Robert Van Der Elst. Les Stigmatisations. Extrait de la « Revue pratique d’apologétique », (Paris), 15 décembre 1911, pp. 423-448.
Robert Van Der Elst (1876-1947). Docteur en médecine et docteur ès-lettres, poète à l’occasion semble-t-il.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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Les Stigmatisations.
Comme les guérisons miraculeuses (1), les stigmatisations présentent un certain nombre d’avantages faciles à exploiter dans un but apologétique : elles sont indéniables en tant que faits ; étant généralement externes, elles forcent l’attention de tous ; leur siège et leur nature font pensera la Passion du Christ et reporter ainsi, sur le Verbe incarné, une gloire que les spectateurs de bonne foi présument surnaturelle. A ce titre, la méditation qu’elles suggèrent n’est pas seulement inclinée vers la Divinité, mais vers le sacrifice. En outre, les stigmatisations, ayant toujours lieu dans l’extase ou par suite de l’extase, soumettent à l’admiration des hommes un échantillon singulier des faveurs mystiques, ce qui les distingue encore des guérisons miraculeuses, dont on peut être favorisé même sans foi. Enfin les stigmatisés sont généralement des saints : la moindre vanité, la plus légère désobéissance suspendent leur privilège : de ce point de vue, la fréquentation des vrais stigmatisés fait vivre leurs spectateurs dans une atmosphère édifiante, que la constatation des guérisons miraculeuses ne suffit pas à constituer : tant s’en faut ! — Mais les nuances ou les différences profondes qui séparent les stigmatisations des autres faits surnaturels ne sont pas ce qui nous doit occuper ici : fort heureusement pour elle, la mystique n’exige pas que nous l’éclaircissions, ni même que nous l’enseignions; notre rôle est plus humble : il consiste à montrer pourquoi les stigmates sont naturellement inconcevables et inexplicables, et quelles différences profondes présentent avec eux les phénomènes morbides qu’une grossière analogie leur Compare.
I
Il n’est donc pas superflu de rappeler, avant toutes choses, ce que nous entendons par stigmates : ce sont les marques visibles (2) et sensibles de la Passion du Sauveur, apparues, au [p. 424] cours d’une extase, sur la chair non lésée des « stigmatisés, à des places variables, mais très voisines de celles qui furent le siège des plaies du Christ, dans des conditions plus ou moins diverses de régularité ou de fréquence, mais toujours douloureusement. Un certain nombre de termes de cette définition mériteraient quelque commentaire ; les dimensions de cet article n’y suffisant pas, nous insisterons seulement sur deux points : il est bien entendu que les stigmatisés ont des plaies (3) et que ces plaies sont formées sans blessure ni grattage ni intervention d’aucune sorte. Autant cette condition est indispensable à la qualification de stigmates surnaturels, autant est vaine la situation précise de ces plaies : que la trace de la lance apparaisse à gauche ou à droite, dans tel ou tel espace intercostal, cela n’est ni plus ni moins surnaturel.
Y-a-t-il eu des stigmatisés ? De tels faits sont-ils historiques ou légendaires, constatés ou seulement possibles ? A cette autre question primordiale nous répondrons qu’il n’y a qu’une réponse, tant du côté des théologiens catholiques que de la part des savants matérialistes ou incrédules : seules les interprétations diffèrent, le fait n’est pas niable et n’est pas nié. Du côté de la foi, voici l’Église elle-même, qui, sans imposer comme des dogmes des faits évidemment postérieurs à la Révélation, propose aux fidèles le respect, le culte, et la mémoire des stigmatisés ; après une minutieuse enquête, Elle autorise un office spécial des stigmates de saint François (4) ; avec un scrupule non moins délicat, Benoit XlV conclut à l’authenticité des stigmates de sainte Catherine de Sienne et les signale à notre vénération dans les termes les plus décisifs (5). Du côté de la science impartiale, voici les deux maîtres les plus illustres, les plus autorisés de la psychologie pathologique, qui enregistrent comme indubitables les faits de stigmatisation : le professeur Dumas, de la Sorbonne (6), et le professeur Janet, du collège de France (7), n’ont pas encore démenti sur ce point leurs récents aveux. Le premier écrivait, dans la Revue des Deux Mondes, que « nous n’avons aucune raison sérieuse de mettre en doute tant d’affirmations concordantes apportées par les témoins oculaires de faits de stigmatisation » (p. 207). Le second de ces maîtres, [p. 425]
Catherine de Sienne.
après avoir inspiré, en 1903, la thèse (8) d’un élève estimé (9) du professeur Raymond, le Dr Apte, mort tragiquement depuis, écrivait plus récemment, en 1909 (10) : « Le phénomène n’a pas entièrement disparu aujourd’hui et j’ai présenté une observation remarquable de ces stigmates chez une femme atteinte de délire mystique… Au même groupe de phénomènes se rattachent des troubles remarquables des sécrétions… Tous ces faits sont… extrêmement embarrassants et d’une interprétation très difficile. » Comme on le voit d’après ces textes, le procès ne porte pas sur les faits, mais sur leur cause. Il s’ensuit que la découverte de cas frauduleux et truqués ne supprimerait pas le problème, puisqu’il resterait toujours des cas spontanés, purs de tout alliage, exempts de fraude. Ernest Renan perdit sa peine lorsqu’il essaya de démontrer que les stigmates de saint François avaient dû être faits par une main pieuse entre le soir de son dernier soupir et le matin où défilèrent devant le cadavre ses premiers admirateurs. Outre qu’on imagine difficilement un pieux disciple perforant avec des scalpels les mains vénérées, à peine tièdes, d’un maître aussi cher, cette explication ne nous révèle pas comment l’on a pu voir, du vivant de saint François, ses pieds ordinairement nus tout à coup chaussés de discrètes sandales, et sa tunique ensanglantée’ par une stillation régulière et intarissable : sur ce point il n’est pas de critique historique, pourvu qu’elle ne se moque pas du lecteur, qui fasse difficulté de voir dans saint François le cas le plus indiscutable, le plus complet, le plus typique, de stigmatisation : notons que c’est en même temps le plus ancien ! Mais surtout la prétendue explication de Renan, qui n’est, suivant la méthode de ce sinistre conteur, qu’une hypothèse tortueuse, ne supprime pas un procès que tant de pièces constituent ; car une multitude (11) de stigmatisés surgissent dans les annales de l’Église, et récemment un professeur de la Faculté de médecine de Louvain (12) en a étudié un cas dont l’indéniable [p. 426] authenticité suffirait à poser la vraisemblance des autres, si les principes les plus élémentaires de la critique historique n’exigeaient simplement qu’on les déclarât vrais.
La cause de ces faits préalablement définis, préalablement reconnus incontestables, est donc tout ce qui nous intéresse. Au sujet de cette cause, une question préalable se pose encore. Il se peut que l’on constate des stigmates naturels : nous ne le croyons pas, pour les raisons que nous allons soumettre au lecteur. Mais ce n’est pas la foi, c’est la science qui nous interdit de les concevoir. Or, la science peut changer : un fait nouveau peut nous confondre, ou simplement, à défaut même de fait nouveau, nous pouvons concevoir demain ce que notre raison limitée (et par conséquent modifiable) nous fait paraître aujourd’hui incompréhensible. Nous ne pouvons pousser la précaution plus loin, mais nous allons volontiers jusque-là, ne fût-ce que pour imiter l’exemple de théologiens très autorisés (13). Or, si ces stigmates naturels venaient à être constatés, dirions-nous pour cela que la mystique s’écroule, et que tous les stigmates sont naturels ? Ce serait bien mal utiliser les prémisses fournies par la science ! Nous dirions simplement qu’il existe deux ordres de stigmates, différenciés par leur cause ; et, sans être prophète, nous prévoyons qu’il y aurait aussi quelque dissemblance entre le processus des uns et celui des autres ; car la surnature a ses marques, Dieu merci ! qui ne sont pas près d’être invisibles. Pour l’instant, nous allons montrer, par l’examen des faits que l’exégèse naturalistique assimile aux stigmates, qu’il n’existe pas, dans la nature, de faits identiques, mais seulement analogues, aux stigmates surnaturels ; nous ferons voir que cette analogie est incomplète et vicieuse; nous exposerons ensuite pourquoi l’identité nous paraît irréalisable à jamais ; nous terminerons par une comparaison des faits surnaturels avec les caricatures de stigmates, comparaison destinée à compléter et, le cas échéant, à suppléer la détermination scientifique des limites du possible.
