Joseph Arthaud. Relation d’une hystéro-démonopathie épidémique observée à Morzine (Haute-Savoie). Article paru dans les « Annales de la Société Impériale de Médecine de Lyon », (Lyon), Librairie de Mel Savy et (Paris), Librairie de J.-B. Baillière et Fils, Tome IX – 2e série, 1861, pp. 292-344.
Joseph Arthaud est né a Lyon le 11 juin 1813, et décédé le 17 mars 1883. En 1860, il reçoit pour Mission du ministre de l’Intérieur de se rendre à Morzine, alors qu’il est le médecin en chef de l’asile d’aliénés de l’Antiquaille à Lyon, poste qu’il occupe jusqu’à l’ouverture de l’hôpital du Vinatier en 1877. (1)
Une erreur commune à la plupart des auteur(e)s et des bibliographes (comme quoi les uns recopient les autres, sans jamais vérifier leurs sources) ont indiqué(e)s que cet article était paru dans la Gazette médicale de Lyon (même Wikipédia reprend cette information fausse). En réalité ce long article parut dans les Annales de la Société Impériale de Médecine de Lyon en 1861 (comme le relève très justement la bibliographie américaine Index Catalogue ). Cet article paraitra l’année suivante sous forme d’un ouvrage in-8°, marqué seconde édition : Lyon, Imprimerie de A. Vingtrinier, 1862. 1 vol. in-8°, 78 p.
Cette épidémie à pour singularité des accès de convulsions qui devinrent de véritables crises démoniaques avec rage, fureur, blasphèmes et délire spécial. Mais contrairement aux possessions habituelles et répertoriées, pas de délire érotique.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 291]
RELATION
D’UNE
HYSTÉRO-DÉMONOPATHIE ÉPIDEMIQUE
OBSERVÉE A MORZINE (HAUTE-SAVOIE).
PAR
M. ARTHAUD
C’est, sans contredit, un fait digne à tous égards de fixer l’attention, surtout à notre époque, que celui d’une population qui tout à coup se trouve en proie à des accidents morbides bizarres, se reproduisant pendant plusieurs années sur un grand nombre de personnes d’âge, de santé, de tempéraments les plus divers. ne pouvant, du moins aux yeux de cette population, s’expliquer par aucune cause naturelle, le plus souvent rebelles à tous les moyens médicaux employés pour les combattre, et dont les caractères offrent une si frappante analogie avec les symptômes observés dans certaines grandes épidémies des derniers siècles, au nombre desquelles figureront toujours en première ligne l’histoire des religieuses de Loudun, des convulsionnaires de Saint-Médard, des théomanes protestants du Vivarais et des Cévennes, etc., etc.
Établir un pareil rapprochement, c’est dire à combien de causes d’erreur est exposé le médecin appelé a constater des faits de celte nature, avec quelle circonspection il doit procéder dans leur étude, avec quel soin il doit recueillir non seulement les observations qui se pressent sous ses yeux, mais encore les indications que peuvent lui fournir [p. 293] l’aspect général du pays, l’état physique et moral de la population frappée par l’épidémie, les renseignements de tout genre puisés aux sources les plus variées.
Je diviserai ce travail en trois parties : la première contiendra des renseignements généraux sur la population de Morzine et sur l’histoire de l’épidémie actuelle ; la seconde, pour laquelle j’ai trouvé de la part de M. E. Binet, interne des hôpitaux de Lyon, un concours extrêmement utile, se composera de toutes les observations individuelles qu’il m’a été donné de recueillir par l’examen des malades ; dans la troisième, je m’efforcerai de faire une appréciation exacte de ces documents, d’établir le diagnostic de la maladie, et d’indiquer d’une manière générale les moyens les plus propres à la combattre efficacement.
La commune de Morzine, située au fond d’une gorge resserrée entre des montagnes d’une très-grande élévation, sur les bords du torrent de la Drance, à l’extrémité de l’ancienne province du Chablais et sur la limite du Valais, compte au moins 1,800 habitants.
Son accès est difficile ; on ne saurait donner le nom de routes aux chemins très-étroits, souvent abruptes et effondrés, qui y conduisent dans toutes tes directions.
De cette difficulté dans les communications est résultée de tout temps une sorte d’isolement de la population qui n’a pas pu rechercher au loin des alliances ; de là, la multiplicité des mariages entre consanguins que cette disposition topographique m’avait fait pressentir, qui avait reçu pour moi un commencement de preuve par l’observation du grand nombre de familles portant le même nom, et dont j’ai obtenu une démonstration évidente en compulsant les registres des mariages, où j’ai trouvé que sur 81 unions contractées dans l’espace de 8 ans, de 1852 à 1859, 19 avaient nécessité des dispenses pour cause de parenté entre conjoints. Ce fait est loin sans [p. 294] doute d’être exceptionnel ; les mêmes causes existant dans une foule d’autres localités, doivent amener les mêmes résultats. Néanmoins, il m’a paru intéressant de le signaler pour en tirer plus loin quelques conséquences étiologiques.
La fréquence des mariages entre consanguins ne paraît pas d’ailleurs avoir eu à Morzine d’influence prononcée sous le rapport du développement de certaines affections diathésiques, ou des dégénérescences physiques et morales signalées chez les enfants comme une suite fréquente de la parenté de leurs auteurs. La constitution des habitants y est généralement bonne ; les affections scrofuleuses ne s’y rencontrent pas en grand nombre ; le crétinisme y est inconnu. En faisant appel à tous les souvenirs, je n’ai pu faire préciser plus d’un cas d’épilepsie et d’un cas d’imbécillité dans toute la commune.
Sous le rapport moral et intellectuel, les habitants de Morzine m’ont paru pouvoir aisément supporter la comparaison avec les paysans de la plupart des contrées les mieux douées de la France. Les enfants des deux sexes y reçoivent, avec une instruction primaire suffisante, une éducation religieuse solide qui plus tard laisse son empreinte sur tous les actes de la vie. Aussi les excès de tout genre y sont-ils relativement rares : une existence laborieuse, partagée, surtout pour les femmes, entre les soins du ménage et le travail des champs, s’y écoule paisible et maintient cette honnête population, sinon dans l’aisance, du moins à l’abri d’une misère extrême.
Mais, à côté de ces excellentes dispositions, on ne doit pas s’étonner de rencontrer une crédulité excessive, la facilité à accepter de préférence comme vrais les événements les plus merveilleux, à ajouter foi à toutes les histoires de sortilèges, de talismans, de magie, etc. On raconte, mais sans rien préciser qu’à une époque déjà reculée il y aurait eu de loin en loin dans cette localité des faits de possession qui du reste n’ont pas revêtu le caractère épidémique des phénomènes actuels. Cette crédulité trouve un aliment plus facile [p. 295] à signaler qu’à faire disparaitre, dans une circonstance qui ne doit pas rester inaperçue. Il s’agit de l’émigration qui, chaque année, fait passer dans le Valais et les parties les plus rapprochées de la Suisse de 400 à 500 hommes de Morzine, qui vont y exercer les professions de maçons et de tailleurs de pierres, Au retour, ils apportent à leurs familles, avec leurs économies, de petits livres populaires où l’on traite de sorcellerie, de nécromancie, etc. Ces livres, de plus en plus nombreux à mesure que la connaissance des faits qui se passent au pays natal se répand dans les contrées voisines, font l’objet des lectures et des conversations pendant les longues soirées d’hiver ; on les cache avec soin, et l’autorité du pasteur, habituellement si respectée, est impuissante à les découvrir, à en obtenir la remise ou la destruction.
C’est incontestablement aux premiers mois de l’année 1857 qu’il faut faire remonter l’invasion de la maladie objet de ce travail. Indépendamment des faits isolés auxquels je viens de faire allusion, et qui, dans tous les cas, ne sauraient, vu leur ancienneté, se rattacher aux faits actuels comme en ayant été le point de départ, une des malades dont l’observation est relatée plus loin, m’a affirmé avoir été en proie, dès l’année 1856, à des accidents du même ordre que ceux qui se sont révélés plus tard en si grand .nombre. Mais, quelle que soit l’exactitude de cette assertion, il est constant que ces accidents sont restés ignorés, et par suite n’ont pu avoir d’influence sérieuse sur les développements ultérieurs de l’épidémie.
Les premiers renseignements officiels que j’ai eus à ma disposition émanent de l’autorité sarde, qui, dès l’année de l’invasion du mal, s’en était préoccupée. En voici un résumé succinct.
On y signale l’apparition d’une maladie étrange dans laquelle prédomine un état convulsif accompagné de phénomènes extraordinaires et inexplicables.
Au moins d’octobre 1857, 19 personnes déjà avaient [p. 296] été atteintes ; sur ce nombre, 9 étaient encore malades, 10 étaient guéries.
Au 16 décembre suivant, il ne restait plus que sept malades.
Au 16 mars 1858, ce nombre ne s’était pas modifié, mais les malades étaient plus furieuses. Au début, de très-jeunes filles avaient seules été atteintes ; plus tard, des personnes d’un âge plus avancé ont présenté les mêmes accidents.
Dès le 24 juillet 1857, M. Buet, médecin à Morzine, croyait devoir signaler à l’autorité l’existence et les progrès d’une maladie qu’il ne pouvait faire rentrer dans aucun cadre nosologique.
Au mois d’août 1857, M. le docteur Tavernier, de Thonon, était délégué à Morzine pour étudier le mal, et donnait le sage conseil d’isoler les malades dont les accidents lui paraissaient de nature à se transmettre par imitation. Ce conseil ne put être convenablement mis en pratique, et l’épidémie continua à marcher avec des phases diverses.
Enfin, dans les premiers mois de 1858, des pourparlers eurent lieu avec un sieur Lafontaine, magnétiseur à Genève, qui se chargeait de traiter les malades à Morzine. Ces pourparlers n’aboutirent pas. Seulement, un très-petit nombre d’entre ces malheureuses se rendit à Genève pour essayer du magnétisme. Les récits contradictoires qui m’ont été faits ne m’ont pas permis de constater d’une manière bien précise les résultats obtenus.
Là s’arrêtent les renseignements contenus dans les pièces dont j’ai eu connaissance. Il ne parait pas que depuis lors, et jusqu’à la réunion de la Savoie à la France, rien de sérieux ait été tenté, soit pour observer la marche du mal, en tant qu’épidémie, soit pour lui opposer une médication rationnelle.
J’arrive à des renseignements recueillis de la bouche même des personnes qui, par leur caractère, leurs fonctions, leur résidence habituelle au milieu de la population [p. 297] de Morzine, m’ont paru les plus capables d’élucider les diverses questions relatives à l’épidémie.
Il était intéressant d’entendre M. le curé de Morzine, qui remplissait à l’époque de ma visite les fonctions de son ministère dans cette paroisse depuis 32 ans, faire l’histoire de la maladie, et exprimer ses appréciations personnelle, sur les phénomènes dont il avait été le témoin ou le confident le plus habituel. Il a bien voulu se prêter à mon désir et, dans un long entretien, il a précisé, d’accord sur ce point avec tous les renseignements, l’invasion de la maladie qu’il fait remonter au 15 mars 1857, racontant avec détails les symptômes présentés par deux enfants de la même famille : Péronne T… et Joseph T… dont nous retrouverons plus tard l’observation (obs. 1 et 2). Il croit à une intervention diabolique pouvant seule expliquer les phénomènes observés. Il cite à l’appui de sa manière de voir, les heureux résultats obtenus sur un assez grand nombre de malades par l’exorcisme, le fait d’un enfant qui a répondu en français à une phrase latine des prières du rituel employées dans cette cérémonie, celui d’une jeune fille ayant prononcé quelques mots d’allemand sans avoir aucune notion de cette langue, les actes extraordinaires accomplis par certains malades, notamment ceux dont le détail est consigné dans la deuxième observation, les imprécations et les blasphèmes proférés par des personnes jusque-là pleines de piété et de respect pour les choses saintes, la répugnance de ces mêmes personnes pour la prière et les autres pratiques religieuses qui leur avaient toujours paru d’un accomplissement facile, etc., etc. Il s’appuie sur l’opinion de MM. Ferdinand F…, et Jean-Marie V…, prêtres de N…, de M. le curé de D…, de M. le comte de D…, et de M. le comte de C…, opinion développée dans deux rapports ou procès-verbaux qui se trouvent entre ses mains et dont j’ai pu prendre connaissance.
Enfin, quelques autres renseignements fournis par M. le curé peuvent se résumer de la manière suivante :
Des exorcismes ont eu lieu pendant le cours de l’année [p. 298] 1858, d’abord en commun, dans l’église, tous les malades et leurs familles étant réunis, puis en particulier, soit à l’église, soit à domicile, à cause des scènes scandaleuses auxquelles avait donné lieu l’explosion simultanée d’un grand nombre d’accès.
Ces exorcismes ont amené la guérison de la plupart des malades de cette époque, ils ont été impuissants pour certains autres.
La maladie a beaucoup perdu cette année (septembre 1860) de son intensité première ; les phénomènes extraordinaires qui ont fait admettre la réalité de la possession ne se renouvellent plus aujourd’hui ; on n’entend plus que très-rarement des paroles étranges, des blasphèmes, etc.
Le nombre total des personnes frappées par l’épidémie depuis son apparition, peut être évalué approximativement à 100. Les femmes, et surtout les jeunes filles, forment la très-grande majorité de ce chiffre.
M. le maire de Morzine, nouvellement placé à la tête de l’administration de la commune, n’a pu me fournir des indications bien nombreuses. Il confirme cependant par son témoignage la plupart des faits que j’ai moi-même observés, ou qui m’ont été rapportés par d’autres personnes. Il a surtout remarqué, et cela doit être pris en sérieuse considération, que les convulsions qui autrefois éclataient le plus ordinairement en public dans les chemins, à l’école, à l’église, se manifestent seulement à l’intérieur des familles, dans les habitations, depuis que le bruit s’est répandu que l’autorité voulait enfin opposer des mesures efficaces à cette situation.
