Pierre Janet. Les délires d’influence et les sentiments sociaux. 3 – Les sentiments d’emprise. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), XXIX année, 1932, pp. 161-195.
Mon grand ami le Professeur Henri Faure, ancien directeur du Laboratoire pathologique de la Sorbonne, médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Bonneval, professeur à l’université de Paris-V et Président de la Société Pierre Janet, nous a quittés en 1999. Il m’avait confié dans les années 80, un ensemble de textes de Pierre Janet, réunis dans le projet d’en faire un ouvrage inédit qui serait paru sous le titre ; les délires d’influence. Les difficultés éditoriales dues à la crise ne nous ont pas permis de mener ce projet à terme, et il ne semble pas qu’il ait été mené à terme par d’autres éditeurs.
Nous nous proposons, en hommage à Henri Faure et à Pierre Janet, de mettre en ligne sur notre site l’ouvrage en question, sous forme de chapitres, tel que le souhaitait ce dernier, forme explicitée dans une note manuscrite laissée avec le document.
Pierre Marie Félix Janet nait à Paris le 30 mai 1859 et y meurt 27 février 1947. Philosophe, psychologue et médecin il occupe une place prépondérante dans l’histoire de ces disciplines. Il s’est fait remarquer également par une vive polémique avec Freyd contre la psychanalyse et l’origine de celle-ci. Il est à l’origine du concept de subconscient qu’il explicite en 1889 dans son ouvrage L’automatisme psychologique. Remarquable clinicien, il nous a laissé un corpus conséquent dont nous ne citerons que quelques travaux :
— Les obsessions et la psychasthénie. 1903. 2 vol.
— De l’angoisse à l’extase.
— Etat mental des hystériques. Les stigmates mentaux. 1894.
— Etat mental des hystériques. Les accidents mentaux. 1894.
— L’automatisme psychologique. 1889.
— Le sentiment de dépersonnalisation. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), cinquième année, 1908, pp.514-516. [en ligne sur notre site]
— Les Médications psychologiques. 1925.
— L’état mental des hystériques. 1911. — Réédition : Avant propos de Michel Collée. Préface de Henri Faure. Marseille, Laffitte Reprints, 1983.
— La psycho-analyse. Partie 1 – Les souvenirs traumatiques. Article parut dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris). 3 parties. [en ligne sur notre site]
— Un cas de possession et l’exorcisme moderne. 1. — Un cas de possession. — 2. Les rêveries subconscientes. — 3. Explication du délire et traitement. Par Pierre Janet. 1898. [en ligne sur notre site]
— Une extatique. Conférence faite à l’Institut Psychologique international. Bulletin de l’Institut Psychologique International, 1ère Année – n°5. – Juillet-Août-Septembre 1901, pp. 209-240. [en ligne sur notre site]
— Dépersonnalisation et possession chez un psychasthénique. Article parut dans le « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), Ire année, 1904, pp. 28-37. (en collaboration avec Raymond). [en ligne sur notre site]
—Les délires d’influence et les sentiments sociaux. 1. L’Hallucination dans le délire de persécution. Extrait de la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), cinquante-septième année, CXIII, janvier-juin 1932, pp. 61-98. [en ligne sur notre site]
— Les délires d’influence et les sentiments sociaux. 2. Les croyances et les hallucinations. I. Extrait de la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), cinquante-septième année, CXIII, janvier à juin 1932, pp. 279-331. [en ligne sur notre site]
— Les délires d’influence et les sentiments sociaux. 4. L’objectivation sociale. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), XXIX année, 1932, pp. 196-240. Bientôt en ligne sur notre site.
— Les délires d’influence et les sentiments sociaux. 5. Essai d’interprétation des sentimens d’emprise. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), XXIX année, 1932, pp. 401-460. Bientôt en ligne sur notre site.
Au regard de l’importance épistémologique du personnage nous renvoyons aux nombreux travaux lui sont consacrés; en particulier à ceux d’Henri Ellenberger, La vie et l’œuvre de Pierre Janet (1969) et de Claude Prévost, Janet, Freud et la psychologie clinique.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. — Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. — Par commodité, nous avons renvoyé les notes de bas de page en fin d’article. — Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p.161]
LES SENTIMENTS DANS LE DÉLIRE DE PERSÉCUTION
Si les tendances primaires ne sont guère modifiées chez le délirant persécuté, il est probable que le trouble essentiel se trouvera dans les régulations du fonctionnement de ces tendances, qui se présentent sous la forme de sentiments. Nous arrivons à ces interprétations des divers troubles mentaux par des modifications des sentiments qui sont, aujourd’hui, le plus communément admises1.
