Pierre Saintyves. Les Guérisseurs mystiques. Extrait de la « Revue d’anthropologie », (Paris), 1928, pp. 71-89.
Pierre Saintyves [de son vrai nom Émile Nourry] (1870-1935). Libraire et éditeur, érudit et curieux, il fut aussi un précurseur des études folkloriques. Il fut président de la Société du folklore français et directeur de la Revue du folklore français et de la Revue anthropologique, ainsi que maître de conférences à l’École d’anthropologie de Paris. Auteur de nombreux ouvrages et publications dalles revues, nous avons relevé quelques titres :
— Les saints successeurs des dieux. I. L’origine du culte des saints II. Les sources des légendes hagiographiques. III. La mythologie des noms propres, Nourry, 1907.
— La force magique : du mana des primitifs au dynamisme scientifique, Émile Nourry, 1914
— Les origines de la médecine : empirisme ou magie ?, Nourry, 1920
— La thérapeutique sacerdotale : les songes, l’incubation. Extrait de « Les origines de la médecine. Empirisme ou magie ? » Paris, Emile Nourry, s.d., [1920], pp. 60-77. Chapitre III. La thérapeutique sacerdotale : les songes, l’incubation. [en ligne sur notre site]
— L’éternuement et le bâillement dans la magie. L’ethnographie et le folklore médical, 1921. Rééd. Savoir pour être, 1995.
— Essais de folklore biblique. Magie, mythes et miracles dans l’Ancien et le Nouveau Testament, Émile Nourry, 1922
— Les Contes de Perrault et les récits parallèles, Émile Nourry, 1923, XXIV-646 p.
— La légende du docteur Faust, L’édition d’art, 1926
— En marge de la Légende Dorée, Paris, Émile Nourry, 1931
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé les notes de bas de page en fin d’article. – Nous avons corrigé plusieurs fautes de composition. – Les images ont été rajoute par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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Les Guérisseurs mystiques
Par M. P. SAINTYVES(Paris)
On appelle guérisseurs mystiques tous ceux qui, dans le traitement des maladies, font avant tout usage des forces spirituelles de nature religieuse et font tout spécialement appel à la foi et à la prière. Dans notre vieille Europe, la plupart des guérisseurs mystiques s’autorisent ou se prévalent de l’exemple et des paroles de Jésus, des [p. 72] œuvres de ses apôtres et de ses disciples à travers les siècles. La tradition dont ils relèvent repose donc avant tout sur un livre, le Nouveau Testament, auquel la foi chrétienne n’a cessé d’accorder une valeur divine. Faut-il rappeler les textes essentiels ?
Après le Sermon sur la Montagne, Jésus, étant descendu dans la plaine, guérit un lépreux en le touchant et en disant : « Je le veux, sois guéri ». Presque aussitôt après un centurion étant venu le prier pour son serviteur malade, Jésus lui dit : « Va et qu’il soit fait, selon ta foi, et à l’heure même son serviteur fut guéri ».
« Et Jésus étant venu dans la maison de Pierre, il y trouva sa belle-mère qui était au lit tourmentée par la fièvre. Il lui toucha la main et la fièvre la quitta. Aussitôt elle se leva et se mit à les servir. »
« Sur le soir (enfin) on lui présenta plusieurs démoniaques, et d’un mot il chassa les esprits et guérit tous les malades (1). » N’est-ce pas là une merveilleuse tournée de guérisseur ? Au reste, ces scènes se renouvelaient souvent. Nous lisons dans l’Évangile de Marc : « En quelque lieu qu’il arrivât, dans les villages, dans les villes, et dans les campagnes, on mettait les malades sur les places publiques et on le priait de les laisser seulement toucher la houppe de son manteau et tous ceux qui pouvaient le toucher étaient guéris (2). »
Certes il s’agit là de la vertu d’un Dieu, mais dans le temps même de sa vie terrestre, Jésus communiqua à ses apôtres et à ses disciples un pouvoir analogue : « Ayant appelé les douze, dit Matthieu, il leur donne pouvoir sur les esprits impurs afin de les chasser et de guérir toute maladie et toute infirmité Bien mieux, il leur fait un devoir d’exercer la puissance qu’il vient de leur octroyer et de l’exercer gratuitement « Guérissez les malades, leur dit-il, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, chassez les démons vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement (3). » D’après Luc, Jésus, après avoir désigné les soixante-douze disciples qui doivent seconder les douze apôtres dans la prédication de l’Évangile, leur dit aussi :« Dans quelque ville que vous entriez, guérissez les malades et dites-leur que le royaume des cieux est proche (4). »
Les Actes nous montrent les grands apôtres à l’œuvre Paul et Jean redressent le boiteux de la Porte Belle, affligé de cette infirmité dès le [p 73] sein de sa mère. A Joppé, Pierre ressuscite la veuve Tabittha, à Troas, Paul rappelle à la vie le jeune Eutychus (5). Le pouvoir de guérison de Pierre et de Paul est tout à fait merveilleux L’ombre du premier guérit tous les malades que l’on apporte ou place sur son passage (6) les linges du second recèlent une vertu à laquelle aucune maladie ne résiste, ni aucun démon (7).
Au reste, tous tes apôtres et tous les disciples guérissent les malades en pratiquant des onctions et en imposant les mains. Et cette tradition ne se perdra jamais dans l’Église. Nombre de grands évoques ou de saints personnages furent des thaumaturges éclatants. Il suffira de rappeler les guérisons opérées par un saint Benoît et un saint Martin, par un saint Vincent Ferrier et un saint François Xavier.
On ne saurait donc s’étonner si des âmes pieuses, s’inspirant de cette imposante tradition, se sont persuadées où se sont laissé persuader que la foi et la prière sont les vrais moyens de guérir les malades. Beaucoup de guérisseurs n’ont pas eu d’autre initiateur ni d’autre maître que l’Évangile, tel ce Martin Michel, humble paysan, dont l’exemple détermina la vocation du prince de Hohenlohe ou telle cette Madame de Saint-Amour qui puisa indiscutablement dans la lecture des livres saints les convictions qui en firent une guérisseuse exceptionnelle.
Dans la foule innombrable des guérisseurs mystiques nous pouvons distinguer deux grandes catégories, selon qu’ils ont ou n’ont pas une théorie de la maladie.
- Les Orants ou les Suppliants. —Ceux qui ne se soucient pas de se faire une idée de la nature de la maladie, sachant que tout vient de Dieu et que rien ne se produit sans son ordre ou sa permission, sont non moins persuadés que l’on peut obtenir de Dieu, par la foi et la prière, qu’il chasse la maladie des corps qui en sont affligés. Nous les appellerons les Orantsou les Suppliants.
