Roland Antonioli. Rabelais et les songes. Extrait des « Cahiers de l’Association internationale des études françaises », (Paris), n°30, 1978, pp. 7-21.
Roland Antonioli ( ? -1991). Professeur émérite de langue et littérature françaises à l’Université de Lyon III (Jean Moulin).
Quelques publication:
La Médecine dans la vie et dans l’œuvre de Fr. Rabelais. Thèse. Lettres. Paris IV. 1974.
Rabelais et la médecine. Genève : Droz 1976. XI-394 p.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originale de bas de page en fin d’article. – Sauf le tableau en fin d’article, les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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RABELAIS ET LES SONGES
Communication de M. Roland ANTONIOLI
(Lyon)
au XXIXe Congrès de l’Association, le 25 juillet 1977.
Les héros rabelaisiens prennent rarement le temps de songer et encore moins celui de décrire leurs rêves. Ils ressemblent en cela aux géants des Chroniques qui sont des hommes d’action, et ne s’arrêtent guère pour dormir, si ce n’est pour trois mois et pour engloutir quelque berger. Leurs « merveilleuses vies » sont avant tout des « chroniques » et la merveille est dans la puissance ou l’exploit plus que dans le savoir.
A trois reprises, cependant, l’œuvre s’immobilise, les héros s’interrogent et cherchent dans le songe la solution de leurs doutes et la clef d’un savoir perdu. C’est, dans le Pantagruel, lors de la dispute avec Thaumaste (chap. XVIII), dans le Tiers Livre, lorsque Pantagruel conseille à Panurge de « prevoir l’heur ou malheur de son mariage par songes » ( chap. XIII et XIV), dans le Quart Livre, enfin, lorsque Pantagruel et Ponocrates, le prince et le pilote de l’expédition, sommeillent ou rêvent devant Chaneph (chap. LXIII).
Qu’il s’agisse d’un savoir perdu, cela n’apparaît pas encore dans le Pantagruel et ce n’est pas toujours le cas. C’est pourquoi le lexique du rêve ou du songe est chez Rabelais assez ambigu et quelquefois ambivalent. La famille de rêver, rêveur, rêvasser s’accompagne, en général, de synonymes comme « rassoté » ou de commentaires qui évoquent l’idée de vide ou de déraison. Ainsi devant Chaneph, où la perplexité des navigateurs les rend tous « pensifs, matagrobolisez, sesolfiez et faschez ». La famille du songe, elle, est ambivalente, car le dormeur peut aussi rêvasser, comme le dormeur éveillé, et songer creux. C’est ce dont gémit Panurge qu’inquiète l’idée d’une diète présomniale : [p. 8] « si bien et largement je ne soupe, je ne dors rien qui vaille, la nuit ne foys que revasser et autant songe creux que pour lors estoit mon ventre (1) ». Enfin, il existe une troisième famille de songes ou de rêveries dans lesquels le rêveur « cuyde » être vrai ce qui ne l’est pas mais qu’il désire intensément.
C’est ce type de songe que Rabelais expérimente sur lui-même dans un poème adressé à son ami poitevin Jean Bouchet, « des imaginations qu’on peut avoir attendant la chose désirée » et dont il analyse ainsi le mécanisme :
Nos esprits, taincts de mérencolie
Par longue attente et vehement desir
sont de leurs lieux esquels soulaient gésir
Tant deslochez et hautement ravis
que nous cuydons et si nous est advis
qu ‘heures sont jours, et jours plaines annees
Et siècle entier ces neuf ou dix journées.
C’est bien ainsi encore en 1555 que Vivès, dans son Traité de l’âme, décrit le mécanisme du songe. Il est produit par cette faculté de l’esprit que les philosophes appellent la phantasia qui puise ses images dans la mémoire et les assemble en dehors de tout contrôle de la raison. Il atteste en l’homme une faculté qui est indépendante des sens, et qui perçoit ou qui connaît des réalités absentes (res absentes). Mais comme les visions naissent dans les esprits animaux du rêveur, la qualité des songes, leur vérité ou leur vanité, dépend de la qualité des esprits, eux-mêmes sou1nis à celle des esprits vitaux qui naissent dans le cœur. C’est pourquoi, bien des songes sont illusoires (2) ou ne rencontrent la vérité que par accident, comme le sou¬tiennent Aristote et les péripatéticiens (3). On voit même, par 1 ‘exemple de Vivès, combien l’humanisme, vers 1550, marque encore de prudence dans la reconnaissance et l’interprétation des songes, car quelques pages plus loin, après avoir admis, en se fondant sur les songes de Pharaon ou de Joseph dans )’Écriture sainte, le songe prophétique, Vivès ajoute que, dans le cas [p. 9] général, il ne faut pas trop se soucier des songes, que les visions sont des mystifications du démon qui tente d’éprouver le dormeur. Mais on voit aussi s’esquisser une classification : songes vains, songes naturels, songes prophétiques.