Il résulte aussi des déclarations de M. le maire que les sieurs Jean B…, et Ch…, accusés par la population de Morzine d’être les auteurs du mal, sinon dès son invasion, du moins depuis qu’i1s ont été signalés comme tels par des malades en état de crise, n’ont jamais rien présenté d’extraordinaire dans leur conduite ni dans leurs habitudes.
Voici maintenant des renseignements d’un autre ordre, [p.299] émanant des hommes de l’art qui ont assisté à l’origine de l’épidémie, ont suivi ses développements, ont été appelés à la combattre.
J’ai déjà fait connaître l’opinion de M. le docteur Tavernier, de Thonon, et son avis sur les moyens propres à arrêter les progrès du mal.
A leur tour, MM. les docteurs Buet, de Morzine et Garnier, de Montrion, commune la plus rapprochée, ont bien voulu me communiquer leurs observations personnelles.
Entre autres faits se rattachant à l’histoire de l’épidémie, M. Buet cite les suivants :
Une jeune fille âgée de 9 ans, Julienne L…, atteinte d’accès convulsifs intenses, n’a été guérie qu’après avoir été menacée par son père d’avoir la tête coupée si elle continuait à tomber en crise ; le père ayant accompagné cette menace de gestes significatifs, puisque d’une main il saisit sa fille par les cheveux et de l’autre il leva une hache sur sa tète. Dès ce moment les accès ne reparurent plus ; la guérison ne s’est pas démentie.
Les réprimandes et les menaces d’un frère à sa sœur ont, dans une autre circonstance, amené un résultat identique.
A la suite de ces deux observations dont l’Importance ne saurait échapper, M. Buet m’en a communiqué un certain nombre d’autres beaucoup plus étranges que je relate sans commentaires.
Dans une famille T…, quatre enfants malades se trouvaient réunis avec leur mère (trois de ces malades font l’objet des trois premières observations) ; ils étaient en crise, lorsqu’ils s’écrièrent : En ce moment l’abbé de Morzine prie pour les filles. L’exactitude du fait fut, dit-on,constatée peu après.
La nommée Adèle B… était allée chercher à Genève, auprès d’empiriques, une guérison qu’elle ne pouvait obtenir dans son village d’où elle était absente depuis quinze jours déjà, lorsque tout à coup, en proie à un de [p. 300] ses accès, elle s’écria : Les cloches de Morzine commencent à me fatiguer; il y a longtemps qu’elle, sonnent pour le baptême de l’enfant de M. Buet. Vérification faite, les choses s’étaient passées à une distance de 30 ou 40 kilomètres en ligne droite, comme l’avait dit Adèle Boo… Ceci a été attesté par plusieurs ouvriers maçons, et par la mère de la malade qui l’ont entendu.
Le vicaire de Morzine s’étant rendu un jour à St-Jean d’Aulf, commune distante de sa paroisse d’environ 12 kilomètres, pour aider son confrère dans l’exercice de son ministère, y dit la messe à l’intention des filles malades de Morzine. A cette heure même, et sans connaissance préalable de ce fait, un grand nombre de ces filles prirent leur accès pendant lequel elles proférèrent des imprécations contre le vicaire.
Enfin, la fille Marie Ch…, ayant déjà passé plusieurs jours sans ingérer ni aliment ni boisson d’aucune espèce, a été vue par le docteur Buet porter une pomme à sa bouche, puis la repousser violemment, comme cédant à une impulsion étrangère, et finalement tomber dans un accès convulsif.
Le praticien de Morzine a assisté, sur la demande du curé, à plusieurs exorcismes, spécialement à celui qui fut pratiqué dans l’église en présence d’un grand nombre de personnes ; il a pu constater les scènes regrettables auxquelles j’ai déjà fait allusion, ainsi que l’exagération de la force musculaire des malades parmi lesquels plus d’une jeune fille à peine âgée de 10 ou 12 ans ne pouvait être que très-difficilement contenue par trois personnes vigoureuses.
Les observations du docteur Buet sur la marche et les symptômes de la maladie sont les suivantes : des convulsions générales revenant par accès ont été le caractère le plus saillant de l’épidémie. Au début, les malades ne parlaient pas pendant leurs accès ; quelques-unes répondaient par signes et annonçaient le terme de leur crise ; plus tard, se sont manifestés les phénomènes [p. 301] extraordinaires relatés plus haut. Aujourd’hui, l’épidémie est manifestement entrée dans une période décroissante : les accès, très-fréquents autrefois sur la voie publique, n’arrivent plus, en quelque sorte, qu’à huis clos, surtout depuis que Jean B…, fatigué des accusations et des menaces dont il est l’objet, a fait traduire en police correctionnelle quelques-unes des malades et a obtenu leur condamnation à une amende.
Les médicaments ordinairement employés dans le traitement des affections nerveuses, et spécialement ceux qu’on désigne sous le nom d’antispasmodiques, n’ont presque jamais produit d’effet favorable. Pour M. Buet, qui d’ailleurs avait déjà formulé sa pensée dans une lettre adressée à l’autorité sarde, la nature de la maladie est loin d’être bien caractérisée ; on voit qu’en présence de certains faits qu’il admet sans contestation, il incline à croire à l’intervention d’un agent surnaturel.
Quoique n’habitant pas la commune, le docteur Garnier y est fréquemment appelé ; il s’est tenu très au courant de tout ce qui est relatif à l’épidémie actuelle. Maintes fois il a observé les malades de Morzine pendant leurs accès sans avoir rien constaté de surnaturel. Jamais ces accès n’ont duré plus d’un quart d’heure ; toujours il les a vus céder à l’action des vapeurs d’ammoniaque, à l’immersion dans un bain froid, dans quelques cas à des moyens plus violents, des coups, des soufflets. Une malade lui avait été signalée comme ayant acquis dans ses moments de crise une habileté tellement extraordinaire à se tenir à cheval que la monture la plus fougueuse ne pouvait la désarçonner. Il a voulu vérifier cette assertion ; il a fait monter à cette fille un cheval à lui appartenant, et l’animal excité par la cravache n’a pas tardé à envoyer à terre la malade.
Pour le docteur Garnier, il ne s’agit que d’une affection nerveuse à laquelle une médication énergique et l’intimidation doivent être opposées, et non des exorcismes qui ne peuvent qu’entretenir et aggraver le mal.
Après avoir retracé les traits généraux de l’épidémie de Morzine à l’aide des renseignements écrits ou verbaux que j’ai réunis, je vais dire ce que j’ai vu moi même, faire l’histoire de chacun des malades – actuellement guéris ou non guéris – qui ont été soumis à mon observation, en avertissant, une fois pour toutes, que j’ai eu soin de contrôler autant que possible les récits de ces malades par les témoignages les plus dignes de confiance.
Observation I.
Péronne T…, 13 ans, fille de Pierrette B…, (obs. 3), sœur de Joseph T…, (obs. 2), et de deux autres jeunes filles aujourd’hui guéries, a été la première victime de la maladie. C’est vers le 15 mars 1857 qu’elle en a ressenti les premières atteintes ; elle avait alors moins de dix ans.
D’un tempérament nerveux, d’une intelligence précoce, d’une grande piété, Péronne venait de recevoir l’assurance qu’elle serait admise à la première communion qui devait avoir lieu peu de jours après. Cette assurance lui avait causé une grande joie et la préoccupait, dit-elle, nuit et jour, lorsque, étant à l’école, entourée de ses compagnes, elle s’affaisse sur elle-même, tombe sans connaissance et demeure dans un état d’immobilité complète. Cependant le pouls reste calme et régulier. Cet état ne dure pas moins de trois heures au bout desquelles il cesse spontanément, sans laisser à l’enfant aucun souvenir de ce qui vient de se passer.
Le surlendemain, la même scène se reproduit ; puis, au bout de quelques jours, les accidents se manifestent de nouveau, mais avec plus d’intensité et des caractères plus étranges. Leur début est signalé par de véritables hallucinations pendant lesquelles on voit l’enfant tendre la main comme pour saisir une lettre qu’on lui présente, l’ouvrir et en lire le contenu, exprimer par le jeu de sa physionomie tantôt le plaisir, tantôt le dégoût occasionnés par cette lecture ; dans le premier cas, porter contre son cœur la prétendue lettre; dans le second, la rejeter avec mépris. Revenue à elle, ou du [p. 303] moins en état de parler, elle raconte tantôt qu’elle a reçu une lettre écrite par la Sainte-Vierge et toute pleine des choses les plus gracieuse, tantôt que l’objet de sa répulsion est une missive venant de l’enfer.
Plus tard, les accès deviennent convulsifs, et cette enfant, habituellement très-douce et très-réservée, profère des cris, des blasphèmes, des imprécations. Quoique très-chétive, il ne faut pas moins do trois personnes pour la contenir.
Atteinte la première par la maladie, elle est aussi la première qui, pendant ses accès, ait désigné une femme habitant une commune voisine, comme en étant la cause. Un peu plus tard, revenant sur cette désignation, elle accusait Ch…, l’un de ceux que nous retrouverons presque toujours signalés à l’animadversion [sic] publique.
Tous ces accidents ont cessé au bout d’une année environ. C’est aux exorcismes, mis en usage, que le curé et la malade attribuent une guérison qui ne s’est point démentie depuis cette époque.
Observation Ii.
Joseph T…, 15 ans, d’une bonne santé, d’une intelligence très-développée, est fils de Pierrette B…, (obs. 3), frère de Péronne…, (obs. 1), et de deux autres jeunes filles déjà mentionnées.
L’invasion de sa maladie remonte au mois de juin 1857. A la vue de ses trois sœurs en proie à leurs accès convulsifs, il tombe dans un état de. somnambulisme pendant lequel il prend un bâton, se dirige au milieu d’un ruisseau voisin de la maison paternelle, y reste un quart d’heure à battre l’eau ; à soulever les cailloux, et se laisse ramener sans résistance, ne conservant ensuite aucun souvenir de ces faits. Vers la même époque, se manifestent une douleur épigastrique persistante et des symptômes convulsifs.
Un peu plus tard, cet enfant, qui d’ailleurs avait toujours fait preuve d’une grande agilité à monter sur les arbres, se trouvant dans un état analogue à celui signalé au début, se dirige vers un sapin dont le tronc avait à peu près 70 centimètres de diamètre à sa base, et grimpe avec vitesse jusqu’à son sommet. Là, se tenant d’une main, et de l’autre abattant la pointe de l’arbre, de manière à obtenir une surface à peu près plane, il s’y installa la tête en bas, et se met à gesticuler, à agiter bras et jambes, au grand effroi des assistants accourus à ce spectacle. En ce moment l’accès est suspendu, l’enfant reprend connaissance. Effrayé, éperdu, il crie, appelle au secours. Son père se méprenant sur la cause des extravagances [p. 304].
Apparentes dont il est témoin, lui crie rudement : « Tu as bien pu monter, tu descendras bien si tu veux ». Aussitôt ; et probablement sous l’influence du surcroit de terreur qui s’empare de l’enfant, l’accès suspendu recommence, et ce jeune garçon redescend avec rapidité, la tête en bas, effleurant à peine de ses mains et de ses pieds l’écorce de l’arbre, comme auraient pu faire un chat ou un écureuil.
Ces détails m’ont été rapportés par un si grand nombre de personnes et avec une telle précision que je reste convaincu de leur parfaire exactitude. Il n’en est pas tout-à-fait de même d’une ascension contre un rocher à pic, très-éleva, qu’aucun home n’aurait osé tenté, et exécuté sans peine par cet enfant.
D’un autre côté, la mère de Joseph T… raconte que dans un de ses accès, il aurait dit, ou plutôt que le diable aurait dit par sa bouche : « La mère de l’enfant ne guérira pas, mais elle restera toujours pour soigner ses enfants. »
Quoi qu’il en soit de ces dernières assertions, la durée totale de la maladie n’a pas été de plus de quatre mois. La guérison qui n’a pu être obtenue par un pèlerinage au couvent de Saint-Maurice, est, au dire je la famille de l’enfant, le résultat des prières du vicaire de la paroisse.
Comme sa sœur Péronne, Joseph T…, est très-heureusement doué. Sa figure porte l’empreinte de l’honnêteté et de la douceur ; il raconte avec beaucoup de simplicité les faits à sa connaissance, et ne parait pas avoir conservé une impression très-pénible des accidents dont il a été frappé.
Observation III.
Pierrette B…, veuve T…, 51 ans, mère de six enfants, dont quatre, Péronne T…, (obs. 1), Joseph T…, (obs. 2), et deux autres filles, ont été atteints de la maladie régnante, en fait remonter les premières manifestations au 29 septembre 1856, c’est-à-dire à une époque antérieure de six mois à celle qui est généralement regardée comme ayant marqué le début de l’épidémie.
Elle a eu successivement des douleurs à l’estomac, des spasmes nerveux provoquant des expirations bruyantes et saccadées, des convulsions avec perte de sentiment, sans crie ni délire.
Plus tard, obligée de prodiguer ses soins à ses enfants malades, elle a vu tous ces accidents cesser et reparaître de nouveau, avec [p. 305] moins d’intensité, après la guérison de ceux-ci. Des pèlerinages pieux lui ont plusieurs fois procuré du soulagement ; mais aujourd’hui encore, elle conserve une impressionnabilité qui n’existait pas autrefois chez elle.
Par suite des phénomènes étranges qui se sont passés sous ses yeux, cette femme, qui paraît être une excellente mère de famille, et qui a eu la douleur de voir son mari succomber au chagrin causé par l’état de ses enfants, partage aujourd’hui la conviction générale. Elle se résigne à souffrir, heureuse que ses enfants aient été rendus à la santé par les prières et les exorcismes.
Observation IV.
