mais ces dernières deviennent plus exactes et se font plus pressantes.
On sent déjà que les peines disciplinaires pourront devenir châtiments corporels. Les masses populaires risquent en effet d’échapper à l’influence chrétienne ; de se jeter à corps perdu dans les schismes et les hérésies sans cesse renaissantes. Qu’on se rappelle la lutte interminable menée par les basileis byzantins contre les Bogomiles ; la sanglante guerre livrée aux Albigeois et aux Cathares…
Puis le temps passe, et l’Église a le temps pour elle. Les Croisades confirment sa puissance spirituelle ; l’aigle impériale use en vain ses serres sur la confession de Saint-Pierre, et les vices du clergé : simonie, nicolaïsme, homophilie, peu à peu jugulés, lui permettent de revenir aux sources évangéliques.
Elle engage donc une lutte dogmatique et sans merci contre la Sorcellerie, crimen exceptum, crimen atrocissimum, qui « surpasse en malice le péché des anges. » (Malleus maleficarum). Se souvenant qu’elle procède de la gnose, des mantiques latine et celte, de mille superstitions qu’Origène, Irénée et Épiphane n’avaient pu extirper, elle l’assimile à une vérité révélée et à une hérésie nouvelle. Elle donne raison, contre la Raison même, à ses prêtres, à ses missionnaires, persuadés de la pratique des pactes, des ligatures, des évocations, des métamorphoses, des assemblées nocturnes de la Walpurgisnacht. Infiniment exagérée, l’action du démon devient indiscutable et les épidémies de Satanisme qui avaient sévi dès la fin du Xlle siècle, se répandent comme une traînée de poudre. [p. 32]
Tympan de saint Yved (Musée de Soissons).
Alors commence le règne de la Vertu, qui sous-entend celui de la Terreur. La chasse et le massacre des stryges ; le terrible mouvement auquel on a donné le nom d’Hexenwahn. Les commandements scripturaires n’exigent-ils pas que l’on fasse périr la sorcière et tous ceux dont la vue offusque l’Éternel ? « Tu ne laisseras pas vivre la sorcière », est le précepte jeté à la face des rois ; sinon tu subiras le sort de Manassés, de Saül et d’Ochosias ; tes villes seront brûlées comme Sodome, réduites en poussière comme Ninive. Plus que jamais les théologiens et les inquisiteurs de la Foi suivent les textes bibliques, tandis que s’intensifie la propagation de la hantise par l’image, dont nous avons touché un mot précédemment. L’Europe est en passe de devenir une vaste prison où d’ardents bûchers sont prêts à flamboyer. Au début du XIVe siècle, les prêtres tonnent en chaire contre les sorciers, recommandent aux fidèles de dénoncer leurs méfaits, leur interdisent de s’assembler la nuit pour célébrer des offices sataniques, nés de leur imagination délirante. Bientôt, la découverte de l’imprimerie — invention diabolique par excellence — permettra la multiplication des « fouets », des « marteaux », des « fléaux » dirigés contre quelques malheureux que leur esprit de révolte ou leur folie avaient éloignés de la règle commune. Ainsi l’Église finira-t-elle par tomber dans le piège qu’elle avait dressé. Le Diable occidental créé de toutes pièces par des mystiques et [p. 33] des visionnaires, se sera taillé une place immense dans l’univers chrétien. Chacun dès lors tremblera à l’audition des peines susceptibles de suivre le Jugement dernier. Chacun frémira en contemplant sur les murs des couvents et des cloîtres les crapauds, les lézards et les larves infligeant d’indicibles supplices à la foule des damnés. Mais la réaction née de ces visions d’horreur sera elle aussi d’une violence inouïe ; leurs promoteurs sombreront dans le ridicule et le divin prestige s’en trouvera terni.
HOTCHO : Démon (IXe siècle après Jésus-Christ). Musée de Berlin.
Les textes démontrent néanmoins que les papes ont entretenu cette psychose infernale. Et ces textes sont nombreux, et ils émanent aussi bien de pontifes croyants, voire obsédés, comme Jean XXII, que de ces parfaits sceptiques dont Alexandre VI demeure le prototype.
