Quelques cas d’autoscopie. Par Paul Sollier. 1908.

SOLLIERAUTOSCOPIE20001Paul Sollier. Quelques cas d’autoscopie. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), cinquième année, 1908, pp. 160-165.

Paul Auguste Sollier (1861-1933). Médecin neurologue et psychologue. Elève de Désiré-Magloire Bourneville et de Jean-Martin Charcot il soutient la thèse de médecine en 1890 (voir ci-dessous). Il est connu pour avoir été le médecin de Marcel Proust, qui le consulta pour soigner sa neurasthénie. Il semble qu’il soit à l’origine du mot autoscopie pour définir cette hallucination particulière. Quelques publications  :

  • Psychologie de l’idiot et de l’imbécile. Avec 12 planches hors-texte. Paris, Félix Alcan, 1891. 1 vol. Thèse de doctorat en médecine.
    — L’autoscopie interne.  « Revue de Philosophie de la France et de l’Etranger », (Paris), vingt-huitième année, tome LV, janvier à juin 1903, pp. 1-41. [en ligne sur notre site]
    — Les phénomènes d’autoscopie. Paris, Félix alcan, 1903. 1 vol. in-12. – Réimpression : Les phénomènes d’autoscopie. L’hallucination de soi-même. Avant-propos de Jacques Chazaud. Paris, Editions L’Harmattan, 2006. 1 vol.
    — Genèse et nature de l’hystérie. Paris, Félix Alcan, 1897. 2 vol.
    — Guide pratique des maladies mentales (séméiologie – pronostic – indications). Paris, G. Masson, 1893. 1 vol.
    — L’hystérie et son traitement. Paris, Félix Alcan, 1901. 1 vol.
    — La répression mentale. Leçons professées à l’Institut des Hautes Etudes de Belgique. Paris, Félix Alcan, 1930. 1 vol. Dans la Bibliothèque de philosophie contemporaine.
    — Pratique sémiologique des maladies mentales. Guide de l’étudiant et du praticien avec 89 figures originales dans le texte. Paris, Masson et Cie, 1924. 1 vol.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
  Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 160]

Quelques cas d’autoscopie.

Les phénomènes autoscopiques sont peut-être plus fréquents qu’on ne pense, si j’en juge par le nombre assez grand que j’ai pu réunir personnellement depuis que j’ai étudié cette question. L’autoscopie peut d’ailleurs se présenter sous des aspects assez varies, avec des nuances plus ou moins atténuées, mais en  gardant toujours ses caractères fondamentaux qui la différencient nettement des autres phénomènes de dépersonnalisation, à savoir la projection en dehors de soi de tout ou partie du moi, et la conscience de deux moi identiques et simultanés non seulement parce que le double est placé en dehors de soi, mais parce ce qu’on le “sent” le même que soi, non nécessairement au point de vue physique, mais toujours moralement. D’où [p. 161] la conclusion que I’autoscople est non pas un phénomène d’hallucination visuelle, mais une forme extériorisée du moi, d’ordre anesthésique avant tout. Les quelques cas que je vais vous rapporter confirment cette manière de voir.

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Voici un cas que me décrit spontanément une de mes  anciennes hystériques, ayant présentée autrefois des accès de somnambulisme et de la paralysie à la suite de la mort de son père qu’elle aimait beaucoup et aux derniers moments duquel elle avait assisté. Elle en était restée très trappée et chaque fois qu’elle éprouvait quelque émotion vive elle se trouvait ramenée à l’époque de la mort de son père, qu’elle revoyait sur son lit de mort.

Guérie et retournée chez elle, elle m’écrit un jour la lettre suivante : “Depuis quelque temps j’ai l’intention de vous donner de mes nouvelles. J’ai voulu voir si je pourrais me tirer d’un mauvais pas. II y a environ six semaines, j’étais assise seule au jardin, étant un peu fatiguée. La nuit commençait à tomber; à coup quelqu’un d’inconnu vient en face de moi. J’ai eu, autrefois des hallucinations ou il me semblait voir quelqu’un ou quelque chose, mais là je voyais. Stupide, je remarque que cette personne, comme moi me  ressemblait; elle vient s’asseoir à côté de moi ; je jette un cri ; plus rien. On vient savoir pourquoi je vais crier, j’ai répondu que j’avais rêvé ; mais en réalité je suis bien sûr d’être resté éveillé. Je n’en ai parlé à personne de peur qu’on me croit folle. Qu’est-ce que cela ?

