René Artigues. Essai sur le valeur sémiologique du rêve. Thèse pour le doctorat en médecine, présentée et soutenue le 29 janvier 1884. Paris, A. Parent, 1884. 1 vol.
René Artigues (1860- ). Médecin dont nous n’avons trouvé aucune données bio-bibliographiques
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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ESSAI
SUR
LA VALEUR SÉMÉIOLOGIQUE
DU RÊVE
AVANT-PROPOS
Le rêve est un phénomène qu’on ne peut bien rattacher à aucune des branches de la science, peut-être parce qu’il se rattache à toutes. Sa situation est comparable à celle de ces petits États, entourés de pays plus considérables, et n’appartenant à aucun d’eux en particulier, parce que tous ensemble les protègent, c’est-à-dire les accaparent. La philosophie le regarde comme sien, la physiologie s’en empare, la poésie en use, le charlatanisme en abuse, et ce phénomène un peu mystérieux, un peu inconnu, mais à coup sûr d’un intérêt de premier ordre, a été décrit, étudié, discuté sans que jusqu’ici, même à notre époque utilitaire, on soit arrivé à reconnaître son incontestable utilité. [p. 6]
Soupçonné par quelques auteurs qui ont passé outre sans s’y arrêter davantage, ce côté pratique du rêve n’a jamais été l’objet d’une étude sérieuse, ou du moins, jamais personne n’a cherché à réunir en faisceaux les idées émises sur ce phénomène, à les soumettre à des lois, et en déduire les conséquences. Notre but unique est de montrer que c’est là une lacune et de la combler dans la mesure de nos forces, en rendant à ce symptôme la place qui lui manque dans les traités de diagnostic. C’est en voyant exprimer dans plusieurs ouvrages le regret que le côté séméiologique du rêve n’ait jamais été sérieusement décrit, que l’idée nous est venue de nous mettre à ce travail, et d’en faire le sujet de notre thèse inaugurale. L’attrait de cette tâche nous en a fait oublier les difficultés ; nous voulons espérer que nos juges ne les oublieront pas. Ils nous feront grâce de notre incompétence en faveur de notre bonne volonté, et sauront reconnaître que nous avons fait notre possible pour mettre à profit les courts instants que nous ont laissés des études spéciales et un règlement militaire.
Nous avons puiseé un peu partout et demandé un peu à tout le monde. Plusieurs nous ont donné, et parmi ceux que nous remercions de leur utile concours, notre ami Peraud ne doit pas être oublié.
Nous prions M. le professeur Ball d’agréer le témoignage de notre reconnaissance pour avoir bien voulu présider la soutenance de cette dissertation inaugurale. [p. 7]
INTRODUCTION. —DIVISION DU SUJET.
Peu de faits, autant que ceux qui, comme le rêve, se rattachent à divers domaines, peuvent entraîner au loin ceux qui veulent s’y arrêter, et amener par là, dans leurs descriptions, un désordre qui se ressent de celui de leurs idées. C’est ce que nous avons voulu éviter autant que possible, et pour cela, il nous paraît indispensable d’adopter un plan bien net, et d’exposer, dès la première page, en le divisant méthodiquement, ce que nous avons l’intention d’étudier dans les suivantes. Décidé à traiter le rêve au seul point de vue de sa valeur diagnostique ou pronostique, nous ne nous écarterons de cette ligne que lorsque la clarté de l’exposition ou l’explication des faits le rendra indispensable. Nous ne nous occuperons pas du rêve en général, et si nous donnons un résumé des théories émises sur ce phénomène, c’est pour indiquer comment son utilité séméiologique en découle naturellement.
C’est pour les mêmes raisons d’ordre et de méthode, que nous ne nous laisserons pas entraîner à faire sur le sommeil, sur le somnambulisme, sur la responsabilité légale de l’homme endormi, des dissertations qui, tout intéressantes qu’elles sont, sortent de notre sujet, et le chargeraient sans y rien ajouter.
Nous donnons, dans un premier chapitre, la définition du rêve, et son explication physiologique. Quant [p. 8] au côté historique de la question, nous l’exposons aussi brièvement que possible, non que son intérêt soit énorme, mais pour que l’on sache à quelles sources nous avons puisé.
Un second chapitre traitera des rêves morbides en général.
Un troisième enfin, des rêves morbides en particulier.
Nous n’enfermerons pas les observations recueillies par nous dans un chapitre spécial, préférant les citer au fur et à mesure, soit pour confirmer une théorie, soit pour appuyer un fait. [p. 9]
CHAPITHE PREMIER
DU RÊVE. —THÉORIE. —HISTORITQUE.
Fatiguée dans tous ses ressorts, criant de tous ses rouages, ayant fait même souvent un surcroît de travail qu’il lui faut réparer par un surcroît de repos, la machine humaine ne tarderait pas à se détraquer sans retour, si chaque soir, après une journée d’un fonctionnement pénible, on ne lui imposait un arrêt nécessaire et réparateur. Pour continuer cette comparaison qui nous paraît assez frappante, comme ce repos n’est que de quelques heures et que le travail va reprendre, on laisse les fourneaux allumés en se contentant de détourner la vapeur qui s’écoule au dehors, se condense et court un peu partout sans but, sans direction précise et sans utilité. C’est à peu près de cette façon que nous comprenons le rêve ; le fonctionnement des organes ne va pas sans une fatigue que le repos dissipe, et ce repos, c’est le sommeil ; mais le cerveau n’est pas éteint ; la puissance de certaines facultés subsiste toute entière, et, détournée seulement au dehors, livrée à elle-même, produit mille formes bizarres, désordonnées qui constituent le rêve.
Cette comparaison, qui présente comme toutes les comparaisons, le défaut d’être vraie sur quelques points et inexacte sur beaucoup d’autres, a le tort, en premier [p. 9] lieu, d’impliquer un repos absolu des organes pendant le sommeil, et la suspension de leur fonctionnement.—Telle n’est pas notre id√©e, et, sans aller comme certains auteurs, jusqu’à admettre que ce fonctionnement s’accroît chez l’homme endormi, nous pensons que la circulation ralentie, le cerveau anémié, la lassitude des organes, expliquent suffisamment une diminution dans leur activité. Ce point de détail a trop d’importance dans le sujet qui nous occupe, pour que nous passions sans nous y arrêter un instant.
C’est en suivant un certain ordre que s’affaiblit l’activité de nos organes, et, comme le fait remarquer Cabanis : « Les muscles qui meuvent les bras et les jambes se relâchent et cessent d’agir avant ceux qui soutiennent la tête ; ces derniers avant ceux qui soutiennent l’épine dorsale. Quand la vue sous l’abri des paupières, ne reçoit déjà plus d’impressions, les autres sens conservent encore presque toute leur sensibilité. L’odorat ne s’endort qu’après le goût, l’ouïe qu’après l’odorat, le tact qu’après l’ouïe, et, même pendant le sommeil le plus profond, il s’exécute encore certains mouvements déterminés par un tact obscur, comme, par exemple, quand nous changeons de position dans notre lit. »
Chacun sait que ces mouvements peuvent aller plus loin encore, et, sans parler de faits étranges qui nous semblent se rapporter plutôt au somnambulisme, nous avons été réveillé souvent au milieu d’un rêve pénible, par un vigoureux coup de poing donné dans la muraille, ou par des mouvements généraux qui nous portaient au bord de notre lit, jusqu’à nous en faire tomber,
Parmi les causes qui affaiblissent l’activité fonctionnelle [p. 11] des organes, nous avons signalé en premier lieu le ralentissement de la circulation pendant le sommeil. C’est aujourd’hui un fait acquis à la science, et qui ne l’a pas été sans de nombreuses contestations. Les uns niaient cette diminution de l’intensité circulatoire ; d’autres, tout en l’ayant constatée, la rapportaient à la position horizontale dont l’influence n’est certainement pas négligeable.
Mais des études sérieuses ont été faites, et, même après déduction du ralentissement produit par le décubitus dorsal, il y a, par le fait du sommeil, une diminution notable du nombre des pulsations cardiaques. Ce fait, signalé par Haller : « Pulsus, vespertino tempore frequentior, per somnum paulatim minuitur », a été confirmé depuis par Milne-Edwards, Quételet, Nick, Hohl, Trousseau, et a reçu enfin une consécration définitive avec les travaux de Hénoque. Ces travaux portent, non seulement sur la circulation générale, mais sur la circulation cérébrale pendant le sommeil. S’autorisant des expériences de Durham, d’Hamond et de Weir-Mitchell, l’auteur arrive aux conclusions suivantes qui résument à peu près l’état de la science sur cette question :
1° Pendant le sommeil, les veines ne sont pas distendues, et quand elles le sont, on observe des phénomènes différents de ceux du sommeil.
2° Pendant le sommeil, le cerveau est relativement anémié, et de plus, le sang y circule moins rapidement.