Tous les guérisseurs de ce type sont d’ailleurs loin d’être coulés dans le même moule.
Pierre Richart, dit le saint de Savières (1716-1787), était un ancien berger d’une spiritualité plutôt médiocre il a assumé le rôle plus par intérêt que par conviction. Il semble bien croire qu’il a un don mais il attribue ses succès, qui furent grands, à l’intervention de Dieu. [p. 74]
Pendant sa vogue, qui inquiéta le gouvernement de Louis XV, il recevait cinq à six cents malades par jour (8).
Une Madame de Saint-Amour est une toute autre nature. Elle a toujours senti une inclination pour soigner et consoler les malades. Elle a été initiée à la théosophie par un homme remarquable, qui l’a d’ailleurs convertie à la religion de Swedenborg. Après avoir lu les Évangiles et les Actes, elle désire le don de guérir, elle l’obtient peu à peu et pratique enfin l’imposition des mains avec un succès éclatante (9).
Le Prince de Hohenlohe (1793-1849) était prêtre catholique. Sa piété, sa ferveur, sa vie simple le font, tout jeune, considérer comme un saint. Les parents lui demandent de bénir leurs enfants malades il accède à leurs demandes et prononce sur eux les paroles du rituel avec succès de là une inclination à devenir guérisseur. La rencontre d’un paysan doué de ce don merveilleux provoque chez lui une impulsion extraordinaire à entreprendre la guérison des malades. Il y réussit aussitôt. Il opère plus de quatre cents guérisons dans le mois de juillet 1821. Dans la seule année 1848, il y eut plus de 18.000 malades qui l’approchèrent (10).
Les personnages qui respirent la sainteté sont souvent sollicités par les malades on les parents des malades et ce sont là des conditions exceptionnelles le malade et le guérisseur ont une foi vive dans le pouvoir de la prière et leur confiance réciproque s’exalte et se fortifie. La guérison se produisant, la renommée du guérisseur s’établit, les succès se multiplient. L’apôtre de la tempérance en Irlande, connu sous le nom de Père Mathieu (1790-1856), ne devint guérisseur qu’à la sollicitation des malades qui, émerveillés des conversions qu’il opérait, accoururent d’eux-mêmes lui demander ses prières et sa bénédiction (11).
L’admiration, source de la confiance, devient rapidement de l’enthousiasme lorsqu’un grand nombre de croyants sont réunis. C’est [p. 75] ainsi que dans les réveils religieux ou dans les camps de prière on voit les miracles éclater spontanément. La vocation de guérisseur d’un Charles Finney (1’792-1845) s’est déclarée à Anvers en 1824 au milieu d’un réveil (12).
D’autres fois, le guérisseur ou la guérisseuse, telle Dorothée Trudel (1813-1862), appartient à une famille où les pratiques mystiques sont de tradition. Dans ce cas, la guérisseuse ne fait que prendre la suite, mais ses dons personnels, l’ardeur de sa foi donnent à son ministère un éclat particulier (13).
La lecture habituelle de la Bible, chez les protestants fervents, est fréquemment une source de vocation. Un homme comme le pasteur Blumhardt (186S-1880), convertisseur né, devient spontanément guérisseur et les souvenirs bibliques sont d’ailleurs là pour le rassurer sur la légitimité et la sainteté de son œuvre. Le paysan de Vialas, dans les Cévennes, qui fit courir des milliers de personnes vers 189S, n’a pas eu d’autre modèle que Jésus et les apôtres. Il finit d’ailleurs par se persuader qu’il est, à son tour, un représentant du « Docteur Dieu ». Il recevait quatre à cinq cents malades par jour et fit la fortune de son village (14).
Une nuance, voire un ton de déséquilibre, ne nuisent d’ailleurs pas au succès du guérisseur.
Le zouave Jacob, qui fut l’une des célébrités de Paris (1855 à 1890 ?), était spirite mais guérissait au nom de Dieu ceux qui avaient la foi. Lorsqu’il priait pour les malades réunis chez lui, il voyait des esprits qui venaient l’assister et s’associer à son action (15).
Francis Schlatter (1856-1909), qui révolutionna toute une immense région en 1895,était atteint d’automatisme ambulatoire; son instabilité mentale et son impulsivité lui valurent plusieurs séjours dans des maisons de santé II imposait les mains et se disait le Christ. Pendant son apostolat à Denver il vit accourir auprès de lui de trois à cinq mille malades par jour. Les gants qu’il avait touchés avait un pouvoir de guérison (16).
Jean Béziat, le guérisseur de La Boue, près d’Avignonet, mort hier, tout en rendant la santé aux malades songe à réaliser une œuvre humanitaire. Il espère fonder, enfin, la fraternité véritable entre tous les hommes. C’est une sorte de Messie au petit pied (17).
Nous pourrions allonger cette galerie presque indéfiniment : il nous suffira de noter que nous retrouvons chez tous, à quelque nuance près, les mêmes pratiques : du côté du guérisseur, la prière fervente et la supplication ardente, l’invocation de Dieu et le plus ordinairement au nom de Jésus-Christ les onctions d’huile et l’imposition des mains. Le guérisseur exige d’ailleurs du malade la foi réelle, profonde, active, parfois la confiance dans son ministère et souvent la pratique personnelle de la prière et des vertus chrétiennes.
- Les théoriciens.—Les guérisseurs mystiques qui ont une théorie plus ou moins explicite de la nature de la maladie se divisent à leur tour en trois grandes catégories les exorcistes, les conjureurset les scientistes.