Toute la démarche des médecins dans ces deux derniers domaines, de 1530 à 1550, sera de montrer dans le rêve le dévoilement d’une vérité cachée mais qui est en relation profonde avec la personnalité et l’identité du songeur.
La première évocation des songes, dans le Pantagruel, est brève, et presque occasionnelle. Elle est amenée, dans la scène de la dispute avec Thaumaste, au chapitre XVIII, par les hautes matières qui vont faire l’objet de la dispute, et surtout par la manière d’arguer proposée par Thaumaste, « c’est assavoir par signes et sans parler ». Hautes matières puisqu’il y est question de Mercure, qui préside dans les cultes orientaux à toute sagesse hermétique (4) et de divers types de félicité humaine. Aussi comprend-on sans peine que « jamais gens plus feussent eslevez et transportés en pensée que furent toute cette nuit, tant Thau¬maste que Pantagruel ». Ce dernier, en effet, a les esprits ani¬maux fort émus. C’est la tempête sous un crâne et il entre en la « haute game », comme Panurge, au Quart Livre, sur la mer démontée (5). Mais aucune fureur ficinienne ne vient encore illuminer son esprit et toute la nuit il ne fait que ravasser après :
le livre de Beda, de numeris et signis ;
le livre de Plotin, de inenarrabilibus ;
le livre de Procle, de Magia ;
les livres de Artemidore, Per onirocriticon ;
De Anaxagoras, Peri Semion ;
D’Ynarius, peri Aphaton ;
les Iivres de Philistion ;
Hipponax, Peri Anecphoneton;
et un tas d’autres, tant que Panurge luy dist. « Seigneur, laissez toutes ces pensées et vous allez coucher, car je vous sens tant esmeu en votre esprit que bient tost tomberiez en quelque fièvre éphémère par cest excès de pensement. » [p. 10]
Comme on voit, ce n’est pas tant le songe qui est en cause ici que son usage. Une seule référence, dans toute cette liste, est sérieuse, celle d ‘Artémidore. Tout le reste se perd dans l ‘ineffable trésor d’ouvrages qui n’ont jamais été écrits. Sans doute Rabelais entrevoit-il bien déjà dans le songe un langage figuré, analogue à la numération par signes dont se servent les magiciens (6). Mais il s’agit de tirer de ce langage voilé une révélation qui porte sur la connaissance du divin et qui n’est accessible qu’à quelques initiés. Or, c’est l’heure où l’humanisme retrouve, aux alentours de 1530, la leçon de la sagesse socratique, avec son souci de la mesure et des limites, celle que Rabelais rappelle dans l’almanach de 1535 : « quidsupra nos, nihil ad nos » (7). C’est l’heure aussi où il regarde avec quelque perplexité du côté de la cabale, parce qu’elle ne se contente plus, comme au temps de Reuchlin et de l’Augespiegel, de l’interprétation des textes sacrés ou médicaux, mais qu’elle se tourne, à la manière des cultes orientaux, vers la magie et la thaumaturgie. Or, à l’égard de ces sciences, Rabelais, comme Tiraqueau, a toujours été très hostile (8). Enfin, si l’idée d’un langage voilé qui parle par images ou par paraboles convient aussi admirablement à son propos que les « caresmes allégoriés » conviennent à l’enseignement du peuple (9), l’idée d’une pensée qui se constitue en dehors de la parole, de tout code accessible et, surtout, de toute détermination du signifié, lui a toujours semblé une joyeuse mystification.
Dans le Tiers Livre, quatorze ans plus tard, le climat est tout différent. C’est Pantagruel lui-même qui propose le recours aux songes, qui s’appuye sur les théorèmes de médecine et cite une [p. 11] substantielle liste d’autorités, où Artémidore se retrouve en queue, et où figurent Hippocrate et Aristote à côté de Platon, et d’un bon nombre de néoplatoniciens comme Plotin, Jamblique et Synesius.