3° En résumé, tout ce qui augmente l’activité cérébrale tend à assurer la veille, et tout ce qui diminue cette [p. 12] activité et en même temps n’altère pas la santé générale, tend à assurer le sommeil. »
La lassitude des organes se joint, comme nous l’avons dit, à l’anémie cérébrale et au ralentissement de la circulation. Enfin, il est des causes adjuvantes du sommeil qui ne doivent pas être négligées. Étendu sur un lit moelleux, dans un silence absolu, et dans l’obscurité qui, comme la trop grande lumière, force les yeux à se fermer d’eux-mêmes, l’homme, surtout s’il, est modérément fatigué, s’il est au milieu du travail de la digestion, s’il est engourdi par le froid ou affaibli par la chaleur, l’homme s’endort plus rapidement, et tandis que ses membres reposent, l’imagination qu’il a tenue en bride le jour, reprend ses droits pendant la nuit qu’elle peuple de fantômes, d’objets bizarres, de conceptions tristes, gaies ou effrayantes ; elle appelle à son secours les facultés de son espèce, la mémoire surtout à laquelle elle communique un peu de son incohérence, et, sous leur effort combiné, le rêve est produit.
Il importait pour nous de rappeler ces quelques notions sur la formation du sommeil. On peut prévoir déjà quelles seront les conséquences d’un trouble apporté dans cet état de choses : qu’un organe souffrant se réveille, et aussitôt, la circulation presque toujours activée modifiant le sommeil, les rêves prendront une forme, une direction, une intensité spéciales qui ont leur importance, et que le médecin doit connaître.
« On désigne sous le nom de rêves, et par différentes dénominations qui répondent à ce mot dans toutes les langues, une suite, ou plutôt, certains assemblages d’idées, d’images, qui se présentent confusément à l’esprit [p. 13] pendant le sommeil (1). » Nous employons indistinctement dans ce travail les mots de rêve et de songe, malgré qu’il y ait entre eux quelque différence. Au fond, ces deux états sont une seule et même chose, avec cette nuance que le rêve étant le genre, le songe serait l’espèce. Ce dernier terme en effet, est plus particulièrement employé pour désigner les rêves dans lesquels les images et les faits arrivent, par un semblant de coordination, à présenter un peu de suite, à former une sorte de drame, presque toujours incohérent ou invraisemblable par un côté quelconque.
Bien des théories, nous l’avons dit en commençant, ont été émises au sujet de ce phénomène, et quand on consulte les auteurs qui ont parlé du rêve, on les sent à travers les lignes hésitants, incertains, dès qu’ils en abordent l’explication physiologique. Beaucoup s’en sont tenus à l’expression de sommeil partiel qui, non seulement n’explique rien, mais est par elle-même assez difficile à expliquer. Veut-on dire en effet que le rêve ne se produit que dans le sommeil léger ? La chose est mal dite, mais l’idée est vraie, du moins selon nous, dans la grande majorité des cas. Veut-on dire, au contraire, que c’est un sommeil incomplet, inégalement réparti entre les départements du cerveau, dont quelques- uns conservaient leur activité à l’exclusion des autres, de façon que tel ou tel organe jouisse seul de son fonctionnement ? C’est contraire à l’observation. Le jugement, en effet, ne demeure pas sain tandis que la volonté est incohérente, la mémoire n’est pas perdue et l’imagination conservée ; on n’a jamais noté que la voix fût muette quand les membres gardaient toute leur énergie, [p. 14] et réciproquement. Faut-il admettre avec Maury, dont l’autorité est pourtant si grande en pareille matière, qu’il y a pour chacune des facultés de l’esprit une circonvolution spéciale, et que le jugement, l’intelligence ou la volition peuvent agir indépendamment les unes des autres ? Ce sont là des théories édifiées sans bases. Chacun a donné son idée sans l’appuyer de preuves, et jusqu’ici on n’a rien fait de plus.
Nous n’essaierons pas, après, tant d’hommes autorisés, une théorie qui n’aurait plus l’excuse du savoir et du nom, et nous constaterons seulement que, si l’on remarque dans la plupart des rêves un affaiblissement certain de quelques facultés intellectuelles, attention, jugement, réflexion, etc., on constate au contraire une prédominance et une suractivité extraordinaires de l’imagination et de la mémoire. C’est, comme nous le disions plus haut, la revanche de ces facultés. L’antagonisme qui les sépare des premières dans l’état de veille, se continue pendant le sommeil, et la victoire reste alternativement à l’un ou à l’autre parti. Le jour est aux travaux, aux pensées sérieuses et au devoir : c’est là que règnent et se manifestent l’intelligence, la volonté, le raisonnement. La nuit, toute au repos, à la mollesse, aux plaisirs, semblait naturellement destinée au triomphe de la folle du logis.
Mais, encore une fois, ce sont là des mots et non des faits. Peut-être l’avenir réserve-t-il l’explication physiologique ou pour mieux dire, anatomique de ce phénomène, et les études récentes sur la circulation cérébrale feront-elles trouver de ce côté la vérité que les déductions psychologiques nous refusent. [p. 15]
Un point que nous tenons à bien préciser, et qui est de la plus grande importance, dans l’explication des rêves morbides, c’est la durée du songe. Elle est, selon nous égale à celle du sommeil, et c’est, comme nous allons le dire, l’avis de la grande majorité des auteurs. Le rêve n’est pas un accident, c’est un phénomène produit par l’exercice de facultés qui ne chôment pas et dont le pouvoir s’exalte chez l’homme endormi. « L’âme, dit M. Pezzani, ne veut pas, ne sent pas de même dans le sommeil et dans l’état de veille. Mais s’il y a des différences incontestables entre les modes d’exercice des facultés, il n’y a pas opposition radicale. Rêver et penser sont les deux faces d’une même vie, les deux manières d’être d’une même essence. » Hippocrate avait déjà cette notion de la non interruption du rêve. Descartes, Maine de Biran, Carus, Formez, Cabanis, Jouffroy, psychologues et physiologistes, sont du même avis, et s’accordent sur ce point, que l’on rêve sans cesse. Enfin, dans un ouvrage auquel nous avons beaucoup emprunté, et dont l’auteur joint, à de grandes connaissances scientifiques, un esprit philosophique rare, et un style très élevé, M. le Dr Macario, s’exprime ainsi : « Dans l’état de rêve, la pensée n’obéit plus à la volonté ; l’esprit est passif, il est rempli par ces images que l’imagination abandonnée évoque sans cesse ; il est ravi par elles comme en dehors de lui, et, la réflexion lui faisant défaut, il contemple, comme lui étant étrangères, les images qui sont pourtant son œuvre. Ces images ne sont autres que les idées des sensibles, concrétées, matérialisées. »
Nombre de faits ont été produits à l’appui de cette opinion. Nous n’en voulons citer qu’un qui nous touche [p. 16] de près. Notre frère, sous-officier d’infanterie, n’a jamais rêvé de sa vie. Il ne se fait même pas une idée bien nette de ce que peut être le songe ; or, ses camarades lui ont dit souvent, le matin, qu’il avait parlé pendant son sommeil, qu’il avait manifesté par des cris et des mouvements, la plus grande agitation, faits qui se rapportent évidemment a un rêve dont il n’avait pas eu conscience, ou que du moins il ne se rappelait plus. Nous devons faire remarquer, à propos de notre frère, qu’aussitôt couché, il s’endort profondément, et se réveille tous les jours en sursaut à l’heure réglementaire.
C’est qu’en effet il y a dans le sommeil trois périodes bien distinctes : la première, constituée par le passage de la veille au sommeil, la seconde par le sommeil proprement dit ; la troisième par le retour progressif à l’état de veille.
Toutes ne sont pas également favorables à la production des songes, ou, pour mieux dire, l’homme ne se rappelle pas aussi bien les rêves qu’il a eus dans l’une ou l’autre des trois. Pendant le passage de la veille au sommeil, le rêve se manifeste fréquemment, avant même que l’homme soit véritablement endormi. Maury, que l’on retrouve toujours dans l’étude de ces phénomènes, a particulièrement étudié les rêvasseries incertaines qui se présentent à l’esprit de l’homme flottant entre la veille et le sommeil. Il les regarde moins comme des songes que comme des hallucinations qu’il appelle hallucinations hypnagogiques (υπνος, sommeil ; αγωγευς, qui amène). Il se cite lui-même comme exemple, et, pressentant la valeur de ces rêves, à cette période, il remarque leur apparition plus fréquente chez les personnes [p. 17] prédisposées à l’hypertrophie du cœur, à la péricardite et aux affections cérébrales. « Mes hallucinations, dit-il, sont plus nombreuses et surtout plus vives, quand j’ai, ce qui est fréquent chez moi, une disposition à la congestion cérébrale. Dès que je souffre de céphalalgie, dès que j’éprouve des douleurs nerveuses dans les yeux, les oreilles, le nez, dès que je sens des tiraillements dans le cerveau, les hallucinations m’assiègent, à peine la paupière close. »
Ces hallucinations appartiennent aussi à la dernière période du sommeil qui est le passage de cet état à celui de veille. C’est surtout à ce moment que se produit le rêve, ou, du moins, ce sont les rêves produits à ce moment que l’on se rappelle surtout. Tout le monde a pu remarquer sur soi-même, que si l’on se réveille quelques moments avant l’heure du lever et que l’on se rendorme, on a souvent dans ce second sommeil des songes généralement fort détaillés et dont on se souvient très nettement.