II
La nature se reconnaît à sa constance : dans des conditions déterminées, les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. La difficulté de savoir, dans les sciences biologiques, quels sont au juste les facteurs de la formule d’un fait, et la peine plus grande encore qu’on éprouve à manipuler ces p. 427] facteurs diminuent la constance de certains faits pourtant assurément naturels ; et la médecine, ou la physiologie même, n’aspirent pas à une infaillibilité de pronostic ou d’expérimentation aussi sûre que celle du chimiste. Celui-ci peut annoncer sans témérité l’apparition d’un fait, le médecin ne le peut pas toujours. Mais on entrevoit du moins, après coup, dans la généralité des cas, et l’on admet, dans les autres, que l’échec d’une expérience est dû à la défaillance ou à l’apparition d’un facteur imprévu : l’exception confirme la règle, les lois de la biologie n’en sont pas moins présumées constantes, et il suffit qu’elles se réalisent souvent pour qu’on leur accorde sans hésiter leur place dans le déterminisme de la nature. Un certain nombre de stigmates se produisant de la même façon dans des conditions données, nonobstant l’échec exceptionnel de quelques expériences, suffirait donc à nous faire présumer ces stigmates naturels : mais nous voulons, bien entendu, que ce soient des stigmates vrais, c’est-à-dire des plaies, c’est-à-dire enfin non seulement des vaisseaux rompus sous un épiderme intact, mais un épiderme dont l’effraction livre passage à l’écoulement du contenu des vaisseaux sous-jacents rompus. Faute de voir ce fait obtenu sur commande, quiconque n’appelle un chat qu’un chat dira qu’il n’est pas expérimental, mais seulement constaté. Or, la constatation, par hypothèse, d’un fait impossible à produire, impossible à influencer, n’équivaut pas à l’expérimentation. Ce dernier terme implique reproduction à volonté, manipulation, maîtrise. Comment prouver qu’une cause est naturelle si on ne la manie pas ? Pourquoi préjuger que des stigmates associés à un « délire mystique » sont naturellement produits parce délire ?
Pour leur assigner une telle cause, il faudrait, ou bien observer ces stigmates chez tous les délirants, ou mieux les produire en fonction du délire : dans le premier cas le lien causal serait probable, quoique difficile à entrevoir, mais c’est seulement dans le second qu’il serait manifeste.
En résumé, des stigmates naturels ne peuvent être scientifiquement acquis, péremptoires, que si on les produit à volonté en fonction d’une cause connue, au gré d’un facteur sensible, constant, ou au moins habituellement maniable. A défaut de cette démonstration, qui seule constituerait une preuve, les stigmates naturels pourraient être présumés, mais présumés seulement, pourvu que l’on conçût une relation plausible de cause à effet entre des faits connus et naturels et les dits stigmates.
Nous avons donc à examiner les faits qu’on nous expose. [p. 428] Sont-ce des stigmates ? Si ce n’en sont pas, nous dirons que la preuve des stigmates naturellement provoqués n’est pas faite, et l’on ne pourra se rabattre que sur la présomption. Commençons par la critique de la preuve. Or, que nous a-t-on présenté ? Des faits ? Oui( Des faits constants ? Pas tout à fait : mais soit ! Des faits d’expérience, et dont le mécanisme est démontable ? Nous y consentons. Mais quels faits ? Rupture de vaisseaux, rarement ; leur dilatation, plus souvent ; le tout sur commande : quelquefois ! Des faits de stillation même spontanée de sang à travers les orifices normaux de la peau saine ? c’est très rare, mais c’est incontestable ! Des faits, enfin, d’effraction du tégument sur commande, dans des conditions connues ? Ici l’on ne peut plus dire oui ; ici s’arrête le pouvoir expérimental de la nature.
On pourrait croire le contraire, à voir avec quelle magnifique assurance, avec quelle magistrale confiance, les maîtres modernes des sciences psychologiques et pathologiques comparent les merveilleuses lésions des saints aux pires misères qu’ils rencontrent dans les hôpitaux. Charcot donna l’exemple : dans sa mémorable brochure sur la Foi qui guérit, voulant absolument trouver dans les prétendus miracles du diacre Paris le prototype des guérisons de Lourdes, il fit coup double : il lança aussi dans le monde scientifique sa fameuse notion de l’œdème bleu, qui paraissait rendre raison des stigmatisations par des troubles vaso-moteurs (14). Nombreux furent ses imitateurs en France et à l’étranger, où les multiples observations d’œdème bleu (blue œdema, edema azzureo) font nager en plein azur les psychiatres égarés dans la bibliographie des travaux de ce temps. Qu’était-ce donc que l’œdème bleu ? C’était un des multiples effets de la suggestion ou de l’autosuggestion sur des tempéraments spéciaux : ceux chez qui, en vertu d’une émotion ou d’une persuasion, le calibre des vaisseaux et la tension du sang conséquemment se modifient d’une façon notable, peuvent présenter une stase veineuse qui en impose pour un œdème d’origine organique (15). On ne tarda pas à rattacher au même fait toutes les modifications dues à une sensibilité, à une extensibilité pathologiques, mais purement nerveuses, du système vasculaire. On savait déjà, par Claude Bernard, que la modification du calibre des vaisseaux, opérée à la faveur d’une constriction ou d’un relâchement des [p. 429] éléments musculeux de leurs parois, est en définitive sous la dépendance des nerfs qui, se rendant à cette couche musculaire, y transmettent pour ainsi dire l’ordre qui la contracte (nerfs vaso-constricteurs) ou qui la détend (nerfs vaso-dilatateurs). On connaissait également, par Claude Bernard, quelques carrefours nerveux où une excitation artificielle détermine une constriction vasculaire, avec les phénomènes qui s’ensuivent (chaleur, rougeur, hypertension) et ceux où la même excitation détermine le phénomène inverse et les conséquences contraires (16) (par exemple le nerf lingual, les nerfs splanchniques). Supposons maintenant que chez certains sujets ces centres vaso-dilatateurs ou vaso-constricteurs soient, pour une raison qui nous échappe, plus étroitement reliés avec les centres psycho-moteurs, et nous concevrons que l’idée de rougir ou de pâlir, l’idée d’avoir froid ou chaud, l’idée que les vaisseaux se resserrent ou se dilatent, élaborée par les centres psycho-moteurs, chemine jusqu’aux points où normalement cet ordre ne s’exécute qu’instinctivement, et produise sur la périphérie des modifications vasculaires d’origine centrale, psychique, intellectuelle. En fait, ce mécanisme est évidemment réalisé chez certains sujets éminemment suggestionnables, et cette complexion reste ce qu’il y a de plus caractéristique de l’hystérie. Supposons maintenant que la dilatation opérée par ce moyen s’accomplisse avec une intensité qui provoque la rupture des vaisseaux, ou que la constriction, au contraire, se réalise en des points précis à la volonté du sujet, et nous comprendrons qu’on puisse constamment faire jouer ce mécanisme jusqu’à produire des ecchymoses, des pseudo-éruptions, des hémorragies sous-cutanées, des phlyctènes, et enfin du dermographisme. Ce dernier terme a été affecté à la production d’une rougeur d’origine vaso-constrictive en des points élus par le suggestionneur, par exemple à tous les points du tégument touchés par une baguette pendant le sommeil hypnotique : si la baguette écrit mon nom pendant que le suggestionneur intime au sujet l’ordre de rougir, dès le réveil, aux points suivis par ce crayon imaginaire, on verra en effet apparaître mon nom en rose, au réveil du sujet suggestionné, absolument comme on vit apparaître en touffes de blé les mots « ceci a été plâtré » sur le premier champ que l’on engraissa de sulfate de chaux pour peu que l’inventeur ait, comme le dit l’histoire, écrit ces mots avec l’engrais. Cela est bien compliqué pour être naturel, dira-t-on peut-être. Assurément le [p. 430] pou-voir de rougir en des points si précis implique une rare maîtrise de l’idée, du psychisme, sur les centres vaso-moteurs ordinairement soumis aux seules exigences de la vie végétative, en cela le fait est anormal, et d’ailleurs il est extrêmement rare; mais il ne représente pas un phénomène plus complexe ni plus cohérent que l’effort du pianiste qui, pour exécuter une polonaise de Chopin, fait mouvoir un très grand nombre de muscles au gré de nerfs qu’il ignore. Seulement les phénomènes musculaires exigés par l’exécution du morceau sont normalement sous la dépendance des