Cette évolution est le signe d’un regain d’intérêt manifeste pour les songes dans le monde des médecins et des philosophes. Les médecins n’avaient pas oublié certes, comme l’indique Aristote, que le songe peut être l’indice d’une affection de l’âme ou de ! ‘esprit, mais les livres sur les songes d’Hippocrate et de Galien n’étaient pas au programme à Montpellier, et ceux d’Artémidore, que Rabelais a dû connaître dans le cercle de Tiraqueau, puisque ce dernier le cite dans son De legibus connubialibus(10), suscitaient, vers 1530, d’expresses réserves (11). Le climat commence à changer toutefois à partir de 1538, au moment où Rabelais effectue à Montpellier son second séjour. On se penche d’abord sur les songes naturels. Rabelais n’avait pas attendu, certes, Jules César Scaliger pour lire le livre d’Hippocrate sur les songes, car il constitue le quatrième livre du Régimequ’il a feuilleté pour régler la diététique nouvelle de Gargantua (12). Mais c’est un fait que l’ouvrage est publié à part en 1539, avec une prudente préface et d’abondants commentaires. Cornarius, dont Rabelais a déjà lu, à Lyon, l’édition du traité des Airs, des Eaux et des Lieux, publie, lui aussi, en 1539, une nouvelle édition des cinq livres d ‘Artémidore Sur l’interprétation des songes. Pourquoi ce brusque engouement pour les songes? Charles Fontaine, ce Parisien égaré sur les rives de la Saône, le dit dans la traduction qu’il donne d’Artémidore en 1547 ; parce que le songe intéresse les poètes, mais aussi parce [p. 12] qu’on s’intéresse de plus en plus à l’art de prédire sous toutes ses formes, et l’influence de la Cour, celle d’Henri II et de Catherine de Médicis, n’est pas étrangère à ce nouveau climat. Les platoniciens toutefois, spécialistes du songe prophétique, comme Jamblique ou Synesius de Cyrène, demeuraient encore quelque peu suspects, en raison de leur empirisme et de leurs connaissances magiques, mais en 1540, Auger Ferrier, qui s’inscrit à Montpellier pour son baccalauréat en médecine, prépare, entre deux cours, un traité des songes, où il donne à la fois les traités d’Hippocrate et de Galien et celui de Synesius.
Le livre paraît simultanément à Toulouse et à Lyon, chez Jean de Tournes, en 1549. Ce qui ne manque pas d’intérêt c’est que l’édition toulousaine débute par une préface au lecteur où Auger Ferrier se met en scène, songeant et ne cherchant qu’à escalader le mont de la sagesse (Palladis arcem) pendant que ses maîtres, qui furent les collègues et les compagnons de Rabelais, vaquent à leurs occupations, secourent les malades, et entassent les écus (13). On ne sait si Sa porta, Rondelet, Schyron, furent tout à fait convaincus qu’Auger Ferrier avait escaladé les sommets de la sagesse, mais il semble bien que cette longue évocation des maîtres montpelliérains, pour spirituelle et ironique qu’elle soit, n’en a pas moins valeur de dédicace. Elle n’aurait eu aucun intérêt, en tous cas, si Auger Ferrier n’avait pas pensé que son livre serait lu d’abord par un public de médecins. Du reste, dans sa longue préface, il le dit sans ambages : « Cette partie de la philosophie (il s’agit des songes) n’est pas moins certaine que cette partie de la médecine que les grecs nomment seméiotique et dont elle dépend entièrement comme l’attestent tous les livres d’Hippocrate et de Galien sur ce sujet (14). »
Comme on le voit, le songe prophétique, qui met en jeu, non plus seulement la fantaisie, mais ] ‘entendement illuminé, soit [p. 13] parce qu’il rentre en lui-même, soit par quelque révélation divine (15), a, maintenant, chez les médecins même, ses adeptes. Il bénéficie du courant qui pousse la médecine, déçue par les insuffisances du naturalisme galénique, à chercher, autour de 1540, dans l’âme, au sens de principe vital, le principe unique de l’activité psychique et organique de l’homme. C’est le propos d’ouvrages comme le De animade Melanchton (1540), que Rabelais possédait, ou du De animade Vivès ( 1555).