Première partie.
LES SENTIMENTS D’EMPRISE
Il est nécessaire d’étudier chez les malades les troubles particuliers qui ne sont pas au début intellectuels, qui ne contiennent nettement ni des explications par des causes extérieures, ni des attributions de l’action à des personnages déterminés, ni même des expressions verbales bien nettes, mais simplement des régulations de l’action dans un sens particulier, des manières d’agir, des modifications de l’activation des tendances. Sans doute la description de ces sentiments est difficile, car nous sommes forcés de les préciser outre mesure par le langage dont nous ne pouvons pas nous dispenser. Mais nous devons toujours nous souvenir que cette intellectualisation tient à notre description, qu’elle est loin d’exister aussi nette dans l’esprit des malades. Cette conception des sentiments, régulations de l’action, qui me paraît fort utile dans l’étude des [p. 162] troubles de l’esprit, a été longuement exposée dans le second volume de mon ouvrage : De l’angoisse à l’extase, auquel je suis obligé de renvoyer.
I
LA COENESTOPATHIE INITIALE
Les sentiments entendus comme des régulations de l’action sont intermédiaires entre les actes élémentaires et les croyances : ils jouent un rôle considérable dans la détermination de celles-ci, surtout quand il s’agit des croyances élémentaires du stade asséritif où l’affirmation est entraînée immédiatement par les sentiments. Ce rôle des sentiments sous-jacents dans les croyances a été bien compris par Rignano, dans son livre sur le Raisonnement, 1920, quand il a montré la nécessité d’étudier l’objet avec un « intérêt assez intense et cependant pas trop intense » : l’équilibre mental, disait-il, dépend d’un-équilibre affectif (2). Mais cet équilibre affectif n’est possible que dans le stade de « la croyance, réfléchie », chez les monomanes, il y a un monoaffectivisme, un état passionnel continuel, toujours dans le même sens, qui supprime la possibilité d’une affectivité secondaire de contrôle… Cela amène la systématisation, la cohérence… La cohérence, l’intransigeance du caractère dépendent toujours d’une seule et même tendance affective (3). Ce rôle des sentiments intermédiaires entre les actes primitifs et les croyances pourra expliquer bien des caractères souvent observés par les aliénistes et qui les embarrassaient. Par exemple, l’immédiateté dont nous avons de parlé à propos des hallucinations a été bien observée par M. de Clérambault. « Le moment convictionnel, dit aussi M. de Morsier, précède toujours le moment interprétatif » (4). Ces auteurs en concluent que l’hallucination n’est pas un écho des préoccupations délirantes, « qu’elle s’impose à l’esprit sans aucun travail préparatoire » ; nous avons vu jusqu’à [p. 163] quel point cela est exact quand il s’agit de certaines hallucinations. Ces auteurs semblent admettre comme un postulat que cette immédiateté n’appartient qu’au mécanisme de la perception. Cela me paraît très exagéré. Elle se retrouve dans d’autres faits psychologiques, en particulier dans les croyances immédiates et dans les sentiments, à la condition bien entendu de ne demander aux sentiments qu’une direction particulière de la conduite et non une formule explicative précise. Ces sentiments sont, chez les malades, plus primitifs que les croyances explicatives et ils se présentent avec rapidité, comme des réactions réflexes. Ce sont, en effet, des sortes de réflexes secondaires, qui ne déterminent pas comme les réflexes primaires la nature de l’action, sa direction extérieure, mais qui la règlent en déterminant sa force, sa durée ou ses arrêts.
