Nicolas Vaschide et Paul Meunier. Projection du rêve dans l’état de veille. Article parut dans la « Revue de Psychiatrie (médecine mentale, neurologie, psychologie », (Paris), nouvelle série, 4e année, tome IV, n°1, janvier 1901, pp. 38-49.
Nicolas Vaschide (1874-1907). Psychologue d’origine roumaine, élève et proche collaborateur de Alfred Binet. Nous avons retenu parmi plus de dizaines de publications celles sur le sommeil et les rêves :
— Appréciation du temps pendant le sommeil (Résumé des recherches personnelles). in « Intermédiaire des biologistes », (Paris), tome I, 1898, pp. 228 et pp. 419.
— Recherches expérimentales sur les rêves. De la continuité des rêves pendant le sommeil. In « Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’académie des sciences », (Paris), tome cent vingt-neuvième, juillet-décembre 1899, pp. 183-186. [en ligne sur notre site]
— Vaschide Nicolas et Piéron Henri. Prophetie dreams in Greek and Roman Antiquity. in « The Monist », (Chicago), vol. XI, n° 2, January 1901. p. 161-194.
— Projection du rêve dans la veille. in « Revue de Psychiatrie », (Paris), nouvelle série, 4e série, tome IV, février 1901, p.38-49.
— Le rêve prophétique dans les croyances et les traditions des peuples sauvages. In « Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris », (Paris), Ve série, tome 2, 1901, pp. 194-205.
— De la valeur séméiologique du rêve. In « Revue scientifique », 30 mars et 6 avril 1901.
— Contribution à la séméiologie du rêve. In « Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris », (Paris), année 1901 Volume 2 Numéro 2 pp. 293-300.
— Le rêve prophétique dans la croyance et la philosophie des arabes. In « Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris », (Paris), 1902, pp. 229-244.
— De la valeur prophétique du rêve dans la philosophie et dans les pensées contemporaines. Paris, V. Giard & E. Brière, 1902. 1 vol. in-8°, 40 p.
— La Psychologie du Rêve. Paris, J.-B. Baillière et Fils, 1902. 1 vol. in-8°, 95 p.
— La valeur du rêve prophétique dans la conception biblique. in « Revue des Traditions Populaires », (Paris), vol. 16, n° 7, juillet, 1901, pp. 345-360.
— Le Sommeil et les Rêves. Paris, Ernest Flammarion, 1911. 1 vol. Dans la « Bibliothèque de philosophie scientifique ».
— Les théories du rêve et du sommeil. I. La théorie biologique du sommeil de M. Claparède. Extrait de la Revue de Psychiatrie, 1907, n°4. Paris, Octave Doin, 1907. 1 vol. in-8°, pp. 133-144.
— Valeur symptomatique du rêve au point de vue de l’état mental de la veille chez une circulaire. Paris, 1901.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons rectifié quelques fautes de composition. – Nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
[p. 38]
PROJECTION DU RÊVE DANS L’ÉTAT DE VEILLE
(Travail du Laboratoire de Psychologie expérimentale École des Hautes Études, Asile de Villejuif).
Les rêves ou cauchemars ont en pathologie mentale une importance séméiotique dont la valeur n’a pas été jusqu’à ce jour suffisanunenf déterminée. Il nous a semblé que le rêve — fonction psychique — devait avoir un intérêt beaucoup plus général que celui qu’on lui accorde ordinairement. L’observation suivante tend à mettre un peu de lumière dans cette question.
On sait en quelle forme précise Moreau de Tours a exprimé le parallélisme du rêve et de la folie. Les analogies abondent. On entend bien que le mot « folie » n’a pas ici la prétention de désigner toutes les formes d’aliénation mentale, mais seulement quelques-unes, que du reste l’illustre psychiatre ne s’est pus arrêté à dénombrer. [p. 39]
Une fusion imparfaite s’opère. Et l’individu, sans avoir totalement quitté la vie réelle, appartient, sous plusieurs rapports, par divers points intellectuels, par de fausses sensations, des croyances erronées, etc., au monde idéal.