Le thème de l’activité de l’âme, (ou plus exactement de sa partie supérieure, le nousou la mens) qui constitue à veiller pendant que le corps repose, et dont les facultés se trouvent aiguisées et multipliées au moment où l’âme se sépare du corps, avait inspiré à Marsile Ficin une page célèbre de sa Theologia Platonica( 16) :
« Lorsque l’esprit de l’homme se sépare du corps, il embrasse (comme disent les Égyptiens) tous les lieux et tous les temps, se rappelle le passé, prévoit l’avenir, et s’unit à la divinité. » Mais le traité des songes d’Hippocrate, que vient de publier Scaliger, commence par une description analogue. S’il ne fait pas d ‘hypothèse sur la nature de la psyché, il décrit ainsi son activité nocturne : « Le corps dormant ne sent pas, mais elle, éveillée, a la connaissance, voit ce qui se voit, entend ce qui s’entend, marche, touche, s’afflige, se recorde, accomplissant dans le petit espace où elle est, pendant le sommeil, toutes les fonctions du corps ou de l’âme. Ainsi quiconque en sait juger sainement, connaît une grande partie de la science. » Et il ajoute : « Parmi les songes, ceux qui sont divins et présagent, soit aux villes, soit aux particuliers, des événements heureux ou malheureux non causés par [p. 14] la faute des parties intéressées, ont des interprètes qui possèdent, là-dessus, un art exact (17). »
De cette évolution, il est naturel de trouver un écho dans le Tiers Livre. Un écho prudent, puisque Rabelais maintient l’allégorie homérique et virgilienne des deux portes d’ivoire et de corne par lesquelles entrent les songes, selon qu’ils sont « confus, f alla ces et incertains » ou, au contraire, « certains, vrays et infallibles ». Synesius, par contre, conteste cette interprétation, car, dit-il, si la Pénélope d’Homère avait été mieux instruite de la nature des rêves, elle les aurait fait tous sortir par la porte de corne puisqu’Ulysse était près d’elle, et c’est à lui qu’elle parlait de la fausseté de son rêve (18). Un écho prudent aussi, parce que, comme Scaliger ou Auger Ferrier, il renvoie au temps des hauts bonnets toutes les superstitions colportées par la philosophie occulte sur « les vertus de l’épaule guausche du crocodile et du chaméléon, sauf l’honneur du vieulx Démocrite ».
Dans l’interprétation du songe de Panurge, Rabelais, cependant, montre qu’il connaît bien Artémidore et Synesius (qu’avait commenté Marsile Ficin). Comme Panurge, en effet, vient d’exposer que, dans son rêve, sa jeune femme lui faisait « deux belles petites cornes au-dessus du front », Pantagruel répond : « Vostre femme ne vous fera realement et en apparence exterieure cornes au front, comme portent les satyres, mais elle ne vous tiendra foy ne loyauté conjugalle. Ces tu y poinct est apertement exposé par Artemidorus comme je diz. » Il ne me paraît pas certain, contrairement à ce que répètent toutes les éditions qui suivent fidèlement l’édition critique, que Pantagruel ait en tête divers rêves d’animaux à corne, qu’Artémidore analyse au chapitre XII du Livre II. Il y a bien les chèvres qui, dit-il, « ne contribuent à former mariages, amitiés, associations, ni ne les maintiennent quand ils existent, car ces bêtes ne se rassemblent pas en troupeau, mais paissent loin l’une de l’autre sur des précipices et des roches et, non seulement, elles entrent elles-mêmes en des difficultés, mais elles en causent au chevrier » (19). [p. 15]
Il y a bien aussi le sanglier qui indique « pour le marié que la femme n’est ni bienveillante ni gentille » (20). Mais la jeune femme qu’entrevoit Panurge, dans son rêve, est « jeune, galante, belle en perfection » ; elle ne se présente pas sous un jour si disgracieux, et ne le traite pas si sauvagement puisqu’elle « l’entretenoit mignonnement comme un petit dorelot ». Il semble plutôt que Pantagruel ait en vue deux autres chapitres d ‘Artémidore, tous deux au Livre IV. L’un où, précisément, Artémidore distingue les rêves théorématiques qui ont un accomplissement « tout pareil à ce qui a été vu », des rêves allégoriques, car « il serait absurde d’attendre comme se réalisant en accord avec ce qu’on a vu les choses monstrueuses et qui jamais ne sauraient advenir à l’homme en veille, par exemple si l’on rêve qu’on est devenu un dieu, ou qu’on vole, ou qu’on porte des cornes, ou qu’on est descendu dans l’Hadès » (21) ; et il ajoute, un peu plus loin, que les oiseaux nocturnes comme la chouette, en laquelle est, peu après, transformée la femme de Panurge, « représentent des adultères ou des voleurs ou ceux qui ont leur travail la nuit » (22).