Quant à la période moyenne, celle du sommeil profond, elle donne des souvenirs moins fidèles des rêves qui l’ont occupée et, dans la grande majorité des cas, n’en laisse même aucune trace. C’est ce qui a lieu dans l’exemple que nous citions tout à l’heure, et dans lequel les deux périodes extrêmes, faisant à peu près complètement défaut, le sommeil est réduit à la période moyenne, et les rêves sont toujours oubliés.
Ces données, que nous écourtons volontairement, étaient indispensables, et l’on peut prévoir déjà leur importance pour le sujet qui nous occupe. C’est, en effet dans le premier sommeil et aux approches du réveil [p. 18] que nous trouverons les rêves morbides ; quand ils se manifestent dans le moment qui correspond à la période moyenne, c’est que cette période n’existe pas, et que l’affection dont le malade est porteur ou dont il ressent les approches, trouble le sommeil et le rend plus léger. Nous verrons que c’est le cas des rêves-symptômes produits par une maladie en cours, tandis que ceux que l’on observe dans la première et la dernière période, ont plutôt une valeur pronostique.
Avant de commencer l’étude des rêves morbides, proprement dits, d’en étudier l’origine et d’en chercher la signification, il nous paraît nécessaire d’indiquer sommairement quels sont les auteurs qui ont traité ce sujet, et reconnu aux songes une valeur en séméiotique.
Symptôme admis depuis longtemps et bien décrit, pour quelques maladies, en particulier pour l’alcoolisme, le rêve n’est pas considéré comme tel d’une manière générale. Dès les premiers âges de la médecine, ou remarque que ce phénomène coïncide avec le développement de telle ou telle affection. Le fait est constaté, sans commentaires, et l’on préfère en rester là que de chercher une explication difficile.
On trouve dans les ouvrages d’Hippocrate un traité sur les songes.
Galien, qui avait étudié le rêve, ne croyait pas à la possibilité des mouvements pendant le sommeil, sous l’influence de ce phénomène. On connaît le fait qui le tira de son erreur, lorsque, dans un accès de somnambulisme, il heurta une pierre et s’éveilla brusquement.
Brentius, Jules Cæsar Scaliger, ont commenté le traité d’Hippocrate sans y ajouter grand chose. [p. 19]
Aristote nous offre une phrase importante au point de vue qui nous occupe : « Qui deterius vel animo vel corpore sunt affecti, deteriora somnia concipiunt : quippe cum etiam affectio corporis faciat ad morbi visionem. Hominis enim, morbo laborantis, proposita quoque animi vitiosa sunt, atque etiam, propter corporis perturbationem, animus quiescere nequit. »
Tous les auteurs anciens qui se sont le plus occupé de séméiologie, ont passé sous silence la valeur du rêve comme symptôme, et l’on n’en trouve aucune mention dans les ouvrages de Fernel, Boerhaave, Aubry, Valer, Zimmermann, Prosper Alpin, Grumner, etc.,
En 1812,, M. Double, publia dans le Journal général de médecine, sous ce titre : « Considérations séméiologiques sur les songes, » un article fort intéressant dans lequel il s’exprime ainsi : « Verduc a remarqué que pendant le sommeil, la moindre sensation fournie par le tact, fait une impression très forte sur l’organe pensant, et donne naissance à des idées proportionnées à la sensation transmise et bien supérieures, par conséquent, à la sensation éprouvée. Cette différence tient à l’accroissement du centre des sensations qui se trouve alors entièrement isolé. » On verra dans le chapitre suivant, que c’est là le vrai point de départ de la théorie sur la formation des rêves morbides. Double les divise en rêves pronostiques et rêves diagnostiques : « Il est remarquable, dit-il, à propos de ces derniers, que ces songes, susceptibles de servir au diagnostic des maladies, sont en assez grand nombre, et que leur étude plus approfondie n’augmenterait pas peu le domaine des connaissances médicales et les ressources de la [p. 20] médecine (qu’on ne saurait trop multiplier) pour la distinction des maladies. » Du reste, les exemples cités par
l’auteur, n’ont pas grande importance, et se ressentent des théories de l’époque. Nous reproduirons plus loin quelques-uns de ces laits qui ne peuvent plus avoir aujourd’hui qu’une valeur historique.
En 1820, Moreau de la Sarthe, rappelant l’article de M. Double, constate qu’il a ouvert une voie jusqu’alors inexplorée, et s’en tient là.
Baillarger, en 1845, dans une étude très remarquable intitulé : « De l’influence de l’état intermédiaire à la veille et au sommeil sur la production et la marche des hallucinations, » néglige presque absolument le côté séméiologique du rêve, et il faut arriver à Maury pour en trouver l’indication.
Enfin, c’est en 1856, qu’avec l’ouvrage de M. le Dr Macario, on rencontre pour la première fois des faits concluants discutés avec science et méthode, une classification rationnelle, en un mot, une étude complète sur l’importance des songes en séméiotique.
Depuis M. Macario, aucun progrès n’a été accompli dans cette voie. Encore, son étude n’est-elle qu’un chapitre isolé dans un ouvrage sur les songes en général.
Nous avons essayé, en comparant les théories émises par cet auteur avec celles que nous avons trouvées dans les ouvrages cités plus haut, de faire un résumé un peu correct de ce qui a été dit sur ce sujet si attachant. C’est la matière de notre deuxième chapitre.
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CHAPITRE II:
RÊVES MORBIDES EN GÉNÉRAL.
« Le cerveau est comme le cœur, a dit Maury ; l’émotion en accélère les mouvements. » Réserves faites sur l’expression de mouvements, qui est peu physiologique, cette phrase contient en germe toute la théorie des rêves morbides. L’imagination peut être considérée comme un verre grossissant qui donne aux moindres choses une apparence exagérée. L’appareil fantasmagorique que nous représentent la plupart des rêves, n’est que le grossissement de cette lanterne magique. Et ce n’est pas seulement dans les idées que l’amplification se produit. Les sensations elles-mêmes, les mouvements, les impressions physiques, se modifient sous l’influence de l’imagination, se transforment et s’agrandissent. Une simple contraction musculaire devient par l’exagération une chute dans un escalier ou dans un gouffre ; l’odeur la plus insignifiante est un foyer d’infection ; un sentiment de crainte se change en une terreur violente et telle que l’homme éveillé n’en ressentirait pour aucune cause ; la douleur devient torture et le plaisir ivresse. Pour le sujet qui nous occupe, ce sont surtout les exagérations physiques que nous avons à considérer. L’imagination, dans ce cas spécial, pourrait se définir, comme on va le voir, le microscope de la sensibilité.
Supposons en effet, ou mieux citons un fait qui s’est [p. 22] produit, et qui n’est qu’un des nombreux exemples répandus dans la science : Arnaud de Villeneuve rêve qu’un chien enragé le mord à la jambe ; quelques jours après, un ulcère variqueux se développe au point où il a cru être blessé.
Il est évident que dans ce cas, le rêve a été un symptôme prodromique de l’affection, symptôme provoqué par une impression douloureuse exagérée ; cette impression, trop faible pour être sentie, par l’homme éveillé, l’est avec tant de puissance par le dormeur, quelle provoque un songe dans lequel elle est représentée comme provenant d’une morsure cruelle. Dans les circonstances ordinaires, un ulcère qui se développe est précédé par une douleur, à l’apparition de laquelle le malade rapporte le début de l’affection. Mais, en réalité, il se faisait depuis plusieurs jours un travail pathologique,, touchant à la sensibilité sans l’éveiller douloureusement, et demeurant inaperçu. Au contraire, dans le cas d’Arnaud de Villeneuve, exagérée par l’imagination, cette douleur si légère est sentie, prend des proportions énormes, et acquiert une valeur précieuse comme pronostique d’une affection locale.
Il n’en est pas toujours ainsi, évidemment, et nous ne prétendons pas donner au rêve une importance qu’il n’a pas. Aucun phénomène n’est plus difficile à, règlementer, à soumettre à des lois, mais il est déjà bien, intéressant de savoir que les songes dont les causes sont si souvent insaisissables, sont quelquefois engendrés par des sensations, parmi lesquelles il en est de morbides.
A ces cas peuvent se rapporter les exemples connus [p. 23] de Descartes piqué par une puce et rêvant qu’il reçoit un coup d’épée ; de cet homme, cité par Fodéré, qui songe de bataille parce qu’une détonation, qui le réveille, s’est fait entendre à quelques pas de lui ; de M. Macario qui, éprouvant au cœur une douleur aiguë, rêve aussitôt qu’il reçoit, dans cette région un coup de poignard de la main d’un brigand. —Les cas sont innombrables. Nous en avons nous-même recueilli quelques-uns que nous citerons dans le chapitre suivant à propos des rêves morbides en particulier.
C’est encore de cette façon, par exagération d’une impression perçue, que se forment les rêves érotiques qui sont d’une si grande importance dans l’étude de la spermatorrhée. Ici, cependant, il y a une distinction à établir. Quand, par hasard, chez un individu sain, vigoureux, bien portant, donnant à tous ses organes un exercice régulier et modéré, il se produit, par le fait d’un songe voluptueux, une pollution nocturne, la moindre cause suffit parfois à en rendre compte : tantôt c’est le drap du lit, qui, chatouillant le pénis, provoque le rêve et détermine l’émission du sperme ; tantôt, c’est, après un repas copieux, la position horizontale du dormeur, position pendant laquelle, fortement pressées par les organes du bas-ventre, les vésicules séminales sont anormalement excitées, d’où songe érotique et pollution. Il en est ainsi encore chez les sujets qui, pour une raison quelconque, gardent une continence trop prolongée : le même effet se produit par une cause différente : le sperme s’accumule dans les vésicules séminales, les distend, les irrite, et le rêve est engendré.