« À la suite de cela, j’ai eu de la contracture dans les jambes. Sans me décourager, j’ai pris des douches et maintenant cela va bien mieux, puisque j’ai pu refaire de la bicyclette. »

Je lui répondis que ce n’est rien, qu’elle n’a pas  à s’inquiéter et lui demande quelques détails sur les circonstances au milieu desquels ce phénomène d’autoscopie  s’est présenté. Elle me répond la lettre suivante : « je vous remercie de votre bonne  lettre qui m’a tout à fait tranquillisée. Voici ce qui s’est passé. J’avais mes règles. Le matin j’étais allée seule chercher des amis à la gare. Par le même train arrivait le Dr de X…  son regard rencontra le lien et j’en fus vivement impressionnée. Les distractions de la journée chassèrent cette idée don’t je ne parlais à personne. C’est alors que le soir, assise au jardin, je me mis à penser à tout ce qu’il m’a fait souffrir, aux désillusions qu’il m’a causées, etc. En un mot me rendant bien compte de ce qui se passait extérieurement, je vivais « en moi-même » lorsqu’une autre moi-même m’est apparu. Je ne dormais pas, c’était comme une sœur jumelle, elle marchait doucement, ces regards étaient un peu tristes et, lorsqu’elle s’est assise près de moi, elle était si vivante que je priais étant disparu au moment où elle allait me poser la main sur l’épaule. »

Elle éprouve une autre fois encore les mêmes phénomènes à la suite d’une émotion, à l’occasion de l’anniversaire de la mort de son père. Elle m’écrivit aussitôt : « j’espère que vous serez indulgents et que vous ne me redorez [p. 162] pas trop ; vous m’aviez défendu d’aller au cimetière, et je vous ai désobéi. Il y a des jours je m’étais levé vers six heures pour jouir de l’air frais du matin. Me souvenant que c’était l’anniversaire de mon père, l’idée me vint de porter des roses sur sa tombe avant le réveil de maman qui m’en eût empêché. »

« Lorsque j’entrai dans le cimetière, à quelques minutes d’ici, il régnait un silence qui m’impressionna un peu. J’arrivais à la tombe de mon père quand une jeune fille portant des roses s’en approcha aussi. Elle me regarda tristement et je constatai que, vêtue comme moi, elle me ressemblait. Oubliant ce que vous m’aviez dit à ce sujet, effrayée, je jetais mes fleurs et courus jusqu’à ce que j’ai franchi la porte. Alors seulement je me retournai ; tout avait disparu. Je fus deux jours à me remettre de ma frayeur. Est-ce qu’il n’y a rien à faire pour empêcher le retour de ces choses-là ? Si vous saviez comme il est bizarre de voir un autre soi-même vivant à côté de soi ! Pourtant ma santé est bonne. »

C’est le cas classique de l’autoscopie externe tant au point de vue de la forme que des conditions morales du sujet et les circonstances ambiantes au moment où le phénomène s’est produit.

Mon confrère le Dr Paul Weill, de Versailles, a bien voulu me communiquer deux cas d’autoscopie externe également observés par lui dans sa clientèle, et qui ont eu ceci de particulier que le dédoublement autoscopique a amené la disparition de la douleur dont souffraient ces deux maladies. Les voici tels qu’il me les a transmis.