La fin du chapitre XIV, sans nous éloigner d’Artémidore qui recommande à l’onirocrite de bien connaître la personnalité du songeur (23), nous ramène aux néoplatoniciens que devrait bien connaître Panurge, puisqu’il a étudié, comme on sait, avec Picatrix, la diabologie à Tolède (24). Pantagruel, en effet, pour tenter de convaincre Panurge, aveuglé par sa philautia, fait une distinction entre ]es rêves qui épouvantent l’homme au commencement, mais le consolent à la fin, apportés par « l’ange bening et consolateur », et ceux qu’apporte « l’ange maling et seducteur » qui « au commencement resjouist l’homme, en fin le laisse perturbé, fasché, et perplex ». La distinction vient-elle de Jamblique, ou d’un autre diabolologue ? En tous cas, elle est reprise [p. 16] par le traité d’Auger Ferrier (25), et Pantagruel conclut vigoureusement, joignant le cas des rêves naturels à ceux des rêves prophétiques : « Tout ira en desolation, je le prevoy. Sçaichez pour vray que tout sommeil finissant en sursault, et laissant la personne faschee et indignée, ou mal signifie, ou mal praesagist. »
Cette affirmation de Pantagruel mérite considération, car on pourrait être tenté de croire que, dans ces deux chapitres, Rabelais se moque de la prédiction par les songes, tout autant qu’au chapitre XI du Tiers Livre, de la prédiction par les dés. Après tout, c’est Panurge, dont le rôle est plutôt ridicule dans le Tiers Livre, qui songe, et non comme dans le Songe de Pantagruel, qu’imagine en 1542, François Habert, Pantagruel lui-même. Mais, si l’on rapproche ces deux chapitres des deux évocations de la mort de Langey, au chapitre XXI du Tiers Livreet au chapitre XXVII du Quart Livre, il apparaît, tout au contraire, que, pour Pantagruel, le songe prophétique est un cas particulier du songe naturel et qu’il se fonde sur l’observation des signes que recommande Hippocrate dans son livre du Pronostic, celui précisément que Rabelais choisit pour le commenter, sur le texte grec, à Montpellier en 1537.
Or, pour Hippocrate, ce qui se passe dans le corps de l’homme est analogue à ce qui se passe dans} ‘Univers et Rabelais ne peut ignorer cette page du premier livre du Régime : « Je vais montrer des arts qui sont évidemment semblables aux affections des hommes, manifestes et cachées. La divination est dans ce cas; elle veut connaître les choses cachées par les choses apparentes et les choses apparentes par les choses cachées, l’avenir par le présent, le vivant par le mort, et l’intelligence par ce qui ne comprend pas; celui qui sait est toujours dans le vrai, celui qui ne sait pas dit tantôt d’une façon et tantôt d’une autre. C’est là copier la nature et la vie de l’homme… Ce n’est pas le non existant qui provient de la mort, c’est le vivant; par la mort, on connaît le vivant. Le ventre ne comprend pas, mais par le ventre, nous comprenons la soif et la faim » (26). En somme, dans le songe comme dans la maladie ou la tempête, le présent [p. 17] contient l’image voilée du futur. Mais cette image est d’autant plus chargée de signification que la réalisation du signe est plus proche et que son sens a plus d’importance pour celui qui le déchiffre. C’est pourquoi Rabelais attache une importance particulière, non aux songes des défunts, comme le font souvent les experts en oniromancie (par exemple, Agrippa ou Auger Ferrier) ou les poètes (tel François Habert), mais aux songes de ceux qui entrent « en decours de mort » comme Raminagrobis ou Langey. De même, bien que les songes que rappelle Pantagruel à Panurge pour le détourner de son matrimonial dessein, soient allégoriques, et que cette catégorie n’implique pas, en général, un accomplissement immédiat selon Artémidore, la plupart d’entre eux, comme ceux d’Eurydice ou d’Énée, se réalisent le « subséquent jour » ou « bientost après ». C’est ce que Rabelais exprime encore, au chapitre XXI du Tiers Livre, par l’image inspirée du Phédon, mais devenue marine, des navigateurs qui arrivent au « port de repous et de tranquillité » et qu’escortent jusqu’au môle les anges, héros et démons, qui commencent leur communiquer art de divination ». Pour Rabelais, c’est dans le visible que viennent s’inscrire les signes de l’invisible.
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Ce qui donne ainsi au songe dans le Tiers Livre une importance nouvelle, c’est qu’il dépend à la fois de la matière et de l’esprit, et cette situation particulière nous invite à replacer les scènes de songe dans la conception d’ensemble de l ‘œuvre.