centres psychiques ; les phénomènes vaso-musculaires exigés par le dermographisme en sont normalement exclus : la différence n’est que là. A cela près on comprend le mécanisme du dermographisme et celui des ecchymoses ou autres phénomènes vasculaires d’origine nerveuse. On le comprend d’autant mieux que l’hypnose a paru autrefois, à plus d’un physiologiste, un phénomène essentiellement vaso-moteur : les théories de Rumpf (1880), de Preyer en Allemagne, de Carpenter en Angleterre, représentaient le sommeil hypnotique ou comme l’effet d’une modification du courant sanguin dans la substance grise, ou comme une altération de ses éléments désoxydés, ou comme une sidération des centres psycho-moteurs influencés par la fatigue des muscles de l’orbite, laissant le champ libre à l’activité vaso-motrice. Toujours est-il que l’on engloba dans le champ des phénomènes nerveux une très grande variété d’anomalies vasculaires et qu’on les multiplia même avec complaisance à la faveur des séances d’hypnotisme : cette pratique sévissait encore sous l’influence de Charcot. La thèse d’Athanassio (Paris 1889-1890), celle de Gautier (Lyon 1892-1893), les travaux de Dumontpallier et de Gilles de la Tourette à la Salpêtrière, de Beaunis à Nancy, de Lombroso en Italie, d’Heidenhain en Allemagne, témoignèrent d’une passion ardente pour ce genre d’études, timidement discutées, çà et là, dans leur principe ou dans leurs effets. Mais hâtons-nous d’ajouter que cet enthousiasme, expliqué par l’intérêt des phénomènes en question, n’était nullement justifié par leur fréquence, ni par leur opportunité, ni par leur portée. Un cas de dermographisme comme celui que publièrent Bourru et Burot (17) est resté isolé, inimitable, du moins avec [p. 431] cette exceptionnelle perfection. Les ecchymoses, hémorrhagies sous-cutanées, etc., sont restées discutées. Sur neuf dermatologistes, tous célèbres, consultés par le professeur Raymond (18) en 1907, un seul croyait à la possibilité du pemphigus hystérique : il est vrai que c’était le professeur Gaucher ; d’autres, et des plus connus (MM. Hallopeau, Saboureau, Danlos, de Beurmann, Brocq, etc.), disaient n’en n’avoir jamais vu : c’est donc rare. Quant aux hémorrhagies internes, hémoptysies, hématémèses ou vomissements de sang qu’on rattachait naguère si complaisamment à l’hystérie, on a remarqué que les conclusions, sur ce point, dépassent les prémisses, qui sont nulles. Il n’y a, en effet, pas un seul exemple de lésion interne pouvant être imputé à la suggestion pure : or, sans lésion, pas d’hémorrhagie, car l’hémorrhagie ne peut avoir lieu si l’épiderme ou si l’épithélium est sain, pour la raison très suffisante que l’épiderme et les épithéliums sont entièrement dépourvus de vaisseaux. Il ne se produit donc de crachement ou de vomissement de sang que si l’épithélium des muqueuses est entamé : or, cela témoigne d’un processus organique coexistant avec la névrose incriminée, mais ne pouvant essentiellement lui être rattaché ; c’est donc en vain qu’on tenterait de suggérer une hémoptysie ou un vomissement en cas d’intégrité des muqueuses ; et, dans le cas contraire, c’est-à-dire si elles sont altérées, rien ne prouve que ladite altération soit d’origine nerveuse. Il est même probable que la supposition n’en serait pas venue si l’on n’avait pas pensé expliquer par là toute une catégorie de guérisons par ailleurs inexplicables, comme les guérisons d’ulcères de l’estomac, à Lourdes (19). Mais l’opinion des psychiatres les plus autorisés est que rien ne permet de rattacher ces hémorrhagies à l’hystérie. « On est actuellement plus difficile sur leur diagnostic », écrit le professeur Janet (20), on n’en a jamais observé sous l’influence de la suggestion seule ; Beaunis écrivait déjà que la congestion cutanée représente jusqu’à présent le maximum d’effet qui ait été obtenu par la suggestion » (21) ; vingt ans après, au congrès de Genève-Lausanne, le Dr Mendici-Bono, s’appuyant sur une statistique de plus de seize mille cas, émanant des observations de dermatologistes[p. 432] nombreux et célèbres, ne trouvait pas un casd’hémorrhagie d’origine nerveuse (22) ; et le Dr Hartenberg, qui relate ce résultat, écrit par ailleurs qu’il n’a « jamais provoqué de lésions par suggestion chez des sujets hypnotisés (23) ».
On le voit : la pathologie des troubles vaso-moteurs est bien embarrassée pour expliquer naturellement les stigmates. Son appel à l’expérience nous fournit, après une recherche passionnée et universelle, un nombre positif, mais peu élevé, de lésions sous-cutanéespresque toutes contestables ; son bilan se chiffre par zéro en ce qui concerne les hémorrhagies nerveuses dûment constatées. Provoquées, ces hémorrhagies sont introuvables ; spontanées, elles ne sont pas péremptoires ; qui plus est, elles sont expliquées dans la majorité des cas : en effet, Alquier et Mathieu ont montré (24) que le sang des prétendues hématémèses hystériques est du sang des gencives, ingurgité, puis régurgité, dans le but d’attirer l’attention : Alquier adonné à ce fait, après Mathieu, le nom d’hémosiathémèse (vomissement [de] sang [avalé avec la] salive).On conviendra qu’un pareil résultat n’explique pas les stigmates par la nature : il y a quelque vingt-cinq ans cependant, Culerre, citant les expériences de Bourru et Burot, les croyait « de nature à élucider la question si controversée des stigmates (25) sanguinolents » ; Bouchut (26) pensait triomphalement que les « stigmatisées du XIXe siècle » allaient expliquer les mystères d’antan ; Apte affirma que le miracle se déforme en se propageant, et que la stigmatisation est une « manifestation pathologique du sentiment religieux » (27) ; enfin Hartenberg, malgré l’aveu que nous avons cité, malgré son impuissance à déterminer une seule lésion suggestionnelle, malgré le zéro éloquent de la statistique relatée par lui, écrit (28) : « Les lésions, si elles existent, des stigmatisés sont des exemples d’autosuggestion inspirés par le sentiment religieux. » On voit que la logique n’est pas un fruit spontané de l’indifférence religieuse (29).
Vu l’impossibilité de rencontrer réalisé par la suggestion seule un cas, même unique, de plaie artérielle ou veineuse, d’hémorrhagie simulant les stigmates, on s’est rabattu sur les sueurs de sang. Et l’on a trouvé dans les cliniques quelques [p. 433] exemples du fait. Si l’on met à part les commentaires qui colportent des cas anciens (30), l’on ne trouve pas, à notre connaissance, d’observation médicale détaillée d’un fait analogue à ceux qu’ont publiés Magnus Huss (31) et Parrot (32), en 1857 et 1839. Or je me suis donné la peine et le plaisir de consulter à la Faculté de médecine les poudreuses archives où ces observations sont consignées ; et j’ai cru constater que tous ceux qui les citent n’en ont pas fait autant, car plus d’un reproduit l’observation de Parrot comme datant de 1869, alors qu’elle est de 1839. Mais passons. Magnus Hùss et Parrot ont vu des sueurs de sang; récapitulant eux-mêmes les cas enregistrés avant leur temps par la science, ils ont dû remonter jusqu’à Boerhaeve (1763) et à Hoffmann (Genève 1798). Et qu’ont-ils constaté sur les échantillons qui leur ont été soumis et dont le premier caractère est assurément d’être rare ? Ils ont vu un épiderme absolument intact : « Impossible, écrit Parrot, de distinguer après avoir abstergé le sang les orifices d’où il provenait ; la peau n’est nullement tuméfiée. » (p. 646.)Et Magnus Huss : « Le sang filtre autour de la racine des cheveux, forme autour de chaque cheveu un point rouge puis une goutte, qui est bientôt augmentée d’une seconde goutte qui la suit de près… Quand on examine à la loupe la surface saignante, on ne voit pas de traces d’excoriation de la peau, mais on voit très positivement le sang filtrer autour du cheveu. Si on arrache le cheveu, on ne trouve pas que la racine en soit altérée. » (p. 169.) — Étant donné, dans ces deux cas identiques, l’intégrité absolue de l’épiderme, on s’explique très bien le mécanisme de la sueur sanglante : les capillaires des glandes sudoripares se sont rompus, ce qui leur arrive facilement (33). Et le sang perle comme la sueur par le canal excréteur de la glande. On trouve aussi, dans d’autres cas naturels ou morbides, des faits de transsudation du sérum sanguin sans globules (œdème), ou de translation des globules sans sérum (diapédèse) ; mais, outre que cela n’a pas lieu à travers l’épiderme, on ne trouve vraiment pas dans ces faits la moindre analogie avec les stigmatisations. Lefebvre (34) s’est donné une peine scrupuleuse pour comparer avec les stigmatisations tous [p. 434] les états morbides qui peuvent, même de très loin, laisser un doute, dans l’esprit du lecteur par comparaison avec le cas de Louise Lateau : mais à force d’étendre si loin le péril de ressemblance, on perd de vue la question. Nul contradicteur de bonne foi ne pourra vraiment identifier ou même comparer les stigmates à des cas d’hémophilie, de scorbut, ou de purpura, de leucémie ou de chlorose. L’hémophilie et le scorbut ne procurent pas de plaies ; le purpura provoque des collections de sang analogues aux traces de contusion, mais les hémorrhagies auxquelles il donne lieu siègent aux muqueuses (gencives) ou aux organes (rein, poumon). D’ailleurs tous ces états que Lefebvre expose consciencieusement sont des maladies (34) au cours desquelles le sang est altéré dans ses éléments. Les stigmates ne s’accompagnent point d’un état pathologique local et général : ce sont, seulement, des plaies profondes qui laissent s’écouler du sang et qui paraissent spontanément ; la clinique ne les constate point et n’en prévoit pas l’évolution,