Les exorcistes. —Le vieil Hippocrate distinguait deux grands types de maladies les maladies toutes naturelles et celles qui avaient un caractère exclusivement divin. Ce sont ces dernières que le christianisme attribuera au démon. Vous souvenez-vous de cet épileptique qu’un père désolé amena à Jésus ? Voici ce qu’en rapporte Marc :
« Étant retourné vers ses disciples, Jésus vit une grande foule autour d’eux, et des scribes qui discutaient entre eux. Toute la foule fut surprise de voir Jésus et accourut aussitôt pour le saluer. Il leur demanda : — Sur quoi discutez-vous avec eux ? — Unhomme de la foule lui répondit : — Maître, je vous ai amené mon fils qui est possédé d’un esprit muet. Partout où esprit s’empare de lui il le jette contre terre, et l’enfant écume et grince des dents, et il se dessèche ; j’ai prié vos disciples de le chasser et ils ne l’ont pu. — O race incrédule, leur dit Jésus, jusques à quand serai-je avec vous ? Jusques à quand vous supporterais-je ? Amenez le moi. — On le lui amena. A sa vue, l’esprit agita soudain l’enfant avec violence : il tomba à terre et se roulait en écumant. Jésus demanda au père de l’enfant : — Combien y-a-t-il de temps que cela lui arrive ? — Depuis son enfance, répondit-il. Souvent l’esprit l’a jeté dans le feu et dans l’eau pour le faire périr ; si vous pouvez quelque chose, ayez pitié de nous et secourez-nous. — Jésus lui dit : Si vouspouvez [croire], tout est possible à celui qui croit. —Aussitôt le père de l’enfant s’écria, disant avec larme — [p. 77]Je crois (Seigneur) ; venez au secours de mon incrédulité. — Jésus voyant le peuple accouru, menaça l’esprit impur en disant : — Esprit sourd et muet, je te le commande, sors de cet enfant et ne rentres plus en lui.— Alors ayant poussé un grand cri, et l’ayant agité avec violence, il sortit, et l’enfant devint comme un cadavre, au point que plusieurs disaient : — Il est mort. — Mais Jésus l’ayant pris par la main le fit lever et il se tint debout. Lorsqu’il /fut entré dans la maison, ses disciples lui demandèrent en particulier : —Pourquoi n’avons-nous pu chasser cet esprit ? — Il leur dit : Ce genre de démons ne veut être chassé que par la prière et par le jeûne(18). »
Toutes les maladies qui sont l’œuvre du démon et qui résultent d’une sorte de possession plus ou moins dissimulée furent, dès les origines du christianisme, traitées par l’exorcisme. En quittant la terre, le Sauveur déléguait indistinctement à tous ses disciples ce pouvoir mystérieux : « Voici les miracles qui accompagneront ceux qui auront cru en mon nom ils chasseront les démons (19). »
Dans l’usage primitif, celui qui pratique l’exorcisme est qualifié exorciste c’est une étiquette, ce n’est pas un titre, encore moins une dignité ecclésiastique. Jusque vers le milieu du IIIe siècle, tout fidèle peut, avec plus ou moins de succès, s’adonner à l’exorcisme. « Qu’on amène une personne certainement tourmentée par le démon, dit Tertullien, sur l’ordre qui lui en sera intimé par un chrétien quelconque, cet esprit se proclamera démon » (20).
Dès le quatrième siècle, il semble bien que l’exorcisme soit une fonction dans l’église romaine. Les statuts du prétendu quatrième concile de Carthage, rédigés avant la fin du vie siècle, nous parlent ainsi des exorcistes :
« Quand l’exorciste est ordonné, il doit prendre de la main de l’évêque le livre dans lequel sont écrits les exorcismes et le pontife lui dit : Recevez ce livre et conservez-le en souvenir, et ayez le pouvoir d’imposer les mains sur les énergumènes soit baptisés, soit catéchumènes (21). »
La formule de cette ordination est encore aujourd’hui la même, mais comme il n’y a plus aujourd’hui de livre proprement dit des Exorcismes, l’Évêque présente et fait toucher à ses clercs le Rituel qui contient les exorcismes (22). [p. 78]
La fonction d’exorciste fut évidemment interdite aux simples fidèles lorsqu’elle devint l’apanage des clercs ; avec le temps, on en vint à interdire aux exorcistes eux-mêmes le droit d’user de leur pouvoir, s’ils n’étaient pas prêtres. Aujourd’hui un prêtre ne doit pratiquer l’exorcisme qu’après en avoir référé à l’évêque. Dans certains diocèses, cette fonction est réservée à un prêtre instruit, souvent à un religieux auquel on doit avoir recours si les circonstances l’exigent. On peut prévoir le jour où l’exorciste en titre renverra régulièrement au médecin les soi-disant possédés.
L’exorcisme n’en a pas moins une fort belle histoire et l’on pourrait citer maints exorcismes célèbres opérés par des saints à toutes les époques du christianisme.
La plupart des guérisseurs mystiques ont occasionnellement pratiqué l’exorcisme, mais il y en a d’aucuns qui l’ont érigé en méthode de guérison. Voici comment ils raisonnent : La possession du diable ne s’étend pas qu’aux nerfs, mais selon les expressions mêmes de saint Augustin, les mauvais anges se mêlent à notre sang et engendrent ainsi des maladies (23). Un célèbre médecin anglais du XVIIe siècle. Thomas Willis, écrivait : « Il y a beaucoup de maladies qui ne sont guérissables que par des prières, parce que le démon peut, dans certaines limites, introduire des poisons subtils dans l’organisme et y provoquer des lésions fort graves » (24).
Rien donc d’étonnant si, durant la seconde moitié du XVIIe siècle, un Valentin Greatrakes (1628-1683) obtient de nombreuses guérisons par l’exorcisme. Après avoir été longtemps soldat, tantôt dans un camp, tantôt dans le camp adverse, il connut une période de délire mélancolique. Sa guérison ne fut pas si entière qu’il ne lui restât un grain d’illuminisme. En 1662 il eut la subite révélation qu’il avait le don de guérir les écrouelles tout comme les rois de France et d’Angleterre. Il se mit à l’œuvre, ses succès développèrent son pouvoir. En 1663 il reçut du ciel le don de guérir les plaies, les ulcères, les convulsions, l’hydropisie et toutes les maladies.
Au reste, pour lui toute maladie étant l’œuvre du mauvais esprit ne pouvait manquer de céder à l’exorcisme, qu’il pratiquait en imposant les mains et, en faisant de légères frictions de haut en bas (25). C’est surtout parmi les prêtres et les pasteurs que l’on rencontre les [p. 79]exorcistes guérisseurs. Je n’en citerai que deux exemples, mais choisis parmi les plus célèbres.
Jean-Jacques Gassner naquit en 1727 à Braz, près Bludentz, dans le cercle de Souabe. Il fit ses études dans les universités de Prague et d’Ottingen. Il reçut les ordres sacrés en 1740 et fut nommé à la cure de Closterle, au diocèse de Coire en 1758. Après avoir quitté sa cure et séjourné en différents lieux, il finit par se fixer à Ratisbonne où le prince-évêque le nomma conseiller ecclésiastique et le prit pour chapelain. Voici comment il devint guérisseur. Longtemps malade, il eut vainement recours aux médecins et usa de nombre de remèdes sans résultat. Après avoir parcouru maints livres de médecine, il en vint à croire que sa maladie tenait à quelque chose de surnaturel, enfin qu’il était obsédé.