Ce qui frappe d’abord dans le songe de Panurge, c’est qu’il y a une liaison entre les songes creux et les « obstinez jeunes » de ceux qui, ainsi, « cuydent plus avant entrer en contemplation des choses celestes ». Certes, Rabelais souligne bien, comme Synesius (27) ou Agrippa (28), que les images du songe, qui viennent se réfléchir dans le miroir de l’âme, ne peuvent être claires et distinctes que si l’âme et le corps sont exempts de toute perturbation. Aussi Pantagruel recommande-t-il à Panurge de [p. 18] s’abstenir de toute nourriture ou de toute boisson qui puisse « troubler et obfusquer ses esprits animaux », mais la théorie même de la sanguification, qu’il rappelle d’un mot, l’amène à remarquer, en citant Gargantua son père (référence solennelle) : « difficile chose estre bons et serains rester les espritz, estant le corps en inanition ». Pareillement, devant Chaneph, peuplée de « cagotz » et d’ « hermites », c’est en s’émancipant de jeûne que les navigateurs élèvent leurs esprits et trouvent une réponse à leurs questions. Si cette diatribe contre le Carême s’élève soudain, à la faveur des préparatifs du songe, c’est, sans doute, parce que la question est à l’ordre du jour, au moment où le Concile de Trente va réaffirmer solennellement le principe de la mortification par le jeûne (29). Mais c’est surtout (car la parenthèse polémique est vite refermée) parce que l’union de l’âme et du corps, dont Rabelais souligne dans cet épisode l’indissoluble sympathie, est un des thèmes majeurs du Tiers Livre. La parabole des nourrices qui vont s’ébattre en liberté lorsque « les enfants bien nettiz, bien repeuz et alaictez dorment profondément », l’expose en termes clairs. C’est lorsque les besoins du corps sont satisfaits que l’âme retrouve sa liberté native. Inversement, si le corps, son nourrisson et hôte naturel, a été trop négligemment traité, l’âme ne peut prendre son envol. L’enfance devient ainsi, dans le Tiers Livre, une image symbolique qui permet de comprendre ce qu’il y a de caché en l’homme, comme le suggère Hippocrate (30). L’enfant qu’on allaite et qu’on berce aide à comprendre l’art de gouverner les peuples nouvellement conquis, l’enfant qui dort aide à comprendre la liaison mystérieuse de l’âme et du corps.
Autre rapport avec l’œuvre, le songe ne se situe pas seulement entre le visible et l’invisible, mais aussi entre le clair et l’obscur. Rabelais le souligne en citant curieusement Héraclite que Pantagruel, pourtant, n’a pas inclus dans sa liste de références : « Héraclite disait rien par songe ne nous estre exposé, rien aussi ne nous estre celé, seulement nous estre donnée signification et indice des choses advenir ou pour l’heur et malheur nostre, ou [p. 19] pour l’heur et malheur d’autruy. » La citation pourrait venir de Synesius, qui écrit, au début de son traité sur les songes : « Si les songes prophétisent l’avenir, si les visions qui se présentent à l’esprit pendant le sommeil donnent à notre curiosité quelque indice pour deviner les choses futures, les songes doivent être tout à la fois vrais et obscurs, et c’est dans leur obscurité même que réside la vérité (31). » On retrouve donc, ici, un langage par signes, comme dans le Pantagruel, à ceci près que les signes se fondent, du moins selon Artémidore, et dans l’épistémologie de l’époque, sur des lois naturelles, comme la sympathie ou la similitude. « L’interprétation des songes », écrit Artérnidore, « n’est rien autre que la mise à côté des choses semblables » (32). Or, cette voie n’est guère différente de celle que suivent ceux qui interprètent les mythes, puisque l’attribution du sens au signe par l’onirocrite, remonte souvent, comme dans le récit, ou la fable, transmis par la mythologie, à une métamorphose. Ainsi par exemple, pour Artémidore, « l’ourse désigne une femme, c’est, en effet, en cet animal qu’a été métamorphosée Callisto l ‘Arcadienne » (33). Rabelais lui-même, employant la même méthode, l’applique au mythe de Protée, dans lequel il voit une allégorie de l’âme que les « passions et affections foraines » dérobent à elle-même. Le songe devient ainsi, non seulement l’exemple, mais le modèle de tout discours qui se cache sous un autre discours. C’est, comme le dit Artémidore, le mendiant de l’Odyssée, qui transmettait les messages quand on le lui avait demandé (34). Mais ces messages n’étaient pas forcément clairs pour le messager. L’interprétation des songes devient donc, elle aussi, un modèle de cette interprétation de l’histoire et des mythes à laquelle se livrent si souvent les héros dans les deux derniers livres, et elle rejoint la conception du récit, à la fois voilé et signifiant, que Rabelais développe dans le prologue du Gargantuaou dans l’épisode de Tarquin et des Gabins (35).