Mais chez les individus d’un tempérament nerveux et [p. 24] excitable, affaiblis par l’abus de la masturbation ou du coït, il se produit à la longue des pollutions nocturnes revenant régulièrement, souvent plusieurs fois par nuit, et déterminées aussi par des rêves érotiques qui, eux, se forment par un mécanisme tout autre. Voici comment s’exprime Bégin dans un article consacré à ce sujet : « Chez les masturbateurs dont l’imagination se tend continuellement vers les objets libidineux afin de produire
l’érection, il arrive une époque où les actions cérébrales, ayant contracté l’habitude de cette direction, la suivent encore pendant le sommeil, et reproduisent chaque nuit, avec des songes analogues, les mêmes éjaculations. Les organes devenant de plus en plus irritables. et l’habitude agissant avec une puissance incessamment croissante, il arrive graduellement une époque où les pollutions surviennent presque sans érection et sans que le rêve ait eu beaucoup de durée. »
Ici donc, et bien que l’excitabilité anormale du pénis puisse entrer en ligne de compte, le rêve est principalement causé par l’habitude qu’a contractée l’imagination de se porter sur les objets voluptueux. Ces idées, qui sont les idées ordinaires du masturbateur, se représentent à son esprit pendant son sommeil, et suffisent à déterminer un rêve en dehors de toute sensation.
C’est qu’en effet, il n’y a pas que les impressions physiques qui entrent comme facteurs dans la production des songes. Souvent les sens ne prennent à leur formation qu’une part secondaire, et c’est l’élément intellectuel qui prédomine. Les idées, surtout celles qui sont habituelles au sujet, lui reviennent aussitôt qu’il est endormi, et, accrues par l’imagination, comme l’étaient [p. 25] les sensations dans le premier cas, se reproduisent transformées presque toujours et exagérées à son esprit. Quelquefois même alors, non plus incohérentes, ou du moins, présentant des points lumineux au milieu de parties obscures, ces idées se développent dans un sens raisonnable et acquièrent une puissance dont l’intelligence eût été incapable dans l’état de veille. C’est qu’on distingue deux espèces d’imagination : l’une passive, plus en rapport avec la sensibilité qu’avec l’intelligence ; qui joue, à l’égard des sensations et même de certaines idées, le rôle d’un verre grossissant presque toujours imparfait ; l’autre, active, féconde, créatrice, tributaire de l’intelligence qu’elle renforce : l’imagination des poètes, des artistes, des inventeurs. Quand celle-ci s’éveille chez le dormeur, c’est pour lui inspirer des rêves d’une nature autrement élevée que dans le premier ordre de faits. Tandis que l’intelligence se repose, elle prend, souvent à l’état brut, les idées produites par elle, les éclaire, les développe, et ne les rend qu’une fois parfaites.
« Le 17 juin, dit Burdant dans son Traité de physiologie, en faisant la méridienne, je rêvai que le sommeil est un retour sur soi-même, qui consiste dans une suppression de l’antagonisme existant à l’état normal entre deux ordres de facultés. Tout joyeux de la vive lumière que cette pensée me paraissait répandre sur une grande masse de phénomènes vitaux, je m’éveillai ; mais aussitôt, tout rentra dans l’ombre, parce que cette vue était trop en dehors de mes idées du moment ; mais elle est devenue le germe de vues qui depuis, se sont développées dans mon esprit. » [p. 26]
Nombre d’exemples pourraient être cités de ces rêve intellectuels. Il n’en est pas de plus frappant que celui auquel l’art doit la fameuse sonate de Tartini, dite sonate du diable : l’artiste qui poursuivait vainement depuis quelques jours une idée mélodique, et dont l’esprit était tendu violemment vers ce but, aperçut, en songe, un diable qui exécutait, sur le violon, la phrase tant cherchée. Il eut le bonheur de s’en souvenir, et enrichit la musique d’un chef-d’œuvre de plus. Tous les faits de somnambulisme où des discours ont été prononcés, des poèmes écrits, des problèmes résolus, se rapportent à ces rêves intellectuels, et nous nous souvenons, pour notre part, d’avoir souvent, en rêve, pris la parole devant un auditoire supposé, avec une éloquence qui, malheureusement, fuyait avec le sommeil, et ne laissait rien après elle.
C’est, évidemment, sur des faits de ce genre que le charlatanisme s’est appuyé pour en tirer l’explication de l’avenir et la divination par les songes. L’acuité intellectuelle, manifestée dans certains rêves, a été étendue à tous en général, et la crédulité publique, si facile à l’entraînement du mystérieux, s’étant mise de la partie, beaucoup de personnes, aujourd’hui, tirent sérieusement de leurs songes des pronostics heureux ou funestes auxquels une confirmation fortuite vient quelquefois donner une ombre de vraisemblance ; encore, dans ces cas exceptionnels, s’agit-il très probablement de rêves morbides pronostiques, provoqués par une sensation grossie, d’autant plus que, presque toujours, les songes qui se réalisent, avaient annoncé au rêveur la maladie ou la mort. [p. 27]
Nous ajouterons que nous avons été fort étonné de rencontrer chez bon nombre d’auteurs qui se sont occupés du rêve, une certaine hésitation à repousser purement et simplement la doctrine de la divination par les songes. Plusieurs, tout en faisant des réserves fondées sur l’invraisemblance et sur l’impossibilité d’une explication rationnelle, prétendent avoir vu des faits tellement extraordinaires qu’ils n’osent se prononcer ouvertement pour la négative. Notre travail, fait uniquement au point de vue médical, et posé sur des hases rationnelles sinon toujours rigoureuses, n’a pas à s’attarder sur ce côté particulier du rêve. Aussi, ne le discuterons- nous pas, nous contentant de faire remarquer que la clef des songes a peut-être été forgée à l’aide de quelques faits pathologiques dans lesquels le rêve était le symptôme de début.
Il n’y a pas, en effet, que les rêves sensoriaux, provoqués par une impression douloureuse ou autre, qui puissent mettre le médecin en garde contre une affection, ou devenir pour lui les symptômes d’un mal. Ces rêves psychiques, dont nous venons de parler, dans lesquels la sensibilité ne joue qu’un rôle secondaire, ont la même valeur, bien que l’explication en soit moins aisée. Il y a lieu de se rappeler, pour la comprendre, ce que nous avons dit de la circulation cérébrale pendant le sommeil. C’est, en effet, surtout au début des affections fébriles qu’on les constate, et ils nous paraissent, dans ce cas, bien difficiles à distinguer du délire, au moins comme mécanisme. Quelle différence voit-on entre ces deux états, et pourquoi prétendre que ce malade, qui délirait tout à l’heure, ne continue pas à délirer [p. 28] maintenant qu’il est endormi ; pourquoi, plutôt, ne pas dire qu’il rêvait éveillé, et que son rêve se poursuit ? Dans l’un comme dans l’autre de ces phénomènes, on constate la même passivité, la même fatalité, la même irresponsabilité, le même mélange d’automatisme et de conscience. C’est là une question bien délicate que nous ne pouvons avoir l’intention de trancher dans cette rapide étude, mais à laquelle la doctrine du rêve morbide vient encore apporter un élément de plus.
Si, en effet, ainsi que nous l’avons établi, l’homme endormi rêve sans cesse (comme il pense sans cesse), éveillé, on peut dire que, malgré les différences incontestables qui séparent la pensée du songe, ces deux états sont au moins analogues dans leur essence et dérivent d’une origine commune, en d’autres termes, que le songe est la pensée de l’homme endormi. Vienne une affection qui trouble l’intelligence, qui mette du désordre dans les idées, qui de la pensée, enfin, fasse le délire, les songes se modifieront de même, prendront le caractère pathologique, et l’on aura cette définition parallèle à la précédente : Le rêve morbide est le délire du malade endormi.
Et ce n’est pas seulement pour les rêves intellectuels ou psychiques que cette proposition est vraie ou du moins séduisante : une sensation douloureuse peut provoquer le délire du patient, comme elle provoque le rêve pathologique. La différence ne porte que sur l’intensité de la douleur, moindre pour le rêve, ce qui constitue justement la valeur sémiologique de ce phénomène. Chez l’homme qui souffre, le délire se rapporte souvent à l’organe lésé ; on le brûle, on !e perce, on le [p. 29] martyrise; il voit des êtres fantasmagoriques qui le mettent à la torture, et presque toujours c’est dans la région malade que portent tous leurs coups. Or, qu’avons-nous vu dans le rêve morbide provoqué par une sensation douloureuse ? Un picotement à la jambe devient la morsure d’un chien enragé ; un point névralgique donne l’impression d’un coup d’épée ou de poignard. Dans ces faits, comme aussi dans le cauchemar, dont nous aurons à reparler plus loin, le malade effrayé veut fuir, crie, s’agite, tous phénomènes identiques au délire. Et, si l’on admet, avec Maury, l’existence de ces hallucinations hypnagogiques qui se produisent dans le passage de la veille au sommeil, alors que l’intelligence n’est pas tout à fait endormie, ni l’imagination complètement abandonnée à elle-même, quand on ne peut dire encore si l’homme veille ou bien s’il dort, s’il pense ou bien s’il rêve, on verra plus nettement combien est insensible le passage de l’un à l’autre de ces états, et l’on comprendra mieux que nous inclinions à les regarder comme identiques.