III
Puisque l’expérience des faits ne procure pas encore à ces observateurs, ennemis du surnaturel, un seul exemple de stigmates obtenus naturellement, ce n’est donc pas, apparemment) leur observation qui les y fait croire, Pour une fois ces amoureux du fait raisonnent simplement sur des virtualités | ils, estiment possible, en vulgaires dialecticiens, ce que leur positivisme déclare introuvable. En effet M. Terrien, qui avouait au congrès de Genève n’avoir jamais observé d’hémorrhagies hystériques, ajoutait en manière de correctif : « Je ne vois pas pourquoi il n’en existerait pas » (35) ; et c’est aussi ce que voulait dire le professeur Dumas, quand il écrivait que nous sommes « bien près » d’expliquer les stigmates dont le mécanisme lui échappe encore (36). Nous entrevoyons en effet que, si l’on pouvait provoquer des stigmates sanglants, comme on provoque les ecchymoses ou le dermographisme, le « contrôle des faits » serait apporté à un phénomène assez différent toutefois de celui dont nous concevons le mécanisme énoncé plus haut. Mais en sommes-nous plus près parce que nous savons ce qui nous manque ? Avons-nous fait un pas vers la production du fait introuvable ? Entre le zéro de l’observation et l’unité que nous exigeons au minimum, la différence est-elle [p. 435] moins grande qu’entre zéro et n’importe quoi ? L’illustre Virchow était moins difficile pour conclure au miracle : « supercherie ou miracle », c’est par ce dilemme qu’il résumait son opinion sur le cas de Louise Lateau (37) : apparemment il ne trouvait pas place entre les deux pour une hypothèse naturaliste. Quel est donc le mécanisme naturel au gré duquel on se représente comme possible, sinon comme réalisée, la stigmatisation expérimentale ? C’est l’imagination créatrice ! Comme Maury en 1854 (38)2, Ribot s’en contentait (39) pour expliquer le mysticisme : « L’imagination constructive n’a jamais atteint la forme hallucinatoire aussi souvent que chez les mystiques. » Nous en conviendrons volontiers, si l’on veut bien garder à leur hallucination un caractère exceptionnel, et même, à vrai dire, contradictoire avec la définition habituelle du mot : en fait d’hallucination dont l’objet soit réel, il n’y a, en effet, rien de comparable aux « hallucinations » des mystiques. Jamais aucune cliente des professeurs Charcot ou Janet, jamais aucun sujet de M. Ribot n’a entendu, comme Jeanne d’Arc, des voix qui disaient réellement quelque chose : et si c’est là une hallucination, nous sommes d’accord pour la trouver fréquente chez les mystiques, relativement aux autres hommes qui, par définition, n’en ont jamais eu. Mais si l’on entend par hallucination une « perception sans objet », il faudrait d’abord prouver que les mystiques n’ont rien perçu quand ils ont cru percevoir, par exemple, la Passion du Christ : or c’est là justement ce qui fait l’objet du débat : est-ce une imagination, est-ce un fait invisible qui est la cause du fait visible ? Quelle que soit l’autorité de M. Ribot, je ne suis pas convaincu que c’est l’imagination. Quand on brandit comme hypothèse une chose aussi connue, aussi répandue, aussi maniable que l’imagination, il faut pour rendre l’hypothèse valable, la vérifier, c’est-à-dire faire jouer avec succès les ressorts auxquels on concède tant de pouvoir. On me fait presque toucher du doigt le rapport de cause à effet entre l’imagination, cette richesse universelle, et les stigmates, ces faits indubitables. Ma curiosité est vivement éveillée, je pense qu’on va la satisfaire. Mais voilà qu’on me sert seulement des phrases ! Qu’aurait-on dit si Volta eût tenu ce langage : les courants électriques sont chose naturelle, [p. 436] ils n’exigent pour cause qu’une pile que voici, mais je ne la fais pas jouer, je ne la ferai jamais jouer. On eût été dès lors en droit de douter du pouvoir de la pile. Que dirait-on encore de moi si je m’écriais avec emphase : « La prédiction de l’avenir par le marc de café est une chose naturelle » ? On me demanderait du café, ce qui n’est même pas aussi répandu que l’imagination, et l’on me prierait de m’exécuter. Je suis donc aussi en droit de juger que M. Hartenberg s’avance bien loin quand il écrit que « le mysticisme tout entier n’est qu’une floraison imaginative, éclose sur le terrain de la foi religieuse ». Cela pourrait être impressionnant de la part d’un théologien versé dans la science des âmes (car enfin c’en est une !) ; mais de la part d’un clinicien (40), visiblement spécialisé dans l’étude des faux mystiques, j’en retiens seulement que l’imagination est, selon lui, la cause des faits qu’il nomme mystiques. Je retiens, d’autre part, qu’il classe parmi ces faits les stigmates : étant donné celte cause et cet effet, je le supplie de produire l’un par l’autre, et je partagerai sa conviction. Tant qu’on n’a pas fait une division entre deux nombres, ils ne sont pas dans le rapport de dividende à diviseur, ils sont deux nombres, voilà tout : l’opération établit le rapport. Tant qu’on n’a pas manipulé une cause pour lui faire produire son effet, ce sont deux faits, ce ne sont pas la cause d’un effet et l’effet d’une cause. Et tout ce qu’on présumera d’eux ne sera que verba et voces: l’acte établira la causalité. J’en dirai autant à M. Bechterew (41) à Lombroso (42), à M. de Sermyn (43). L’un m’annonce que « par l’autosuggestion s’expliquent les divers stigmates et les hémorrhagies périodiques des mêmes régions du corps que celles où le sang coula chez le Christ en croix » : qu’il se suggère ces stigmates avec succès, et je le croirai sur parole ! — L’autre m’enseigne qu’ « après saint François les stigmates abondent, sans doute par imitation ou émulation », qu’il me montre un imitateur, un émule, annonçant le résultat et le réalisant ! Celui-ci m’apprend que les stigmatisés, considérés jusqu’à Charcot comme des imposteurs, doivent leurs « marques à une exaltatation de la pensée » ; qu’il exalte avec succès une pensée, la mienne ou la sienne, et je le prendrai sur ce point pour un homme de science : en attendant, je ne le crois savant que par ailleurs. [p. 437]
On va peut-être m’objecter que mon scepticisme n’est pas un argument, et qu’il vaudrait mieux démontrer l’impuissance de l’imagination créatrice que de mettre en doute sa valeur ou de défier son pouvoir. Nos contradicteurs, en effet, peuvent ne pas partager nos doutes et nos défis, tandis qu’ils seraient gagnés à des raisons. Efforçons-nous donc de leur en fournir.
Et ne disons plus : « Qu’est-ce qu’une imagination produisant des stigmates ? » Ne le disons plus, puisque cette imagination, toute créatrice qu’elle est, n’a pas encore agi en ce sens. Disons seulement : « Que serait-ce ? Que serait-ce qu’une imagination produisant des stigmates ? » Représentons-nous ce mécanisme en action, puisqu’on ne nous le présente pas. Demandons à la raison de nous dire si l’hypothèse est plausible, puisque l’expérience est muette sur la réalité. Aussi bien la tâche n’est-elle pas si vaine, puisque la connaissance du possible est plus vaste et plus vivace que celle du réel.
Nous ne parlons pas ici des arguments philosophiques et théologiques destinés à montrer la faiblesse d’une explication des stigmates par l’imagination. Ces arguments ne sont pas sans beauté, notre foi les respecte et les utilise (44. Mais nous nous plaçons ici sur le terrain médical.