Claudine G…, 36 ans, célibataire, santé habituellement bonne, menstruation régulière, rien à noter du côté des parents.
Autrefois très-pieuse ; elle à éprouvé, dès les premiers mois de 1857, une certaine répugnance à aller à l’église, une grande difficulté à prier Dieu. Dans l’automne de la même année, elle a souffert de l’estomac, puis des accès convulsifs se sont manifestés et ont continué à se reproduire avec une fréquence et une intensité variables. Ils surviennent le jour et la nuit, dans quelque lieu que se trouve la malade, et durent jusqu’à deux heures de suite. Ils se répètent à peu près quotidiennement ; cependant, après une dizaine d’exorcismes consécutifs, ils ont été suspendus pendant environ quinze jours.
Comme intensité les accès varient depuis de simples convulsions cloniques des muscles des membres supérieurs qui se sont produites en notre présence, jusqu’à un état convulsif général avec sensation de la boule hystérique, gonflement du cou, impossibilité de parler. L’audition a été habituellement conservée ; rarement, et seulement après des exorcismes prolongés, la perte de connaissance a été complète.
Claudine G… nous expose avec toutes les apparences d’une sincérité parfaite que ses accès ne manquent jamais de se produire lorsque l’un des deux individus, signalés comme donnant le mal, vient à roder autours de sa maison, salis qu’elle puisse le voir ou l’entendre, sans que rien l’avertisse de son approche. L’expérience était facile à réaliser ; elle a été faite le jour même. La malade ayant été mandée de nouveau dans la maison d’école, les deux individus suspects ont été amenés par les soins de M. le maire, et n’ont [p. 306] cessé de se promener dans le voisinage de la maison. Aucun effet ne s’est produit, l’accès a complètement fait défaut.
Observation V.
Jeanne B…, femme B…, habitant aussi Morzine, mais originaire d’une commune voisine, 32 ans, santé bonne, menstruations régulières, mère de quatre enfants, actuellement enceinte. Rien à noter comme antécédents de famille.
Le 15 août 1857, une de ses vaches étant malade, elle récitait, d’après le conseil d’un individu qu’elle ne nomme pas, certaine prière qui devait la guérir en même temps qu’elle faisait brûler un morceau de la peau de l’animal. Pendant la prière, un homme lui apparut, qu’elle ne se souvient pas avoir jamais vu auparavant et qui lui dit : assez.Elle s’arrêta; mais à partir de cc moment, elle fut prise de tristesse, éprouva des douleurs d’estomac, devint très-difficile dans le choix de des aliments, ressentit quelque chose qui lui remontait au gosier. Tous ces phénomènes augmentaient d’intensité les jours de grande fête et s’accompagnaient d’une grande répugnance à prier et à aller à l’église.
Des accès convulsifs ne tardèrent pas à se manifester, se reproduisant fréquemment surtout à l’approche de l’inconnu qui l’avait effrayée une première fois, et qui lui apparaissait encore de temps en temps… Ils étaient marqués par des mouvements désordonnés, des cris, des secousses involontaires, la malade conservant toutefois la conscience de son état. Une grossesse et un accouchement naturel n’avaient apporté aucune modification apparente à cette situation, lorsque, au mois de mai dernier, Jeanne B… se rendit à Genève où elle acheta, au prix de quinze francs, une racine qui devait être pour elle un préservatif assuré contre tous les maux.
Elle était heureuse de la possession d’un pareil talisman ; mais peu de temps après, voilà que le personnage mystérieux lui apparaît encore, et la sollicite de lui céder la racine merveilleuse. Elle refuse sans hésiter ; mais elle reste préoccupée, soucieuse, et devient, dit-elle, comme folle pendant un jour. Depuis ce moment, les accès convulsifs n’ont pas reparu, l’état général s’est amélioré ; seulement, le souvenir de l’inconnu produit toujours, surtout pendant la nuit, impression de terreur. [p. 307]
Observation VI.
Jeanne B…, 16 ans, non réglée, d’une bonne santé quoique d’une complexion assez faible, maigre et pâle, est née d’un père et d’une mère sur lesquels il n’y a rien à signaler. Mais elle est parente de plusieurs des malades dont nous esquissons l’histoire, sœur de Françoise B…, (obs. 9), cousine de Julienne B…, (obs. 22), de Françoise B…, (obs. 21), de Suzanne B…, (obs. 13).
La maladie a débuté brusquement le 15 .août 1857, par des secousses musculaires sans perte de connaissance. Elle ne se souvient plus cependant de ce qui s’est passé ce jour là. Depuis lors les accès convulsifs se sont renouvelés avec une intensité croissante, tous les jours, quelquefois même tout un jour presque sans interruption. Pendant l’accès, elle proférait des imprécations et des menaces contre Ch…, l’un des auteurs du mal ; obéissant en cela à une voix qui lui venait de l’estomac. Cette voix la poursuivait même en dehors des accès, lui disant de ne pas prier Dieu, de ne pas suivre les bons conseils qu’elle recevait, de na pas manger. Elle criait alors : La fille ne mangera pas, et en effet, elle ne mangerait presque plus. De nombreux exorcismes sont resté sans résultat ; mais au mois d’août 1858, c’est-à-dire un an après l’invasion de la maladie, Jeanne B…, est allée en pèlerinage, à Notre-Dame de la Gorge, et depuis ce moment elle a été délivrée de ses accès.
Observation VII.
Marie T…, 22 ans, santé bonne jusqu’à dix-neuf ans, menstruation régulière, antécédents de famille n’offrant aucune particularité importante.
La maladie a commencé au mois d’août 1857, par des douleurs suivantes dans la région de l’estomac, une modification notable dans le caractère qui est devenu irascible, de l’aversion pour les prêtres, l’impossibilité de prier. Le passage dans le voisinage de la maison, d’un ecclésiastique ou de l’un des hommes accusés de donner le mal, déterminait un malaise inexprimable. Bientôt apparurent les convulsions. Un pèlerinage au couvent de Saint-Maurice et le mélange aux aliments d’une poudre rapporté de ce pèlerinage, amenèrent un soulagement marqué pendant deux moi ; puis les accès convulsifs reparurent plus intenses, les digestions d’abord [p. 308] laborieuses devinrent presque impossibles, le lait froid resta le seul aliment supporté.
On était nu mois de février 1858 ; une retraite était donnée dans l’église de Morzine à l’occasion d’un jubilé, lorsque le prédicateur annoncé du haut de la chaire qu’après l’office les malades resteront dans l’église avec leurs familles pour être soumis à un exorcisme. Aussitôt un bouleversement général se manifeste, les convulsions, les cris se propagent sur tous les points ; Marie T…, se fait remarquer par la violence de son accès, trois personnes ne la contiennent qu’avec peine. On dut renoncer aux exorcismes en masse mais la malade ayant ensuite été exorcisée seule deux fois par semaine pendant un mois sans aucun résultat, on conseilla au mois de juillet suivant un pèlerinage à Notre-Dame de la Gorge. Au retour, les fonctions digestives se rétablirent et les accès convulsifs cessèrent. Toutefois, le caractère est resté tel que nous l’avons signalé au début, c’est-à-dire enclin à l’irascibilité.
Observation VIII.
Marie Ch…, 30 ans, sœur de Josephte Ch…, (obs. 17). La maladie a débuté en août 1857 par une douleur ayant son siège à la région épigastrique et à la région sternale, accompagnée de vomissements de tous les aliments solides ou fluides pendant huit jours, puis de soubresauts des membres et d’accès convulsifs d’abord peu violents.
Au mois de février 1858, venant de se confesser, elle aperçoit Jean B… qui la regarde de travers et entre d’après elle au confessionnal Dès ce moment, tous ses malaises redoublent, elle ne peut plus travailler ; mais ce n’est qu’au mois de mai que les accès devenant presque quotidiens et s’accompagnant de la sensation de la boule hystérique, Marie Ch…, commence à accuser positivement Jean B… d’être la cause de sa maladie. Un de ces accès ayant été provoqué par la présence du curé, celui-ci profite de l’occasion pour demander au diable : « Qui est-ce qui t’a mis dans la fille ? » Elle répond en tendant les mains vers la demeure de Jean B… et fait un signe d’assentiment lorsqu’on prononce le nom de celui-ci.
Marie Ch…, n’a pas été exorcisée ; elle à fait un voyage à Notre-Dame de la Gorge en juillet 1858 et en est revenue soulagée mais non guérie. Un second pèlerinage accompli en septembre de la même année a été suivi de la cessation complète et définitive des [p. 309] accès ; les douleurs épigastriques seules ont persisté. Encouragée par les résultats obtenus, la malade a fait un troisième pèlerinage, et depuis lors la guérison a été définitive.
Observation IX.
Françoise B…, 18 ans, non réglée, sœur de Jeanne B…, (obs. 6), cousine de Julienne B…, (obs. 22), de Françoise B…, (obs. 21), et de Suzanne B…, obs. 13), a pris son premier accès en août 1857, se trouvant dans la montagne. Un second accès a eu lieu peu de temps après, à l’église. A la suite d’un pèlerinage à Saint-Maurice, dans le Valais, la maladie a paru enrayée ; mais vers la fin de l’année elle s’est reproduite avec plus de force, et pendant le reste de l’hiver, des accès convulsifs très-violents, avec, perte de connaissance, n’ont pas cessé de se manifester plusieurs fois par jour. Dans l’un de ses accès, la malade s’est enfuie de son domicile et a été retrouvée enfoncée dans la neige.
Des exorcismes ont été pratiqués en grand nombre, répétés tous les jours, et souvent deux fois par jour pendant tout le mois de mai 1858, ils ont paru exercer une influence favorable sur la maladie, et Françoise B… était depuis deux ans dans un état assez satisfaisant, lorsqu’au mois de juin 1860, cette jeune fille étant occupée au soin de ses bestiaux à l’étable, aperçoit – c’est elle qui nous fait la confidence des détails qui suivent – un homme inconnu qui la regarde par un trou pratiqué dans le mur au niveau du sol. Bientôt cet homme, accroupi, ramène sur ses jambes la blouse dont il est vétu, se retire un peu, se transforme tout-à-coup en oiseau, s’envole à deux ou trois reprises pour s’arrêter à peu de distance, et disparait définitivement derrière la maison, malgré l’empressement de Françoise B… à sortir de l’écurie pour suivre sa trace. Cet oiseau était-il un pigeon ou une poule ? La véracité de l’auteur de ce récit ne lui permet pas de rien affirmer sur cc point, toutes les autres circonstances étant à ses yeux d’une rigoureuse exactitude.
Un accès, on peut bien le penser, n’a pas manqué de se produire à la vue d’un phénomène si merveilleux ; il a été suivi d’un grand nombre d’autres qui offrent, au dire de la malade, cette particularité qu’elle parvient le plus souvent par la seule force de sa volonté à les empêcher de se produire en public, et si elle ne peut en venir à bout, elle a le temps d’aller se cacher avant leur explosion.
[p. 210] Un pèlerinage à Notre-Dame de la Gorge a eu lieu il y a huit jours à peine ; il a été signalé par deux accès convulsifs survenus l’un en route, l’autre dans la chapelle même.
Observation X.
Jeanne P…, 17 ans, d’une bonne constitution, non réglée, est l’aînée d’une famille nombreuse qui ne laisse rien a désirer sous le rapport de la santé ; il n ‘y a rien non plus à noter chez ses ascendants.
La maladie a débuté sans prodromes par un accès convulsif avec perte de connaissance, survenu en septembre 1857, et suivi de beaucoup d’autres – deux ou trois par jour – jusqu’ou printemps de l’année suivante. On ne signale qu’une seule interruption d’une quinzaine de jour après un pèlerinage ; mais au mois de mai 1858 la maladie parut céder à la suite d’exorcismes.
Cependant elle s’est manifestée de nouveau tout récemment quoique avec moins d’intensité.
Jeanne P…, est saisie en notre présence d’un accès remarquable par sa soudaineté. Les membres supérieurs et inférieurs sont violemment agités et convulsés dans tous les sens. En apparence étrangère à ce qui l’entoure, elle profère des imprécations le plus souvent inintelligibles parmi lesquelles nous saisissons ces mots : s… char, de Grison. Au bout de quelques minutes, l’accès se termine subitement comme il avait· commencé,
Observation XI.
Jeanne B…, 42 ans, célibataire, santé habituellement bonne, menstruation régulière.
Malade depuis trois ans, époque à laquelle Jean B…, l’un des accusés de· sorcellerie, lui a touché t’épaule, elle accuse cependant des maux d’estomac antérieurs à l’action de la cause prétendue de son état actuel. Une voix lui a dit que l’amitié de cet homme, n’était pas de la bonne amitié. Depuis lors, des accès convulsifs sont survenus, son caractère s’est modifié, elle est devenue irascible, n’a plus pu aller à l’église. Quoique ayant conservé un appétit normal, elle s’est trouvée longtemps dans l’impossibilité de manger. Le café et la viande rôtie faisaient seules exceptions à une répulsion insurmontable pour tout autre aliment. [p. 311] Le pouls est petit et serré. Les accidents convulsifs se renouvellent fréquemment. Jeanne B… paraît très-affligée et réclame instamment un remède à ses souffrances.
Observation XII.
Marie B…, femme B…, 32 ans, fortement constituée, bien réglée, mère d’un enfant, est cousine de Thérèse B…, (obs. 29) et de Jeanne B…, (obs. 28).
L’invasion de la maladie remonte à trois ans environ.
Marie B…, était depuis quelque temps dans un état inaccoutumé d’ennui et d’inquiétude ; elle éprouvait une sorte de terreur du mal qui commençait à se répandre et dont la nature préoccupait déjà les esprits ; souvent elle avait fait part de ses appréhensions à M. le curé, lorsque des accès convulsifs se manifestèrent et se reproduisirent ensuite avec une grande fréquence.