Ce genre d’interprétation par les sentiments a commencé dans les travaux de Ribot qui a mis à la mode l’explication d’une foule de choses par la prétendue cœnesthésie. Ribot faisait appel aux variations de la cœnesthésie pour expliquer les changements de personnalité de Félida ; puis on s’en servit pour expliquer tous les accidents de l’hystérie, tous les troubles des neurasthéniques, les délires de négation (5), les délires mélancoliques aussi bien que l’état euphorique des agités (6). Aujourd’hui encore on croit expliquer le délire de persécution par « une cœnestopathie initiale qui évolue sourdement pendant des années sous la forme d ‘un état neurasthénique vague… Le malade éprouve le sentiment de quelque chose de défectueux d’ans le fonctionnement de son organisme, un malaise général avec fatigue, douleurs vagues… C’est un trouble cœnesthésique avec un sentiment d’insécurité, d’inquiétude… C’est cet état cœnesthésique qui se développe jusqu’à la mort et qui tend à s’exprimer dans la conscience sous forme d’idées et de formules verbales, véritable roman délirant » (7). On retrouve très souvent cet appel à une cœnesthésie plus ou moins troublée (8). Est-ce beaucoup demander que [p. 164] de prier les auteurs de préciser un peu quel est le trouble cœnesthésique qui produit le délire de persécution et en quoi il diffère de celui qui amène les idées de grandeur ?
Malheureusement, je crains que cette détermination un peu plus précise du trouble cœnesthésique ne soit bien difficile, car le concept même de la cœnesthésie est des plus vagues et est inaccessible à toute vérification, comme je le répète depuis quarante ans. Dans mon cours sur la personnalité (9), je montrais que les explications par la cœnesthésie étaient une variante des fameuses explications par le reflet si à la mode en philosophie : « Depuis longtemps les philosophes prétendent expliquer un phénomène en décrivant son reflet dans un miroir et en attribuant à ce reflet les caractères mêmes du phénomène à expliquer… La personnalité est le reflet de l’âme qui a précisément les caractères de la personnalité… » Les sentiments cœnesthésiques ne sont que le reflet de phénomènes viscéraux qui ont précisément les caractères de ces sentiments. Au début, dans les travaux de Hermann, de Richet, de Bouillier, de Bertrand, on recherchait dans les sensations viscérales, dont on exagérait l’importance, les éléments de cette cœnesthésie. On a dû constater peu à peu que ces sensations viscérales, d’ailleurs peu nombreuses, vagues, mal localisées, comme l’a montré M. Head, ne pouvaient guère être vérifiées et que, dans les maladies où on admettait des troubles cœnesthésiques, on ne constatait aucune modification de ces sensibilités élémentaires. Les explications cœnesthésiques qui séduisent par leur apparence physiologique ne sont jusqu’à présent que des reflets, que des mots, mis à la place des phénomènes à expliquer.
Peut-être serait-il moins ambitieux et plus pratique de ne pas passer immédiatement du délire complet à des phénomènes organiques ou à la sensation consciente de phénomènes organiques inconnus et d’étudier des phénomènes intermédiaires, des sentiments, déjà complexes sans doute, mais plus accessibles à l’observation. Cette étude des sentiments pathologiques au-dessous des idées et du délire est difficile, car ces sentiments se confondent dans notre description avec des idées, puisque nous sommes forcés de les exprimer par des mots qui sont souvent les mêmes. Nous disons [p. 165] des sentiments de jalousie comme des délires de jalousie, et il semble que ce soit à peu près la même chose. A mon avis, c’est fort différent, et la confusion vient de notre difficulté de description : un délire de jalousie contient une part considérable d’interprétation, il y a le récit des procédés employés par la femme pour communiquer avec son amant, il y a des noms, des circonstances, une foule d’affirmations compliquées. Un simple sentiment de jalousie ne contient pas toutes ces explications circonstancielles, il peut être si peu intellectualisé que le sujet ne lui donne pas son véritable nom et qu’il s’étonne d’être appelé un jaloux. Il est une simple manière de réagir, de régler les actions ; c’est nous qui intellectualisons ce sentiment et qui le formulons beaucoup plus que le sujet lui-même. La connaissance de tels sentiments sous-jacents au délire et le plus souvent bi-en antérieurs est toujours nécessaire pour comprendre une maladie mentale.
Chez les persécutés nous constatons un grand nombre de tels sentiments qui sont plus ou moins en rapport les uns avec les autres. Pour les décrire, nous distinguerons d’abord des sentiments que l’on peut appeler communs, car, s’ils sont particulièrement développés chez les malades, ils ont une grande banalité et ils peuvent exister chez tous les hommes. Un second groupe, le plus important, contient des sentiments tout à fait particuliers à ce genre de malades et que -l’on peut désigner sous le nom de sentiments spécifiques des persécutés : ils constituent les fameux sentiments d’emprise. Enfin, comme ces sentiments d’emprise sont eux-mêmes fort complexes, il faudra rechercher, au moins comme hypothèse, s’il n’y a pas, au dessous des troubles pathologiques, des sentiments plus simples et plus profonds.