Cet individu, c’est l’aliéné, le monomaniaque surtout qui présente un si étrange amalgame de folie et de raison, et qui, comme on l’a répété si souvent, rêve tout éveillé, sans attacher autrement d’importance à cette phrase, qui., à nos yeux cependant, traduit avec une justesse absolue le fait psychologique même de l’aliénation mentale.
Il ne saurait répugner même d’admette que les conditions organiques dans lesquelles le sommeil place, à certains égards, l’imagination, la mémoire, le jugement, puissent se rencontrer alors que les sens sont éveillés, que la locomotion, la voix, sont en exercice ; alors même que le jugement, la mémoire, l’imagination s’exercent régulièrement, c’est-à-dire de leur manière habituelle, en dehors du cercle et des limites du rêve. Cela est inadmissible, nous le savons, dans le sommeil naturel ; le rêve cesse dès que l’esprit peut s’appliquer aux choses extérieures. Mais pourquoi cela serait-il impossible, l’organe de la pensée subissant l’influence d’une cause autre que celle du sommeil, d’une cause analogue, mais plus forte, plus persistante que celle loi de la vie animale, « qui enchaîne, dans ces fonctions, des temps d’intermittence aux périodes d’activité ? » (1)
Cette conception toutefois ne parait pas avoir eu en thérapeutique mentale, ni en psychiatrie,une influence décisive. Elle a paru à des esprits peut-être trop vivement épris des faits cliniques ou de mesures une simple formule verbale vide de tout sens précis.
L’histoire de notre malade montre, entre autres particularités, I’influence prépondérante du rêve dans la vie mentale. À chaque instant dans la vie de cette femme le rêve intervient pour diriger ses actes et ses pensées de l’état de veille. Comme dans tout phénomène subjectif, la première et la plus grosse difficulté pour l’observateur est d’interpréter et de démonter le fait même sur lequel il a pris les informations du sujet.
I
La malade, dont un des phénomènes morbides présente un grand intérêt au point de vue qui nous occupe est une épileptique atteinte de troubles délirants complexes.
Voici quelques l’enseignement sur l’histoire clinique de cette femme. [p. 40]
Eulali V…, qui est maintenant âgée de 45 ans, vécut à la campagne chez ses parents, des paysans à Rodez… Elle conserve un excellent souvenir de son père, qui était un “brave homme” ayant beaucoup d’affection pour elle, tandis que sa mère était plutôt mauvaise avec elle. Il ne semble pas que jusqu’à l’âge de 20 ans elle ait eu des idées extravagantes à aucun point de vue. Puis, à cet âge, elle eut une dispute avec sa mère. C’était un incident ne comportant rien d’extraordinaire, étant donné la mauvaise entente de la fille avec la mère. Celle-ci avait été brutale à propos de vétilles. Ceci est rigoureusement authentique d’après le témoignage d’un parent.
C’est à cette époque qu’elle vient à Paris, comme bonne à tout faire. Il est probable que ce départ s’effectue d’une façon toute simple. Mais au fond d’elle-même elle garde le souvenir d’une complication qui est probablement créée par elle de toutes pièces. Le père aurait rabroué la mère par sa brutalité avec la fille. La mère par vengeance aurait accusé le père d’avoir avec sa fille des rapports incestueux, et le commissaire de police à qui cette plainte aurait été formulée aurait conseillé d’arranger les choses en envoyant la fille à Paris.
Il est certain que la malade n’aime pas être poussée sur ce chapitre, elle est réticente et se met volontiers en colère.
En tout cas, elle garda rancune à sa mère pendant quelque temps : il n’y a pas eu de fâcherie définitive, et le père et la mère semblent avoir continué à vivre en bonne intelligence. C’est donc vraisemblablement une interprétation délirante d’autant plus que la malade ne fournit cette explication qu’avec beaucoup de réticence et sous toutes réserves.