Il nous a été donné de l’observer pendant un de ces accès. A notre arrivée, elle est étendue à terre, ses membres sont agités par des secousses convulsives remplacées de temps en temps par des mouvements désordonnés plus étendus dans lesquels elle renverse tout ce qui se trouve à sa portée.
Elle pousse des cris aigus, profère des jurements, adresse des imprécations à un être qu’elle ne désigne pas nominativement et ne parait nullement s’apercevoir de notre présence. Nous remarquons à diverses reprises qu’au lieu de parler d’elle en se servant du pronom je, elle emploie l’expression : la fille.
Au bout de dix minutes d’observation, je l’interpelle brusquement en l’appelant par son nom et lui ordonnant de se relever. A l’instant même elle se dresse sur son séant, rentre dans le calme, puis répond avec précision aux questions qui lui sont faites. Elle explique que l’accès dont nous venons d’être témoins a été provoqué par la présence de l’un de ceux qui jettent des sortsquelle a vu par la fenêtre. Elle est restée étrangère à tout ce qui, se passait autour d’elle, ne s’est pas aperçue de l’entrée de plusieurs personnes dans la salle où nous sommes réunis, c’est mon appel qui l’a rendue à elle-même. Elle gémit sur sa position, demande à être délivrée du démon qui la possède, se plaint de sa répugnance à prier, à aller à l’église, à se confesser. Elle proteste de sa confiance en moi et finit par se jeter à mes pieds en me suppliant de la guérir. [p. 312]
Observation XIII
Suzanne B…, 20 ans, menstruation régulière, santé habituellement bonne, cousine de Jeanne B…, (obs. 6 ), de Françoise B…, (obs. 9), et de Julienne B…, femme B…, (obs. 22).
Elle a contracté subitement la maladie régnante, il y a trois ans. Elle accuse Ch…, de lui avoir donné le mal en lui faisant manger de son pain.
Les accès convulsifs, très-fréquents pendant la première année, ont diminué peu à peu ; ils ont été au nombre de quatre on cinq seulement dans le cours de la dernière.
Depuis l’invasion du mal, Suzanne B…, souffre de l’estomac et éprouve une sensation de brûlure et d’étouffement à la gorge.
Observation XIV.
Marie T…, femme B…, 41 ans, est depuis une huitaine d’années dans un état de santé peu satisfaisant. Les renseignements qu’elle me donne ne nous permettent pas de bien caractériser cet état ; nous comprenons seulement qu’il y a environ trois ans, à l’époque ou la maladie régnante commençait à prendre de l’extension, et à donner lieu aux interprétations généralement admises aujourd’hui, tout de que Marie T…, entendait dire lui donnait à penser qu’elle aussi était sous l’influence des mêmes causes. Elle réclama les exorcismes et fit, i y a deux ans, un pèlerinage à Notre-Dame de la Gorge, le tout sans résultat. Les principaux phénomènes se rapportant à cette période de sa maladie et existant encore aujourd’hui sont : des souffrances d’estomac, un étal inhabituel de somnolence, des mouvements désordonnés sur lesquels la volonté reste sans action, et des fourmillements dans les membres. Ces derniers symptômes se manifestes surtout à l’église.
Observation XV.
Françoise T…, veuve G…, âgée de 60 ans, d’une santé habituellement bonne, est mère de huit enfants.
Elle est malade depuis trois ans, souffre fréquemment de l’estomac, et sent au gosier quelque chose qui l’étouffe et lui fait agiter violemment les bras. Ces symptômes se sont reproduits très [p. 313] souvent, mais ils n’ont été qu’une seule fois accompagnés de perte de connaissance: c’était à l’église, pendant la grand’messe
Observation XVI.
Françoise P…, 40 ans, célibataire, bien réglée, constitution faible, sœur de Joseph P.., (obs. 25).
Malade depuis trois ans, à la suite d’une bénédiction donnée dans sa demeure – cette cérémonie a lieu chaque année dans toutes les maisons de la commune. – A partir de ce moment, contractions involontaires des membres, impulsion à blasphémer lorsqu’elle est à l’église ou à la vue d’un prêtre. Elle accuse un mouvement continuel dans l’estomac et la sensation d’une noix au gosier.
Observation XVII.
Josephte Ch…, âgée de 37 ans, célibataire, d’une santé habituellement bonne, bien réglée, n’offre à noter dans toute sa famille que le fait de sa sœur Marie atteinte de la maladie régnante (obs. 8).
Elle souffrait depuis quelque temps de maux d’estomac et ressentait manifestement la sensation de la boule hystérique sans chercher à se rendre compte de la cause de ces accidents, lorsqu’un premier accès convulsif s’est déclaré après qu’elle a eu accompagné sa sœur à l’exorcisme, au printemps de 1858. Bientôt les accès se sont renouvelés avec assez de fréquence, provoqués surtout par les contrariétés et par l’approche du tribunal de la pénitence. Un pèlerinage effectué en septembre de la même année les a fait cesser pendant quatre mois ; mais ils ont reparu au commencement de 1859, plus rares et moins intenses d’abord, puis acquérant un surcroît de violence dans les premiers mois de l’année 1860.
Aujourd’hui Josephte Ch…, est constamment taciturne, son intelligence est déprimée ; elle ne peut ni travailler ni aller à l’église. Elle n’a pour ainsi dire pas cessé d’être sous l’influence d’un de ses accès pendant tout le temps qu’elle a passé auprès de nous, se livrant à des mouvements désordonnés, se frappant avec violence, répondant avec beaucoup de difficultés à des questions plusieurs fois répétées à très-haute voix.
Observation XVIII.
Françoise T…, 36 ans, célibataire, bien réglée, d’une bonne [p. 314] santé jusqu’au mois de février 1858. A ce moment, palpitations, maux d’estomac, inappétence, envie irrésistible de blasphémer.
Les accès convulsifs se sont manifestés pour la première fois au mois de mai de la même année. D’une durée d’environ demi-heure, ils se sont reproduits pendant à peu près huit mois presque tous les jours. Depuis lors, ils ont perdu de leur fréquence et maintenant ils ne reparaissent plus que tous les dix ou quinze jours. La veille du jour où nous avons observé la malade, a eu lieu un accès plus long que les autres et survenu sans cause appréciable ; ne peut-on pas l’attribuer à l’annonce de notre visite ?
Pendant les accès, Françoise T… garde habituellement le silence, et après leur cessation elle ne conserve aucun souvenir de ce qui s’est passé. Au début, elle a eu de fréquentes hallucinations de la vue et de l’ouïe, soit pendant les accès, soit même dans leur intervalle. Elle a souvent éprouvé des céphalalgies localisées plus ordinairement dans les régions voisines des oreilles.
L’appareil digestif dont nous avons signalé la souffrance pendant la période prodromique, a continué à être le siège de troubles fonctionnels utiles à noter. Pendant longtemps Françoise T… ne pouvait pas manger le pain de froment qui se trouvait chez elle, et désirait vivement, sans oser le demander, le pain d’orge de ses voisins. Plusieurs jours de suite, le hareng et la merluche ont été son unique nourriture. Aujourd’hui encore, il y a de fréquentes éructations sans vomissements. Le ventre est libre, la langue naturelle, le pouls normal.
Pendant toute la durée de notre examen et de nos interrogations, les muscles de la mâchoire, du tronc et des membres supérieurs ont été agités de mouvements saccadés, tout-à-fait involontaires, auxquels les membres inférieurs seuls restaient étrangers.
Inutile d’insister sur l’opinion de cette fille, d’ailleurs intelligente, sur la nature et la cause de sa maladie. Elle nous fait remarquer avec une intention évidente que quatre pièces de bétail sont mortes dans son écurie sans que le vétérinaire ait pu donner l’explication de cette série d’accidents.
Observation XIX.
Claudine T… , femme M…, cousine germaine d’Auguste et de Pauline T…, (obs. 26 et 27), âgée de 28 ans, a été atteinte de plusieurs maladies graves que les renseignements obtenus ne me [p. 315] permettent pas de caractériser. Habituellement bien réglée, elle est aujourd’hui dans un état de grossesse assez avancée.
La maladie actuelle remonte au mois de septembre 1858. Voici d’après le récit de Claudine T…, les circonstances qui en ont marqué le début. Un dimanche, sur le point d’aller à vêpres, elle voit un crapaud qui l’effraie ; il l’instant même, son intelligence se trouble. Habituellement pleine de respect pour les choses religieuses, elle s’écrie : Non, je ne veux pas aller à ces s… vêpres. Dès ce moment, sensation de brûlure à l’estomac, et d’une boule qui, partant de cet organe, remonte et détermine la suffocation ; perte de l’appétit. Cependant Claudine M… peut continuer son travail et fréquenter l’église.
Quatre mois plus tard, à la suite d’une visite du vicaire de la paroisse, surexcitation extrême, convulsions, cris aigus, impulsion à frapper ceux qui lui parlent. Toutefois, ses accès n’ont jamais eu la même intensité que chez la plupart des autres malades.
Aujourd’hui les symptômes psychiques prédominent manifestement. Claudine T… est dans un état de tristesse qu’elle s’efforce en vain de surmonter ; elle est au désespoir de ne pouvoir travailler et s’irrite de voir travailler les autres ; la vue d’un couteau l’effraie, elle croit qu’il va lui couper la tête ;elle éprouve le besoin de pousser des cris.
Conduite à Genève pour être magnétisée, elle y a séjourné quinze jours sans aucun résultat. Pendant ce voyage, elle avait perdu la mémoire, et les sentiments affectifs étaient tellement affaiblis que sa famille même lui était devenue indifférente.
Observation XX.
Péronne B…, âgée de 19 ans, très-petite et d’un embonpoint remarquable, n’est pas encore réglée ; ce n’est qu’à 23 ans que la menstruation s’établit chez les femmes de cette famille qui n’offre d’ailleurs aucune particularité à noter.
Elle est tombée malade il y a deux ans. Atteinte depuis une dizaine de jours d’une tristesse que rien ne pouvait expliquer, elle fut l’objet d’une réprimande assez vive de la part de son frère, et prise à l’instant même d’accès hystériques qui se répétèrent fréquemment pendant deux mois. Sous l’influence des convictions qui régnaient dans tout le village, Péronne B…, chercha dans un pèlerinage à Notre-Dame de la Gorge, du soulagement à son mal ; elle en revint [p. 316] guérie. Mais un nouvel accès s’est reproduit il y a deux mois à la suite de la même cause : une réprimande de sa sœur. Un autre accès a eu lieu la veille de notre visite ; nous sommes témoins d’un troisième.
La malade est sans connaissance, en proie à des convulsions générales. Le corps, agité de violentes secousses, est courbé en arc à concavité postérieure, n’ayant d’autre point d’appui que les talons et l’occiput. La respiration est difficile et bruyante, le cou gonflé ; il y a anesthésie presque générale. En un mot, nous avons sous les yeux le spectacle d’un accès hystérique convulsif bien caractérisé, dont la durée n’a pas dépassé dix à douze minutes.
Observation XXI.
Françoise B…, 28 ans, mariée, quatre enfants, bien constituée, cousine de Jeanne D…, (obs. 6) et de Françoise D…, (obs. 9).
Cette femme ne fait remonter l’invasion de sa maladie qu’au 8 juin 1859 ; cependant elle explique que dans le cours des deux années précédentes, elle a eu des maux d’estomac, de fréquentes envies de vomir, et la sensation de la boule hystérique. Déjà sous l’influence de ces divers malaises, elle éprouva une impression morale vive, déterminée par la vue d’un de ses enfants en danger de se noyer, Dès lors, aggravation des symptômes précédents, refroidissement de la peau, surdité incomplète qui persiste encore aujourd’hui. Françoise D…, fuit les églises, ne peut plus prier Dieu.
Le 8 juin 1859, jour de foire dans la commune, elle boit un verre de vin en compagnie de l’un de ceux qui donnent le mal, et s’aperçoit qu’il la regarde avec de mauvais yeux.Aussitôt elle éprouve un malaise inaccoutumé, des hypothymies ; ses jambes fléchissent ; le vin ingéré est rejeté par le vomissement. Une charitable voisine s’empresse de dire à cette malheureuse que l’homme suspect l’a sans doute rendue malade ; il n’en faut pas davantage pour déterminer un accès convulsif suivi plus tard d’un grand nombre d’autres, pendant lesquels elle veut tuer cet homme, se jeter à l’eau, entend le diable lui répéter qu’elle périra. Elle continue, dit-elle, à vomir le vin bu le 8 juin – il y a plus d’un an ; – elle en reconnaît la couleur et la saveur.
En nous parlant, Françoise B…, sent les approches d’un accès, demande à boire et se laisse aller doucement à terre sans proférer [p. 317] une parole. Elle reste quelques instants immobile et silencieuse, ne paraît pas entendre ce qu’on lui dit ; puis la respiration s’embarrasse, devient râlante ; un verre d’eau froide reçu en plein visage la laisse impassible ; mais elle est repoussée avec rudesse et en proférant des jurements celles de ses compagnes qui cherchent à la relever. Enfin, survient une période d’agitation avec mouvement convulsifs, cris inarticulés ; la malade porte vivement la main à son cou et fait signe qu’elle est suffoquée. – Quatre ou cinq minutes plus tard, l’accès avait cessé.
Pendant toute sa durée la peau est restée fraiche, le pouls faible et légèrement accéléré.
Deux heures après, cette femme se retirant chez elle, à la nuit tombante, s’est trouvée fortuitement en présence de Jean B…, celui-là même à qui elle attribue sa maladie. Immédiatement un accès assez intense s’est manifesté. Plus court que le précédent, il a été marqué par des vociférations et des menaces contre cet individu. L’accès était déjà terminé qu’elle cherchait encore à se précipiter
Sur lui pour le frapper, en lui reprochant son malheur.
Françoise B… a été exorcisée et magnétisée sans succès.
Observation XXII.
