Abbé Roubaud. Rêve — Rêverie. Synonymes français. Nouvelle édition. Pars, Chez Bossange, et Barbou, 1796, tome 4, pp. 98-102.
Pierre-Joseph-André Roubaud (abbé) (1730-1792). Ecclésiastique, journaliste, grammairien, ou lui doit aussi quelques travaux linguistiques. Il fut très influencé par Court de Gébelin. Il fut un ardent combattant contre l’esclavage. qQuelques publication :
— Le Politique indien ou considérations sur les colonies des Indes orientales.1768.
— Histoire générale de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique. 1770-1775. 15 vol.
— Nouveaux synonymes français. 1786 [édition originale]
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons modernisé la typographie. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
[p. 98]
Rêve – Songe.
Je n’ai trouvé aucune raison de dire que le mot rêve, par lui-même, quelque rapport au sommeil. Borel observe qu’on disoit autrefois redder, pour signifier rêver en dormant ; la circonstance du sommeil n’étoit donc pas désignée par le mot rêves. Rave, en anglais, rêver, signifie déraisonner , extravaguer, être en délire, & non pas songer (dream). Il en est de même de l’espagnol desvariar, & de l’italien vaneggiare, qui désignent, sans rappor au songe.) le rêve, la vanité des pensées, leur bizarrerie, l’extravagance, Desvariar & Vaneggiare signifient également rêver & radoter ; ces deux mots différent en ce que le réve est dans l’esprit, & le radotage dans le discours ; comme aussi le radotage est plutôt d’un esprit foible, & le rêve d’une imagination folle. Ainsi rêver signifie proprement s’imaginer toute sorte de choses, vaguer d’un objet à l’autre, sans aucune suite, rouler dans son esprit toute sorte de pensées décousues & disparates : on disoit autrefois resver ; re, res, signifie chose, objet, vu, vue, ver, tourner, rouler. Ce mot a beaucoup d’analogie avec le mot latin reri, s’imaginer, se figurer, s’imaginer voir, se mettre dans l’esprit.
Quant au songe, il en évidemment tiré du sommeil, en lat. somnium, en ital., sonno , en espagn., suêno, en polon., sen, en grec, hupnos, &c. Le grec υπνος, comme le celte hun, hyn, [p. 99] imite le son que le souffle rend, dans le sommeil, en passant par le nez. Le songe est donc évidemment une chose propre au sommeil. Aussi voyons-nous, dans les Remarques de Vaugelas, que des gens délicats ne pouvoient se résoudre à dire songer pour penser ou rêver à une chose, attendu que ce mot avoir un sens particulier.
Battista Dossi (1497-11548). Le Songe (1544)
Ainsi, dans le sens propre, l’homme éveillé fait des rêves : on ne dira pas qu’il fait des songes. Les rêves du délire ne s’appellent pas des songes. Nous dirons des rêves plutôt que des songes politiques. Les chimères, les imaginations, les idées fantastiques d’un visionnaire ressemblent assez à des songes ; mais elles ne sont que des rêves, Le rêve n’est donc pas proprement un songe fait en dormant, comme le disent les Vocabulistes, & comme si l’on faisoit autrement des songes qu’en dormant. Le songe n’est que du sommeil : le rêve est de la veille comme du sommeil.
Dans l’état de veille, l’abstraction de l’esprit, une passion concentrée, des contemplations extatiques nous bercent de rêves : possédés par nos pensées, nous ne voyons plus, nous n’entendons plus ; c’est un demi-sommeil. Dans l’état de sommeil, l’ébranlement des nerfs, le désordre des humeurs, l’agitation du sang ou celle de l’âme provoquent les songes : l’imagination réveillée, nous voyons en elle, nous entendons ; c’est une demi-veille.
Rien ne ressemble plus aux songes de la nuit, que les rêves du jour : c’est toujours le travail d’une imagination déréglée. Les rêves du jour ont souvent engendré les songes de la nuit ; & les songes de la nuit produisent souvent encore [p. 100] les rêves du jour. Les soupçons du jaloux, par exemple, seront des rêves ; & ses songes seront des visions.
Ces visionnaires, si communs dans l’Orient, qui voyent dans leurs extases tout ce qu’ils imaginent, sont d’autant plus persuadés de la réalité des objets de leurs visions, qu’ils ont fait leurs rêves les yeux ouverts ; & qu’ils ne peuvent les confondre avec des songes.
Occupez-vous, & vous ferez peu de rêves : point n’excès, & vous ferez peu de songes.