Et la preuve, c’est que la malade continue à vivre au milieu de choses plus ou moins louches, sans que du reste rien puisse faire soupçonner chez elle l’aliénation mentale. Elle travaille comme passementière, 4 passage St-A… chez M. C. qui se faft appeler M. V… Pourquoi cette substitution de nom ? Il est juste de dire que la malade en trouve une explication relativement simple. « M. C., vit en concubinage avec Mme V…, mais comme ils veulent avoir l’air mariés pour le publie, il serait légitime que la femme prît le nom de l’homme. Pas du tout ; c’est le contraire qui a lieu. Cela est bizarre, voilà tout. Du reste, dans ce Paris, les gens ont des mœurs particulières qui déroutent assez l’esprit du provincial. N’importe, cela est bizarre tout de même. »
À 26 ans elle se marie. Elle a une petite boutique de mercerie pendant que son mari travaille de son côté. Bientôt elle contracte [p. 41] l’habitude de jouer aux courses, elle réalise des pertes assez sérieuses ; tout cela à l’insu de son mari.
Mais elle ne semble plus avoir rien présenté de particulier jusqu’à l’âge de 31 ans. À cette époque, 24 heures après un choc émotionnel violent ; elle avait vu l’incendie de la maison paternelle, elle a son premier accès d’épilepsie, suivi d’une période de délire qui dure 48 heures. Puis elle a un sommeil lourd, et au réveil tout est fini.
Les accès ne se produisent d’abord que tous les six mois, toujours suivis de courtes périodes de délire. Puis ils se rapprochent, en même temps que le délire gagne en durée.
A 37 ans, à la suite d’accès convulsifs, elle tombe dans un état de délire avec idées hypochondriaques et de persécution, hallucinations auditives et de la sensibilité générale. On doit l’interner, et elle est encore a l’asile après 3 ans.
Les idées de persécution ont acquis une systématisation embryonnaire avec des renforts mystiques ct des idées hypochondriaques qui out l’air d’un délire de négation peut-être en voie de formation.
Notre malade a des idées hypochondriaques de négation à la suite de cauchemars ou encore de crises délirantes. Pendant ces crises on la guillotine ou on lui arrache le cœur : on se livre sur elle à différentes manipulations aussi compromettantes pour sa vitalité. — Puis elle se réveille (ou la crise passe) ; elle reste convaincue de la réalité de ces idées, mais peu à peu, revenue à elle, elle reconnaît qu’elle vit ; sa cénesthésie est à peu prêt satisfaisante ; sans pourtant qu’elle admette la fausseté de ses précédentes idées. Puisque les tentatives faites pour la tuer échouent toutes misérablement, la conclusion s’impose. Un cerveau sain conclurait que ces tentatives sont impuissantes ou fictives : notre malade ne s’arrête pas à cette explication, puisque pour elle ces tentatives représentent une réalité indubitable : il n’y a pas d’autre solution, c’est qu’elle ne peut mourir. — L’ensemble des périodes de succession de son existence consiste donc à mourir malgré elle, puis à être dans l’impossibilité de mourir. De toute façon cela n’est pas naturel, et elle en conçoit une juste impatience. « C’est agaçant d’être toujours comme ça, tantôt mort, tantôt immortel. » Elle présente donc des idées d’immortalité qui, au lieu d’être continues comme c’est le cas ordinaire dans le délire de négation type Cotard, sont intermittentes.