Julienne B…, femme B…, cousine de Suzanne B…, (obs.13), de Jeanne B…, (obs. 6), et de Françoise B…, (obs. 9). Santé autrefois assez bonne, menstruation régulière, trois accouchements et deux avortements.
Depuis deux ans, douleurs abdominales et lombaires qui paraissent reconnaître pour cause une affection utérine.
La maladie actuelle s’est manifestée à la suite d’une querelle au sujet d’une image, avec une autre femme. En ce moment, le mari de cette dernière – l’un des accusés de sorcellerie – l’a louchée ; et plus tard le diable lui a dit intérieurement que cet homme lui a donné le mal, qu’il est la cause de ses avortements, etc.
Les phénomènes convulsifs ne se sont produits que deux fois, pendant un pèlerinage à Notre-Dame des Ermites, accompli par la femme B… pour demander à Dieu la conservation de ses enfants. Le mal a cédé à la suite d’une demande de prières faites au curé par le mari de la malade.
Aujourd’hui, elle est à peu près guérie ; mais elle ne peut plus prier comme autrefois. [p. 318]
Observation XXIII.
Louis H…, 46 ans, journalier, d’une forte constitution, se présente accompagné de sa sœur qui nous fait connaître qu’il abuse des alcooliques, qu’il est d’un caractère très-emporté, qu’il a fréquemment des accès convulsifs, mais toujours chez lui et jamais quand il travaille au dehors. Il n’a voulu se soumettre à aucun traitement.
Pendant tout le temps que nous l’observons, ses deux bras exécutent des mouvements saccadés involontaires. A notre première question, il répond brusquement : ce n’est pas vous qui pouvez me guérir. Du reste, il comprend à peine le sens des paroles qu’on lui adresse, ses réponses se font longtemps attendre, il dit ne pas souffrir ; ses facultés morales et intellectuelles ont subi une dégradation évidente.
Observation XXIV.
Julienne L…, femme P…, 42 ans, accouchée il y a environ un an.
Peu de temps après son accouchement, elle vit un homme frappé d’une attaque d’épilepsie. L’impression produite par ce spectacle fut vive ; depuis lors, elle est restée dans un état de dépression intellectuelle voisin de la lypémanie ; mais elle n’a jamais eu de convulsions ni d’hallucinations.
Un traitement médical a été suivi quelque temps sans succès.
Observation XXV.
Joseph P…, célibataire, âgé de 32 ans, bien constitué, avait chez lui sa sœur malade depuis deux ans (obs. 16), lorsque, le 8 novembre 1859, il boit un verre de vin avec Ch…, sachant bien qu’on l’accusait de donner le mal. Aussitôt, il est pris de douleur d’estomac avec constriction à la gorge. Rentré chez lui, son intelligence se trouble, on est obligé de le renfermer dans sa chambre, et on lui amène un prêtre qui, dit-il, l’a soulagé. A cet état succède une envie irrésistible d’aller au cabaret, Joseph P… se nourrit presque exclusivement de vin et d’eau-de-vie, et ces excès déterminent à peu [p. 319] près chaque semaine des accès convulsifs avec perte de connaissance bientôt il ne veut plus travailler ni aller à l’église.
Cette situation ne s’est modifiée qu’au mois d’août 1860, à la suite d’un voyage à Genève pour consulter un homme dont le malade ne peut désigner le nom ni le domicile, et qui lui a fait prendre une poudre vomitive. Depuis cette époque les accidents convulsifs n’ont pas reparu ; mais l’inappétence et le dégoût pour le travail ont persisté et durent encore aujourd’hui.
Le médecin de Morzine confirme l’exactitude des faits qui précèdent, mais il est porté à croire que l’accès signalé au début n’était qu’un état d’ivresse dû à des libations plus copieuses que ne l’indique Joseph P… Cet homme était d’ailleurs sous l’influence du chagrin que lui avaient causé soit la maladie de sa sœur, soit la nécessité de se défaire successivement de tous ses bestiaux qui dépérissaient dans son écurie.
Observation XXVI.
Auguste T…, célibataire, 24 ans, d’une bonne santé, frère de Pauline T…, (obs. 27), cousin germain de Claudine T…, (obs. 19).
Ce jeune homme a été atteint au printemps de 1860 d’une pleuro-pneumonie compliquée d’une affection gastro-intestinale. Puis il est devenu triste, a ressenti d’assez vives douleurs dans le côté gauche et à la région précordiale, avec sensation d’une boule qui, de cette région, remonterait jusqu’au gosier. Cette sensation est suivie d’accès d’une demi-heure de durée, caractérisés surtout par un tremblement général, de la pâleur et des sueurs abondantes. L’accès terminé, Auguste T… peut retourner immédiatement à ses travaux.
Ces accidents ne se sont pas renouvelés plus de cinq ou six fois jusqu’à ce jour. Le malade ne peut leur assigner aucune cause ; néanmoins, son attitude embarrassée et une certaine hésitation à répondre à mes questions sur ce point, me portent à croire qu’il n’ose pas avouer des convictions qui lui sont communes avec tous les autres malades.
Observation XXVII.
Pauline T…, 31 ans, célibataire, goitre peu volumineux, menstruation régulière, rien à noter chez les ascendants, a un frère et une cousine atteints de la même maladie (Obs. 26 et 19). [p. 320]
Le 23 avril 1860, ayant été touchée par un de ceux qui donnent le mal, elle a été prise de douleur au bas-ventre, puis à l’estomac,et enfin un cou où elle a éprouvé la sensation d’une boule qui gênaitl’exercice de la parole et de la respiration. Le même jour, accèsconvulsif : Pauline T…, est tombée de son lit et s’est roulée par terre en criant : Sac… char…, il m’a donné le mal !A une époqueantérieure, elle avait entendu accuser cet homme par d’autres malades ;
Mais en cet instant une voix intérieure le lui fit connaître.
Les accès n’ont pas été jusqu’à ce jour au nombre de plus de dix. La malade affirme qu’ils sont provoqués par l’approche des prêtres, dont elle est avertie bien avant qu’elle puisse les voir. Elle cherche alors à fuir. Mais, pressée de s’expliquer d’une manière précise sur cette dernière circonstance, elle finit par convenir que l’influence des prêtres ne se fait sentir que lorsqu’elle est en leur présence.
Observation XXVIII.
Jeanne B…, femme B… , sœur de Thérèse B…, (obs. 29), cousine de Marie B…, (obs. 12), 40 ans, d’une bonne santé, bien réglée, mère de cinq enfants.
Elle allaitait un de ses enfants, lorsque, au mois de mai 1860, se rendant à l’église, elle rencontre l’homme qui donne des sorts. Pendant toute la durée de la messe, elle éprouve à l’épigastre une douleur déchirante qui l’oblige à desserrer ses vêtements ; son cou se gonfle, elle étouffe, est agitée de secousses violentes. Ses voisines lui disent : Tu as la maladie, et immédiatement un accès convulsif complet se manifeste, suivi de plusieurs autres intervalles très-irréguliers. La douleur épigastrique qui a marqué le début de l’affection persiste quoique moins vive ; les aliments sont assez bien digérés à l’exception du pain noir dont la malade faisait habituellement usage.
L’état psychique de Jeanne B…, a éprouvé depuis ce moment des modifications notables qu’elle accuse avec assez de précision. D’un excellent naturel, très-attachée à ses devoirs, elle est devenue irascible, profère des imprécations, ne s’occupe plus de ses enfants comme autrefois, et a envie de les battre. Les occupations du ménage lui sont devenues impossibles ; elle s’efforce quelquefois
De surmonter cette répugnance qu’elle déplore, mais inutilement ; si elle essaie de coudre, elle rejette bientôt son aiguille et se met à pousser des cris. Le travail des champs est le seul auquel elle puisse encore se livrer aujourd’hui. [p. 321]
Observation XXIX.
Thérèse B…, non mariée, âgée de 22 ans, est sœur de Jeanne B…, femme B…, (obs. 28), et cousine de Marie B…, (obs. 12).
Elle avait toujours joui d’une bonne santé, lorsqu’il y a environ trois ans, elle a été prise de douleurs épigastriques, de dyspepsie sans vomissements ; la menstruation n’a pas cessé d’être régulière.
Quinze jours avant celui où nous l’observons, ayant été chargé de porter une bouteille de vin à l’homme qui donne le mal, elle a éprouvé les malaises habituels et en particulier la douleur épigastrique avec un surcroît d’intensité. A ces symptômes s’est joint la sensation de la boule hystérique, et peu d’heures après, est survenu un premier accès de convulsions générales et de cris,
Huit accès semblables sc. sont reproduit en quinze jours, trois ont eu lieu dans une seule nuit.
Les 29 malades qui font l’objet des observations précédentes sont, je crois, parmi tous ceux qu’avait frappés l’épidémie à l’époque de mon voyage, les plus intéressants, soit par l’intensité, soit par la persistance, soit par l’étrangeté des symptômes qu’ils ont présentés. La plupart d’entre eux ont fait preuve d’une intelligence remarquable dans leurs réponses, et d’une grande précision dans les détails qu’ils m’ont donnés. Tous m’ont paru d’une sincérité parfaite ; les investigations les plus attentives ne m’ont rien révélé qui puisse faire supposer de la simulation. Là où l’erreur a trouvé place, c’est une erreur de bonne foi qu’explique la situation des esprits dans la population de Morzine.
J’ai dit ailleurs que, de l’avis même du curé les faits observés cette année avaient perdu ce cachet de surnaturalité qui tout d’abord avait entrainé les convictions._ J’ai dit aussi qu’on avait remarqué que depuis quelques mois les accès convulsifs avaient très-rarement lieu hors des habitations. Mes observations personnelles ont pleinement confirmé ces assertions. Aucun fait vraiment extraordinaire [p. 322] ne s’est passé sous mes yeux, et pendant mon séjour à Morzine, deux femmes seulement ont eu leur crise sur la voie publique, l’une, Françoise B…, (obs. 21) dans une circonstance que j’ai fait connaître ; l’autre est entrée en convulsion en passant sous les fenêtres de la chambre que j’occupais, il est permis de croire qu’il y a eu là plus qu’une coïncidence fortuite.
Les malades avec lesquels j’ai été mis en rapport sont unanimes dans leur croyance à une intervention diabolique, à une véritable possession, comme pouvant seule expliquer des phénomènes aussi bizarres que ceux dont ils ont été tout à la fois les témoins et les victimes ; mais l’attitude du reste de la population en face d’une maladie aussi insolite n’est pas moins significative. A un très-petit nombre d’exceptions près, on s’accorde à reconnaître dans les faits qui se passent, l’action du démon, du malin, des sorciers, prenant pour intermédiaires habituels les deux individus auxquels j’ai eu si souvent à faire allusion.
Quelques uns s’irritent, le plus grand nombre se résigne et courbe la tète devant une épreuve que Dieu envoie. Mais l’opinion générale est tellement fixée sur la cause du fléau, que les accidents de tout genre qui peuvent frappe une population rurale, les maladies les plus ordinaires, une mauvaise récolte, la perte d’une pièce de bétail, etc. rentrent invinciblement dans l’explication qui depuis quelques années suffit à tous les événements malheureux.
Il faut maintenant apprécier à leur juste valeur tous les faits généraux et particuliers que je viens d’exposer, rejeter ceux qui ne s’appuient pas sur des preuves suffisantes, faire des réserves sur quelques-uns, et admettant tous les autres – les plus nombreux sans contredit – les [p. 323] systématiser pour formuler des conclusions rigoureuses sur la nature du mal, ainsi que les indications générales qui doivent être la base de son traitement.
Cette manière de procéder range naturellement tous ces faits sous trois chefs principaux que je vais successivement examiner.
1° Fait à rejeter comme dépourvu, de preuve suffisantes. –Ils sont en très-petit nombre ; deux seulementont été présentés assez affirmativement pour mériter unexamen sérieux.
Il s’agit d’abord d’une jeune fille qui aurait répondu en français, aux prières latines de l’exorciste, puis d’une seconde, ayant nettement articulé quelques phrases d’allemand, langue qui lui était tout à fait inconnue.
On comprend combien il était important de mettre en relief des faits de cette nature pour établir la possession des malades de Morzine ; c’est ce que n’ont pas manqué de faire M. le curé de la paroisse et deux autres ecclésiastiques que j’ai eu occasion de citer dans la première partie de ce travail, MM, F… et V… Soumettons donc à une critique impartiale ce prétendu don des langues instantanément développé chez de pauvres filles ignorantes. Quelque étrange que fût un pareil phénomène, je ne saurais me refuser à l’admettre par le motif qu’il échapperait aux explications de la science, s’il se présentait entouré de toutes les garanties que la raison est en droit d’exiger ; mais en est-il ainsi dans l’espèce ? MM. F… et V… se bornent à dire : « Nous savons que des malades ont donné des réponses exactes à des questions faites en langues inconnues. » Il est permis de croire que s’ils le savent, c’est très-probablement de la bouche de M. le curé qu’i1s l’ont appris ; ils ne disent pas l’avoir constaté par eux-mêmes. Or, cet ecclésiastique a bien voulu nous renseigner sur les faits qui nous occupent, et qu’il admet sans restriction:
Pour le premier, il parait en avoir été l’unique témoin. Pour le deuxième, il s’agit d’une jeune fille mise en présence d’un prêtre étranger voyageant avec son élève, et [p. 324] attiré à Morzine par le récit des phénomènes extraordinaires qui s’y passaient. Cette fille, en état de crise, ayant articulé des mots inintelligibles pour le prêtre, l’élève qui connaissait la langue allemande, les aurait compris ! Loin de moi la pensée de mettre en doute la parfaite bonne foi, l’entière sincérité de M. le curé ; mais en vérité son témoignage remplit-il en celte circonstance les conditions exigées par les règles de la vieille logique ? J’ajouterai, ce qui n’est pas sans importance, que ces faits se seraient passés il y a plus de trois ans, que rien d’analogue n’a été signalé depuis cette époque, quoique pendant ces trois années une centaine de malades aient présenté par milliers les accidents nerveux qui sont la condition ordinaire de la production des phénomènes regardés comme surnaturels. Il me paraît donc impossible de les admettre comme suffisamment prouvés.