Nous ne saurions, bien entendu, citer ces références dans leur ensemble, mais la mention de passages essentiels prouvera, nous l’espérons, combien a été manifeste la volonté de poursuite des sorciers » :
« Nous apprenons avec douleur, écrit Jean XXII, l’iniquité de plusieurs hommes, chrétiens seulement de nom. Ils traitent avec la mort et pactisent avec l’enfer, car ils sacrifient aux démons ; ils les adorent, fabriquent et font fabriquer des images, un anneau, un miroir, une fiole ou un autre objet dans lequel ils renferment les démons, par la magie ; ils les interrogent, obtiennent des réponses, demandent du secours pour l’accomplissement de leurs désirs pervers, se déclarent esclaves fétides dans le but le plus répugnant. O douleur ! cette peste prend dans le monde des développements insolites, elle envahit de plus en plus le troupeau du Christ… » (Bulle Super illius specula, 1326) ;
« Ils immolent aux démons, les adorent, attendent et reçoivent d’eux des réponses aux demandes qui leur sont adressées ; ils leur font hommage et remettent en gage un papier écrit ou n’importe quel autre objet. En revanche, d’un seul mot, d’un toucher, d’un signe, les amis de Satan peuvent envoyer ou enlever les maléfices à qui bon leur semble, guérir les maladies, exciter les tempêtes … Ils font [p. 34] des images pour obliger les démons à leur obéir, opèrent des maléfices en invoquant les diables, ne craignent pas d’abuser de l’Eucharistie et des éléments du baptême ou des autres sacrements, baptisent ou font baptiser des images de cire ou autres, toujours avec des invocations diaboliques. » (Bulle d’Eugène IV, 1437) ;
STEPHAN LOCHNER : Le Jugement dernier (Cologne).
« Récemment, il nous est revenu, non sans une grande douleur, qu’en quelques parties de l’Allemagne supérieure, ainsi que dans les provinces, cités, terres, localités et diocèses de Mayence, Cologne, Trèves, Salzbourg et Brème, beaucoup de personnes des deux sexes, oublieuses de leur salut, déviant de la foi catholique, se livrent à des excès avec les démons incubes et succubes ; que par leurs incantations, charmes, conjurations et autres superstitions sacrilèges, par leurs sortilèges, leurs excès, leurs crimes et leurs fautes, les enfantements des femmes, les produits des troupeaux, les récoltes, les raisins des vignes, les fruits des arbres, les hommes, les femmes, les troupeaux, le bétail, les diverses espèces d’animaux, les vignes, les prés, les vergers, les pâturages, les blés, les froments et les autres productions du sol périssent et meurent ; les hommes eux-mêmes, les femmes, les bêtes de somme, les troupeaux, les bestiaux, les autres animaux sont atteints et torturés de maux et de tourments tant internes qu’externes ; les hommes sont empêchés d’engendrer, les femmes de concevoir, les maris d’exercer vis-à-vis de leurs femmes les actes conjugaux et les femmes vis-à-vis de leurs maris.
La foi même qu’ils ont reçue au saint baptême, ils la renient d’une bouche sacrilège. Ils ne craignent plus de commettre, à l’instigation de l’ennemi [p. 35]
SIGNORELLI : Détail de l’Enfer (cathédrale d’Orvieto).
du genre humain, les crimes les plus nombreux, d’autres excès et forfaits, au péril de leurs âmes, au mépris de la majesté divine, au scandale de la foule. » (Bulle Summis desiderantes affectibus, d’Innocent VIII, 1484.) Il n’est point jusqu’à Alexandre Borgia qui, fort soucieux de son devoir pastoral, ne donne pleins pouvoirs au dominicain Angelo de Vérone, pour purger la Lombardie de tous ceux qui « s’adonnent à des incantations et des superstitions diaboliques, commettent des crimes infâmes au moyen de leurs poisons (sic) et de diverses pratiques, détruisant les hommes, les bêtes, les récoltes, répandant de scandaleuses erreurs… » (Bulle Cum acceperimus, 1494.)
CRANACH : Le Jugement dernier (Nancy)
La parution de ces Bulles, en particulier de celle d’innocent VIII, que Schwager a justement qualifiée de « chant de guerre de l’Enfer », a beaucoup surpris les historiens modernes. Ils se sont étonnés que des savants, des esthètes, voire des saints, aient publié de pareilles inepties et donné leur caution ultérieure à des ouvrages aussi monstrueux [p. 38] que le « Malleus maleficarum » ou que le « Formicarius », simples commentaires de ces lettres patentes.
L’entrée de l’Enfer (Conques).