Peut-on, avec les données de la science, démontrer la possibilité ou l’impossibilité de la production naturelle des stigmates ? En tout cas il est moins sûr d’attendre l’expérience du dernier homme que de chercher par les voies de la raison de quoi la nature est capable. Mais la raison peut-elle suffire à une pareille tâche ? Le Dr Terrien (nous l’avons vu tout à l’heure) déclare n’avoir pas observé de stigmates naturels, mais il ne voit pas pourquoi l’on n’en observerait pas. Un membre non moins connu du corps médical, et qui a laissé en outre dans la science la réputation d’un croyant, jugeait imprudent de déborder ici le champ de l’expérience : « Si le système nerveux, écrivait Ferrand, est capable de provoquer dans les tissus et à leur surface des altérations aussi multiples, on conçoit quelle réserve il convient de mettre dans cette affirmation : qu’il lui serait impossible de produire des stigmates ». (45)
Cette réserve nous paraît exagérée voici pourquoi. Le concept de stigmate naturel n’exige pas seulement la représentation d’un mécanisme vaso-moteur tel que nous l’avons décrit plus haut; il n’est complet qu’avec la notion d’un trouble [p. 438] trophique évoluant concurremment avec le trouble vaso-moteur. En effet, le sang peut bien s’épancher sous les téguments, théoriquement, à la faveur d’un phénomène nerveux vaso-moteur ; mais pour que ce sang jaillisse au dehors, pour que la peau s’ulcère et livre passage au contenu des vaisseaux rompus, il faut une effraction du tégument ; une atrophie ou une dystrophie de l’épidémie et des tissus sous-jacents peut seule simuler naturellement les plaies anfractueuses à la faveur desquelles les pieds de saint François ont paru traversés par d’invisibles clous. Or, le système nerveux dispose, il est vrai, de la nutrition : chez certains sujets, l’émotion ou la suggestion peut hâter ou suspendre les échanges qui constituent la nutrition et conditionnent la vie des tissus. On conçoit que l’inhibition de l’énergie nerveuse, poussée jusqu’à la suppression et entretenue jusqu’à la permanence, frappe de mort une région quelconque. Cela se conçoit en effet, et certaines dystrophies hystériques tendent vers l’atrophie (46) : mais ces faits pathologiques ont une évolution qui ne rappelle ni de près ni de loin les stigmates. On considère aujourd’hui les hystériques comme des mythomanes, qui peuvent bien simuler l’anorexie, mais ne se laissent pas dépérir. La lenteur de leurs échanges nutritifs les met à l’abri d’une atrophié véritable. D’ailleurs pour produire une plaie il faudrait une atrophie poussée jusqu’à la gangrène. Or la gangrène, d’abord, n’est pas fatalement étendue au tégument ; elle petit aussi lui être sous-jacente et déterminer une Coexistence du tissu mort avec le tissu vivant (nécrobiose). Si le trouble trophique s’étend au tégument, la gangrène non pansée est fatalement septique et putride. Dans les deux cas l’évolution classique de la gangrène prévoit l’élimination de l’élément mortifié, puis la réparation du moignon. Les stigmatisations présentent, dans leur marche, un certain nombre de caractères que les troubles trophiques ne sauraient reproduire : définies surtout par la profondeur sanglante et permanente des plaies qui les constituent, elles ne sauraient soutenir la comparaison avec la gangrène qui par définition évolue progressivement vers la mortification du membre lésé ; elles ne sauraient du moins supporter l’analogie qu’avec la gangrène putride : or, elles sont généralement inodores et souvent parfumées, elles ne sont jamais infectes, ce qui est pourtant inévitable dans le cas de putréfaction, les tissus mortifiés se décomposant en acides gras et autres déchets infects. —En outre, les stigmatisations qui se réparent disparaissent sans cause naturelle ni [p. 439] thème naturellement concevable, reparaissent de même (ainsi les plaies de Louise Lateau revenaient tous les vendredis) et, dans l’intervalle, ne donnent lieu à aucune élimination de séquestre ou d’eschare ; elles apparaissent enfin avec une rapidité surprenante. Les troubles trophiques ne sauraient donc les simuler sans trahir, par tant de différences, leur origine naturelle ou plutôt morbide, et garder l’allure et la physionomie de ce qu’ils sont : des désordres. — D’ailleurs le rôle de l’élément nerveux dans les gangrènes ne rappelle en rien les effets des stigmatisations ; Brown-Séquard a montré que les gangrènes neuropathiques, provoquées artificiellement par section matérielle d’un nerf, exigent encore la complicité préalable des germes à la périphérie ; quant aux gangrènes névropathiques si bien étudiées par Lancereaux, elles exigent soit la plaie préalable d’un nerf, soit une dyscrasie générale, le diabète par exemple, ou l’insuffisance hépatique d’origine alcoolique : à la suite de ces désordres, les nerfs intoxiqués n’entretiendraient plus leur fonction trophique, d’où gangrène : en raison de cette pathogénie, la gangrené de Lancereaux a reçu le nom de trophonévose nécrotique. Ni cette dyscrasie ni ce processus même ne rappellent le cas des stigmatisés, chez qui la lésion est purement transitoire, — ou permanente, mais non progressive ni sujette à une évolution logique, — chez qui enfin la lésion est quasi-soudaine, sans atrophie voisine, purement périphérique, etc.
Soit ! dira-t-on, les stigmates ne ressemblent pas aux gangrènes ; mais les ulcères peuvent être aussi d’origine nerveuse. Cela est fort douteux : la thèse de Séjournet en 1877 a montré que dans les lésions trophiques des ulcères variqueux il fallait incriminer non pas les nerfs des vaisseaux, mais les vaisseaux des nerfs : les nerfs souffrent de la phlébite de leurs veinules, ils sont victimes de la diathèse, ils ne la favorisent pas ; ainsi, dans ces gangrènes angioscléreuses accompagnées ou non de sclérose des nerfs, la lésion primitive est celle des vasa nervorum. Si donc la notion de trouble trophique n’est pas incompatible avec celle d’un tempérament nerveux, tant s’en faut que les manifestations de tels troubles puissent facilement reproduire les stigmatisations : il leur faudrait pour cela simuler une gangrène sans en simuler la durée, ni la réparation, ni la profondeur, ni l’infection, ou simuler un ulcère sans en reproduire la cause, la durée, ni les effets : la possibilité d’un tel phénomène est bien problématique.
Mais il y a plus : supposons que l’ulcère, ou la gangrène, exceptionnels dans leur apparition et dans leur apparence, [p. 440] soient d’origine nerveuse et singent les stigmates. Ils sont, par hypothèse, d’origine suggestionnelle ; ils s’accompagnent, par définition, d’un flux abondant de sang. Peut-on concevoir le fait ? Toute idée suggérée et acceptée tend à se faire acte, a dit (47) le professeur Bernheim (loi de l’idéo-dynamisme). Mais il ne faut pas prendre à la lettre cette affirmation : cela est vrai d’une idée que l’organisme a une tendance naturelle à réaliser, cela est vrai d’une idée de sécrétion, de souffrance, de mouvement réflexe, de nutrition, etc. Cela n’est pas vrai d’une idée quelconque. Les idées abstraites par exemple ne tendent pas à se faire actes. Les idées concrètes absurdes n’y tendent pas davantage : on aura beau me suggérer et me faire accepter l’idée de m’élever dans les airs par mes propres forces, ou de décrocher la lune, je ne tendrai nullement vers l’acte correspondant. Il n’est même pas toujours facile de me faire agir dans le sens d’une idée réalisable, mais qui n’est pas habituelle ; Bérillon (48) n’admet que chez certains hystériques la possibilité de provoquer ou de suspendre à volonté des troubles circulatoires. La sécrétion lactée est le type des actes réflexes qui exigent des conditions extérieures à l’individu : même avec une glande mammaire, des nerfs intercostaux et rachidiens, une moelle et un cerveau sains, on ne réaliserait pas souvent par suggestion la sécrétion lactée.