Eulalie a ordinairement des accès de délire post-paroxystique et des hallucinations auditives consécutives qui subsistent même parfois dans l’état de calme. Il y a telles périodes où elle ne souffre [p. 42] ni d’accès spasmodiques, ni de délire : mais ce qui est constant, c’est que les rêves et les cauchemars pendant le sommeil continuent d’être actifs. On dirait que ce sont les éléments, survivants de I’épisode épileptique. Or la malade discerne parfaitement dans les cauchemars qu’elle raconte ce qui a été du rêve, pourvu qu’on l’interroge aussitôt après. Mais, au lieu que chez une personne normale, les impressions du rêve ne tardent pas à s’effacer devant le réveil et l’affirmation du monde extérieur, celle-ci ne se réveille jamais complètement. Son cauchemar continue de la travailler : elle y pense tout le jour de plus en plus, et sa conviction, d’abord chancelante, se renforce progressivement. « Peut-être bien que c’était un rêve, mais peut-être bien aussi que c’est, la réalité. » En un mot ces rêves prennent le caractère d’une obsession et finissent par diriger sa conduite en provoquant des impulsions. Elles surviennent pendant le délire épileptique, avec les caractères qu’on reconnaît aux équivalents psychiques : pâleur subite de la face, irrésistibilité, amnésie.
Dans ces conditions, on a le droit de se demander jusqu’à quel point on peut ajouter foi aux paroles de la malade. Elle nous dit que telle conviction s’est implantée dans son esprit, à la suite d’un rêve. Qu’entend-elle par rêve ? Sûrement le mot a pour elle d’abord la signification qu’il a pour nous : ses récits de chaque-jour relativement à la nuit précédente en font foi — Mais, en outre, les hallucinations dont elle est affectée pendant ses périodes de délire doivent constituer pour elle des phénomènes analogues à ceux du rêve. — Un même état de brume mentale enveloppe les deux manifestations.
Si l’on insiste et que l’on presse la malade, elle est incapable de savoir si tel souvenir déjà lointain est venu à la suite d’un rêve ou d’hallucination à l’état de veille. C’est pour elle indiscernable. Le rêve a pour elle la force d’une hallucination. L’hallucination a l’indécision d’un rêve. — Une nuit elle se réveille en sursaut, entendant les paroles d’une personne connue. Est-ce un rêve ou une hallucination ? : Elle dormait : c’est donc un rêve. Mais elle croit à la réalité de cette voix, elle regarde et ne voit personne. Elle explique facilement ce fait en disant que l’interlocutrice a dû s’esquiver. Mais, même éveillée, elle continue de croire que la personne lui a causé réellement ; ce qui est le fait de l’hallucination.
L’un de ses premiers rêves (?) dont elle a conscience comme rêve est la conception d’après laquelle elle devrait être guillotinée par « choc en retour », comme disent les mystiques.
Dans ce rêve elle vit un oncle paternel que l’on aurait accusé [p. 43] injustement du meurtre d’un onde maternel et condamné ainsi à être guillotiné. C’est pourquoi, elle pense qu’elle-même doit être exécutée car il faut qu’il y ait une victime dans la Iamille. Elle vit le détail des accusations de la foule et de la défense du pseudo meurtrier, bien qu’elle reconnaisse que dans la réalité elle n’ait jamais entendu parler de rien de semblable. Mais cela n’en a pas moins pour elle la force d’une conviction.
À la même conviction se rattache, pour elle, l’interprétation de faits réels cette fois : un beau-frère fut atteint, parait-il, d’une maladie cérébrale (il eut probablement un accès de délire alcoolique, mais cela ne dura pas et il guérit bientôt.) « C’est parce qu’il avait une famille à élever que la providence n’a pas voulu qu’il restât malade ; mais comme il faut toujours que cela retombe. sur quelqu’un, c’est elle qui est devenue folle. »
On pourrait multiplier les exemples de rêves faits par elle, toujours dans le même sens et qui ont eu longtemps une influence sur sa conduite, qui continuent même d’en avoir lorsqu’elle est dans ses périodes de délire.
Tel le rêve du cœur qui parle : on lui avait arraché le cœur pour le remplacer par celui d’un chat ; elle sent bien, encore maintenant, qu’elle n’a pas un cœur naturel. Mais son véritable cœur avait été envoyé comme curiosité dans sa famille à Rodez, jusqu’au moment où le grand-père s’écria : « Mais c’est le cœur de ma petite fille ? » Et tout le monde de tomber dans le désespoir.