Nous avons distingué deux catégories de rêves morbides : ceux qui sont produits par une sensation exagérée doivent être considérés surtout comme pronostics. La seconde classe, composée de ces rêves que nous avons assimilés au délire, comme origine, sont comme lui plutôt symptomatiques d’une affection déjà établie, et n’ont d’autre valeur séméiologique que celle d’un fait s’ajoutant à un tableau clinique qu’il complète.
A côté de ces songes, il y en a une espèce que les auteurs désignent sous le nom de cauchemar, et dont ils font, comme origine et comme signification, un phénomène [p. 30] spécial. M. Macario, dans son ouvrage, v [?]consacre un chapitre à part, sons ce titre : « Rêves morbides essentiels. » Il en fait une affection particulière et non un symptôme, en donne une description détaillée, et reconnaît dans sa marche deux périodes : une, période d »état et une période de crise.
Nous ne pensons pas que le cauchemar puisse être ainsi séparé du rêve, dont il ne représente qu’une variété mieux connue. A notre avis, c’est un rêve morbide
qui peut être rapporté, tantôt à la première, tantôt à la seconde catégorie, et avoir, suivant les cas, une valeur pronostique ou symptomatique. L’article rêves, du Dictionnaire de Jaccoud, nous donne raison sur ce point, et distingue deux espèces de cauchemars : « l’un produit par un état de trouble de l’organisme, et déterminant la formation d’une série d’idées en rapport plus ou moins éloigné avec la sensation perçue ; l’autre, prenant directement naissance dans l’exercice spontané de la mémoire et de l’imagination. » Quoiqu’il en soit, l’intensité du cauchemar n’est pas forcément en rapport avec celle de l’affection qu’il indique. Plus particulièrement inspiré par les troubles gastriques, il peut être aussi effrayant pour une simple indigestion que pour une dyspepsie profonde ou une affection cancéreuse de l’estomac.
Ce qui donne, à ce rêve une physionomie particulière et ce qui lui a fait attribuer une dénomination et une description spéciales, c’est que son caractère principal est une perception de suffocation ou de pesanteur sur la poitrine, avec un désir ardent de changer des place, sans qu’il soit possible au patient de le faire. L’oppression [p. 31] est affreuse, l’angoisse extrême, et cependant, si l’on observe le dormeur, au moment même où son cauchemar est le plus intense, on constate que le type de la respiration est normal, qu’elle s’effectue sans précipitation, et quelquefois même qu’elle est un peu ralentie. L’anxiété, la terreur, l’épouvante, sont les points dominants de ce rêve. Le sujet est toujours poursuivi par un monstre auquel il ne peut échapper malgré ses efforts ; il veut crier, et quoiqu’il prenne, pour cela, toute la peine possible, aucun son ne sort de sa gorge ; il veut courir, et ses jambes sont inertes. Il se sent rouler dans des précipices sans fond, en proie à des tortures épouvantables, livré à des monstres extraordinaires. Tous les éléments sont conjurés pour donner à ce rêve un aspect plus terrible. Tantôt le patient, comme cela nous est arrivé à nous-même, se sent emporté par un vent furieux, sans pouvoir se raccrocher à rien dans sa course folle ; tantôt il se croit submergé, et subit un à un tous les tourments de l’asphyxie. Toujours arrive un moment, ce que M. Macario appelle assez heureusement la crise, où, parvenu au plus haut période de la terreur dont les bornes sont reculées par le
cauchemar, le malade s’éveille, baigné de sueur, tremblant et grelottant, mal édifié encore sur la fausseté de son rêve, et mettant quelques minutes à reprendre ses esprits.
Il ressort de cette description, que, parmi les :rêves pathologiques, ceux que nous avons signalés comme produits en dehors de toute sensation physique et analogues au délire qu’ils remplacent, tiennent souvent de très près au cauchemar ; que, d’un autre côté, les rêves [p. 32] prodromiques, résultats d’une impression douloureuse exagérée, sont aussi, pour le plus grand nombre, des cauchemars, et des cauchemars parfaits. L’homme qui, poursuivi par un chien enragé, cherche vainement à s’enfuir, est rattrapé malgré ses efforts et cruellement mordu, n’est-il pas en proie à un affreux cauchemar, et peut-on différencier ce phénomène du rêve morbide, au point de faire pour lui une catégorie spéciale ? Nous ne le pensons pas, et le cauchemar réalisant, à notre avis, une forme plus complète, plus coordonnée, plus effrayante du rêve pathologique, mais rien de plus, nous nous servirons indifféremment de l’une ou de l’autre expression, et les observations que nous donnerons à propos de telle ou telle maladie, se rapporteront tantôt au rêve, et tantôt au cauchemar.
Un fait dont nous n’avons pas parlé jusqu’ici parce que nous comptons nous y arrêter plus sérieusement, et qui répond à une objection spécieuse faite à la théorie des rêves morbides provoqués, c’est la rapidité, l’instantanéité avec laquelle une sensation perçue détermine un songe quelquefois très long. Ce qui semble durer dans notre rêve plusieurs heures et quelquefois des journées et des mois, s’est déroulé devant notre esprit en quelques secondes. Il y a plus : la douleur qui nous réveille a le temps de faire naître un rêve dans lequel une circonstance plus ou moins extraordinaire se produit, à laquelle nous rapportons l’interruption de notre sommeil. Cette rapidité n’a rien qui doive surprendre. L’imagination court plus vite encore que le fluide électrique, dont la transmission se rapproche déjà de cette instanténéité. Chacun sait la promptitude avec laquelle [p. 33] sur une pensée quelconque, l’esprit évoque des images qui se succèdent et s’accumulent dans un temps inappréciable. Il est donc facile de comprendre que dans un rêve, où la puissance de l’imagination semble décuplée, cette rapidité se décuple, et qu’il y ait simultanéité absolue entre le songe et la cause qui l’a produit. Deux exemples, dont l’un nous est personnel, mettront mieux en lumière ce fait intéressant.
Le premier est cité par Maury. Une nuit, dans un mouvement inconscient, il glissa le long de son oreiller, et son cou ayant porté contre la barre de fer de son lit, il en ressentit une douleur qui le réveilla. Dans le court espace de temps qui s’écoula entre la contusion et le réveil, il rêva, qu’arrêté pendant la Terreur et traîné devant le tribunal révolutionnaire, il se défendait par une longue plaidoirie au milieu des insultes de la foule et des juges, qu’il était jeté en prison, qu’il y séjournait quelque temps, qu’enfin il en sortait pour porter sur
l’échafaud sa tête que la hache du bourreau abattait d’un seul coup. Il y a une relation évidente entre cette décollation et le froid de la barre de fer sur le cou du dormeur. Le rêve a donc été provoqué par la cause même qui a fait cesser le sommeil ; et cependant, quel enchaînement étrange des faits commençant de si loin, pour arriver, chose curieuse, à cette conclusion qui en a été le point de départ !
Le second exemple est plus frappant encore. C’est seulement depuis les études nécessitées par notre thèse que nous avons pu nous rendre compte de son mécanisme. Voici quel était ce rêve : assis sur un trône, vêtu à la mode des seigneurs du XVIe siècle, nous regardions un [p. 34] de nos camarades, que nous reconnaissions parfaitement, et qui portait le costume des fousde cette époque.. A l’extrémité de son bonnet, terminé en pointe, était attaché une clochette, d’un assez gros volume, et sur laquelle se fixaient nos regards avec obstination. Nous voulions entendre le son de cette clochette, et le fou refusait de la faire sonner. Enfin, pris de colère, nous lui cinglions le visage d’un coup de cravache qui le faisait bondir en l’air avec des cris de douleur. Dans les mouvements qu’il fit, la clochette s’agita avec force, rendant un son argentin qui nous réveilla. Or, à ce moment, quelqu’un sonnait à la porte de l’appartement et c’était le bruit du timbre que nous avions pris pour celui de la clochette du bouffon. Donc, ici encore, la cause productrice du rêve était la même que celle qui avait interrompu le sommeil. Et pourtant, notre songe, très détaillé était parfaitement net et presque vraisemblable, étant donnée l’époque. Il y a trois ans qu’il s’est produit, et toutes les circonstances en sont restées gravées dans notre esprit.
Voilà des faits ; et bon nombre d’autres moins frappants, mais assurément de la même valeur, pourraient être cités à l’appui de cette assertion, que, dans certains cas, le rêve est produit instantanément.