Dans cette persuasion il commanda au diable, au nom de N. S. J. C., de sortir de son corps ce qui arriva en effet il fut même si bien guéri que pendant seize ans il n’eut plus besoin d’aucun remède. Sa guérison le détermina à étudier la nature des maladies et le rôle possible de l’exorcisme Ses lectures, ses conversations avec de nombreux théologiens lui persuadèrent que nombre de maladies étaient suscitées par le démon et ne pouvaient être guéries que par le ministère de l’exorciste. C’est ainsi que sa vocation se dessina, le succès fit le reste.
Il distinguait en réalité trois sortes de maladies naturelles, mixtes et démoniaques. Il ne s’occupait que des maladies où le démon jouait un rôle partiel ou exclusif. Pour reconnaître le genre de maladie auquel il avait affaire, il commençait par un exorcisme d’essai et reconnaissait la présence du diable à une crise d’agitation. Si la maladie ne venait pas de l’esprit malin, il renvoyait le malade au médecin.
Il ne semble pas qu’il ait pratiqué l’imposition des mains mais il faisait quelques attouchements pour se rendre compte du siège de la maladie et du lieu où le démon résidait. C’est là qu’il appliquait la relique de la vraie croix qu’il utilisait dans ses exorcismes.
Une fois cela fait, il pratiquait l’exorcisme de guérison tel qu’il est indiqué dans le rituel.
Ses succès furent si grands que l’on vit parfois dix mille malades, dans la ville de Ratisbonne, attendre l’heure où il pourrait les recevoir. L’empereur d’Autriche, inquiet d’un tel concours, sous un prétexte plausible, le fit enfermer à Porsdoff dans un couvent où il mourut le 4 avril 1779 (26). [p. 80]
Gassner était catholique. Jean Alefandre Dowie était protestant il n’en devint pas moins, lui aussi, un puissant exorciste. Il naquit à Edimbourg en 1847. A treize ans il partit en Australie avec ses parents et ne devait revenir en Europe que pour achever ses études ecclésiastiques. Après avoir passé deux ans dans un séminaire en 1869-1870, il était reçu pasteur congrégationaliste, puis retourna en Australie où il mena une vie passablement agitée.
Tout d’abord il fit de la politique et devint même ministre dans le cabinet de Sir Henri Parks. En 1882. à la suite de je ne sais quelles circonstances, il devint un fervent adepte de la guérison par la prière et fonda à Melbourne une église indépendante. Quatre ans plus tard, en 1886, il se rend à San Francisco où il organise une sorte de congrégation guérissante, la Divine Healing Association. On le retrouve à Chicago en 1890 où il fonde la même œuvre. Mais en 1895, changement à vue il se sépare de l’Association qu’il avait organisée et cherche à entraîner avec lui la plus grande partie de ses anciens adhérents.
C’est alors qu’il commença de publier une revue hebdomadaire où l’on relatait ses succès de guérisseur : Leaves of Heating, feuilles de guérison. Il semble bien d’ailleurs qu’il verse alors tout à fait dans l’illuminisme, car en 1896, il fonde l’église chrétienne catholique et apostolique dont il devient le grand prophète et dont il se proclame, en 1904, le premier apôtre.
Sa doctrine est infiniment plus absolue que celle de Gassner. Toute maladie vient du diable, mais on peut détruire son œuvre par l’invocation du Christ. C’est une sorte d’exorcisme sans autre tradition que celle de l’Évangile. Le procédé opératoire varie avec le degré ou la gravité de la maladie. Au premier degré, il suffira de la prière du malade. Au second degré, il faudra que le malade s’associe à des fidèles fervents pour une commune supplication. Au troisième, le malade devra demander à un ancien qu’il lui fasse une onction d’huile bénite. Enfin, dans les maladies les plus graves, il faut que l’on pratique l’imposition des mains, et le malade devra s’adresser à ceux que Dieu a désignés pour ce ministère et au besoin à Dowie lui-même. Dowie est mort en Amérique en 1907. Il laissait une réputation de guérisseur incomparable. Dans une seule année il vit accourir auprès de lui 70.000 malades (27).
En pays protestant la lecture assidue de la Bible, non seulement provoque et favorise la vocation du guérisseur, mais prédispose les malades à croire à l’efficacité de son ministère et à y recourir.
Tous les chrétiens, catholiques ou protestants, qui crurent fermement à l’origine diabolique de la plupart ou de la totalité des maladies et s’efforcèrent de les vaincre par la prière, sont des exorcistes au petit pied. Les églises protestantes ont toutes connu de ces sortes de guérisseurs. C’est ainsi que parmi les presbytériens naquit Georges O. Barnes, l’Évangéliste de la montagne, qui traitait toutes les maladies parla prière et l’exorcisme (28). Mais il faut nous limiter.
Dans le catholicisme les prêtres qui guérissent par l’exorcisme ne sont pas très rares, mais tendent à disparaître. L’autorité ecclésiastique redoute toujours tout ce qui peut créer un mouvement difficile à régler et le décourage. Toutefois la tradition en demeure vivante et nous en fournirons comme témoignage un petit livre publié par un prêtre du clergé de Paris, l’abbé Desfossés. Voici son titre : Le démon cause et principe des maladies. Moyen de les guérir. Après avoir montré dans un premier chapitre le rôle prépondérant du démon dans les maladies, l’auteur consacre le second à la nécessité de la foi et de la prière pour la guérison des maladies. Dans le chapitre III, il montre quelle est la puissance du signe de la croix, du saint nom de Jésus et de l’eau bénite, et, dans le chapitre IV, il traite de la puissance de l’imposition des mains. Ce curieux ouvrage en était à sa quatrième édition en 1899 et s’est vendu surtout dans les milieux ecclésiastiques. Il aurait dû susciter des vocations d’exorcistes, mais le culte des saints guérisseurs, les pèlerinages aux saints locaux, la vogue des sanctuaires de guérison, de Lourdes surtout, canalise les malades en d’autres directions. L’église catholique sait ordonner, régulariser, enrégimenter même les futurs miraculés. Sa régie du miracle n’est pas le moins merveilleux des miracles.