Et pourtant si l’idée trouve dans le système nerveux une canalisation qui s’abouche, pour ainsi dire, avec les centres psychomoteurs auxquels elle est unie, nul doute qu’elle ne tende à s’y engager ; si d’autre part cette canalisation aboutit à une glande, nul doute que l’idée de sécrétion ne puisse devenir sécrétion, en d’autres termes se réaliser. Mais l’idée de saigner ne se réalisera pas, parce qu’il n’y a pas d’organe naturel pour véhiculer ni pour réaliser une idée qui n’est jamais utile à la conservation de l’individu ou de l’espèce ; cela est si vrai que M. Bernheim, en suggérant l’ulcère de l’estomac, ne s’étonne pas de ne point rencontrer l’hémorrhagie, mais détermine seulement les réflexes défensifs qui sont à la portée du système nerveux (49). En d’autres termes, une suggestion ne peut que remplacer l’impression périphérique qui détermine le déclenchement d’un réflexe : elle se substitue à ce premier terme du réflexe, après quoi le reste du réflexe s’accomplit de lui-même : c’est la différence que Grasset signale lui-même entre l’acte [p. 441] psychique et l’acte réflexe (50). Or tout réflexe est simple: on ne peut donc suggérer qu’une idée simple ou un mécanisme complexe tout agencé, qui représente une succession d’actes simples, non une coordination. Mais l’idée de saigner n’est pas simple : elle exigerait, pour se réaliser, une double canalisation nerveuse : l’une aboutissant aux tissus par l’intermédiaire des centres trophiques et les influençant négativement (inhibition, l’autre aboutissant aux vaisseaux sous-jacents par l’intermédiaire des centres vaso moteurs et les ébranlant positivement. Pareille dualité de fait, compliquée d’une dualité qualitative, constituerait pour le stigmate suggesitonnel une exception contre toutes les règles selon lesquelles une idée pratiquement se réalise en acte. Et nous ne pouvons pas nous y attendre. Nous ne croyons donc pas, comme le croyait Azam, que, « tout le merveilleux descendra du piédestal où l’ont placé l’enthousiasme irréfléchi des uns et l’industrialisme des autres » (51), ni, comme le croyait Beaunis, que « la science ne doit avoir ni crainte ni respect » (52). La science au contraire, doit respecter ce qui la dépasse, car ce qui étonne le savant ne l’étonné probablement pas en vain ; et s’il en perd le trésor, que fera l’ignorant, qui n’a ni l’explication, ni même l’étonnement ? Nous ne demandons à avoir l’esprit scientifique que dans la mesure où Arago et Kepler en étaient pourvus : et chacun conviendra que nous ne courons pas grand risque à limiter là nos ambitions : or le premier admettait que « des faits mystérieux puissent être dus à des démons ou à d’autres esprits mystérieux agissant sur les causes » (53) ; et Kepler admettait que la régularité d’une planète puisse être due à l’accompagnement d’un ange. Entraîné par de tels exemples, nous avouons qu’il nous paraîtrait plus raisonnable d’expliquer par l’intervention d’un démon des stigmates non surnaturels, que de les expliquer par l’imagination créatrice dont nous ne pouvons ici concevoir le mécanisme sans d’insupportables contradictions. Mais à supposer qu’il existe des stigmates naturels concevables, il faut reconnaître que c’est une conception impossible actuellement, et que ces stigmates naturels ne nous apparaissent ni réalisés par l’expérience, ni réalisables, même pour ceux qui en imputent la production à un mécanisme connu, ni concevables, en raison même du fonctionnement connu de ce mécanisme. [p. 442]
IV
Les stigmates naturels n’étant ni concevables pour la raison ni constatés par l’expérience, comment a-t-on pu trouver une analogie entre des faits morbides connus et des stigmates ? C’est que l’hypothèse est inventive, et que, lorsqu’il s’agit de résister à l’attrait de la foi catholique, les plus grossières imaginations tiennent lieu d’arguments et de faits. Comme il y a, dans toute la série des vertébrés. Un mammifère primate qui ressemble plus à l’homme que tout autre animal, il est entendu que l’homme descend du singe. C’est une rêverie, n’importe : l’homme qui l’a conçue, bien qu’il ait contre lui l’expérience, l’analogie et la raison, Flourens, Agassiz et Mivart, n’en est pas moins sacré homme de génie, que dis-je ? savant de génie. On croit qu’il fait pièce à la Bible : cela suffit. De même, comme, dans toute la série des faits innombrables qui se déroulent dans le double infini de l’espace et du temps, il en est qui ressemblent aux stigmatisations plus et même beaucoup plus que d’autres, c’est assez : les stigmates sont de la même espèce.
Enregistrons cette méthode de nos adversaires, car ce n’est pas tout que de défendre nos positions. Cela n’est pas digne de la valeur de nos trésors. On dirait que la foi catholique et les merveilles historiques qui la glorifient sont des choses douteuses, difficiles à montrer, délicates à brandir, et qu’une timide défensive est tout ce qui convient à la garde de pareilles richesses. C’est bien mal estimer une position qui, si elle n’est pas encore accessible à tous, si elle exige de ses privilégiés un passeport divin que nul homme ne délivre, n’en est pas moins imposante pour tout, homme, inattaquable et invincible. L’apologétique, comme toute bataille, doit joindre à la défensive une vigoureuse attaque, porter le fer et le feu dans les sophismes de ses adversaires, et les forcer à reconnaître la faiblesse de leurs assauts. C’est à cela que nous voudrions brièvement pourvoir ; le bilan de nos certitudes et de nos raisons, qu’il nous reste à comparer avec le leur, n’y perdra rien.
Il faut qu’on sache au prix de quelles pétitions de principe, de quelles inductions vicieuses, de quelles analogies invalides, de quels sophismes enfin, des hommes de science et de valeur soutiennent que les stigmates s’expliquent depuis Charcot et se réaliseront à Pâques ou à la Trinité, comme des phénomènes scientifiques quelconques. « Que diriez-vous, écrivait spirituellement Lefebvre (54), du critique qui raisonnerait [p. 443] ainsi : la résurrection de Lazare est évidemment un fait de l’ordre naturel ; ce qui le prouve, c’est qu’on trouve dans les livres sacrés des cas analogues?? » Or pense-t-on qu’il ait inventé ce sophisme ? Le voici trente-cinq ans plus tard, sous la plume de Rouby (55) : « Il y a des plaies hystériques. Les stigmates de saint François et d’autres saints en sont une preuve. » Ce qui équivaut au syllogisme suivant : saint François était hystérique : or il a eu des stigmates, donc les hystériques peuvent avoir des stigmates. C’est une pétition de majeure, ou, si l’on veut, un cercle vicieux, que reconstruit le R. P. Poulain (56). M. Rouby n’est pas le seul : voici le professeur Bechterew, l’illustre psychiatre russe, qui fait sous une autre forme le même raisonnement (57) : il parle de l’ « influence que le psychique exerce sur les processus vaso-moteurs et végétatifs de notre corps… tels sont, chez l’homme, toute la série des phénomènes idéo-moteurs, psychoréflexes, et des mouvements affectifs ; telles sont encore les modifications des fonctions organiques qui accompagnent les réactions psychiques, suggestion et autosuggestion : on a de ce dernier genre de manifestations un éclatant témoignage, d’un intérêt sans égal, dans les stigmates hémorrhagiques qui, chez les hystériques, se localisent aux régions de la surface cutanée d’où le sang coula dans le crucifiement du Christ (voyez plutôt Louise Lateau). » A quoi je répondrai : « Vous vous moquez de nous, ô maître, puisque Louise Lateau n’est plus de ce monde. Mais « voyons plutôt » des hystériques, car il y en a toujours, et c’est d’hystérie, selon vous, qu’il s’agit. En l’absence d’hystériques stigmatisables, que pèse votre affirmation que les stigmatisés sont hystériques ? Et qu’est-ce donc, selon vous, qu’une pétition de principe ? Mais d’autres ont vu Louise Lateau ; leur témoignage, qui nous tient lieu de rencontre avec leur objet disparu, ne prouve pas du tout l’hystérie, donc une de vos prémisses est gratuite ou fausse, et la conclusion ne me convainc pas. »
En d’autres termes, l’affirmation des stigmates naturels peut être la conclusion de prémisses inventées ou récusées par la raison. Nous venons de voir un exemple des premières; en voici quelques-uns des secondes. On sait que les règles de la critique historique, posées par Fustel de Coulanges, [p. 444] sont maintes fois violées par des historiens officiels et officiellement vénérés, quand les témoignages les plus graves, les plus indiscutables font foi d’un événement qui leur paraît invraisemblable. Renan ne pesait pas impartialement les archives, il regardait d’abord à leur vraisemblance, dont il se faisait juge, et ce subjectivisme a reçu le nom d’histoire, cent cinquante ans après Montesquieu. De même M. Paul Sabatier, jugeant que le récit de Thomas (de Celano) sur les stigmates de saint François « est trop précis pour ne pas faire songer à une leçon apprise par cœur », ajoute encore que la nouveauté même du récit « dut » amener les Franciscains à le fixer en une sorte de récit canonique ou stéréotypé (58). Ainsi, avec une hypothèse, on récuse un témoignage dont on induirait logiquement que les stigmates ne sont pas naturels : Sabatier, ce jour-là, fut digne de son maître Renan. Mais il y a plus fort : M. Apte n’a-t-il pas insinué (59) que l’on pouvait douter du témoignage de médecins même contemporains, et que Bourneville « a poussé l’impartialité » fort loin parce qu’il n’a consulté que des témoins catholiques ?