Le rêve est pour elle une chose tellement effroyable que chaque soir elle ne s’endort qu’à regret ; elle a peur de tomber dans cet abîme de désolation d’où elle se réveillera demain matin, surement avec quelque douleur nouvelle.
François-Xavier Delmeire – Collage » Comme un dernier rêve » & » As a last dream « .
Eulalie explique ainsi les souffrances qu’elle ressent :
« Ce sont, dit-elle, des expériences que l’on fait sur elle. » On l’a choisie comme sujet parce qu’il y a dans sa famille des gens qui se sont conduits d’une façon plus ou moins délicate. Cette idée délirante est à la Iois une interprétation de persécutée et de mélancolique obsédée par la doctrine mystique un péché originel.
Plusieurs de ses rêves ont trait à leur soi-disant culpabilité. Voici du reste comment elle-même décrit un de ceux-là :
« Rêve ou plutôt hallucination.
« Des médecins étant venus chez moi me rendre visite me trouvèrent endormie délirant tout haut. Après m’avoir écouté un instant ils disent à mon mari : elle ne peut être soignée chez vous, d’autant plus que nous voudrions essayer sur elle une expérience qui, nous le croyons, la guérira complètement. Il faut donc la transporter à l’hôpital de la Charité, nous vous donnerons 50 fr. [p. 44]
Cet homme, ayant la plus grande confiance en la science acceptait cet argent, et répondit : « Messieurs je donnerais bien davantage si vous pouviez guérir ma femme » (parole qu’il eut bien dite la réalité, je n’en doute pas).
« Enfin je me vois à l’hôpital sur une table : ces MM. m’ayant payée, pouvaient donc disposer de moi par des moyens très durs : ils ne pensaient qu’à m’endormir et me faire parler, mais un beau jour je ne me réveillerai pas : mon cœur était percé, mais je n’étais pas morte : je respirais toujours…
C’est la ou je vois qu’on fait un enterrement en mon honneur quand ce n’était pas qu’on conduisait au cimetière : une personne morte celle-là était dans le cercueil et moi toujours à l’hôpital : au bout de quelques jours je me jetais par une fenêtre d’un 2e étage dans la cour, et je criais si fort que tout quartier fut en émoi ; les sergents de ville firent ouvrir les portes par la force et l’on me transporte de nouveau chez moi ; tout cela vient de se passer dans ma tête malade ; je me vois dans mon lit où je me reconnais, mais je suis d’une faiblesse extrême. C’est a ce moment où mon compagnon d’infortune me conduit à Saints-Anne où je reste quelque temps très malade, puis enfin, me voilà mieux, on m’envoya à Villejuif où je suis, et c’st là je pense, que j’ai le plus souffert par ces terribles crises où je me suis vue si longtemps en délire ; un moment je croyais réellement qu’on m’avait arraché le cœur et mis à sa place celui d’un chat qui aurait pu s’accrocher dans mon intérieur et battre à la place du mien : j’ai cru cela si bien que je me demande quelquefois si cela serait possible.
II
Ce cas, dont nons venons d’exposer brièvement l’historique et l’état actuel, est très intéressant parce qu’il pose nettement le problème de l’influence du rêve sur la vie du réveil et surtout celui du rôle pathologique du rêve.