Les conjureurs et les prières de guérison. —J’appelle conjureurs toute la foule des petits guérisseurs qui ont recours à des prières plus ou moins traditionnelles, sans grand souci de piété ni même d’orthodoxie. Ce ne sont pas des sorciers certes, car ils n’ont reçu aucune initiation satanique directe ou indirecte, mais, pour eux, la prière est trop souvent une espèce d’incantation qui opère par ses vertus propres. Magiciens au sein du christianisme, mais magiciens sans le savoir, ce sont avant tout les soldats de la superstition mystique. [p. 82]
Le conjureur se fait rarement une idée nette de la nature des maladies mais, à la façon des primitifs, il les considère volontiers comme des espèces de larves ou d’entités mauvaises. Il s’adresse à la maladie comme si elle pouvait comprendre et lui commande avec autorité de sortir du corps qu’elle afflige. Chacun de nous en connaît des exemples. Je prends les suivants dans un recueil manuscrit déjà ancien qui n’est d’ailleurs qu’une compilation. Voici d’abord la fameuse prière pour les brûlures :
« Feu créé par Dieu, je t’ordonne et te commande de perdre ta chaleur, d’apaiser tes cuisantes ardeurs. Cesse tes ravages et ne forme aucune plaie sur le corps de… ici présent ; c’est Dieu le Père + Dieu le Fils Jésus-Christ +, et Dieu le Saint-Esprit +, qui te parlent par mes lèvres :
« Grand saint Laurent, vous qui étiez sur un brasier ardent sans ressentir de douleurs, par la paix divine qui était en vous, demandez à Dieu qu’il exauce notre prière. »
Ces sortes de prières ou d’oraisons merveilleuses ont une double source, ou plutôt sont les fruits de deux traditions confluentes. La première partie de cette prière est un exorcisme au petit pied le guérisseur, exorciste sans le savoir, y commande à la douleur au nom des trois personnes de la Trinité la seconde est une invocation adressée à un saint que l’on suppose doué d’un pouvoir particulier pour guérir la brûlure.
La prière pour guérir les maux d’yeux se compose, comme la précédente, de deux parties, mais l’invocation précède ici la prière. Je l’emprunte au même recueil inédit
« Bienheureuse sainte Claire, vous qui, pendant votre vie, avez été si puissante sur le cœur de Dieu ; vous qui avez le don de guérir les malades par le signe de la croix, mais surtout de rendre la vue aux aveugles, voyez et considérez l’affliction de… (nomez la personne)… et obtenez sa guérison. »
Puis, faites avec le pouce le signe de la croix sur l’œil et ensuite, soufflez dessus en forme de croix et dites : « Mal, quelles que soient ta cause et ta nature : inflammation, taie, maille, ophtalmie, cataracte… Dieu te commande de n’avoir plus d’action ni de puissance sur cet œil. » En signant l’œil on ajoute : « Fuis devant le signe de la croix, je te le commande au nom du Père, du Filset du Saint-Esprit » (29).
Les conjurations et les adjurations adressées au mal ne sont que des formes atténuées de l’exorcisme traditionnel et rappellent souvent les formules mêmes du rituel. [p. 83]
L’abbé Desfossés, dont nous avons déjà parié tout à l’heure, les justifie d’ailleurs ainsi en les rattachant à la tradition évangélique : «
Le lecteur remarquera que dans les prières nous parlons au mal, c’est-à-dire au Démon qui l’occasionne et le fait naître. Nous imitons en cela Notre Seigneur qui, en plusieurs circonstances, commanda à la maladie, et notamment lorsqu’il ordonna à la fièvre de sortir du corps de la belle-mère de Saint-Pierre » (30).
D’autre part, l’invocation des saints dans les, maladies et les autres misères de la vie n’est pas moins traditionnelle dans le catholicisme. On trouve, parmi les saints, des spécialistes pour tous les besoins de notre pauvre humanité la plupart des pèlerinages ont leurs pratiques ôt leurs oraisons spéciales. La tentation d’accorder à ces prières une valeur miraculeuse ne pouvait manquer de se produire chez les simples, encouragés, à ce faire, par d’innombrables récits de miracles et par les exhortations à la confiance de chaleureux prédicateurs. Pouvoir miraculeux, pouvoir magique, ce ne sont que nuances pour la dévotion rustique ou la dévotion intéressée.
L’idée de réunir en un seul livret nombre de ces prières spéciales ne pouvait manquer de se produire. Il me suffira de citer Le Médecin des pauvres, Recueil de prières et oraisons précieuses contre le mal de dents, les coupures. etc… qui eut nombre d’éditions au XVIIIe siècle, et le Manuel de l’invocation des Saintspublié en 1900 par un prêtre du diocèse de Tours. Ce dernier ouvrage, qui contient plus de cinquante prières spéciales, porte d’ailleurs l’approbation de Mgr Renou, archevêque de Tours.
Mais, à côté de ces recueils plus ou moins patronnés par les autorités ecclésiastiques, il y en a d’autres qui sentent passablement le grimoire, malgré le christianisme, voire le catholicisme des formules. Ils recommandent en outre les talismans, les phylactères et les figures cabalistiques. Les deux plus célèbres sont le Livre de l’Art notoire, dû à un moine du XIXe siècle, maintes fois condamné par l’Église, et l’Enchiridon du Pape Leon IIId’attribution apocryphe et probablement l’œuvre d’un clerc italien. Il parut pour la première fois à Rome en latin en 1525 et la première traduction française est de 1579. On l’a encore réimprimé à Paris en 1910 et en 1922.
Il y a des conjureurs de toute grandeur, depuis la bonne femme qui connaît la prière pour les brûlures et ne connaît que celle-Ià, jusqu’au guérisseur qui sait des prières et des conjurations pour toutes sortes de maux. Dans mon quartier du Petit-Montrouge, en l’an de grâce [p. 84] 1927, une vieille femme dit la prière pour les brûlures et opère avec beaucoup de succès. Il est assez rare que ceux qui font métier de conjureurs ne pratiquent pas peu ou prou d’autres méthodes, les uns magnétisent, les autres soignent par les plantes, mais ils mêlent encore des prières et des bénédictions à leur botanique médicale ou à leur magnétisation. Ces guérisseurs mystiques se servent beaucoup d’eau ou d’huile bénite, de sel bénit, de phylactères pieux, voire de talismans et de médailles bénits. Leur variété est infinie.
Il y a des familles de guérisseurs dans lesquelles le père initie un de ses fils ou l’une de ses filles qui, à son tour, transmet sa science à quelqu’un de ses descendants. Le plus ordinairement, le guérisseur tient sa science d’un autre guérisseur dont il a reçu une sorte d’initiation.