On comprend de quelle importance est cette donnée au point de vue qui nous occupe. L’objection si naturelle qui se présentait à l’esprit au sujet de notre théorie des rêves provoqués, tombe d’elle-même devant ces observations,
Il est, en effet, très simple de comprendre qu’un songe [p. 35] puisse être déterminé par une douleur qui nous réveille, lorsqu’on admet cette instantanéité.
Nous avons été témoin, dernièrement, d’un fait assez curieux qui met en lumière ce phénomène d’une façon frappante. Un de nos camarades du Val-de-Grâce, assez souffrant depuis quelques jours, se trouva mal pendant qu’on le vaccinait. Il tomba dans l’étable de la génisse vaccinifère et reprit ses sens aussitôt qu’il fut étendu sur la paille. Son évanouissement ne dura pas une minute. Il nous raconta cependant un rêve très long qu’il venait de faire et qui, du reste, n’avait aucun rapport avec son indisposition.
Telles sont les données que nous aurions bien voulu pouvoir développer davantage, et sur lesquelles repose toute la théorie du rêve, au point de vue de sa valeur séméiologique. L’étude que nous allons faire des songes pathologiques en particulier, n’a plus qu’une importance secondaire. Étant donné le mécanisme, chacun en prévoit d’avance l’application. Nous ne pouvons, cependant, nous dispenser d’examiner quelles sont les affections dans lesquelles le rêve se manifeste le plus souvent comme symptôme et avec des caractères spéciaux. Ces affections ont été l’objet de classifications multiples de la part des auteurs qui ont traité ce sujet. M. Macario reconnaît trois catégories de rêves : les rêves sensoriaux, qu’il divise en rêves intra-crâniens et extra- crâniens ou rêves hallucinations et rêves-illusions ; les rêves psychiques ou intellectuels, et les rêves affectifs qui touchent de bien près à la classe précédente. Tous ces rêves, dit-il, peuvent également se produire dans l’état physiologique et dans l’état pathologique. A ce dernier [p.36] point de vue, l’auteur établi une division nouvelle des songes en prodromiques, c’est-à-dire précurseurs d’un état morbide non encore développé, et en symtomatiques de maladies en cours. Une troisième classe enfin comprend, sous le titre de rêves morbides essentiels, le cauchemar, dont il décrit assez longuement les causes, la symptomatologie et le traitement. Cette division (réserves faites sur cette dernière classe, que nous n’admettons pas avec le sens qu’y attache l’auteur) a le
tort de séparer trop complètement en deux catégories les affections qui peuvent présenter à la fois des rêves prodromiques et des rêves symptomatiques. Les premiers sont certainement les plus intéressants, au point de vue séméiologique, et doivent être rangés dans une classe particulière ; mais en les y étudiant ainsi à part, on est forcé de revenir au chapitre des songes symptomatiques, sur les maladies qui les ont provoqués, et d’établir ainsi une certaine confusion. Nous avons l’intention d’examiner les divers appareils de l’économie avec les affections qu’ils présentent et de citer au fur et à mesure les rêves morbides qui s’y rattachent.
M. Double, un des premiers qui se soient occupés sérieusement des songes au point de vue séméiologique, les divise aussi en pronostiques et diagnostique. « En général, dit-il à propos des premiers, les rêves qui se rapportent au désir de manger et de boire, n’indiquent guère que les besoins de la faim et de la soif. Ils sont d’un bon augure dans la convalescence, mais moins favorables, lorsqu’ils se montrent dès le principe des maladies. »
Hippocrate avait dit avant lui : « Per somnum vero, [p. 37] si quis solitos cibos aut potus edere aut bibere videatur, alimenti inopiam aminique mœrorem significat », et l’on voit que M. Double n’a guère progressé depuis lors.
Il divise les rêves diagnostiques en trois classes qui se rapportent aux divers tempéraments. Au tempérament sanguin, dit-il, sont dévolus les rêves qui représentent des chants, du repos, des danses, des jeux brillants, des rixes, des disputes, des combats. Les spectres, les antres, les souterrains, la solitude, la mort, peuplent les songes du lymphatique. Enfin, les individus bilieux rêvent de corps noirs, d’assassinats, d’incendies.
Nous ne citons ces divisions que comme curiosité, et nous préférons l’auteur quand il ajoute : « Les songes pendant lesquels on croit éprouver de violentes douleurs ou toute autre sensation extraordinaire, dans telle ou telle autre partie du corps, soit extérieure, soit intérieure, soit locale, soit générale, annoncent une lésion quelconque, une forte inflammation de la partie ou même la gangrène, à moins que ces douleurs ne soient le résultat d’un agent mécanique.
En résumé, que les rêves soient provoqués par une sensation exagérée ou par un trouble circulatoire, qu’ils se rapportent à la sensibilité ou à l’idéation, ils peuvent avoir une valeur, tantôt pronostique et tantôt diagnostique, méritent une place dans tous les traités de séméiologie, et dans certaines affections, que nous allons maintenant passer en revue, sont de nature à rendre au médecin des services incontestables.
[p. 38]
CHAPITRE III.
RÊVES MORBIDES EN PARTICULIER.
Il est à remarquer que, depuis longtemps déjà, le rêve est considéré par tout le monde comme un symptôme bien-classé, bien connu, irrécusable, dans une maladie à l’exclusion des autres ; que l’on n’a presque jamais cherché à conclure de ce fait à des faits analogues, et que justement, dans l’affection dont il s’agit, le rêve est particulièrement difficile à expliquer. Nous voulons parler de l’alcoolisme. Quand on soupçonne un individu d’en être affecté, on recherche tout d’abord trois symptômes : le tremblement des mains et de la langue ; les pituites ; les rêves. Ces derniers portent sur des objets hideux, des rats, des serpents, des crapauds, etc. Ce sont de véritables cauchemars, dans lesquels la terreur domine, produite, soit par des chutes dans d’affreux précipices, soit par l’apparition d’animaux repoussants. Il est à noter aussi que le delirium tremens ou délire alcoolique aigu se compose d’hallucinations analogues, C’est un cauchemar aussi dans lequel les rats, les crapauds, etc., se présentent à l’imagination de l’homme éveillé comme il lui apparaissent dans son sommeil ; argument nouveau apporté à l’identité du rêve et du délire, et fort bien discuté par M. le professeur Lasègue dans la Gazette des hôpitaux.
Plusieurs explications ont été données du rêve alcoolique. [p. 39] Les uns ont admis une influence nocive directe de l’alcool sur le cerveau, influence analogue à celle de l’éther, de l’opium ou du haschich. D’autres ont simplement invoqué la dyspepsie stomacale, se fondant sur ce fait que les songes n’apparaissent pas au début de l’intoxication alcoolique, mais quand elle est une affection bien caractérisée présentant un ensemble de symptômes parmi lesquels cette dyspepsie occupe le premier rang. Nous nous rangeons assez volontiers à cette opinion, qui paraît probable, mais qui, toutefois, n’explique en rien la nature toujours identique de ces rêves. Peut-être y-a-t-il chez l’alcoolique des troubles de la sensibilité en vertu desquels il perçoit des impressions de froid, de chatouillement, de douleur, analogues à celles que provoqueraient des animaux repoussants, en rampant sur son corps.
Ces impressions, grossies par l’imagination excitée, déterminent des rêves-illusions qui les exagèrent et leur donnent l’apparence de la vérité.
On n’en est plus à compter dans la science les observations de rêves alcooliques, et nous en produirions nous-même, si nous pensions qu’elles puissent jeter sur la question une lumière quelconque. Mais nous croyons inutile d’insister sur un fait admis par tout le monde.
Il n’en est pas de même du rêve dans la folie. Nulle part nous n’avons trouvé une étude sérieuse de ce phénomène, envisagé comme symptôme de cet état pathologique spécial. Certainement, tous ceux qui ont écrit sur les songes, ont signalé le fait de leur fréquence dans les affections mentales, mais sans l’appuyer d’observations [p. 40] et sans en tirer de conclusions rigoureuses. Hippocrate, dans son traité des songes, dit que traverser des fleuves, se battre avec des ennemis, voir des gens armés, se trouver en présence d’objets hideux, sont des symptômes avant-coureurs de la manie.
Sans attacher plus d’importance qu’il ne faut à cette loi posée dans ces termes, on doit reconnaître aux songes une influence sérieuse sur la folie, et à la folie une influence sérieuse sur les songes. C’est du moins ce qui ressort des quelques faits que nous avons vus relatés, bien que, à notre avis, la dernière proposition seule soit raisonnable. Les maladies mentales impriment aux rêves un cachet spécial qui se ressent, en général, du genre de folie dont est atteint le sujet. On observe en effet que le lypémaniaque a des songes tristes ou effrayants, tandis qu’ils sont plus gais dans la monomanie expansive.
Quant à l’influence du rêve sur la production de la folie, on a cité des faits dans lesquels des individus assiégés d’un rêve pénible, portant sur un sujet unique et se répétant chaque nuit, ont fini par en être obsédés ; la teneur du songe est devenue idée fixe, et la folie a continué le rêve.