Dans une certaine mesure la malade se rend compte de la prédominance notoire que la vie du rêve exerce dans sa synthèse mentale ; mais sa conscience reste inactive et elle ne s’exerce pas à critiquer les modalités souvent capricieuses de la logique du rêve. Elle distingue le rêve fait pendant le sommeil du rêve du réveil, le premier est plus rapide, selon son aveu même, et plus intense comme sensation, c’est un panorama fantastique. qui lui procure par chacune de ses apparitions une dose variable de plaisir, de souffrance ou d’extase. Le rêve de la nuit ou plutôt ce qu’elle désigne ainsi, lui remémore son ancienne personnalité, la nature et la valeur des sentiments qu’elle nourrissait au temps ou elle étit bien portante. Le rêve de l’état de veille, le rêve dont elle subit l’influence pendant la journée, diffère complètement quant à sa manière d’être. « C’est comme l’état du réveil qui me poursuit [p. 45] toujours », nous dit-elle. La pensée de notre malade pendant ce « rêve du malin », pour employer son langage pittoresque, a de temps à autre des lueurs de conscience, des clairs-obscurs de personnalités, des compréhensions du milieu dans lequel elle sc trouve ; mais cela passe bien rapidement pour faire place à un état crépusculaire de la conscience. Sa pensée se voile, dit-elle, plus que d’habitude, quand ses moments de réveil lui reviennent en mémoire, elle est attachée à un rêve plus profond que les autres, lequel a supprimé en elle le souvenir de tout ce qui s’est passé. Ces réveils reviennent de temps à autre, pas d’une façon régulière, mais suivant un rythme pareil à un leit-motiv mental, rythme qui devient de plus en plus lent et difficile à mettre en évidence à cause de la longueur de ses périodes ; puis la malade, relativement éveillée marche, gesticule et continue à vivre sous l’influence de quelques excitations venues des données sensorielles.
Le rêve relève ici le substratum psychique — subconscient de notre personnalité — et c’est à ce titre qu’il présente une importance toute particulière. Chez l’homme normal, c’est-à-dire bien portant, on a remarqué depuis longtemps I’influence considérable exercée par le rêve, et surtout par l’activité mentale que suscite le rêve, sur la personnalité du sujet éveillé, sur son humeur et sur son tempérament.
Sancte de Santis a publié récemment quelques documents intéressants à ce sujet ; la plupart ont trait aux correspondances du monde du rêve avec la vie mentale de la veille. À notre avis, la vie du rêve, le subconscient ainsi modifié par le repos physiologique de la nuit, a une influence beaucoup plus considérable sur l’état de veille que celui-ci n’en a sur l’état de rêve. À la vérité les auteurs semblent méconnaître cette prépondérance. Le cas qui nous occupe en est un bon exemple. Nous citons à ce propos le résultat des expériences et recherches encore inédites de l’un de nous (Vaschide) faites sur un grand nombre de cas et par lesquelles se trouve confirmée cette conception de la nature et de la valeur séméiologique du rêve (2).
Ce subconscient qui domine ou modifie notre manière d’être, de penser et d’agir est pour ainsi dire dirigé, dans la vie prétendue [p. 46] réelle, par les sensations et les modifications cérébro-sensorielles, bref par l’activité mentale contrainte à répondre aux réactions extérieures.
En effet, à chaque instant de la veille, nos manières d’agir réclament un contrôle, d’où Ia nécessité absolue et catégorique des réactions psychiques.
L’éducation en même temps que la nécessité provoque des synthèses, qui finissent par localiser dans l’espace et définir une personnalité quelconque. Néanmoins ce subconscient ne coïncide presque jamais avec la synthèse mentale ; souvent un état d’inertie psychique supprime les réactions habituelles : et « l’être » latent se réalise avec l’expansion d’une force qui s’impose et semble devoir conduire I’organisme en véritable maître. Pour rétablir le niveau moyen de la personnalité habituelle, la nécessité s’impose a chaque instant d’un certain nombre de points de repère acquis par I’hérédité ou par I’éducation de nos sens, et la réaction automatique de notre organisme, pour le réglage précis de notre activité mentale.
Au total, notre faculté de comprendre ne vit que par et pour la lutte ; les victoires sont distribuées suivant la modalité de notre « moi » considéré comme l’arbitre psycho-mécanique de nos réactions, impulsions, besoins. En raison de ces multiples et continuelles luttes, notre personnalité loin d’être strictement définie est toujours dans un état de fluctuation ; elle oscille autour d’une moyenne dont, à vrai dire, nous ne pouvons donner aucune expression scientifique, aussi longtemps que les dissemblances peuvent se grouper en une résultante.
Nous voulons rappeler ici d’une façon sommaire cette doctrine sur la personnalité, notre intention n’étant que de mettre en relief la valeur psycho-pathologique du présent cas.