L’abbé Julio (1844-1912), dont les recueils de prières se vendent encore à l’heure actaelle en librairie n’a pas laissé, que je sache, de successeur direct. En revanche, un hasard heureux nous a fait connaitre la suite de ses trois prédécesseurs. Le premier, dont nous ignorons le nom, était curé dans les Pyrénées. Il imposait les mains aux malades et disait à leur intention des prières appropriées à leur cas, comme le conseille encore aujourd’hui l’abbé Desfossés. Il eut pour successeur, sinon pour élève, son ancien domestique, Paul Barraque, de Bordeaux qui, né en 1761, mourut en 1847. Cet homme pieux guérissait aussi par la prière et les attouchements mais il avait couramment des visions et des avertissements célestes. Il s’intéressa vivement à l’un de ses malades qu’il eut à soigner plusieurs fois durant son enfance et sa jeunesse et, sentant sa fin prochaine, le fit venir près de lui et l’initia à l’art de guérir par la prière et les attouchements. Cela se passait en 1847 (31).
Jean Sempé, – tel était le nom de ce disciple, – était d’un tempérament mystique, ayant besoin de changer de résidence, avide de tout ce qui était mystérieux. Héritier spirituel de Paul Barraque, il joignait aux prières et aux attouchements l’usage du sel magnétisé et la pratique des passes magnétiques, à l’instar du Cdt Lafforgue dont la renommée emplit le Bordelais, vers 1848. Ce dernier s’était d’ailleurs rencontré avec Jean Sempé et lui avait reconnu des dons de guérir. Sempé ne se contentait pas de conjurer et de magnétiser, il ordonnait des remèdes d’après les indications que lui fournissaient ses voyantes, sa femme en particulier. Lui-même avait facilement des visions à l’exemple de son maitre Paul Barraque. [p. 85]
Il acheva sa vie à Vincennes et c’est là que l’abbé Julio fit sa connaissance. Ce dernier lui consacra une biographie en 1889, biographie pleine d’enseignements malgré ses réticences, puis, lorsqu’il mourut le 9 janvier 1892 il prit tout bonnement sa suite.
Plus ou moins en révolte contre l’autorité ecclésiastique, le nouveau prêtre magnétiseur essaie de faire carrière dans les cultuelles qui surgissent lors de la séparation des églises et de l’État. Il se fit même consacrer évoque par un évêque vieux catholique. Tout cela, faute de fidèles, ne lui permit pas de créer l’église indépendante dont il s’intitulait le chef en revanche sa carrière de guérisseur se développa de la façon la plus heureuse. Comme Jean Sempé il usait d’une sorte de somnambule pour le diagnostic des maladies et il avait installé une petite chapelle dans laquelle il bénissait les malades, leur imposait les mains et au besoin les exorcisait. Tout le fond de la chapelle était garni de statuettes de saints guérisseurs.
Le premier volume d’oraisons qu’il publia en 1896 sous le titre de Prières merveilleuses eut assez de succès pour l’engager à publier trois ans après un autre recueil du même genre : Les secrets merveilleux pour la guérison de toutes les Maladies (1899). Plus tard il devint un véritable éditeur et publia lui-même en 1907 Les grands secrets merveilleuxet en 1908 Le Livre secret des grands exorcismes. Il se fit une clientèle parmi les superstitieux de toutes classes et de toutes croyances. Ancien prêtre catholique, évêque vieux catholique, ce pontife du grimoire mourut le 27 septembre 1912. Malgré ses origines romaines et les attaches chrétiennes de toute sa vie, il sentait passablement le sorcier.
La plupart des guérisseurs de campagne qui passent pour sorciers n’ont pas eu d’initiation plus diabolique. Ce ne sont souvent que des guérisseurs mystiques mâtinés d’herboristes ou de magnétiseurs.
Les Scientistes. — Il nous faut dire encore un mot —le temps dont nous disposons ne nous permet pas de nous y attarder — d’une catégorie très importante de guérisseurs, qui ont fait de la cure mystique une théorie presque scientifique. Nous les nommerons les Scientistes.
Phinéas Parkhurst Quimby, l’inventeur de la théorie et l’initiateur du mouvement, naquit à Lebanon, dans le Newhampshire, le 16 février 1802. Fervent disciple de Mesmer il fut longtemps magnétiseur professionnel observateur attentif et méthodique, esprit sagace, il déduit de ses succès et de ses échecs que la guérison quelle qu’elle soit ne provient que de la foi et de la confiance du malade. Il en conclut que la maladie dans son fond ou dans sa cause est de nature psychique, qu’elle résulte d’une erreur de l’esprit. D’où cette conclusion d’ordre [p. 86] pratique pour guérir le corps, il n’y a qu’à redresser l’erreur mentale qui est à la base du trouble psychologique et des troubles organiques d’origine spontanée. Bien entendu il faut mettre à part les chocs et les blessures et toutes les maladies provenant d’une cause extérieure, tels que l’excès des aliments ou l’absorption d’un poison.
La méthode de guérison de Quimby consistait donc essentiellement en une sorte de psychothérapie avant la lettre il expliquait au malade ce qu’est la maladie, l’erreur ou l’illusion qui est à sa base et comment la maladie vient de l’homme et non pas de Dieu. H suffira donc au malade de renoncer s son erreur ou à son illusion, de placer sa confiance en Dieu qui est toute bonté pour retrouver la santé. On appelait Quimby le guérisseur métaphysicien il est bien certain que sa théorie est essentiellement psychique et peut se détacher de tout confessionalisme. Elle est d’ailleurs connue sous le nom très laïque de Pensée Nouvelle(New Thought). Toutefois cet ancien adepte de Mesmer n’était pas personnellement détaché de l’influence biblique si puissante en pays protestant, aussi bien nommait-il parfois sa science: la Science du Christ (32).
La Nouvelle Penséede Quimby forma de nombreux guérisseurs dont quelques-uns devinrent célèbres, tel Warren Francis Evans, pasteur swedenborgien qui fut un guérisseur de marque dès 1863 et publia un livre retentissant sur la cure psychique en 1869 (33) telle surtout cette Mary Morse Baker Eddy, la fondatrice de la Science Chrétienne. Elle publia en 187S un livre qui est devenu presque un évangile :Science and Health. Les principes qu’elle développe dans Science et Santésont les principes mêmes de Quimby : « Chaque trouble du corps résulte d’un déséquilibre mental. » « Détruisez la crainte et vous chassez la fièvre », sont parmi ses aphorismes favoris.