Ainsi, tel malade, qui toutes les nuits voyait des démons ou des monstres, devient fou à la longue, et sa folie consiste à se croire constamment poursuivi par ces fantômes. Ne doit-on pas plutôt renverser la proposition, et, dans ce cas-là encore, attribuer au rêve la valeur pronostique qui lui revient comme symptôme, en le regardant non comme producteur de la folie, mais comme produit par elle et comme conséquence [p. 41] première d’un état mental encore mal dessiné. Cela nous paraît plus probable, quoique cependant la première
opinion soit soutenable et soutenue.
Nos connaissances en pathologie mentale sont trop restreintes et les observations trop rares, pour que nous nous risquions à donner un avis ; on nous permettra de passer outre. Du reste, si le rêve est intéressant à étudier dans la folie, nous ne croyons pas qu’il
puisse, dans ce cas particulier, aider beaucoup au diagnostic et prévenir le médecin d’un trouble cérébral à venir. Enfin, les faits que nous avons recueillis touchant la valeur séméiologique du rêve se rapportent tous à d’autres maladies spéciales que nous allons passer rapidement en revue.
Parmi les affections nerveuses dans la symptomalogie desquelles le rêve doit avoir sa place, l’hystérie est au premier rang. Les songes, encore exagérés souvent au réveil par la fantaisie des malades et par leur désir de se rendre intéressantes, prennent les proportions de véritables romans où tout se tient, tout s’enchaine, et qui se continuent meme parfois d’une nuit à l’autre. Les hystériques, d’ailleurs, par leur tempérament si facilement excitable, par leur imagination toujours en éveil, par les troubles des divers appareils tous plus ou moins soumis à l’influence de la névrose, sont particulièrement prédisposées aux songes, et aux songes extraordinaires.
Ces songes sont souvent en rapport avec des troubles de la menstruation si fréquents chez les névropathes. Ce sont alors des tableaux presque toujours effrayants et pénibles, des incendies, des meurtres, des flots de sang [p. 42] qui coulent, etc… Dans toutes les congestions sanguines du reste, et dans certaines hémorrhagies, des rêves analogues se produisent ; il ne faut donc pas tes considérer comme caractéristiques de l’hystérie, mais plutôt du trouble circulatoire. Il est même possible que chez les femmes dont le flux menstruel ne s’opère pas régulièrement, il se produise aux époques réglées, à la
place de l’écoulement qui ne vient pas, des rêves provoqués par la congestion des organes, et en quelque sorte supplémentaires de l’hémorrhagie. Nous avons cherché, sans y réussir, à élucider ce fait en l’appuyant sur des observations. Nous n’avons rien trouvé, mais la chose paraît admissible et digne, en tous cas, d’être plus sérieusement étudiée.
Enfin, on a signalé certains cas d’hémorrhagie cérébrale où la lésion a été annoncée, quelques jours à l’avance, par des rêves caractéristiques. Galien cite le fait d’un homme qui, ayant rêvé qu’il avait une jambe de pierre, fut frappé un peu plus tard d’une paralysie du même côté. M. Macario rapporte le cas de M. Teste, ancien ministre de la justice sous Louis-Philippe, qui mourut d’apoplexie trois jours après avoir rêvé qu’il succombait à cet accident. Il est √évident que dans ces deux faits, l’imagination, excitée par un trouble de la circulation cérébrale ou par une diminution passagère de la sensibilité, avait grossi l’impression ressentie, et en avait fait un rêve important au point de vue du pronostic.
Les maladies de l’appareil respiratoire n’apportent que peu d’éléments à la question qui nous occupe. Les seuls rêves qu’on y rencontre sont ceux qui sont communs [p. 4] à toutes les affections fébriles et que nous avons appelés le délire de l’homme endormi. Les névroses de ces organes déterminent plus facilement des songes, en général symptomatiques, et dans la production desquels l’élément dyspnée entre pour une large part. C’est ainsi que M.Macario cite le cas d’une jeune fille asthmatique qu’il a soignée, et dont chaque accès était constamment précédé de cauchemars épouvantables. Le même auteur signale les rêves comme habituels dans la pneumonie, la pleurésie et la tuberculose. Moreau de la Sarthe en donne plusieurs exemples et les regarde comme d’un fâcheux augure quand ils se manifestent surtout dans le premier sommeil.
Les maladies du cœur et des gros vaisseaux, par les troubles circulatoires et les désordres qu’ils déterminent dans presque tous les appareils, sont une source puissante de rêves. Ces rêves sont, en général très courts, très effrayants, accompagnés de circonstances tragiques, et, en particulier, de l’idée de mort prochaine. M. Macario cite une jeune femme de sa clientèle, qui, prise de palpitations après une série de rêves pénibles, mourut d’une maladie de cœur.
Voici une observation qui nous est personnelle et que nous avons prise à l’hôpital Cochin dans le service de M. le docteur Bucquoy. Elle est intéressante en ce qu’elle montre tout le parti qu’on peut tirer pour le diagnostic et le pronostic, de certains rêves, quand ils se présentent dans des conditions spéciales, qu’ils portent sur des sujets déterminés et qu’ils se répètent avec persistance.
Le 14 décembre 1882, est entrée à l’hôpital Cochin, [p. 44] lit n° 13, la nommée Jeanne G…., âgée de 43 ans, journalière. Cette femme, d’une constitution robuste, a eu à l’âge de 30 ans, pour la première fois, une attaque de rhumatisme articulaire subaigu. Les douleurs très légères ont cédé rapidement au repos aidé d’un peu de chaleur et de compression sur les articulations malades. Pendant deux ans, Jeanne G…. a ressenti des atteintes aussi bénignes, qui, du reste, n’ont pas arrêté un seul instant son travail journalier. Il y a trois ans, cette femme qui rêvait de loin en loin, comme tout le monde, a commencé à voir son sommeil troublé par des songes effrayants dont le fond était invariable. Elle appelait constamment sa mère à son secours, se voyait entourée de sang et de flammes, et s’éveillait en sursaut, en proie à la plus vive terreur. Du reste, à part ce changement, sa santé n’était nullement altérée. Elle continuait sans fatigue son ouvrage, ouvrage pourtant pénible, puisqu’elle devait monter des étages, porter des fardeaux et cirer des appartements. Jamais, pendant cette période, elle n’a ressenti le moindre essoufflement, la moindre palpitation. Cependant, les rêves se multipliant et ne laissant plus une seule nuit calme, la malade, sur le conseil de son mari inquiet de cette persistance dans la reproduction des mêmes songes, se décida à consulter un médecin. Celui-ci, ne sachant trop, probablement, à quoi rapporter ce phénomène en l’absence de tout autre symptôme morbide, examina soigneusement la malade des pieds à la tête, et découvrit l’existence d’une lésion cardiaque au début, ignorée de la malade, et ne s’étant encore manifestée par aucun trouble dans la santé générale, sinon par ces rêves pénibles qui duraient [p. 45] depuis six mois. C’est seulement il y a deux ans, une année par conséquent après l’apparition des premiers cauchemars, qu’ayant un jour couru vite et longtemps pour éviter un orage, la malade fut obligée tout d’un coup de s’arrêter net, en proie à un accès d’oppression extrême. De ce jour à date l’apparition des symptômes d’une affection cardiaque bien établie. Cette femme est atteinte, en effet, d’une insuffisance mitrale qui depuis deux ans a fait des progrès sensibles : ascite, œdème des membres inférieurs, congestion pulmonaire, dyspnée, cyanose, troubles oculaires, pouls filiforme et dépressible, tout le cortège de l’insuffisance et de l’asystolie s’observe chez notre malade. Du reste, les rêves n’ont jamais cessé et continuent encore depuis trois ans, toujours sur le même sujet. Les malades voisines nous ont même raconté que souvent, dans la nuit, elle s’agitait, sans se réveiller, appelait avec angoisse : « maman, maman ! » ce qui confirme bien le récit qui nous a été fait par la patiente elle-même.
Cette observation nous paraît aussi concluante que possible. Il est vrai que, dans tous les cas, les choses ne se présentent pas avec cette netteté, et que tels malades meurent de leur affection cardiaque sans avoir rêvé une seule fois. Pourtant, il suffit de quelques faits comme celui-ci pour montrer, surtout quand le mécanisme en est connu, combien le rêve peut être un utile auxiliaire pour le médecin expérimenté, et combien est regrettable l’oubli dans lequel, au point de vue séméiologique, on a toujours laissé et on laisse encore ce phénomène.
Nous avons recueilli dans les hôpitaux civils plusieurs autres observations qui se rapprochent de celle-là, sans [p. 46] en avoir le caractère frappant. Nous ne les reproduirons pas ici, préférant insister moins sur chaque sujet, pour qu’il nous soit possible de les passer tous en revue.
A l’appareil digestif, on le sait, se rapporte plus particulièrement le cauchemar. Toutes les affections stomacales, depuis l’embarras gastrique jusqu’au cancer et à l’ulcère, déterminent des rêves dont le caractère effrayant, compliqué d’une impression de pesanteur et d’angoisse extraordinaires, fait comprendre toute la valeur. Nous avons vu que l’alcoolisme se manifeste par des cauchemars classiques et bien connus que l’on doit probablement rapporter à la dyspepsie stomacale. Ce sont les seuls qui soient vraiment caractéristiques et presque constants. Pour les autres, ou bien ils sont dus aux aliments mal digérés, ou bien ils font partie du cortège de toutes les affections fébriles, ou bien encore ils ne portent sur aucun sujet défini, et consistent en rêveries, en divagations sans ordre et qui sont à peine retenues au réveil.