De ces luttes, il peut résulter le triomphe de la veille sur le sommeil en pathologie mentale, les cas ne sont pas rares où l’insomnie résultant des modifications organiques a pour élément génétique une analyse de la conscience, une prédominance du contrôle de la veille sur le psychisme, ou bien un état de distraction continuelle produit par une activité mentale exubérante. C’est peut-être dans l’analyse psychologique de l’insomnie ou dans l’étude du sommeil qu’on découvrira le mécanisme intime d’un grand nombre de psychopathies. Le cas opposé s’expliquera de la même façon : le triomphe d’un état hypnagogique sur le contrôle conscient de l’étai de la veille : l’assouplissement et l’apparente dépression de certains malades n’est parfois due en grande partie qu’à une prédominance de la vie du rêve ou des [p. 47] états voisins, qui la plupart du temps ne va pas sans un état de plaisir.
Notre sujet distingue son « moi » de la veille de son « moi » du rêve on plutôt de son état hypnagogique, mais « comme dans un rêve. » Elle vit dans le crépuscule de la pensée et dès qu’elle veut se rendre un compte exact de ce qui se passe en elle, elle se perd en des divagations qui rappellent par la nature des associations d’idées le vague cahotique du rêve ou plutôt de l’état d’assoupissement qui précède le sommeil ou de celui qui précède le réveil complet. Notons encore une notion caractéristique qui accompagne ces sensations ; c’est une illusion perpétuelle de quelque chose qui est et en même temps n’est pas. Tout ce qui passe dans sa pensée ne figure pas un temps suffisant pour déterminer une aperception, elle n’en garde qu’une image très estompée, « comme des vertiges, » dit-elle ; elle espère pouvoir comprendre quelque chose, elle cherche des points de repère, mais ne trouve aucun appui ni en elle-même ni en dehors d’elle-même.
Eulalie a un autre automatisme psychologique parfait : ses mouvements sont admirablement coordonnés, ses gestes définissent bien un état de conscience, une logique stricte préside à la satisfaction de ses besoins, en un mot, « la machine humaine » fonctionne sans aucun trouble appréciable, mieux peut-être que chez un individu complètement « normal ». Doit-on attribuer la perfection de cet automatisme à la prédominance du rêve sur la vie réelle ?… Nous nous contentons seulement de signaler ce rapprochement et ce parallélisme fonctionnel.
L’analyse intime des états de conscience et de l’activité mentale ainsi perturbée nous conduit à affirmer une fois de plus une différence très nette entre le rêve du sommeil normal et le rêve hypnagogique, rêves qui précèdent le sommeil ou rêves dans l’état intermédiaire entre le sommeil et le réveil complet. Les observations faites par l’un de nous (3) auprès d’une malade pendant plusieurs nuits de suite nous en ont donné la preuve. En général le sommeil est très superficiel et très troublé, on peut pourtant constater l’existence d’un sommeil relativement profond de 10 heures ù minuit.
Henri Matisse – Nu sur Chaise de Repos sur Fond moucharabieh, 1922
Les malades vont se coucher vers les 8 heures et se lèvent vers 6 heures.
Avant de s’endormir, Eulalie reste pendant environ 2 heures, avec une mentalité qui est celle de l’état de veille ; elle s’assoupit de temps à autre, reste de longues minutes les yeux grands ouverts, et presque complètement immobiles, garde le facies [p. 48] de quelqu’un qui écoute et cherche à s’endormir, et subit des excitations sensorielles auxquelles elle réagît à peine ; de 10 heures à minuit, elle dort ; la profondeur de son sommeil mesurée, c’est-à-dire l’intensité du bruit qui suffit pour l’éveiller, est moyenne ; mais ce qui est caractéristique c’est que Eulalie commence à parler à haute voix, elle chuchote, même avec discrétion, comme si elle suivait les modulations ou les chuchotements d’une voix ; bref tout indique qu’elle suit une pensée. En recueillant l’expression de cet état de sommeil profond et en mettant avec soin les paroles plus ou moins cohérentes qu’elle prononce, on peut arriver à reconstituer un état de conscience tout à fait étranger à sa propre vie psychopathique. Que si le hasard ou un bruit quelconque l’éveillent pendant quelques minutes, en moyenne trois ou quatre, elle se présente alors sous un aspect particulier ; les réponses qu’elle donne à nos questions, ses monologues et ses conversations révèlent une toute autre personnalité, qui rappelle sa propre personnalité consciente, telle qu’elle nous est connue, pur l’histoire de sa maladie.