Il y a enfin une dernière liaison entre le songe et l ‘œuvre, c’est celle du songe compensatoire et de l’inspiration créatrice. Le [p. 20] problème ne se pose pas pour Artémidore qui commence par distinguer le rêve et le songe. « La vision de songe », déclare-t-il, « diffère du rêve par ceci qu’il arrive à l’une de signifier l’avenir, à l’autre la réalité présente. Tu vas le comprendre plus clairement ainsi : certains de nos affects sont disposés par nature à accompagner l’âme en sa course, à se ranger auprès d’elle et à susciter ainsi des rêves. Par exemple, l’amoureux rêve nécessairement qu’il est avec l’objet aimé, le craintif voit nécessairement ce qu’il craint et encore l’affamé rêve qu’il mange, l’assoiffé qu’il boit … Il est donc possible d’avoir ces rêves parce que les affects en sont déjà la base, ces rêves eux-mêmes ne comportant pas une annonce de l’avenir, mais un souvenir des réalités présentes ». Synésius, toutefois, ne fait pas cette distinction, et Rabelais non plus dans son lexique, qui assimile, comme on l’a vu, le rêve au songe (36 ). Ainsi Rabelais « cuyde », dans le premier chapitre duGargantuaqu’il est descendu de quelque riche roy ou prince au temps jadis, et il promet à ses malades ou à ses lecteurs, par les illuminations du rêve, du rire, ou du vin, la compensation de leurs misères, et la promesse d’un meilleur sort. Mais le champ lexical du rêve est, chez Rabelais, ambivalent. Tantôt, il ne recouvre que le vide de la pensée et l’impuissance à l’action. C’est le vent que dévorent les habitants de Ruach, le flottement du corps, des vêtements et de la pensée de Quaresmeprenant, les rêvasseries vaines de Pantagruel devant Thaumaste, ou des navigateurs devant Chaneph. Mais tantôt c’est l’air où l’âme prend son vol (37), à moins que ce ne soient les ailes de Bacchus, celles de } ‘inspiration, ou de la vraie foi qui rendent « hault eslevez les esprits des humains, leurs corps évidentement alaigriz et assouply ce que en culs estoit terrestre » (38). Le vide n’est pas toujours vide. Le vent n’est pas toujours vain. Celui qui « cuyde » sait que ce qu’il rêve n’est pas présentement vrai, mais il sait aussi que c’est possible, dans un autre monde, comme celui qu’a entrevu Epistémon aux [p. 21] Enfers (39) ou dans l’avenir. Ainsi, dans tous les domaines auxquels il ouvre accès, le songe dévoile ce qui était caché, anticipe.
C’est pourquoi, sans doute, vers 1540, ce qui n’était encore pour Rabelais qu’une illusion flatteuse ou consolatrice, devient aussi, dans certains cas, une séméiotique. Car, comme l’écrit Synésius, « L’imagination, quand c’est notre volonté qui la met en jeu, nous rend cet unique service de charmer notre existence, d’offrir à notre âme les illusions flatteuses de l’espérance, et de nous consoler ainsi de nos peines. Mais lorsqu’elle nous apporte d’elle-même l’espérance, comme il arrive dans Je sommeil, alors nous pouvons considérer les dieux comme les garants des promesses que nous font les rêves (40). »
R. ANTONIOLI.
Notes
(1) Tiers Livre. XIII.
(2) Vivès, De Anima, Lyon, 1555, Livre II, p. 118-119.
(3) Auger Ferrier, Liber de somniis, Toulouse, t S49, Praefatio.
(4) Cf. Jamblique, De mysteris Aegyptorum, Chaldaeorum el Assyriorum, Proclus in Platonicum Alcibiadem, de anima et daemone, idem, de sacrificio, de magia, Bâle, 1532.
(5) Quart Livre XIX : « Zalas ! à ceste heure sommes nous au-dessous de gamma ut.»
(6) (6) Cf. R. Antonioli, Rabelais et la médecine, Droz, 1976, p. 140-142.
(7) Rabelais. Œuvres complètes, éd. Pléiade 1955, p. 908; voir aussi Lactance, Divinarum institutionum,Bâle, 1532, chap. XX.
(8) De même que Lactance : voir op. cit., De falsa religione, liber II, chap. 17.
(9) Cf. Jean Bonfons, Quadragésimal Spirituelou Caresme allegorié, Paris, 1565 : « Cela serait de mauvaise grâce, lecteur, si les riches qui sont vestus de soye et velours, ne voulaient permettre aux pauvres de porter de gros bureau … or, pour en dire ce qu’il m’en semble. ceux la me semblent bien plus prudens et chrestiens, lesquels suivant Jesus Christ, dressent et amènent à Dieu le peuple grossier par paraboles, similitudes, images, et autres choses corporelles et extérieures, propres et convenables à iceluy. »
(10) Tiraqueau, De legibus connubialibus decima lex, n° 13 « Artemidorus autem Daldianus liber de interpretatione somniorum 1. cap. 52, Si quis inquit, se in mulierem transmutari somniet, diviti malum est et maxime Rempublicam administranti. Nam, ut plurimum, mulieres sunt domus custodes, et intra tectum servantes, ideoque id somniurn, omni magistratu eum exuit, qui id videt ».