2° Faits admissibles avec quelques réserves. – Je range dans cette catégorie des faits plus nombreux que les précédents, très-extraordinaires, il faut en convenir, et dont quelques-uns auraient eu besoin d’une constatation plus complète que celle dont j’ai pu réunir les éléments, mais qui en définitive ne répugnent point à la raison, ne sont en opposition formelle avec aucune des lois physiques et morales qui régissent l’homme, et par conséquent pourraient, à la rigueur, être admis comme prouvés, sans qu’il fût nécessaire de recourir pour les expliquer à l’intervention d’un agent surnaturel.
Tels sont :
Un développement de force musculaire disproportionné avec l’âge, le sexe ou l’état habituel des malades ;
L’agilité, l’adresse et la force avec lesquelles un enfant a pu grimper sur des arbres élevés, sur des rochers, s’y livrer à des exercices périlleux, sans cependant, qu’on le remarque bien, avoir jamais dépassé les limites des lois de la physique;
L’adresse d’une jeune fille à monter un cheval fougueux; [p. 325]
La facilité avec laquelle s’exprimaient en français pendant leurs crises, des malades ne parlant presque jamais que le patois du pays;
La lucidité et la précision extraordinaire des réponses ;
L’annonce du commencement et de la fin des accès ;
La connaissance de la pensée d’autrui ;
Les imprécations, les blasphèmes proférés par les malades en crise ;
L’éloignement des pratiques religieuses habituelles, l’impossibilité de prier, d’entrer à l’église, etc. ;
La perception d’événements s’accomplissant a de grandes distances ;
Les réponses faites à la troisième personne : la fille guérira, la fille ne périra pas, et autres semblables ;
L’impossibilité de porter des aliments à la bouche, observée chez une malade tourmentée depuis plusieurs jours par une faim qu’elle cherchait en vain à apaiser ;
L’influence exercée par l’approche, même non connue, de l’un de ceux qui sont réputés donner le mal, d’un prêtre, etc. etc.
Ces quelques lignes résument les phénomènes qui paraissent avoir produit le plus d’impression sur les personnes qui se sont occupées de l’épidémie. Une enquête approfondie ne manquerait pas de relever de nombreuses exagérations dans tout ce qui précède, exagérations de bonne foi, sans aucun doute, mais exagérations inévitables si l’on se reporte aux circonstances de toute nature au milieu desquelles les phénomènes ont pris naissance et ont dû être observés.
Déjà nous avons vu le docteur Garnier détruisant par une expérience facile la prétendue impossibilité de désarçonner une jeune fille. Nous-même, n’avons-nous pas constaté la parfaite innocuité du voisinage ignoré des donneurs du mal sur une malade dont les assertions contraires portaient l’empreinte de la plus grande vérité ? En ce qui concerne les phénomènes de vue à distance, de connaissance d’événements s’accomplissant dans un lieu [p. 326] éloigné, de l’annonce du début et de la fin d’une crise, etc., nous n’avons, en dehors d’assertions banales acceptées le plus souvent sans contrôle et répétées avec la même légèreté, que les affirmations du médecin de Morzine ; mais n’a-t-il pas pu, lui aussi, être induit en erreur par des récits faux ou exagérés ? Dans la plupart des cas il n’a rien vu lui-même, il s’en rapporte à des témoins suspects. Souvent les événements auxquels je fais plus spécialement allusion ont pu être connus d’avance par ceux qu’ils intéressaient. Et, après tout, ces faits ne sont pas nouveaux ; ils se retrouvent dans les relations de toutes les grandes névroses épidémiques – hystérie – catalepsie – somnambulisme. Niés trop absolument peut-être par le plus grand nombre des médecins, admis dans quelques cas avec une facilité qu’aurait dû exclure une observation rigoureuse, ils resteront jusqu’à nouvel ordre dans le domaine de la discussion, sans que, pour les admettre, on soit obligé de substituer l’intervention d’une cause surnaturelle à l’action des lois physiologiques.
Restent les phénomènes relatifs à l’exagération des forces physiques, de l’adresse, de l’agilité naturelle, le développement apparent de l’intelligence, les changements survenus dans les habitudes des malades, la tendance au blasphème, au mépris des pratiques religieuses, les aberrations de la personnalité, etc., phénomènes que j’ai hésité à placer dans cette seconde catégorie, tant ils sont faciles à admettre, tant ils sont d’une observation fréquente chez certains névropathiques, dans les affections convulsives, dans diverses formes d’aliénation mentale, toutes les fois, en un mot, que l’innervation a subi une modification profonde. J’ai cru cependant devoir maintenir ces faits à côté d’autres plus étranges, parce qu’ils ont vivement impressionné la population de Morzine, parce qu’ils ont aussi donné lieu à des exagérations regrettables, et surtout parce qu’on n’a pas manqué de s’en emparer pour s’en raire un argument en faveur de l’opinion généralement répandue dans le pays. [p. 327]
3° Fais incontestables. – Ils ne peuvent être l’objet d’aucune controverse quant à leur authenticité ; ils sont acceptés par tout le monde. Ce sont tous les phénomènes somatiques et psychiques que j’ai pu vérifier moi-même, soit par l’observation directe des malades, soit par des renseignements puisés à des sources variées mais d’autant plus sûres que ces phénomènes sont en opposition avec les préventions contre lesquelles j’avais à me prémunir, et qu’ils rentrent sans peine dans l’explication physiologique de l’épidémie de Morzine. Les admettant donc comme suffisamment établis, je me dispense d’en reproduire ici la longue nomenclature ; ils ont été mentionnés ailleurs, ils se retrouveront souvent encore sous ma plume dans le cours de la discussion qui va suivre.
Cherchons en premier lieu à déterminer avec quelque précision les circonstances qui ont pu favoriser le développement de l’épidémie.
Un fait assez singulier doit trouver ici sa place, c’est la fréquence des états morbides accompagnés de symptômes démonomaniaques, observés à des époques fort reculées, dans les montagnes de la Savoie. D’anciennes relations mises à profit par des auteurs modernes, et particulièrement par MM. Calmeil et Figuier, ne laissent aucun doute sur ce point. Il serait téméraire de tirer de ce rapprochement des conséquences trop absolues ; mais il est digne de remarque, que diverses localités de ce pays aient été autrefois le théâtre d’événements presque identiques à ceux qui s’y passent aujourd’hui, et si je rappelle ici les faits isolés de prétendue possession de date plus récente, et dont j’ai parlé dans la première partie de ce travail, ne suis-je pas fondé à penser que les habitants de Morzine ont puisé dans des traditions non interrompues, dans des réminiscences confuses que l’imagination s’est plue [sic] à exagérer, une facilité exceptionnelle à faire intervenir le merveilleux comme la meilleure explication des événements qui les intéressent ? Quoi qu’il en soit, cet amour du [p. 328] merveilleux, porté à un degré extrême, constitue sans contredit une prédisposition à subir certaines influences morbides ; il est de nature à modifier puissamment les accidents nerveux que d’autres causes peuvent faire naitre.
Les affections nerveuses sont du nombre de celles qui se propagent le plus surement par voie héréditaire. On voit souvent l’aptitude à les contracter se développer progressivement de génération en génération avant de se révéler par des faits éclatants. Dans l’épidémie actuelle, cette prédisposition est facile à constater : dix-huit observations au moins, sur vingt-neuf, se rapportent à des malades unis par des liens de parenté. Elle acquiert à mon avis, une puissance d’action encore plus grande par le fait des mariages entre consanguins, dont j’ai signalé plus haut la proportion considérable, en indiquant les circonstances qui les favorisent à Morzine.
La plupart des malades atteints par l’épidémie ont été des femmes ; sur vingt-neuf observations, quatre seulement se rapportent à des hommes. Au début, de jeune sujets ont seuls été frappés ; plus tard, le mal, suivant une marche progressive, a sévi sur des personnes plus avancées en âge et très exceptionnellement sur des femmes de plus de 60 ans. On sait combien est grande l’influence de ces deux conditions – la jeunesse et le sexe féminin – sur le développement de l’hystérie ; beaucoup de pathologistes considèrent cette affection comme appartenant exclusivement à la femme.
Je n’ai rien constaté de plus comme prédisposition générale à l’épidémie ; je me résume en disant que l’âge, le sexe et certaines influences physiques et morales, spéciales à la localité, peuvent seuls être mis en cause.
La jeune fille, sujet de la première observation, et la première atteinte d’accidents nerveux, s’est trouvée en proie à une émotion que son tempérament et le développement de son intelligence, la prédisposaient à ressentir plus vivement que ses compagnes. Avertie qu’elle ferait [p. 329] bientôt sa première communion, elle s’est préoccupée sans relâche de la préparation qu’elle devait y apporter, et bientôt ont apparu des symptômes qui semblèrent d’abord appartenir à la catalepsie ou à la syncope, se compliquèrent plus tard d’hallucinations, et aboutirent enfin à un état hystérique semblable à celui qui prédomina manifestement dans la suite chez presque tous les malades. Ce n’était là qu’un fait isolé, dû à un ensemble de circonstances fortuites, mais que sa rareté même au sein d’une population que son genre de vie semblait mettre à l’abri des maladies nerveuses, signalait à l’attention générale.
Bientôt de nouveaux cas analogues se manifestèrent ; le frère de la jeune fille fut promptement atteint (obs. 2), et le mal se propagea dans une proportion telle que la population et l’autorité s’en émurent.
Cette propagation rapide me parait devoir être attribuée à deux causes principales : d’une part, l’imitation, cette sorte de contagion morale si puissante à transmettre et à aggraver les maladies nerveuses, spécialement les affections convulsives ; d’autre part, l’impression en rapport avec les idées dominantes que déterminèrent bien vite les phénomènes insolites dont le tableau se reproduisait plus fréquemment de jour en jour.
C’est surtout, il est vrai, dans les agglomérations de femmes ou de jeunes filles vivant sous le même toit, participant aux mêmes exercices, dans les couvents, les pensionnats, les hôpitaux, que l’on a observé l’influence de l’imitation sur la reproduction des phénomènes nerveux convulsifs. On comprend cependant qu’une influence analogue puisse s’exercer au sein d’une population que son isolement, le défaut de communications faciles, la similitude des occupations et des habitudes rapprochent dans une certaine mesure de la vie de communauté. Tel a été le cas où s’est trouvé le village de Morzine, qui a fourni jusqu’à cinq hystériques dans une seule habitation. Dès l’année 1857, le docteur Tavernier, de Thonon, avait signalé cette cause qui a emprunté un surcroît d’énergie à la [p. 330] consanguinité d’un grand nombre de personnes vivant dans un milieu si malheureusement prédisposé.
L’impression de terreur qui résulta de la vue des premiers malades atteints par l’épidémie, dut être d’autant plus vive qu’elle cadrait merveilleusement avec les dispositions d’esprit sur lesquelles j’ai déjà insisté plusieurs fois, et qu’elle agissait dans la sphère des sentiments religieux si développés à Morzine. Les idées de possession, de sorcellerie, trouvaient là une application toute simple ; elles reçurent en apparence une éclatante démonstration par la désignation de ceux qui donnaient l’esprit malin, faite par les malades en état de crise. Dès lors, les circonstances les plus vulgaires, une pratique de dévotion, une réprimande, une frayeur, un rapport quelconque avec les auteurs présumés du mal, etc., suffirent pour amener l’explosion des accidents convulsifs, et consécutivement une forme de délire toujours identique. De là, l’impatience facile à comprendre avec laquelle on pressait le curé de recourir aux exorcismes ; de là, aussi, la répugnance des malades à opposer les prescriptions de la science à un mal regardé comme en dehors de son domaine.
Nous avons, d’ailleurs, pour démontrer l’influence des causes morales qui ont joué un si grand rôle dans l’étiologie de l’affection dont il s’agit, le témoignage de la plupart des personnes que nous avons interrogées.
Les malades qui font l’objet des observations 12 et 14 nous ont signalé la crainte qu’elles éprouvaient d’être atteintes de l’épidémie. Une autre (obs. 20), fut prise deux fois de convulsions à la suite de réprimandes faites par un membre de sa famille. Nous trouvons notée, dans l’observation 16, l’influence produite par la cérémonie de la bénédiction annuelle des maisons ; dans l’observation 17, l’assistance à un exorcisme, dans l’observation 22, une querelle, Un homme (obs. 25), habitait seul avec sa sœur malade, dont l’état avait déterminé chez lui un profond chagrin. Une femme (obs.19), a éprouvé la première atteinte de la maladie à la suite d’une frayeur causée par la vue d’un [p. 331] crapaud. Un grand nombre attribue l’origine ou l’aggravation du mal à des rapports, le plus souvent fortuits, avec les prétendus sorciers. L’aspect seul de l’un d’eux a suffi pour déterminer des accidents chez les malades des observations 8, 12, 28 ; un simple contact a eu les mêmes résultats dans les observations 1l, 22 et 27 ; une malade (obs. 13), a mangé du pain, une autre (obs. 21), a bu du vin en compagnie de cet homme, etc., etc.
Autant l’influence des causes morales est évidente, autant sont rares et difficiles à constater les causes d’un autre ordre auxquelles on chercherait à rattacher la propagation de la maladie. Qu’il me suffise de dire que c’est à peine si, dans un seul cas (obs. 23), des excès alcooliques habituels ont précédé les phénomènes convulsifs chez un homme d’un âge mûr, et que dans l’observation 22, on inclinerait peut-être à conclure, de renseignements d’ailleurs fort incomplets, qu’une affection utérine a précédé la maladie nerveuse, si d’autre part, une querelle et l’intervention du sorcier n’en donnaient une explication plus probable et plus en rapport avec la presque universalité des cas.