Parmi les maladies fébriles, il n’en est pas qui ne puissent s’accompagner de rêves ou en être précédées. Nous avons expliqué dans le chapitre précédent, comment nous comprenions la production de ce phénomène, et quelle valeur nous lui reconnaissons.
Une affection qui tient dans ce groupe l’une des premières places, c’est la fièvre typhoïde. L’insomnie est à peu près l’état normal dans cette maladie, et sitôt que le malade s’assoupit, des rêves effrayants, des fantômes l’assiègent, le réveillent et s’entremêlent à son délire dont ils se distinguent à peine.
Chez les enfants eux-mêmes il est donné d’observer [p. 47] ces symptômes, non pas seulement dans la fièvre typhoïde qui est peu de leur âge, mais dans toutes les affections s’accompagnant d’un état pyrétique intense. Les petits malades rêvent, balbutient d’une façon incohérente, que l’on attribue au délire, et si l’on s’approche de leur berceau, ils dorment. —Dans l’état normal, du reste, les enfants rêvent peu. Leur sommeil est profond, leur imagination inexpérimentée, leur mémoire encore brute et ne conservant rien des idées de la nuit. Aussi les songes ont-ils chez eux une, valeur séméiologique d’autant plus grande, qu’on les observe peu dans l’état physiologique.
Nous arrivons maintenant à une affection, dans laquelle les observations des rêves morbides abondent. Leur intérêt égale leur nombre, et il est peu de maladies sur lesquelles on puisse dire autant, quant au sujet de ce travail. Il s’agit de la fièvre intermittente. Par quel enchaînement de causes, cette affection agit-elle autrement que les autres pyrexies ? Et quelle part peut prendre le miasme paludéen dans la production des rêves ? Nous ne le voyons pas. Quoi qu’il en soit, les observations sont très nombreuses dans la science. On en trouve dans Maury, dans Macario, dans Brierre de Boismont, et nous-même en avons recueilli une fort intéressante,
Notre ami P…, étudiant en médecine, fut surpris, à Longchamps, par l’averse qui termina la course du grand prix de Paris en 1881. Il rentra chez Lui, trempé jusqu’aux os, dans un état déplorable, grelottant de tous ses membres et se soutenant avec peine. Le lendemain il fut pris d’une fièvre qui revêtit le type tierce. L’accès se déclarait à trois heures de l’après-midi environ, [p. 48] et durait jusqu’à cinq ou six heures. Or voici ce qui se passait régulièrement chaque fois. Après le frisson et la période de chaleur, P…, très fatigué, s’assoupissait et rêvait ce qui suit : il se trouvait au pied du Mont-Valérien, obligé de le gravir malgré son profond état de faiblesse. Il essayait plusieurs fois et ne faisait un pas qu’au prix d’efforts qui l’épuisaient. Enfin, après des fatigues atroces, il parvenait brisé au sommet du mont, et s’éveillait alors baigné de sueur ; son accès avait atteint le stade de sudation et finissait avec le rêve. Ce songe s’est répété chaque fois que sont revenus les accès, et n’a plus reparu, quand ceux-ci ont cédé devant le sulfate de quinine.
Dans certains cas, le rêve à même été le symptôme unique de f intoxication palustre et a constitué à lui seul le tableau clinique de la maladie.
Forestus cite un jeune homme qui, habitant un pays insalubre, eut, pendant fort longtemps un cauchemar à type tierce dont il ne se débarrassa qu’en changeant de résidence,
Sylvius fut atteint lui-même d’un cauchemar intermittent, revenant toutes les nuits à la même heure, avec la régularité d’un accès de fièvre palustre.
Enfin il est des cas fort rares où le rêve a revêtu la forme épidémique, et l’explication des quelques faits de ce genre que possède la science, nous paraît bien difficile. Le plus curieux de tous est rapporté par M. Laurent, chirurgien major au premier bataillon du régiment de la Tour d’Auvergne. Nous reproduisons tout au long cette observation surprenante sans la discuter ; [p. 49] elle rentre dans le cadre de notre travail, au moins à titre de curiosité pathologique :
« Notre régiment, caserné à Palmy en Calabre, raconte M. Laurent, quitta cette ville en toute hâte pour aller à Tropœa s’opposer au débarquement d’une flottille ennemie qui menaçait ces parages. Cétait au mois de juin. La troupe avait à parcourir près de quarante milles du pays. Elle partit à minuit et n’arriva à destination que vers sept heures du soir, ne s’étant reposée que peu de temps et ayant souffert considérablement de l’ardeur du soleil. Le soldat trouve en arrivant la soupe faite et son logement préparé. Comme mon bataillon était venu du point le plus éloigné et était arrivé le dernier, on lui assigna la plus mauvaise caserne et 800 hommes furent placés dans un local qui, dans les temps ordinaires, n’en aurait logé que la moitié. Ils furent entassés par terre sur de la paille, et, par conséquent, ne purent se déshabiller. C’était une vieille abbaye abandonnée. Les habitants nous prévinrent que le bataillon ne pourrait conserver ce logement, parce que toutes les nuits il y revenait des esprits, et que déjà d’autres régiments en avaient fait la malheureuse expérience. Nous ne fîmes que rire de leur crédulité. Mais quelle fut notre surprise d’entendre à minuit des cris épouvantables retentir en même temps dans tous les points de la caserne, et de voir tous les soldats se précipiter dehors et fuir épouvantés ! Je les interroge sur le sujet de leur terreur, et tous me répondent que le diable habitait dans l’abbaye, qu’ils l’avaient vu entrer par une ouverture de la porte de leur chambre, sous la forme d’un très gros chien à longs poils noirs, qui s’était élancé sur [p. 50] eux, leur avait passé sur la poitrine avec la rapidité de l’éclair, et avait disparu par le côté opposé à celui par lequel il s’était introduit.
Nous nous moquâmes de leur terreur panique et nous cherchâmes à leur prouver que ce phénomène dépendait d’une cause toute simple et toute naturelle et n’était qu’un effet de leur imagination trompée. Nous ne pûmes ni les persuader ni les faire rentrer dans la caserne. Ils passèrent le reste de la nuit dispersés sur le bord de la mer et dans tous les coins de la ville.
Le lendemain j’interrogeai de nouveau les sous-officiers et les plus vieux soldats. Ils m’assurèrent qu’ils étaient inaccessibles à toute espèce de crainte, qu’ils ne croyaient ni aux esprits ni aux revenants et me parurent persuadés que la scène de la caserne n’était pas un effet de l’imagination, mais bien la réalité ; qu’ils n’étaient pas encore complètement endormis lorsque le chien s’était introduit, qu’ils l’avaient bien vu et qu’ils avaient manqué en être étouffés, au moment où il leur avait passé sur la poitrine. Nous séjournâmes tout le jour à Torpœa, et, la ville étant pleine de troupes, nous fûmes forcés de conserver le même logement. Mais nous ne pûmes y faire coucher les soldats qu’en promettant d’y passer la nuit avec eux. Je m’y rendis en effet à onze heures et demie du soir avec le chef de bataillon. Les officiers s’étant, par curiosité, dispersés dans les chambres nous ne pensions guère voir se renouveler la scène de la veille. Les soldats, rassurés par la présence de leurs officiers qui veillaient, s’étaient livrés au sommeil, lorsque vers une heure du matin, et dans les deux chambres à la fois, les mêmes cris se renouvelèrent, et les hommes [p. 51] qui avaient vu le même chien leur sauter debout sur la poitrine, craignant d’en être étouffés, sortirent de la caserne pour n’y plus rentrer. Nous étions debout bien éveillés et aux aguets, pour bien observer ce qui arriverait, et, comme on pense, nous ne vîmes rien paraître. »
M. Laurent attribue ce fait étrange à l’encombrement et surtout à la faiblesse générale des soldats après une marche des plus fatigantes. Quoi qu’il en soit de cette étiologie peu satisfaisante, il paraît bien s’agir dans ce récit, d’un cauchemar affectant à la fois un grand nombre d’individus, phénomène incompréhensible, mais qu’il vaut mieux accepter comme tel que d’en chercher une explication introuvable.
[p.52]
Avec cette longue observation s’arrête notre étude sur la valeur séméiologique des songes. Nous aurions pu multiplier les exemples à l’infini ; nous n’avons pas pensé que ce fût utile, C’eût été, en effet, reprendre autant de fois la théorie de la formation des rêves morbides, qui s’applique indistinctement à toutes les maladies.
Nous la résumons en deux mots :
1° Pendant le sommeil, quand un organe se plaint, si légèrement que ce soit, sa plainte est répercutée par l’imagination, qui donne, d’une impression physique même insignifiante, une explication exagérée;
2° Les conditions pathologiques capables de modifier la circulation cérébrale modifient en même temps le sommeil ; et, les rêves qui l’occupent, devenant plus distincts chez le malade moins profondément endormi, peuvent servir au diagnostic, prévenir le médecin d’une affection qui se prépare, et lui permettre d’en arrêter la marche par les moyens qui sont à sa disposition.
Note
(1) Moreau de la Sarthe.
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