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« Dans le premier cas, il s’agit d’une femme d’une quarantaine d’années que je soignais il y a quelques années pour une auto grippale d’origine pharyngée, extrêmement rebelle et presque continue, surtout la nuit. Malgré les médications habituelles, cette malade continuait de tousser et se trouvait exténuée. À ma troisième visite, un matin, elle me dit que bien que n’ayant pas dormi dans la nuit précédente elle avait fait un rêve bizarre : il lui avait semblé qu’elle était dédoublée, qu’à côté d’elle ce trouvait couchée une autre personne absolument semblable à celle et que c’est cet autre moi et non plus belle qui toussait, et qu’elle s’en était trouvée notablement soulagée. »

« L’autre cas est calqué sur le précédent. C’était une dame de soixante-quatorze ans en traitement pour un cancer des voies biliaires arrivé à la période cachectique. L’affection qui avait d’abord évolué sans entraîner trop de souffrances avait fini par devenir très douloureuse et c’est surtout pendant la nuit que les douleurs se manifestaient. Un jour elle me raconta que pendant la nuit elle s’était vue en double, et durant ce rêve elle ne souffrait plus parce que les douleurs s’étaient transférées à son double. »

Là donc, contrairement à ce qui se produit ordinairement, le phénomène autoscopique n’a pas été pour le malade une cause de troubles ou de terreur, mais au contraire à amener chez lui du calme et de la cessation des douleurs. Il n’en est pas toujours ainsi et dans certains cas que j’ai rapportés c’est [p 163] au contraire l’ancienne personnalité non malade qui était projetée  autoscopiquement écrit quelquefois même narguait la personnalité malade actuelle.

J’ai déjà rapport des cas d’autoscopie chez morphinomane. En voici un survenu chez un héroïnomane, un confrère de trente-trois ans, provenant depuis quatre ans, 70 à 80 centigrades d’héroïne, est très affaibli, très déprimé physiquement et marins allemands, très nerveux toujours d’ailleurs. Le sevrage avait eu lieu le 15 juillet, mais je fus obligé, en présence de l’épuisement considérable amené par des vomissements incoercibles, de lui redonner le troisième jour de centigrade de morphine qui amenèrent la cessation des vomissements. Il put prendre un peu de repos dans la nuit, mais le matin il était anxieux ; on lui parlait, il avait l’air de ne pas entendre et ne répondait pas. Tout à coup il se vit en face de lui, avec une apparence grotesque : il se voyait une inégalité pupillaire et l’ordre, – ce qui était vrai d’ailleurs et montre qu’on peut avoir conscience autoscopiquement de ce trouble ; – la pupille dilatée grande comme une pièce de 5 francs et l’œil dilate louchait. L’autre pupille contractée rendait le contraste plus grand encore. Il se voyait nu. En même temps il avait la sensation que ces organes n’étaient pas à leur place ; il voyait son cœur battre violemment et soulever sa poitrine à droite. Il sentait, « il savait » que le foie était à gauche, mais sans le voir. Pour s’en assurer et le palper, et alors le trouble augmentait, car il ne le trouvait pas. C’était alors le chaos complet. Cela dura du reste très peu. Alors il fut pris de craintes professionnelles : il ne pourrait plus s’y reconnaître avec les maladies. Il pensa à l’appendicite. Il ouvrait le vente à droite, ne trouvait pas l’appendice : on se moquait de lui, etc. Alors c’était inutile de rien faire, autant disparaître. Et il se vit alors percé d’une balle au pied d’un réverbère. À ce moment il était dans le vague et sous la menace d’une syncope. On le fit revenir à lui. Il se vit alors complètement interverti et se dit que c’était moi qui l’avais ainsi transposé intérieurement, que le traitement avait été trop fort et que je le renvoyais chez lui amélioré mais sans avoir pu remettre ses organes en place.

La veille il avait eu à la même heure, à la fin de la nuit, des phénomènes de régression de la mémoire comme on n’en observe chez les hystériques et assez souvent chez les morphinomanes au moment du sevrage. Il avait brusquement la sensation qu’il devenait fou et il s’était mis à se remémorer toute sa vie depuis l’âge de trois ans et demi à quatre ans. Cela s’arrêta vers l’âge de dix ans où il se replie dans sa maison paternelle en province. Puis une foule de souvenirs effaces revinrent à sa mémoire, sans que leur succession fût aussi continue, quoique régulières toujours. Un moment il se mit à déclamer Athalie qu’il avait apprise à 17 ans. Par moments certains mots l’arrêtaient et il en était obsédé jusqu’à ce qul les eût retrouvés,  et il repartait alors avec déclamer.