Mais cette femme maladive qui s’occupa longtemps de magnétisme et de clairvoyance ne fut pas un disciple ordinaire. Apôtre convaincu de la Bible, esprit mystique et grégaire, elle fonda une sorte de congrégation qui devint une véritable faculté. Elle a inondé le nouveau monde de ses guérisseurs (34). Les apôtres de la Christian Science portent toujours avec eux deux livres : Science et Santédans la main [p. 87] droite et la Bibledans la main gauche, côté du cœur et du sentiment. Lorsque Mrs Eddy mourut en 1910, elle laissait derrière elle des milliers de disciples et des millions de fidèles.
Conclusion. —Avant de terminer, je voudrais tirer quelques conclusions de cette rapide revue
Un premier point me semble devoir s’imposer aux esprits les moins avertis. La grande masse, pour ainsi dire la totalité de nos guérisseurs européens ou américains, s’inspirent ou s’autorisent de la Bible et plus particulièrement des faits et des assertions évangéliques. Les initiations individuelles de l’aspirant guérisseur par le praticien guérisseur, l’imitation spontanée d’un guérisseur par un autre guérisseur, toute la tradition orale enfin, dépend avant tout dans le cas présent de la tradition écrite. Les traditions orales qui conservent de la force et de la vitalité à travers les siècles, si elles ne dépendent pas nécessairement de la tradition écrite, tirent néanmoins de celle-ci une solidité et une unité qui facilitent singulièrement leur puissance de continuité et de renouvellement. Dans une société organisée comme l’Église catholique, qui est d’ailleurs une Église où la tradition écrite est formidable, la tradition écrite pourrait disparaître sans que la force de la tradition orale en soit profondément diminuée ; mais il n’en est pas de même dans les milieux inorganisés, sans l’ombre de credo ni même dans les églises qui ne possèdent pas une solide organisation hiérarchique. Au reste le Livre sacréest une source de tradition absolument incomparable, tradition écrite qui peut être représentée par des millions d’exemplaires comme c’est le cas pour la Bible ; c’est une tradition qui peut être partout et toujours présente. De plus la sacralisation, dont un tel livre a été l’objet, l’entoure d’un prestige qui lui vaut, non seulement un accueil respectueux, mais une déférence, une soumission, une admiration, une influence tout à fait exceptionnelles. Nos guérisseurs tous plus ou moins relèvent de la Bible, directement ou indirectement la plupart d’entre eux sont persuadés qu’ils ne font qu’imiter Jésus et les Apôtres.
Après avoir reconnu la puissance de la tradition écrite, surtout lorsqu’elle s’incarne en quelque sorte dans un livre saint, il ne faudrait pas omettre de vous signaler la source éminente et essentielle de toute la tradition humaine qui est l’homme même. Les procédés de guérison qu’utilisent tous les praticiens qui nous intéressent ne sont pas nombreux. Ce sont d’une part les oraisons considérées plus ou moins comme des charmes ou des incantations, les exorcismes n’en étant qu’une variété impérative ; d’autre part l’imposition des mains, les bénédictions ou les attouchements, le souffle et les onctions. [p. 88]
Toutes ces pratiques reposent sur des théories de la maladie qui sont bien connues des primitifs, soit qu’on la considère comme une sorte de force mauvaise plus ou moins impersonnelle, soit qu’on l’attribue à la présence de démons ou de mauvais esprits.
Aussi bien l’exorcisme est-il pratique courante chez les non civilisés. Le sorcier (35) chez les Bihls parle au démon avec la même autorité que le prince de Hohenlohe. Les incantations médicales de l’antique Égypte ne diffèrent que par les mots des formules de nos diseuses de prières l’esprit est le même.
La main et le pied furent les seules forces de l’homme avant l’invention des armes. L’imposition de la main ou du pied fut primitivement une action magique destinée à faire passer dans l’être imposé quelque chose de la force ou de la vertu que possédait éminemment l’opérateur. Par la suite le sens magico-réaliste s’atténua sans jamais disparaître. Ce geste conserve toujours une valeur religieuse ou sacrée, soit en raison du caractère des personnes qui bénissent le Dieu, le Pontife, le Roi, le père de famille, soit en raison des formules et des circonstances qui l’accompagnent. L’imposition des mains dans l’administration du baptême, de l’ordre, de la confirmation, est un symbole efficace de la transmission d’un caractère ou d’un pouvoir sacré, d’« une grâce spirituelle » mais réelle. La bénédiction d’un père porte bonheur chez les primitifs. L’imposition des mains, les attouchements ont toujours servi et servent encore, aussi bien chez les civilisés que chez les primitifs, à infuser ou à transfuser la force et la santé corporelles. Les onctions ne font qu’ajouter aux attouchements la force de certains signes et de certaines substances considérées comme douées de force particulière ou d’une vertu anti-démoniaque. L’huile, qui sert non seulement à l’alimentation du corps, mais encore à celle du feu et du sacrifice, le sel sans lequel les aliments perdent leur attrait et dont la vertu conserve les chairs mortes, ont depuis longtemps mérité d’être appréciées par les guérisseurs.
La tradition évangélique des guérisseurs mystiques, dont nous admirions tout à l’heure la puissance, n’est donc qu’un moment dans une chaîne dont les anneaux relient l’humanité tout entière, aussi bien païenne que chrétienne; les premières conceptions de la maladie et les premières pratiques qui en découlent sont déterminées par la constitution même de l’esprit humain et dérivent d’une intuition qui, sans doute, a besoin d’être éduquée et soumise au contrôle des faits et de la critique rationnelle, mais renferme une part importante de vérité. L’homme [p. 89] épanouit la nature dans laquelle il baigne et dont il fait partie de même son intuition ne fait que prolonger et traduire obscurément les lois auxquelles la nature et l’homme sont soumis
Et ceci nous conduit à nous demander quel est l’avenir réservé aux guérisseurs mystiques Certes ils ne sont pas près de disparaître les religions continueront longtemps encore d’en produire. Toutefois on peut penser qu’un jour ou l’autre ils seront remplacés par les médecins de l’esprit, par les psycho-thérapeutes. Le Mesmérisme n’est qu’une tentative de rationalisation de l’imposition des mains et des attouchements des guérisseurs. Nous savons que Mesmer a connu Gassner et nous ne pouvons guère douter que les pratiques de ce merveilleux exorciste n’aient été pour lui le point de départ de ses réflexions et de ses théories. Le Mesmérisme suppose l’existence d’un fluide magnétique c’est là une hypothèse, mais, notons-le, une hypothèse de l’ordre scientifique. Les doctrines de la Science Chrétienneet de la Nouvelle Pensée, tout enveloppées qu’elles soient encore de revêtements ou d’accompagnements mystiques, sont en réalité autant de tentatives de traitements psychiques. Nos modernes psycho-thérapeutes sont loin de méconnaître la vertu de la foi, et des pratiques qu’elle inspire. Charcot conseillait volontiers Lourdes. La psychothérapie rationalisera demain la théorie de la cure psychique. Le merveilleux y perdra mais la tradition recevra enfin son épanouissent lumineux.