Ces historiens oublient que de nombreux pontifes estimaient véridique la présence de Satan et que, d’autre part, l’Église avait besoin de cette croyance pour affermir sa puissance. On ne peut guère juger de ces problèmes avec un cœur sec de logicien. Il nous faut faire abstraction du rationalisme et nous efforcer de retrouver, pour la comprendre, l’atmosphère saturée de diabolisme, de ces époques troublées. La crainte de [p. 38] l’envoûtement et du nouement de l’aiguillette, pour ne citer qu’eux, tenait les peuples, les papes et les rois, sous sa férule criminelle, au point que certains mariages n’étaient célébrés que la nuit, dans le plus grand secret. Jean XXII, dont le règne brillant honore son siècle, était persuadé que le démon le persécutait et il le voyait partout, jusque dans le Sacré Collège : « Ils ont préparé, écrivait-il en 1317, des breuvages pour nous empoisonner, nous et quelques cardinaux ; et n’ayant pas eu l’occasion de nous les faire prendre, ils ont fabriqué des images avec incantations magiques et évocations des démons ; mais Dieu nous a préservé et fait tomber entre nos mains trois de ces images. » (7). Ce pontife se plaignait, en outre, des attaques des magiciens cathares qui lui voulaient causer une maladie de langueur, et l’on sait qu’il fit brûler vifs des conjurés qui s’étaient mis en tête d’envoûter Charles IV le Bel. L’exemple, on le voit, venait de haut. Qu’on imagine après cela quelles idées bizarres circulaient dans le peuple ! Quelle influence les prestidigitateurs et les charlatans pouvaient exercer sur lui, en se réclamant de la Puissance des Ténèbres !
Angelico. Le châtiment des damnés (Florence).
Certes, la crédulité de Jean XXll était immense. Mais de nombreux autres papes auraient pu mettre le holà, ouvrir les yeux à leurs contemporains, leur montrer le ridicule de leurs superstitions.
Or, la campagne iconographique [p. 39] que et les bulles que nous avons citées prouvent une volonté exactement opposée.
Leur répétition, leurs analogies, leur forme même, démontrent que l’Église a cherché à entretenir un climat favorable à l’expansion de la Sorcellerie. On peut se demander quels mobiles l’ont incitée à agir de la sorte. Le déclin de la foi ? La lassitude engendrée par les interminables conflits des XIVe et XVe siècles ? Certainement, mais surtout, le besoin de tenir le peuple, de supprimer les hérésies et d’abaisser tous ceux qui risquaient d’entraver sa marche triomphante.
Nous avons vu, en ce qui concerne le peuple, combien l’attitude. de l’Église avait été fluctuante et indécise. Il est hors de doute qu’elle s’est efforcée de lui faire peur grâce à la représentation des châtiments d’outre-tombe ; mais elle a voulu aussi se le gagner en ridiculisant le Diable dans les sermons et dans les « Mystères ». Derrière les balourdises, les enfantillages et les mauvais calembours, elle a joué au plus fin avec Satan, car elle savait qu’une fois achevée la comédie, une partie du peuple implorait le pardon du démon, quitte à lui rendre hommage le soir du sabbat. L’immense majorité, cependant, respectait le dogme et, sectatrice de la tradition, approuvait les rigueurs de la justice.
[p. 40]
[p. 41]
Elle assistait avec joie à la crémation des sorciers et réclamait de nouvelles tortures : « Les premières années du XIVe siècle, écrit Michelet, ne sont qu’un long procès… Les accusations vinrent en foule, sorcellerie surtout. Cette dernière était mêlée à toutes, elle en faisait l’attrait et l’horreur » (Histoire de France, V, 5). De là les autodafés fort bien alimentés par l’intolérance des juges, le sadisme des foules et — qui sait ? — le plaisir morbide que certains malades ou certains dévoyés pouvaient trouver dans la punition ou l’apparat d’un supplice grandiose… Un de ces supplices où excellèrent les Inquisitions de Toulouse, d’Espagne et de Goa.
Raddeo Di Bartolo. Le Châtiment des Sodomites et desvadultères (San Gemmignano).
Au besoin, toute une secte, tout un groupe d’hérétiques : les Stadinghiens, les Cathares, les Vaudois, notamment, pouvaient être sacrifiés, lorsqu’ils empêchaient le parfait fonctionnement des rouages de l’Église ou de l’état. On sait aussi ce qu’il en coûta à l’Ordre du Temple d’avoir pratiqué la banque et dressé sa grandeur contre celle des papes et des rois. La même peur de l’anarchie, la même crédulité existèrent dans les pays protestants, mais il faut croire que les sorciers étaientplus hérétiques encore que les prétendus Réformés. Peut-être nous dira-t-on, qu’à l’exclusion de quelques fieffés hérétiques, le problème le [p. 42] plus délicat consistait à trouver des sorciers ? Rien, au contraire, ne s’avérait plus aisé. Les populations rurales n’ayant jamais renoncé à leurs croyances animistes et à leurs pratiques pré-logiques, il était facile d’opérer parmi elles des sondages improvisés, voire ·des arrestations massives. Ce fut, d’ailleurs, le cas dans le Labourd et en Franche-Comté sous le
Scène infernale (anonyme portugais, Lisbonne).