Ce cas met en valeur le rapport qui existe entre les troubles divers de la [p. 164] personnalité, par le fait de la coexistence chez le sujet d’autres phénomènes intéressants la personnalité tout entière.

Voici à cet égard un autre cas non moins démonstratif, survenu chez une grande éreutophobe et qui offre un double intérêt. D’abord cette jeune fille avait présenté dans sa jeunesse certains troubles de la personnalité, constituent de véritables éclipses. Ensuite le personnage autoscopique était lui-même atteint de rougeurs et lui procurait une sensation d’autant plus pénible qu’elle fuyait la société et n’osait regarder personne en face. Elle se désespérait de se voir condamner à être sans cesse, si cela durait, vis-à-vis d’une autre personne, qui, tout en étant elle-même, lui apparaissait comme une étrangère.

Étant enfant, à quatorze ans, elle fut prise pour la première fois à table de la pensée qu’elle ne savait plus qui elle était. Elle se leva brusquement de table, affolée, et demandant à ses parents qui elle était. Cela dura plusieurs heures. Elle eut à plusieurs reprises le même phénomène. Dans ce moment elle ne sait plus son nom, il lui semble que son cerveau est tout blanc, sans forme, et disparaît. Elle le sent plus son corps, et se lèvent quelquefois pour se chercher elle-même. Puis elle est prise de palpitations et a très peur. Elle se sent alors redevenir elle-même, moralement surtout.

Or un jour, étant au sanatorium, elle a très peur de recevoir une visite sachant certaines personnes de son pays de passage à Paris. Elle se refuse à recevoir qui que ce soit quand on vient en effet pour la voir. Elle monte chez elle, prise d’une peur qu’elle ne peut expliquer, et place un fauteuil devant la porte de sa chambre, comme pour se défendre contre l’entrée de quelqu’un. Elle a peur de tout, même de l’approche de personnes quelconques. Elle tremble de tous ses membres. Elle se mit la tête dans les mains et se vit alors, mais le visage seulement devant elle, rougissante, tout près passe à passe avec elle-même. Elle se dit alors avec  angoisse : je ne pourrai donc être seul puisque cette figure sera de membres. C’était comme un reflet d’elle-même, me dit-elle. Elle rougissait et avait l’air de se moquer d’elle, cela ne dura d’ailleurs qu’une minute à peine et lui fait très peur, mais se produisit plusieurs fois.

Comme je le disais tout à l’heure, ce cas montre bien que les sujets qui présentent de l’autoscopie externe sont fréquemment atteints d’autres troubles de la dépersonnalisation, et cela implique, à mon avis, la place que doit prendre l’autoscopie dans la série des troubles de la personnalité, qu’il s’agisse d’ailleurs d’hystériques, de déprimés normaux accidentels, d’obsédés ou phobiques. C’est une variété de dépersonnalisation très typique, avec des caractères très spéciaux, très marqués.

Je citerai pour terminer un phénomène rattachable à l’autoscopie, et qui présente cette particularité que le sujet ne s’est pas seulement vu, mais entendu. C’est, je crois, le seul cas de ce genre. Il est vrai qu’il appartient à un éminent auditif, puisqu’il s’agit de Wagner. Un de ses biographes (Noufflard, Wagner d’après lui-même) rapporte le fait suivant qui se serait [p. 165] produit pendant un discours que Wagner prononça en public à l’occasion du transfert des cendres de Weber. « Comme il avait commencé à parler d’une voix sonore et claire,  l’accent et le timbre de ses propres paroles l’affectèrent au point de le plonger dans une sorte d’hallucination. De même qu’il s’entendait il crut aussi se voir devant la foule qui retenait son soufflé pour ne rien perdre de ce qu’il disait ; et oubliant qu’il était lui, il s’arrêta pour écouter. Il s’ensuivit une pause si démesurément longue que l’auditoire commençait à se demander ce qu’il en fallait penser ; lorsqu’enfin, surpris lui-même de ce silence, il se souvint qu’il était là non pour écouter les pourparlers. Alors il acheva son discours d’un trait, et d’une façon si éloquente, avec une diction si expressive, que les acteurs présents en furent eux-mêmes émerveillés. »

Paul Sollier

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