Du reste, je ne prétends pas insister sur cette différence ; je ne propose qu’une conjecture.
* Mais enfin les rêves faits en dormant ne diffèrent-ils pas des songes ? Ils en diffèrent en ce que les rêves, plus vagues, plus étranges, plus incohérens, plus désordonnés, n’ont aucune apparence de raison, & ne laissent guère de trace, parce qu’ils n’ont guère de suite : tandis que les songes plus frappés, plus sentis, plus liés, plus séduisans, semblent avoir une apparence de raison, & laissent dans le cerveau des traces plus profondes. Avec le sommeil, le rêve passe : le songe reste après le sommeil. Vous direz un mot de vos rêves, trop décousus & trop cxtravagans pour être retenus : vous raconterez vos songes, assez présens & assez remarquables peur être rapportés. Il semble que le songe soit plutôt d’un esprit préoccupé, & le rêve d’une imagination exaltée.
Macrobe , Songe de Scipion, l. 1, distingue plusieurs espèces de songes. L’une, produite par les affections présentes du corps & de l’âme, ne signifie rien, & le réveil la dissipe ; c’est l’insomnium[p. 101] des Latins, l’i ίνυπνος, des Grecs, c’est le rêve. Une autre, produite par une cause surnaturelle, est douée d’une vertu prophétique, & ces songes restent gravés dans la mémoire comme des avis faits pour être expliqués par la divination ; ce seroit le songe proprement dit, somnium, υπνος. Selon cette doctrine commune à tous les peuples anciens, le rêve ne présente que de vains fantômes ; & le songe révèle des mystères. Cette différence n’existe sans doute pas dans les choses ; mais elle aide à discerner celle des termes.
II y a eu des songes prophétiques ; la preuve en est dans l’Histoire de Joseph (1), & autres récits [p. 102] de l’Ecriture. Il y a des songes qui s’accomplissent ; tels que celui d’Alexandre à l’égard de Cassandre, celui de la Syracusaine Himere sur l’élévation de Denis le Tyran, celui de Calpurnie sur la mort de César. Mais on ne dira pas que les rêves prédisent ou s’accomplissent ; ils ne sont jamais que de fausses visions, des imaginations folles, des idées creuses,
Le songe est donc plus spécieux & imposant que le rêve. Aussi un songe formera-t-il le nœud d’une Tragédie ; & le rêve fournit à peine à la Comédie un incident : il est bizarre & extravagant.
Dans un sens figuré, nous disons d’une chofe ridicule ou invraisemblable que c’eû un rêve, une fable, une chimère : nous dirons d’une chose fugitive, vaine, illusoire , d’une chose qui n’a ni solidité ni durée, quoique réelle, que c’est un songe. Nos projets fsont des rêves, & la vie est un songe. Tout s’accorde à mettre les rêves fort au dessous des songes.
NOTES
(1) Voyez la Genèse, c. 47. Serait-ce un rêve que de fixer à l’accomplissement des songes expliqués par Joseph, sinon la première origine de l’Empire Egyptien, du moins une forme nouvelle ou une nouvelle constitution de l’Empire. La sagesse des Egyptiens étoit, certes, alors beaucoup plus avancée que celle de leurs voisin, juisqu’au milieu des peuples pasteurs, ils étoient un peuple agricole, & qu’ils avoient posé la base d’un Empire stable & attaché les premiers liens de la Société civile. Mais il n’est pas moins sensible qu’un Prince qui, avec les fruits seuls de son domaine propre, achete la subsistance d’un peuple pour sept années consécutives, & mêmes des secours à vendre aux étrangers, ne peut-être que le chef d’un petit peuple ; car il n’y a pas de Monarque assez riche pour payer la subsistance d’une grande Nation pendant un an. Ce n’est qu’après avoir sauvé les Egyptiens d’une longue famine, ce n’est qu’après avoir attiré dans ses mains tout ce qui sert à constituer la puissance, ce n’est qu’alors que Pharaon devient Monarque, ou que la Monarchie s’élève. Alors, dit la Vulgate ; le pays est asservi à Pharaon : alors, selon le texte Hébreu & la version Syriaque, les habitans commencent à se rassembler dans des espèces de villes : alors seulement, suivant les Septante, le peuple devient sujet ou esclave : alors, selon tous les textes, il établit des impôts ou des droils réguliers.
(2) Voyez Valere Maxime. Voyez aussi Cicéron, de Divinatione.
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