Les consécrations successives qu’elle a reçues jadis dans les livres saints ou les récits miraculeux de maintes religions s’affermiront enfin et s’achèveront dans une consécration nouvelle qui, d’ailleurs, ne cessera pas d’être perfectible la consécration scientifique. Toute fleur humaine suppose une culture millénaire. La science n’est que la fleur d’une longue tradition magique ou religieuse. L’effort de l’humanité ne s’interrompt jamais, toute activité intelligente et généreuse s’ajoute à celles qui l’ont précédée pour les développer et les accroître. Le patrimoine utile de l’humanité est l’œuvre de tous. Maints guérisseurs ignorés, en maintenant une tradition plus ou moins superstitieuse, ont ainsi contribué à ce progrès qui exorcise de vieilles, d’immémoriales pratiques pour en faire des leviers psychiques d’ordre purement médical.
Notes
(1) Matthieu VIII, 1-16,
(2) Marc VI, 56.
(3) Matthieu X, l et 8.
(4) Luc X, 8-9.
(5) Actes III, I-II; IX, 36-41 ; XX, 6-12.
(6) Actes V, 15-16; Actes XIX, 11-12.
(7) Marc VI, 13 et XVI, 18.
(8) Emile et Ernest Choullier, Pierre Richard dit le saint de Savières, dans Annuaire de l’Aube, pour 1881, in-8°, pp. 75-97.
(9) Ed. Richer, Des guérisons opérées par Madame de Sain-Amour. Nantes, 1828, in-8°.
(10) Lettres de Warizboury et autres villes d’Allemagne sur les grands événements qui ont eu lieu en 1821 relatifs aux cures opérées par le prince de Hohenlohe. Ce recueil contient des lettres du prince lui-même et d’autres pièces intéressantes par M. G. Scharotd, conseiller de légation, trad. de l’allem. par M. le Curé XXX. Dijon, 1822, in-8° ; Dom B. Maréchaux O. S. B., Un guérisseur, le prince Hohenlohedans Revue du Monde Invisible(1902), p. 395-403 et 484-492.
(11) G. B. Cutter, Three thousand years of Mental healing. London (1910), in-8°, p. 289-290.
(12) G. B. Cutter, loc. cit., p. 276-277, d’après C. G. Finney, Memory, p. 108 sq.
(13) G. B. Cutter, loc. cit., p. 279-280.
(14) W. James, L’Expérience religieuse, p. 95-g6, note G. B. Cutter, , loc. cit., p. 287-289.
(15) Parmi les nombreuses publications de ce guérisseur, voir surtout Les Pensées du zouave Jacob, précédées de sa prière et de la manière de guérir soi-même ceux qui souffrent. Paris, 1868, in-12. Pour la prière p. 7 et pour les conseils aux malades, p. 119-122.
(16) G. B. Cutter, loc. cit., p. 290-292 d’après Biography of Francis Schlatter, the [p. 76] healer ; J. Finot, Schlatter, l’homme aux Miracles dans Revue des Revyes ([1896), XVI, 425-434).
(17) Dr Jean Vinchon, Chez le Guérisseur. Paris, 1924, in-8°.
(18) Marc, IX. 13-28.
(19) Marc. XVI. 17.
(20) Tertullien, Apologétique, XXIII. P. L.I, 410.
(21) Héféle-Leclerq, Histoire des conciles, II, 112.
(22) Abbé Jean-Baptiste, E. PascaI, Origines de la Liturgie catholique, 1844, p. 811.
(23) De Trinitate, III, 2.
(24) Abbé G. Desfossés, Le démon cause et principe des maladies, 1899, p. 20.
(25) G. B. Cutten, loc, laud., pp. 133-136 d’après V. Greatrakes, A brief Account, London, 1666, in-12. Voir aussi S. Evremont, Mélangeset Dom B. Maréchaux, Guérisons et guérisseursdans Revue du Monde Invisible(1902), pp. 525-528.
(26) i Procès verbal des opérations merveilleuses suivies de guérison, qui se sont faites en vertu du nom sacré de Jésus, par le ministère du P. Gassner, prêtre séculier et consulteur ecclésiastique de S. A. le prince évêque de Ratisbonne et d’Ellwangen [p. 80] Schillingsfurt, 1775 ; Antonius de Haen, De miraculis liber. Paris, 1778, in12. Ch. V, pp. 100-144 ; Père Hilarion Tissot. L’Antiagétisme animal ou Collection de Mémoires, etc. Bagnole., 1841, pp. 19-34 et 37-38 ; abbé Lecanu, Dict. des Prophéties et des Miracles, I. 765,
(27) J. A. Dowie, DoctorsDrugs and Devils; R. Harlin, John Alexander Dowie; G. B. Cutter. Op. cit., pp. 304-306.
(28) W. T. Price, Without Scrip or Purse, or the Mountain Evangelist George Barnes pp. 301, sq., 451, 610. etc.
(29) Mss. de ma bibliothèque personnelle.
(30) G. Desfossés, Le démon, cause et principe des maladies, p. 71
(31) Abbé Julio, Biographie de Jean Sempé le magnétiseur mystique, Vincennes, t88a,pp. 54-58 et 61.
(32) G. B. Cutter, loc. laud., pp. 277-299 ; et surtout Annetta Gertrude Dresser, The Philosophy of P. P. Quimby, 1895. in-8.
(33) W. F. Evans, The mental Cure, 1869g.
(34) Lyman P. Powell, Christian Science, The Faith and its Founder, 1907 ; G. Wilmine Marie Baker G. Eddy ; Frank Podmore, Mesmerism and Christian Science, London, 1909. p. 262-278.
(35) R. P. Bernard, Sorciers et Sorcellerie chez les Bihls, in Missions Catholiques du 28 mai 1926, pp. 261-262.
Un grand merci pour nous rendre disponible cette étude aux conclusions éclairées.