règne du bon roi Henri… Les ragots, les accusations anonymes et mensongères que recueillaient aussi bien les prêtres que les magistrats ; quelques jours de prison ; de savantes tortures prolongées sinon répétées, faisaient le reste. Les victimes de l’Inquisition et des Grands Juges sortaient, telles des loques, des mains du bourreau, prêtes à alimenter la flamme rédemptrice. Enfin, il ne faut pas oublier que le phénomène de la sorcellerie s’apparente à une maladie épidémique. Il était donc susceptible d’offrir des signes cliniques certains, permettant l’établissement d’un diagnostic infaillible et rapide. C’est du moins ce que pensaient les théologiens et les démonologues. qui, jugeant leurs semblables sur le physique et le comportement, s’estimaient capables de connaître d’emblée les séides du démon.
On imagine à quels abus des théories aussi fantaisistes [p. 44] pouvaient conduire. La masse, cependant, les partageait, obnubilée qu’elle était devenue par les méfaits des sorciers, dont les sermons, la faune étrange des cathédrales et les cataclysmes naturels lui rappelaient la présence permanente. Les misères physiologiques sublimées par les artistes dans leurs vues de l’enfer ou leurs descriptions, infiniment plus pâles, des joies du paradis ; [p. 45]
Michel-Ange. Groupe de damnés. (Rome).
une grande partie des peuples les subissait. C’est là que devaient se recruter les sorciers, considérés sur leur mine pâle et défaite, due à la carence alimentaire ou à d’excessives dépenses de vitalité. Une sorte d’ostracisme s’exerça ainsi à l’égard des débiles mentaux, des dégénérés, des déments ; de tous ceux que leur hérédité morbide, leur laideur naturelle, rapprochaient de l’univers fantastique et tératologique volontairement développé par l’Art médiéval. Tous les malheureux marqués par une malformation crânienne, une asymétrie faciale, un infantilisme, un déséquilibre psycho-sexuel ou d’autres stigmates de dégénérescence, avaient de fortes chances de passer pour des amis du Diable. A leur nombre déjà grand venait, d’ailleurs, se joindre la foule des érotomanes, des épileptiques et des hystériques dont la névrose, comme Richet l’a fort bien mis en lumière, avait pu naître de la misère, de la gêne ou du chagrin.
Ainsi le monde se trouvait-il pris dans un engrenage impitoyable, dans un cercle vicieux qui voulait que l’on séparât les bons, les riches et les bien constitués, des mauvais, des pauvres et des déshérités. Tant soit peu [p. 46] schématique cette vision correspond exactement au thème du Jugement dernier que les esprits les plus ignorants et les plus frustes étaient devenus aptes à concevoir de manière immédiate. Le behaviorisme des prétendus sorciers étant connu de tous, les inquisiteurs et les juges n’avaient qu’à suivre la vox Dei, pour autant que l’on puisse dire que Dieu ait voulu les carnages et les holocaustes commis en son nom :
« L’homme est donc bien pervers, ou le ciel bien féroce !
Pourquoi l’instinct du mal est)il si fort en nous,
Que notre volonté subit son joug atroce
A l’heure où la prière écorche nos genoux ? …
L’homme est donc bien pervers, ou le ciel bien féroce ! »
Notes
(1) Parfaitement manichéen Sade écrit dans sa « Juliette » : « N’en doutons pas, le mal ou du moins ce que nous nommons ainsi, est absolument utile à l’organisation vicieuse de ce triste univers. Le Dieu qui l’a formé est un être très vindicatif, très barbare, très méchant, très injuste, très cruel, et cela, parce que la vengeance, la barbarie, la méchanceté, l’iniquité, la scélératesse, sont des modes nécessaires aux ressorts de ce vaste ouvrage, et dont nous ne nous plaignons que quand ils nous nuisent patients, le crime a tort; agents, il a raison. »
(2) Le merveilleux voyage de saint Brandan… Légende latine du IXe siècle renouvelée par P. Tuffrau, Paris. L’artisan du Livre, 1925. pp. 164-165.
(3) Trad. de Cauzons. « La Magie et la Sorcellerie en France ». Paris, Dorbon t. 1, p. 354.
(4) Labbe, Concilia, t. VII. col. 1658.
(5) Calamités et Miracles. Récits tirés de l’Histoire des Francs. Trad. Charly Clerc. Paris, Stock, 1930, pp. 119-120.
(6) Traduction De Cauzons. Ouv. cit., Tome 1. pp. 364 à 366.
(7) Bibliothèque archéologique et historique du Tarn-et-Garonne. Tome IV, 1876.
LAISSER UN COMMENTAIRE