Voilà maintenant que la foi fait de nous des parias de la science ! Nous croyons, donc nous ne devons pas même savoir voir. En son temps, le Dr Chevallereau fit mieux que de l’insinuer (60). « N’est-ce pas un phénomène de psychologie morbide, écrivait-il avec quelques précautions oratoires, que des hommes assurément très distingués et de bonne foi (Lefebvre et Imbert Goubreyre), ces deux confrères, puissent ne pas reconnaître l’existence d’une maladie qui saute aux yeux de tout homme non prévenu ? » Ainsi non seulement la stigmatisée est déclarée malade, mais ses témoins impartiaux, pour ne rien préjuger de la cause des stigmates, sont malades aussi. On ne s’étonnera pas après cela que le rédacteur du Larousse (61) attribue au Dr Debreyne l’opinion « que ces extatiques font naître leur stigmates en se grattant jusqu’au sang », ce qui d’ailleurs est une hypothèse infirmée par les faits, Warlomont et Janet ayant organisé des dispositifs spéciaux pour supprimer toute supercherie dans les cas respectifs de Louise Lateau (voir Apte) et de Madeleine X (voir Dumas loco citato). Ainsi, lorsque les prémisses manquent pour une conclusion naturaliste, nous avons vu qu’on les invente ; lorsqu’elles existent et qu’elles gênent, on les récuse ; mais quelquefois [p. 445] encore on les tronque : c’est le cas de l’historien anonyme qui a fait servir aux conclusions de nos adversaires l’opinion même… de saint François de Sales, en tronquant son texte à l’endroit favorable pour nous. Cette mutilation a réussi à surprendre la bonne foi de deux maîtres éminents, MM. Janet et Dumas, qui tous deux, l’un dans le Bulletin de l’Institut psychologique, l’autre dans la Revue des Deux Mondes ont cité de confiance un texte incomplet, dont le lecteur tire précisément le contraire de ce que l’auteur a voulu y mettre. Saint François de Sales avait écrit : « L’âme, comme force et maîtresse du corps, usant de son pouvoir en iceluy, imprima les douleurs des playes dont elle estoit blessée, es endroits correspondans à ceux auxquels son amant les avait endurées… ; l’amour fit donc passer les tourmens intérieurs de ce grand amant, saint François, jusques à l’extérieur… » Citant ce passage, le professeur Dumas ajoute qu’ « on ne saurait parler en termes plus heureux de la toute-puissance de l’imagination » ; mais ce maître éminent, dont la loyauté n’est pas inférieure à la science, n’a pu se douter qu’il citait un texte tronqué dont la suite portait ces mots : « Mais de faire les ouvertures en la chair, par dehors, l’amour qui estoit dedans ne le pouvait bonnement faire ; c’est pourquoi l’ardent séraphin, venant au secours, darda des rayons d’une clarté si pénétrante qu’elle fit réellement les playes. » Ce n’est pas là, évidemment, dans l’opinion du saint docteur, une cause naturelle. Ai-je besoin d’ajouter que le professeur Janet, qui arrête sa citation au même endroit, a été évidemment trahi de même ? Cela dit, quelqu’un a mutilé le texte, et ce quelqu’un n’avait pas des intentions très conformes aux nôtres : si bien que, pour résumer le bilan de nos adversaires et le nôtre, nous dirons : 1° en ce qui concerne les faits, nous en avons que l’Église interprète par le miracle, et que nos loyaux adversaires ne contestent pas en tant que faits ; nos adversaires n’ont pas de faits de stigmatisation naturelle ; 2° en ce qui concerne l’interprétation du réel, les faits que nous présentons sont tellement éloquents qu’on les récuse ; les faits de l’école naturaliste sont tellement insuffisants qu’on les suppose, par de faux raisonnements et des interprétations gratuites, analogues aux autres et qu’on défigure ceux-ci pour y mieux réussir ; 3° en ce qui concerne la conception du possible, on refuse (gratuitement aussi) de considérer comme raisonnable une interprétation théologique qui a satisfait les plus grands philosophes, mais ce qu’on nous présente du côté du naturalisme est actuellement déraisonnable. Nous avons donc l’avantage sur le terrain des faits ; et l’interprétation du réel [p. 446] comme la conception du possible tournent au détriment de nos adversaires. Notre part est donc bonne, et même excellente.
Mais concédons aux positivistes que, peut-être des faits demain prouveront l’existence de stigmates naturels ; concédons à nos confrères incrédules que, peut-être, demain, l’interprétation des faits déjà constatés rendra cette existence présumable; concédons enfin aux rationalistes que peut-être, demain, l’impossibilité des stigmates naturels paraîtra moins évidente. Je dis que même alors, les stigmates surnaturels seront encore distincts des stigmates morbides, et voici pourquoi :
Nous ne sommes pas vétérinaires (62) ; nous soignons des malades composés d’un corps et d’une âme. Nous ne croyons pas qu’il soit de notre droit, en soignant l’un, d’ignorer l’autre ; et nous pensons même, à l’exemple de maîtres incontestés (63) ,que cela est l’intérêt des malades, que cela est notre devoir. Si la façon de donner vaut mieux que ce qu’on donne, la façon de souffrir est plus intéressante pour nous que la souffrance : toutes choses égales d’ailleurs, un médecin qui n’y fait pas attention diminue son pouvoir. Or, ce n’est pas en observant le corps qu’on apprend comment l’homme souffre. Les stigmatisés, à ce titre, entretiennent une école féconde, car on apprend auprès d’eux le sens sublime de la douleur et le prix de l’âme qui utilise la souffrance. Les stigmates naturels, comme tous les phénomènes de la pathologie nerveuse, seraient des désordres stériles, décevants, épuisants : ils coûteraient cher à ceux qui tenteraient de les conjurer, comme tous les produits de l’autosuggestion ; ils accapareraient pour une exhibition sans profit toute l’énergie des sujets qui les subiraient et qui mettraient, en outre, par ces plaies spontanées, leurs jours en péril ; peut-être enfin ne seraient-ils pas douloureux, comme tant de manifestations de l’hystérie. A l’inverse d’un trouble morbide indolore, il existe des souffrances non morbides : j’en appelle au témoignage des parturientes, qui sont dans un état physiologique au milieu des plus cruelles douleurs. La douleur, en effet, ne crée pas la maladie ; elle n’est pas un désordre, mais seulement, quelquefois ou par accident, le symptôme d’un désordre. D’ailleurs elle n’est par elle-même ni naturelle ni surnaturelle, mais la façon dont on l’accepte en décèle l’origine et par conséquent l’espèce. Or, les douleurs des stigmatisés présentent d’abord [p. 447] un caractère d’héroïsme (64) et en outre un caractère d’humilité (65) que les hôpitaux n’ont pas naturellement le don de procurer, et dont la mythomanie des « pithiatiques » ne saurait s’accommoder aucunement. Cette douleur a en outre le caractère d’une grâce, et a la « substance de cette grâce, c’est la compassion au Christ, la participation à ses douleurs » ; aussi l’orgueil est-il banni de cette douleur, qu’on ne peut désirer (Ribet), que l’on cache avec soin, que l’on ressent longtemps (R. P. Poulain), non pendant la durée « d’une scène de théâtre », qu’enfin l’on éprouve encore quand « la plaie est dans l’âme seule » (66). Rien n’y fait, ni les hésitations de la nature, ni les menaces de l’inquisition, (67) et la manière enfin dont les plaies apparaissent, la vision qui les annonce, tel ou tel détail qui s’adapte aux besoins surnaturels des assistants ou au triomphe de l’autorité ecclésiastique, l’échec enfin de toute intervention humaine, tout cela montre que les stigmates surnaturels font partie d’un ordre (ce qui est le contraire d’un désorde, et par conséquent d’une maladie), tout cela montre que cet ordre est bienfaisant et divin. Par ce que nous savons des caricatures que les hôpitaux nous fournissent, dans la mesure où ces contrefaçons reproduisent les scènes de la crucifixion (68), nous pouvons imaginer ce que seraient les stigmates naturels qui manquent seuls à cette contrefaçon : la scène est stéréotypée, « le sujet non seulement ne croit rien, n’accepte rien qui soit en opposition avec son idée dominante, comme on le voit dans les délires systématiques, mais il ne voit rien, n’entend rien en dehors du système d’images de son idée » (Janet). Si l’on compare à cela la vision de l’humble Louise Lateau qui déclare que le Christ ne la regarde même pas (69), qui se souvient après l’extase des détails de sa vision, qui interrompt l’extase (rappel) sur l’ordre d’un religieux désigné par son évêque, mais non sur l’ordre d’un autre, on trouvera des différences que nous développerons dans l’étude de l’Extase, mais qui sont déjà notables en tant qu’elles portent sur l’humilité de la douleur, opposée aux théâtrales manifestations d’un art ridicule et morbide. [p. 448]
Ces considérations jettent un jour appréciable sur la sublimité spécifique des blessures qui sont l’épreuve et la grâce des stigmatisés. A votre école, ô bienheureux endoloris, on ne pense à l’homme qu’en Dieu. Votre souffrance n’apparaît pas comme un symptôme, et ne se laisse pas réparer. Elle s’impose comme une leçon dont le Maître a choisi l’heure, et qui se raccorde à son enseignement. Elle prouve son origine divine en échappant à notre intervention ; elle prouve son allure divine en sollicitant notre attention sans scandale et notre respect sans orgueil ; elle prouve surtout sa fin divine en nous montrant, au-dessus de la créature qui pâtit, la passion du Dieu qui rend sa douleur féconde. Elle rappelle le testament du Calvaire, dont elle est un héritage efficace, et, comme lui, donne au monde un sens que l’orgueil stoïcien n’avait pas déchiffré. Elle apprend qu’il y a quelque chose de plus logique et de plus généreux et de plus vivifiant enfin que de mépriser la douleur, c’est de l’utiliser. Surnaturelle par l’ordre qu’elle révèle et auquel elle s’engrène, elle l’est aussi par l’action qu’elle a sur nous : elle ne touche en nous que ce qui correspond à cet ordre. Elle ne vous atteint, ô victimes, et ne nous émeut, spectateurs, que pour nous unir entre nous et dans Celui dont la douleur adopta tous les hommes : ut unum sint! Elle révèle enfin la loi du sacrifice comme la suprême faveur et comme la condition de cette adoption, elle le montre efficace dans le seul foyer qui le transfigure, dans le Cœur divin où cette union s’opère : si bien que, même au jour improbable où des stigmates naturels viendraient à contrefaire ceux de nos extatiques, on ne saurait mieux résumer le doute des sceptiques et notre foi traditionnelle que par l’antithèse de Pauline et de Polyeucte : Étrange aveuglement ! Éternelle clarté !