(11) Jérôme de Monteux, De his quae ad rationalis medici dlsciplinam pertinent, in Opera juvenilia, 1555 (le traité est daté de 1537) : « Sed de reliquis insomniorum indiciis plus quam conveniat atque otiosa vanaque plurima literis mandavit Artemidorus. »
(12) Gargantua, ch. XXII : « Mangeoient plus sobrement que es autres jours et viandes plus dessicatives et extenuantes afin que l’intemperie humide de l’air, communicquee au corps par necessaire confinité, feust par ce moyen corrigee et ne leurs feust incommode par ne soy estre exercites comme avoient de coutume. » Cf. Hippocrate, Du Régime, éd. Littré, t. VI, p. 605.
(13) Auger Ferrier, De somniis, Toulouse, 1549, Ad lectorem :
« Somniat Augerius, cum Thomas colligit aurum
Cum Sapporta suo fingitur officio,
Cum deploratos properat Blanchardus ad aegros
Et sacras decimas pulcher Alexis habet » …
(14) Op. cit., p. 13.
(15) Pour la définition du songe prophétique. voir H.C. Agrippa, La philosophie occulte, Ill, 51 : « J’entends maintenant le songe qui dans la pureté et la tranquillité de l’esprit, procède de l’esprit phantastique et de l’entendement unis ensemble, ou par illumination de l’entendement agissant sur notre âme, ou par une pure révélation de quelque divinité. » »
(16) Marsile Ficin, Theologia Platonica, lib. 13 (Opera Omnia, Paris, 1641, p. 22) : « Ergo, quando animus hominis omnino est sejunctus a corpore, omnem (ut est apud Aegyptios) comprehendit locorum et omne tempus. Immo vero jam pene est talis animus suapte natura ubique et semper, qui. ut multa loca et remotissima circumspiciat, atque, ut totum recolat praeteritum tempus et futurum anticiper, non cogitur extra se progredi, sed relicto corpore in se reversus, id prorsus assequitur, aut quia natura sua ubique est, et semper, ut arbitrantur Aegypti, aut quia, cum in naturam suam se recipit, statim numini conjungitur, omnes et Jocorum et temporum terminos cumprehendenti. »
(17) Hippocrate, Du Régime, éd. Littré, t. VI, p. 641.
(18) Œuvres de Synesius, traduites par H. Druon, Paris, 1878, p. 366-367.
Synesius commente le songe de Pénéloppe, Odyssée, XIX, 548.
(19) Artémidore, La Clef des songes, trad. par A.J. Festugière, Vrin, 1975, p. 112.
(20) Op. cit., p. 117.
(21) Op. cit., p. 119.
(22) Op. cit., p. 247.
(23) Cf. Artémidore, op. cit., p. 29-31.
(24) Tiers Livre, XXIII : « Au temps que j’estudiais à l’eschole de Tolede, le reverend Père en Diable Picatrix, recteur de la faculté diabolologicque, nous disoit que naturellement, les Diables craignent la splendeur des épées aussi bien que la lueur du soleil. »
(25) Auger Ferrier, De somniis, Toulouse, 1549, p. 48 : « Boni spiritus, initio, terrentes, securitatem mox pracstant, abeuntesque satisfaciunt animo. Mali anxios et in visione nos tenent et abeuntes magis dubios relinquunt. »
(26) Hippocrate, Du Régime, éd. Littré, t. VI, p. 489.
(27) Cf. Œuvres de Synesius, op. cit .; p. 351.
(28) Cf. Agrippa, La Philosophie occulte, III, 51.
(29) Dans la séance du 13 janvier 1547.
(30) Hippocrate, Du Régime. éd. Littré, t. VI, p. 489.
(31) Œuvres de Synesius, op. cit .• p. 347.
(32) Artémidore, La Clef des songes, trad. Festugière, p. 20.
(33) Artémidore, op. cit., p. 115.
(34) Op. cit., p. 20.
(35) Quart Livre, LXIII.
(36) Ainsi, par exemple, dans la lettre à Jean Bouchet. Rondibilis, dans sa description des vertus animales (Tiers Livre, XXXI), ne distingue pas davantage, semble-t-il, entre lafantasiaet l’imagination.
(37) Tiers Livre, XVIII : « Comme si l’oiseau, sus le poing estant, voulait en l’aer son vol prendre et incontinent par les longes serait plus bas déprimé. »
(38) Quart Livre, LXV.
(39) Pantagruel, XXX.
(40) Œuvres de Synésius, op. cit., p. 366.
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