Trois ou quatre heures avant le réveil de la salle, elle cesse de dormir à proprement parler ; de temps à autre elle sort de son lit, cause avec la veilleuse, monologue, gesticule, reste pendant des quarts d’heure les yeux fixés comme vers quelque point lointain, puis retombe dans un état d’assoupissement léger. À mesure que la nuit tend à sa fin, ses alternatives de calme et d’agitation deviennent plus rares, les périodes de contemplation gagnent en durée ; au moins avant une heure et demie avant le réveil de la salle, elle acquiert la personnalité qu’elle aura durant toute la journée.
Ainsi l’état crépusculaire de la pensée de notre malade est dù à une catégorie spéciale du rêve, c’est l’état mental qui accompagne le rêve, un état hypnagogique se différenciant du rêve à proprement parler.
Un mot encore sur la genèse de ce délire que l’on pourrait dénommer hypnagogique si l’on pouvait résoudre la question de savoir si son état délirant est la cause de ses rêves, ou bien l’effet. La cause supérieure viendrait-elle de troubles d’émotions profondes et répétées ? Viendrait-elle des crises épileptiques ou d’un affaiblissement intellectuel ?
Tout ce que nous voulons constater, c’est que cette cause inconnue n’a atteint le mécanisme psychologique que dans sa synthèse la plus haute, c’est ce contrôle de synthèse qui est affaibli en premier lieu. En d’autres tenues, il s’agit d’un trouble qui aurait brisé petit à petit d’une façon graduelle la puissance [p. 49] de synthèse et provoqué dans l’esprit de la malade ce doute méthodique et la prédominance du subconscient sous cette forme particulière de l’état hypnagogique. La malade est dans un état alternatif d’attention et de distraction ; l’attention se manifeste par quelques instants à peine de limpidité mentale : mais bientôt la distraction plonge le sujet dans un rêve et ainsi finit par apparaître une irritation parfois assez puissante à cause du désemparement de la malade qui a perdu ses repères.
Ce n’est donc pas cet état hypnagogique accompagné toujours de plaisirs et d’ivresse émotionnelles, mais souvent un état d’irritation, d’agacement, voire de fureur ; tout passe devant elle sans qu’elle sache ni comment ni pourquoi.
II y aurait lieu d’esquisser une hypothèse sur la vie mentale et sur le rôle du rêve dans l’organisation de celle-ci et en particulier dans les délires. Contentons-nous, pour cette fois), d’avoir fait ce court aperçu sur le délire hypnagogique. Il serait, désirable que les psychiatres s’intéressent davantage aux conditions psychologiques et à la pathogénie des délires dans leurs rapports avec la vie intellectuelle normale
NOTES
(1) Moreau de Tours. Le hachich et l’aliénation mentale.p. 42.
(2) D’autres recherches m’ont empêché de publier des documents et expériences relatifs aux rêves encore inédits. Voir ma communication à l’Académie des Sciences, année 1899, 2e semestre. « Recherches expérimentales sur les rêves », c’est une prise de date pour l’ensemble de mes recherches. Je publierai sous peu dans la « Revue philosophique » le « subconscient dans le rêve ». Avec mon ami H. Pieron, j’ai commencé des études que la valeur prophétique du rêve et dans « The Monist » du premier janvier 1901 nous avons publié un premier article traitant du rêve prophétique dans l’antiquité gréco-latine. N. Vaschide.
(3). N. Vaschide.
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