Dr ROBERT VAN DER ELST.
Notes
(1) Voir Revue pratique d’Apologétique, 1er septembre 1911.
(2) Les théologiens mystiques décrivent des stigmates invisibles (R. P. POULAIN, Grâces d’oraison, XIII, 15). Nous ne prétendons nullement en douter, mais comme ce ne sont pas là les faits que la médecine interprète, nous ne nous occupons ici que des stigmates visibles.
(3) Dans le cas qui nous occupe. Voir la note précédente.
(4) Cf. GIRY, Vies des Saints, ni, 848.
(5) De Serv. Dei Beatif., lib. IV, p. 3, cp. VIII, n° 4 : « Sixte IV a interdit sous peine d’excommunication de prétendre que les stigmates de sainte Catherine n’ont pas eu lieu. »
(6) Revue des Deux Mondes, 1er mai 1907. [en lige sur notre site]
(7) Bulletin de l’Institut Psychologique, juillet 1901, p. 309.
(8) MAURICE APTE, Thèse de Paris, n° 517, année 1902-1903 : Les Stigmatisés. a. Voir C. R. du Congrès de Genève. Lausanne, in Bull. médical, 2e sem., 1907.
(9) JANET, Les Névroses, p. 215.
(10) Voir S. BONAVENTURE, Légende de saint François, c. XIII — Cf. GIRY, Vies des Saints, p. 843 du 3e vol. et le substantiel et savant travail de L. LEMONMER dans les Études, 20 septembre 1907.
(11) Voir BENOIT XIV, op. cit., lib. IV, p. 2. — GÖRRES, La Mystique divine, 2e vol., c. XIV ; — RIBET, Mystique divine, etc., vol. II, c. XXIV ; — Dr IMBERTGOURBEYRE, Les Stigmatisations. — ROHRBACHER, Histoire de l’Église, IX, p. 425, etc. — BOLLANDISTES, Vies des Saints. — APTE, op. cit.
(12) Dr LEFEBVRE, Étude sur Louise Lateau, la stigmatisée de Bois d‘Haine, 1873.
(13) R. P. POULAIN, Grâces d’oraison, XXXI, 1-2 et 8-12.
(14) Charcot. La foi qui guérit, p. 24. [en ligne sur notre site]
(15) Cf. JANET, Névroses et idées fixes, t. II, p. 505. — CHARCOT, Progr. méd. Paris, 1890, p. 289 et suiv. — THIBIERGE, Bull. soc. fr. dermat. et syphil., 1892, p. 135. — Iconographie de la Salpêtrière, passim, et notamment année 1891.
(16) Voir les traités de Physiologie : par ex. Arthus, p- 122-123.
(17) C. R. de la Soc. de Biologie, Paris. 1885. [en ligne sur notre site] Voir aussi T. Barthélémy, Étude sur le Dermographisme etc., citée par l’auteur de l’article STIGMATISATIONS dans la grande Encyclopédie : ce dernier auteur feint de méconnaître la différence qui existe entre une plaie et une rubéfaction. Pour lui c’est un seul et même phénomène, et la stigmatisation n’est que le nom ancien, dermographisme étant le mot actuel : tantum IRRELIGIO potuit suadere malorum !
(18) C. R. du Congrès de Genève-Lausanne, in Bull. méd., 2esemestre 1907, p. 780.
(19) Nous en avons présenté trois cas, grâce à l’obligeance du Dr Boissarie, lors de la réunion des miraculés à Paris en 1910, et nous avons joint à l’observation une discussion sur les preuves du caractère objectif des lésions (La Croix, 27 décembre 1910).
(20) JANET, Les Névroses, loc, cit.
(21) TERRIEN, C. R. du congrès de Genève-Lausanne, loc. cit., p. 731, col. 3.
(22) BEAUNIS, Somnamb. provoqué, ch. V, p. 72.
(23) Cité par HARTENBERG, p. 188-189 de l’Hystérie et les Hystériques.
(24) Ibid., p. 80-81.
(25) Voir ALQUIER, Gazette des Hôpitaux, 8 août 1908.
(26) CULERRE, Magnétisme et Hypnotisme, p, 219.
(27) Paris médical, 1885.
(28) Thèse, p. 145 et 5.
(29) HARTENBERG, op. cit.,p. 153.
(30) Voir GRISOLLE, Traité élém. de pathol. interne, Tt. I, p. 641, GENDRIN, article Hémalidrose du Traité de méd. pratique, CHOMEL, article Hémorrhagie du Dict. des sc. médicales, ces trois auteurs (anciens) sont cités par PARROT. De nos jours cf. BEAUNIS, p. 83 de op. cit., DUMAS, R 2 M., loc. cit. — HENLE, Ueber Blütungen… Berlin, 1892, Schade.
(31) HÜSS, Arch. gén. de méd., 1857, p. 165 et suiv.
(32) PARROT, Gazettehe bdomadaire, 1859, p.633, 644, 678, 713, 743 (cinq numéros).
(33) LEFEBVRE, Louise Lateau, p. 125.
(34) LEFEBVRE.,Ibid., p. 92-93.
(35) Bull., méd., loc. cit.
(36) Revue des Deux Monde , loc.- 1854 – 2 cit.
(37) Cité par APTE, thèse, p. 113.
(38) ALF. MAURY, Revue des Deux Mondes, (à propos de Rose Tamisier). 1854, t. II, p. 477 [Des Hallucinations du mysticisme chrétien. Extrait de la « Revue des Deux Mondes », 2e série de la nouvelle période, tome 8, 1854 (pp. 454-482) en [ligne sur note site] et la Magie et l’Astrologie dans l’antiquité et au moyen âge.
(39) RIBOT, L’imagination créatrice, p. 191. Voir une savante critique de SURBLED sur le pouvoir de l’imagination, à propos du sujet qui nous occupe, dans la Revue des Questions scientifiques, juillet 1898, p. 34.
(40) Op. cit., p. 274.
(41) BECHTEREW, La suggestion et son rôle dans la vie sociale, p. 90, trad. de Kéraval.
(42) LOMBROSO, Hypnotisme et Spiritisme, p. 121.
(43) Contribution à l’étude de quelques facultés cérébrales méconnues, p. 259.
(44) Voir à ce sujet une réfutation de Görres par RIBET, Mystique, vol. II, c. XXV.
(45) FERRAND, Revue du monde invisible, août 1902, cité par VÉRONIVET, Revue du Clergé français, février, 1904. p. 577.
(46) SOLLIER, Genèse et nature de l’hystérie, p. 487.
(47) BERNHEIM, Hypnotisme, suggestion, psychothérapie, p. 31-32.
(48) BÉRILLON, Hypnotisme et suggestion, théorie et application pratique, p. 9-10.
(49) BERNHEIM, op. cit., p. 192.
(50) GRASSET, Maladies du système nerveux, p.5. Cf. LEGRAIN, Folies à Éclipse,c. I.
(51) AZAM. Hypnotisme et double conscience, p. 53.
(52) BEAUNIS, op. cit., p. 8-9.
(53) ARAGO, cité par FERRET, Cause de l’hypnose., p. 361-362.
(54) Op. cit., p. 84.
(55) ROUBY, La vérité sur Lourdes, p. 79.
(56) R. P. POULAIN, Les grâces d’oraison, c. XXXI, 10, en note, (note 1, p. 587 de la 6° édition).
(57) BECHTEREW, La suggestionetc.. p. 196.
(58) DUMAS, loc. cit., p. 201, note 3.
(59) Thèse citée, p. n3.
(60) Progrès médical, 1883, p. 721.
(61) Article Stigmatisations.
(62) LEFEBVRE, Louise Lateau, p. 14.
(63) Voir DÉJERINE, dans la préface de son nouveau traité :les manifestations fonctionnelles des Psychonévroses, Masson, 1911 et GRASSET, Idées médicales.
(64) S. BONAVENTURE, Légende de saint François, c. XII, t. VII, p. 296, col. 2 B, Voir IMBERT-GOURBEYRE, T. II, c. x, p. 126 et le R. P. POULAIN, Op. cit., c. XIII, 16.
(65) RIBET, IV, p. 97-98.
(66) SAINTE THÉRÈSE, Vive flamme de l’amour, IIe .cantique, 2e vers, commentaire.
(67) DUMAS, Revue des Deux Mondes note lui-même quelques-uns de ces signes, p. 202, loc. cit.
(68) JANET, Les névroses, p. 318.
(69) LEFEBVRE, p. 59.
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