Je crois donc être rigoureusement dans le vrai, en résumant l’étiologie de l’épidémie dans les deux influences que je viens de signaler, à savoir : l’imitation, et l’impression de terreur résultant de la croyance à la possession.
Ce sont bien des accidents hystériques que déterminent le plus souvent des causes de cette nature ; l’étude des symptômes observés à Morzine va confirmer cette appréciation.
Notées comme un signe presque pathognomonique de l’hystérie, la suffocation, la strangulation précédées tantôt de la sensation d’un globe, d’une boule remontant de l’épigastre ou du nombril jusqu’à la gorge, tantôt d’un sentiment d’angoisse dans la région sternale, ont été observées dans presque tous les cas, soit comme prodromes des accès convulsifs, soit comme coexistant avec ceux-ci. Les explications fournies par les malades ne laissent aucun doute [p. 332] à cet égard, beaucoup ont été sur ce point au devant de mes interrogations ; nous trouvons ce symptôme mentionné spécialement dans les observations 4, 5, 8, 13, 15, 16, 17, 19, 21, 25, 26. 27, 28 et 29.
Les convulsions ont été, sans contredit, le phénomène le plus saillant, le plus général ; je les ai observées sur un certain nombre de malades, les médecins de la localité et même les personnes étrangères à l’observation médicale les décrivent de manière à permettre de les caractériser avec la plus complète exactitude. Ce sont des convulsions cloniques affectant chez quelques sujets certains groupes de muscles plus ou moins limités, frappant successivement ou simultanément toutes les parties du corps chez le plus grand nombre, revenant par accès d’une durée variable depuis quelques minutes jusqu’à plusieurs heures, et séparés par des intervalles variables aussi, pouvant se prolonger pendant plusieurs mois ; ce sont en un mot des convulsions hystériques.
Entrer ici dans de plus longs détails serait répéter sans utilité ce qui a été dit dans les observations particulières ; je veux seulement faire remarquer que dans, deux de ces observations l’étal convulsif a manqué ou n’a pas été accusé d’une manière suffisamment caractéristique.
L’une d’elles, n°24, est relative à une fille fortement, impressionnée par la vue d’un épileptique, et qui, depuis lors, est tombée dans un état voisin de la lypémanie. On peut contester l’analogie de cette observation avec les autres ; elle en manque en effet, sinon sous le rapport de la cause qui a été aussi une impression morale vive, du moins quant aux symptômes qui semblent appartenir exclusivement à l’ordre psychique. J’ai cru cependant devoir la rapporter précisément en raison de l’état mental de cette fille qui se retrouve à des degrés divers chez un grand nombre de malades comme complication de l’état convulsif, et aussi parce qu’elle a pris soin de se classer en quelque sorte d’elle-même, en venant spontanément se confondre avec les prétendus possédés. [p. 333]
Dans l’autre observation, la 26e, il s’agit d’un jeune homme atteint d’accès assez mal définis qui pourraient bien être des accès de fièvre intermittente plutôt que l’expression d’une affection hystérique. Mais si l’on considère que la sensation de la boule a existé chez lui d’une manière évidente, ainsi que d’autres phénomènes nerveux, on ne pourra manquer de reconnaître que son état offre des analogies assez frappantes avec celui de presque toutes les victimes de l’épidémie.
Aux symptômes caractéristiques de l’hystérie que je viens de signaler, s’en joignent d’autres qui, sans avoir la même valeur, méritent cependant une mention spéciale ; se sont des désordres fonctionnels des organes digestifs dont la fréquence a été vraiment remarquable, surtout dans la période prodromique de la maladie, et des troubles divers de la sensibilité.
Une douleur épigastrique parfois très-vive, l’inappétence, la dyspepsie, les éructations, les vomissements, les dépravations du goût, les appétits bizarres, le penchant aux alcooliques, la perception de mouvements insolites dans l’abdomen, etc., tels sont les principaux phénomènes que nous avons rencontrés seuls ou groupés en plus ou moins grand nombre chez les malades des observations 2, 3, 4, 5, 7, 8, 11,13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 21, 25, 26, 27, 28 et 29.
La perte de connaissance, la diminution ou même la suspension momentanée de la sensibilité m’ont été fréquemment signalées ; je n’ai pu les constater avec certitude que dans un petit nombre de cas. Une céphalalgie tendant à se localiser dans les régions auriculaires a été observée une seule fois (obs. 18).
Je dois aussi appeler l’attention sur l’influence de la volonté dans la production, l’intensité, la durée des accès convulsifs. Cette influence est connue de tous les observateurs ; l’épidémie de Morzine m’a donné une fois de plus l’occasion d’en vérifier la réalité. J’ai dit ailleurs que [p. 334] l’annonce de l’intervention de l’autorité avait suffit pour mettre fin à la plupart des scènes fâcheuses qui se renouvelaient à chaque instant en publie. Ce résultat a surtout été remarqué depuis les poursuites judiciaires provoquées par l’un des accusés de sorcellerie. Une malade (obs. 9) signale d’elle-même la possibilité de suspendre ses accès ou du moins d’en retarder l’explosion jusqu’à ce qu’elle se soit retirée à l’écart. Un fait analogue est consigné dans l’observation 23. C’est encore par une pression exercée sur leur volonté affaiblie mais non entièrement abolie, autant que par une révulsion morale, que certains malades se sont bien trouvés de l’intimidation (voir les renseignements du Dr Garnier, le fait de Julie L… cité par le Dr Buet), qu’une mère a été délivrée de ses accès sous l’empire de sa préoccupation de la maladie de ses enfants et des soins qu’ils réclamaient (obs. 3), qu’un accès convulsif violent a cédé instantanément sous nos yeux à l’injonction donnée à la malade de se lever et de répondre (obs. 12).
Si je devais rappeler ces phénomènes variés qui tous se rattachent évidemment à l’hystérie exempte de toute complication, je ne saurais non plus passer sous silence un fait assez remarquable, mais qui, à mon avis, n’infirme nullement le diagnostic établi ; je veux parler de l’absence à peu près complète de lésions organiques ou fonctionnelles de l’utérus. A l’exception de la 22e observation, je n’ai trouvé mentionnés nulle part des symptômes se rattachant à cet organe ; la menstruation n’a jamais cessée de s’accomplir dans ses conditions normales. Sans admettre avec certains pathologistes que l’hystérie ait essentiellement pour point de départ un état morbide de l’utérus, on ne peut du moins contester la coïncidence fréquente des phénomènes hystériques et d’une affection des organes génitaux de la femme. Ici, rien de semblable ; mais si les habitudes hygiéniques, les bonnes mœurs, les travaux ordinaires de la population féminine de Morzine expliquent dans une certaine mesure cette immunité, elle devient aussi une [p. 335] confirmation de l’opinion que je soutiens, à savoir : que les influences morales et l’ébranlement nerveux qui en a été la conséquence doivent seuls être invoqués comme causes de l’épidémie.
J’arrive à des phénomènes dont la plupart cessent d’appartenir à l’hystérie proprement dite, mais qui, développés sous l’influence de celte affection, en constituent une complication véritable et ont contribué à imprimer à l’épidémie un cachet tout spécial. Parmi ces phénomènes, les uns accompagnent les accès convulsifs, les autres ont été remarqués pendant les intervalles qui séparent ces accès, et même après leur cessation définitive.
Pendant les accès, je mentionnerai l’agilité, le développement anormal de la force musculaire (obs. 1, 2, 7 et renseignements divers) ; une surexcitation intellectuelle donnant aux idées des malades une lucidité, à leur langage une correction relative extraordinaires ; – les cris, les blasphèmes, les imprécations (renseignements généraux et observations 1, 10, 12, 19, 21, 27 et 28) ; les mêmes faits se manifestant avec une intensité plus grande à l’approche d’un prêtre ou à l’église (obs. 14 et 16), pendant les exorcismes (renseignements du médecin et du curé) ; – les impressions sensoriales diverses produites à de grandes distances (Dr Buet), la désignation de ceux qui donnent le mal (obs. 1, 6 et 8), l’annonce par les malades de la fin de leur accès (Dr Buet) ; – des hallucinations variées s’accompagnant ordinairement de délire démoniaque (Obs. l, 6, 18, 22 et 27) ; – ce même délire observé beaucoup plus fréquemment encore sans constatation précise du phénomène hallucinatoire ; – la substitution de la personnalité du diable à celle du patient ; il parle par sa bouche toujours à la troisième personne ; revenu à lui, le malade se rappelle ses paroles comme ayant été prononcées par un autre, et en dehors de l’action de sa propre volonté.
Dans l’intervalle des accès, si l’on excepte les troubles de la digestion dont j’ai déjà parlé, on ne trouve guère à noter que des phénomènes psychiques. [p. 336]
La persistance de l’idée de possession figure en première ligne. Comment pourrait-il en être autrement, puisque la partie saine de la population est imbue de cette croyance ? Seulement chez les malades, en se combinant avec l’état névropathique habituel, elle imprime à leur état mental des modifications dont ils ont la conscience, qu’ils déploient, mais qu’ils subissent malgré eux. Ces modifications se traduisent par des tendances mélancoliques, une irascibilité, inaccoutumée, une perversion des sentiments affectifs qui les rend indifférents ou antipathiques à tout ce qu’ils aimaient ou recherchaient autrefois. Nous trouvons cette irascibilité mentionnée dans les observations 7, 11 et 28 ; dans cette dernière, la perversion du sentiment maternel est formellement accusée. Les malades des observations 4, 5. 6, 11, 12 et 17, ne peuvent plus se livrer à la prière et sont obligés de lutter contre une répugnance presque insupportable pour entrer dans une église. La taciturnité, la dépression intellectuelle sont mentionnées dans les observations 17, 19 et 24. D’autres symptômes, graves au point de vue de l’état mental, ont été observés, mais d’une manière toute exceptionnelle. Nous trouvons dans l’observation 6, la persistance des hallucinations après la cessation de l’accès convulsif. Dans l’observation 22, les hallucinations ont précédé les accès. Dans l’observation 5, une sorte de folie transitoire a été signalée par la malade. Françoise B…, (obs. 21) est persuadée qu’elle continue à vomir du vin bu il y a quinze mois sur l’invitation d’un sorcier.
Chez la malade de l’observation 19, la tristesse et le désespoir ont pris des proportions excessives ; à la vue d’un couteau déposé sur une table, elle croit que ce couteau va s’avancer tout seul pour lui couper la tête, etc.
Il serait superflu d’insister sur la valeur séméiotique de chacun des nombreux sympt6mes que je viens de passer en revue ; notons cependant qu’il n’en est aucun qui ne s’observe dans des états morbides plus ou moins voisins de la folie ou même dans certaines formes d’aliénation mentale ; que tous aussi peuvent se rencontrer chez des [p. 337] hystériques à accès violents, fréquemment répétés, et qu’ils n’ont nul besoin d’une explication extra-physiologique.
Il ressort de tout ce qui précède qu’à côté de l’affection hystérique, le fait dominant a été l’idée de possession s’exagérant pendant les attaques convulsives jusqu’au délire démonomaniaque, le plus accentué, persistant dans leur intervalle à l’état de préoccupation constante, d’erreur pour ainsi dire invincible, parce que toute la population avait subi l’influence d’un sentiment profond, et n’avait malheureusement pas trouvé dans ses guides et ses conseillers naturels le contre-poids nécessaire à ses tendances fâcheuses.
L’on comprend alors l’action réciproque de ces deux ordres de faits : des accidents convulsifs inconnus jusque là et mal interprétés, réveillant des idées d’agent surnaturel, de possession, et ces idées réagissant à leur tour sur le système nerveux et contribuant ainsi à multiplier les accès hystériques compliqués d’une forme de délire en rapport avec elles.
Si d’autres phénomènes insolites se sont produits pendant le cours de la maladie; si on a vu apparaître çà et là quelques cas de somnambulisme ou de catalepsie, tous ces faits n’ont à mes yeux qu’une importance secondaire ; ils s’expliquent par la tendance déjà signalée des grandes névroses à se transformer, et je considère l’épidémie de Morzine comme une hystéro-démonopathie dont je ne saurais mieux retracer la physionomie qu’en reproduisant les lignes suivantes empruntées au Traité de la folie, de M. Calmeil. Je ferai remarquer toutefois que dans le cas actuel, l’hystérie a exercé une influence encore plus tranchée que ne l’indique d’une manière générale ce savant aliéniste.
« La démonopathie constitue une autre nuance de la monomanie ; elle a surtout fait le désespoir des filles cloîtrées et leur a fait donner le nom de possédées. Cette affreuse monomanie est annoncée par la haine de Dieu, par l’impossibilité de prier ou d’entendre prier, par [p. 338] l’insomnie, par le besoin de jurer, de proférer des paroles sales, d’adresser des malédictions au prochain, par des sensations viscérales qui sont attribuées à la présence du diable ou de plusieurs démons dans les entrailles, dans les cavités viscérales, par le besoin de crier, de hurler
« La démonopathie est presque, toujours compliquée de catalepsie, et les malades dominés, même pendant ce dernier état maladif, par la conviction que le diable peut manœuvrer à son gré les différentes pièces de leur corps, se courbent en arc, rampent en s’appuyant sur la nuque et sur les talons, grimpent sur les toits, exécutent mille tours de force…
« La violence des phénomènes hystériques qui viennent encore se joindre pour l’ordinaire aux autres maux des personnes qui sont affectées de démonopathie, leur fait maudire l’existence. Quel supplice en effet, de se rouler jour et nuit sur le sol, de sortir d’un accès de catalepsie ou de somnambulisme et de se retrouver, en recouvrant le libre usage de ses mouvements, en présence des mêmes hallucinations, des mêmes idées, du plus insupportable délire !…
« Ce genre d’aliénation s’est montré partout éminemment contagieux. Il a infecté presque tous les cloîtres d’Allemagne, les hospices, les maisons d’éducation ; c’est lui qui a rendu si malheureusement célèbres les ursulines de Loudun, les religieuses de Louviers, les filles de Bayeux, les femmes d’Amou. Comment n’en serait-il pas ainsi ? Il traîne après lui la rage de l’accusation, et c’est à des victimes pour l’ordinaire innocentes qu’il adresse ses fureurs. »
La marche de l’épidémie n’a présenté aucune particularité digne d’intérêt. Elle a fait d’abord des progrès assez marqués pendant les premiers mois de 1857 ; elle a ensuite rétrogradé d’une manière sensible pour passer successivement par des alternatives variées jusqu’à l’été de [p. 339] 1860, où quelques cas nouveaux se sont manifestés.
Le nombre total des personnes atteintes depuis t857, peut être évalué à cent environ. Je suis porté à croire qu’il ne reste pas actuellement plus de quarante malades ; tous les autres ont donc été guéris, ou du moins assez notablement soulagés pour qu’on n’entende plus parler d’eux. Le cas le plus récent s’était déclaré depuis une quinzaine de jours, à l’époque de ma visite à Morzine.
Quant à la gravité de la maladie, à l’intensité des symptômes, il y a évidemment une amélioration sensible ; on chercherait vainement aujourd’hui des faits aussi extraordinaires que ceux qui se sont passés pendant la première année.
S’il était utile de déterminer quelles influences avaient présidé au développement de l’épidémie, il ne l’était pas moins de constater quels moyens lui avaient été opposés, et quels résultats avaient été obtenus. Je n’ai que des indications très-sommaires à donner sur ce point.
Les remèdes pharmaceutiques de tout genre, spécialement les antispasmodiques, ont pu soulager quelquefois, ils n’ont presque jamais guéri. – Les menaces, l’intimidation ont produit de bons effets, notamment chez la jeune Julie L…, dont la guérison a été aussi radicale que subite (Dr Buet). – Mais, de l’avis de tous, ce sont certaines pratiques religieuses, les prières, les pèlerinages qui ont paru agir avec le plus d’efficacité. Les exorcismes même ont réussi dans quelques cas et échoué dans d’autres ; ils ont manifestement aggravé le mal lorsqu’ils ont eu lieu en public. A l’appui de ces diverses assertions, on peut lire les observations 1, 2, 3, 4, 6, 7, 9, 10, 17, 20, 21 et 22. – Je ne dirai rien de l’action curative du magnétisme et à plus forte raison des pratiques superstitieuses, des recettes cabalistiques des sorciers du voisinage ; toutes les recherches dirigées dans ce but n’aboutiraient qu’à des résultats incomplets, souvent contradictoires. [p. 340]
Je n’ai pas l’intention de formuler les détails du traitement à opposer à l’épidémie ; je veux seulement indiquer quelques vues générales qui me semblent applicables aux conditions spéciales où se trouve la population de Morzine.
Si j’ai longuement insisté sur les causes prédisposantes de la maladie, sur les convictions erronées de presque toute la population et sur les phénomènes psychiques, observés chez les malades phénomènes, qui ne sont autres que l’exagération délirante de ces convictions, c’est qu’il m’a paru que l’indication capitale était de s’attaquer à cet ordre d’idées, véritable épidémie intellectuelle. J’ai établi, d’autre part, que la contagion par imitation, avait, à coup sûr, exercé une influence décisive sur la propagation de la maladie, puisqu’il s’agissait de convulsions hystériques éclatant dans les conditions les plus favorables à ce mode de transmission. Aussi, bornerais-je volontiers presque toute la thérapeutique de l’hystéro démonopathie de Morzine à ces deux moyens : Combattre l’idée d’un agent surnaturel intervenant comme cause de l’épidémie,
– soustraire les malades en état de crise aux regards de la population, n’accordant qu’une importance secondaire aux médicaments propres à remplir certaines indications présentées par chaque malade en particulier ; médicaments dont je suis loin d’ailleurs de méconnaître l’efficacité.
Pour arriver à un pareil résultat, ce n’est pas trop du concours de toutes les volontés, de toutes les lumières ; mais c’est au médecin qu’il appartient d’imprimer une bonne direction aux mesures à prendre.
Eclairé sur la nature de la maladie, il doit fermer l’oreille à tous les récits, à toutes les interprétations plus ou moins ridicules qui peuvent arriver jusqu’à lui, ne jamais transiger avec les idées dominantes, se tenir en relations habituelles avec l’autorité civile et religieuse pour aviser en commun aux moyens de combattre ces idées.
Nous avons vu que de vives émotions, une frayeur, la [p. 341] pression d’une volonté étrangère ont suffi dans quelques cas pour amener soit la cessation d’un accès, soit même une guérison définitive. Ces résultats favorables se multiplieront certainement à mesure que des influences de ce genre, mises à profit par la science, seront employées avec discernement et ne seront plus abandonnées au hasard. On sait d’ailleurs quels succès ont été obtenus dans le traitement d’épidémies analogues par les menaces les plus effrayantes et les exhibitions des moyens propres à les réaliser.
Surtout que le médecin démasque sans pitié les charlatans de toute sorte qui, dans maintes rencontres ont abusé de la crédulité des habitants de Morzine, et qui ne manqueront pas de renouveler leurs tentatives ; mais en même temps qu’il respecte certaines pratiques dont les bons effets ont été signalés, je veux parler de l’accomplissement des devoirs religieux habituels, de la prière et même de pèlerinages à des chapelles éloignées, objet d’une dévotion depuis longtemps autorisée. Qui ne comprend combien ces remèdes de l’âme, considérés à un point de vue exclusivement médical, peuvent apporter de soulagement des malades chez lesquels l’élément moral est constamment mis en jeu. Un pèlerinage, par exemple, qui enlève pendant un certain temps, parfois pour plusieurs jours, une hystérique à son milieu habituel, la met à chaque pas en rapport avec des objets nouveaux, lui donne en perspective l’espérance d’autant plus fondée d’une guérison prochaine, que ses croyances religieuses sont plus vives, ne constituent-il pas un moyen éminemment rationnel à opposer à sa maladie ? Seulement, il importe que ces pratiques s’accomplissent avec simplicité, et ne deviennent jamais l’occasion d’une manifestation publique qui tiendrait la population en émoi, et qui, d’une utilité fort contestable pour quelques-uns, ne manquerait pas de déterminer des accidents morbides chez le plus grand nombre. ..
Contenues dans ces limites qu’impose la prudence, les pratiques religieuses n’ont rien d’ailleurs qui soit en [p. 342] opposition avec une saine appréciation des faits ; il serait donc tout à la fois illogique et téméraire de vouloir y mettre obstacle. Mais il est de la dernière évidence qu’il ne peut plus être question d’exorcismes ; le jugement éclairé du vénérable évêque d’Annecy, feu Mgr Rendu, les avait interdits, il serait d’autant plus irrationnel de les tolérer qu’ils deviendraient la consécration de l’idée dominante qu’il faut travailler à détruire.
J’ai dit qu’il était important que la population de Morzine ne fût plus exposée à voir les malades en état de crise ; de là, l’utilité de leur isolement. Déjà conseillé en 1857, ce moyen ne put être employé, et en effet, il est d’une difficile application. Je crois cependant qu’on arrivera à des résultats sérieux, si l’on considère que la volonté peut, dans une certaine mesure, prévenir ou retarder les accès de la maladie, et que cette influence a été effectivement constatée, surtout depuis quelques mois. Des prescriptions sévères, énergiquement appliquées, obtiendraient peu à peu la cessation des phénomènes convulsifs et des accès de délire, en publie d’abord, et plus tard dans l’intérieur des habitations. D’autres mesures qui seraient comme la sanction des premières, serviraient tout à la fois, si je puis ainsi dire, de pénalité pour les délinquants, d’intimidation pour ceux qui seraient tentés de les imiter, pour tous, de moyen efficace de traitement : le transfèrement d’office dans un hôpital, d’un certain nombre de malades choisis parmi les plus gravement atteints remplirait ce triple but. Mais si chez quelques-unes des malheureuses victimes de l’épidémie, l’intensité du mal prenait des proportions telles que le délire démonomaniaque devint presque permanent, on ne devrait pas hésiter à prescrire leur séquestration dans un asile d’aliénés.
J’ai expliqué pourquoi, sans négliger les médicaments ordinairement opposés à l’hystérie, on ne devait leur accorder ici qu’une importance secondaire ; mais l’attention du médecin ne saurait manquer d’être éveillée par la fréquence des accidents morbides dont les organes [p. 343] digestifs ont été le siège. La coïncidence de ces accidents avec les accès convulsifs que souvent ils ont précédés de plusieurs mois révèle une indication dont il faut tenir compte, et réclame une médication appropriée ; encore moins pourrait-on contester l’opportunité d’une surveillance toute spéciale exercée sur l’hygiène alimentaire des habitants.
Abandonné à ses seuls efforts, le médecin ne pourrait suffire à sa mission. Au sein d’une population profondément religieuse, habituée à recevoir avec docilité les enseignements et les conseils de l’Eglise, l’influence du curé ne peut manquer d’être prépondérante. A lui, plus qu’à tout autre, incombe donc le devoir de donner une bonne direction aux idées et aux croyances, d’éclairer ses paroissiens sur la nature du mal qui les afflige, de les détourner de pratiques que la religion condamne autant que la raison les désapprouve, de surveiller leurs lectures, de leur faire comprendre qu’à une maladie bien caractérisée doivent être opposés les moyens que conseille la science, à l’exclusion de ceux que préconisent l’empirisme, l’ignorance ou la mauvaise foi.
De son côté, l’autorité civile doit prêter son appui aux efforts du médecin, faciliter sa tâche par tous les moyens dont elle dispose. Il s’agit surtout pour elle d’exercer une surveillance active sur tous les actes qui pourraient se produire en opposition avec les mesures prescrites ; de sévir contre les auteurs ou propagateurs de récits controuvés, capables d’entretenir dans la population les idées qu’on cherche à combattre, et contre ceux qui continueraient à signaler à l’animadversion [sic] publique, comme auteurs du mal, quelques-uns des habitants de la commune ; de mettre obstacle au colportage de livres dangereux à ces divers points de vue, etc.
Déjà plusieurs malades sont allés demander au loin du soulagement à des empiriques de tout genre, à de prétendus sorciers ; ils en sont revenus plus persuadés que jamais de la réalité de leur possession. Avertie à temps [p. 344] l’autorité réussirait souvent à détourner ces malheureux de démarches dont l’exploitation de leur bourse constitue le moindre danger.
Enfin, lorsque la nécessité d’éloigner momentanément un malade de la commune, et de le transférer soit dans un hôpital, soit dans un asile d’aliénés, aurait été reconnue par le médecin, ce serait encore à l’autorité à prescrire cette mesure et à fournir les moyens de la mettre à exécution.
Depuis l’époque déjà ancienne (décembre 1860) à laquelle remonte la rédaction de ce travail, des faits considérables ont dû modifier l’état sanitaire de la commune de Morzine. M. le docteur Constans, inspecteur général du service des aliénés, a été chargé par M. le Ministre de l’intérieur de la direction du traitement de l’épidémie. Ses connaissances spéciales et sa haute position ne pouvaient manquer de rendre son intervention extrêmement utile ; il a fait sur les lieux un séjour de plusieurs mois qui a été marqué par l’adoption de mesures importantes, J’ai appris qu’un nouveau maire avait été mis à la tête de l’administration de la commune et que le curé avait aussi été remplacé. J’ignore quelle est aujourd’hui la situation des esprits à Morzine, je sais seulement qu’un grand nombre de malades ont été éloignées du siège de l’épidémie et dispersées par très-petits groupes dans les hôpitaux du département de la Haute-Savoie et des départements voisins. Les plus gravement affectés ont été considérées à juste titre comme aliénées et placées comme telles dans un asile spécial. J’en ai vu deux à l’asile départemental de Bassens, près Chambéry ; leur état mental justifie pleinement la séquestration à laquelle elles sont soumises, mais le délire démonomaniaque et les accidents convulsifs ont cessé de se produire. Il me paraît impossible que de telles mesures appliquées avec intelligence et fermeté ne finissent pas par triompher des accidents morbides qui désolent depuis si longtemps cette intéressante population.
LES NOTES SONT DE histoiredelafolie.fr
(1) Quelques publication de l’auteur :
– De l’état mental des épileptiques au point de vue médico-légal. Lyon, Imprimerie de A. Vingtrinier, 1867.
– Du siège et de la nature des maladies mentales. Thèse de médecine. Paris, Imprimerie de Didot Jeune, 1835.
Directeur de thèse : Alexandre Bottex (1806-1896).
– Examen médico-légal des faits relatifs au procès criminel de Jobard. Paris, V. Masson; J.B. Baillière, 1852. 1 vol. in-8°, V, 191 p.
Sur Emmanuel Jobard.
– De la possibilité et de la convenance de faire sortir certaines catégories d’aliénés des asiles spéciaux et de les placer, soit dans des exploitations agricoles, soit dans leurs propres familles. Lyon, 1856. 1 vol. in-8°, 22 p.
– De l’état mental des épileptiques au point de vue médico-légal. Lyon : impr. de A. Vingtrinier, 1867. 1 vol. in-8°, 36 p.
– Observation de crétinisme. Lyon : Vingtrinier, 1854. 1 vol. in-8°, 15 p., 1 planche hors texte.
Un livre est consacré à Joseph Arthaud :
– Lacour Antoine (Dr). Joseph Arthaud fondateur de l’asile de Bron – Souvenirs biographiques. (1884) – Réédition commentée et annotée par Frédéric Scheider – Ed. Césura, Meyzieu, 1999.
LAISSER UN COMMENTAIRE