II
LES SENTIMENTS COMMUNS
Parmi les sentiments communs d’une grande banalité qui sont, particulièrement développés chez je persécuté, j’en signalerai trois : les sentiments d’intimidation, les sentiments de jalousie et les sentiments de haine.
Les sentiments d’intimidation me paraissent d’une grande importance p. 166] dans tous les délires d’influence quelqu’ils soient. Comme on le verra en étudiant l’évolution, ils sont très développés dans la jeunesse de presque tous les malades. Les délires d’influence se développent presque toujours sur un fond de caractère qui est une grande timidité, ce qui ne veut pas dire bien entendu que tous les timides deviennent des persécutés. En outre, le caractère timide persiste chez eux-mêmes pendant le développement de la maladie. Il est vrai qu’il ne faut pas pour le constater se faire une idée trop restreinte de l’intimidation : il ne faut pas croire que le timide soit toujours un individu rougissant, balbutiant, incapable de parler : il peut être bavard et arrogant, mais il présente toujours une transformation psychologique quand il se trouve dans certaines conditions sociales. Cette transformation est toujours dans le sens de l’abaissement avec diminution de la tension qui peut amener de l’agitation et une diminution de la force. J’ai si souvent décrit ce sentiment d’intimidation (10) que je ne puis y revenir. Je me borne à renvoyer à la description du caractère de Madeleine, cette malade qui est devenue une délirante mystique et qui se rattache au type des influencés favorisés (11).
Ces changements existent chez les persécutés même quand ils ne sont pas en présence de leurs persécuteurs, même quand ils n’ont aucun délire relatif aux personnes qu’ils rencontrent. James, h., 20, dont nous parlerons plus longuement tout à l’heure, présente des crises graves d’abaissement psychologique dans diverses circonstances, le plus souvent quand il se trouve devant son père qu’il aime cependant et dont il voudrait bien mériter l’estime. Il sent vaguement lui-même qu’il est troublé par la société : « Cela ne me va pas de voir des hommes dans les écoles ou dans les salons, j’ai toujours peur qu’ils ne me regardent, qu’ils ne pensent à moi, qu’ils ne me jugent mal… Je ne peux pas faire de sport quand je suis avec quelqu ‘un, il me semble que cet autre voudra faire mieux que moi et cela me paralyse… Je sens une gêne dès que mon père entre dans la chambre, je veux l’aimer et je ne peux pas, il me rend malade… Quand je suis avec des amis, je ne suis jamais à mon aise, [p. 167] il faut tenir compte d’eux, comme ils tiennent compte de moi, c’est ennuyeux. » On pourrait répéter cette description à propos d’un grand nombre de malades qui sont dès le début troublés par la complexité de l’action sociale.
La jalousie est déjà un sentiment plus précis. Elle consiste essentiellement à souffrir, à présenter une dépression analogue à la précédente non plus à propos de la simple présence des autres personnes, mais à propos du bonheur de ces autres personnes. Le jaloux est déprimé quand il voit, quand il apprend ou simplement quand il imagine que les autres personnes obtiennent un succès, éprouvent une jouissance.
Ce sentiment très commun a été bien observé depuis longtemps par les moralistes : il était déjà bien décrit par Fénelon : « La jalousie, remarquait-il, est plus violente chez les enfants qu’on ne saurait l’imaginer, on en voit quelquefois qui dépérissent d’une langueur secrète parce que d’autres sont plus aimés et plus caressés qu’eux. » (12) L’étude de cette jalousie des enfants est également bien faite dans le livre de B. Pérez sur l’enfant (p. 33, 80) ; on en retrouve des descriptions dans le livre de Zimmerman sur La solitude, dans celui de Brémond sur Les passions (p. 35).
Les romanciers ont souvent insisté sur cette description, et on connaît bien les jolies études de Marcel Proust : « La jalousie, dit-il, est une des formes les plus banales de la haine, elle apparaît chez tous les individus de basse classe, chez les enfants, chez les faibles… Le moindre air de bonheur qu’on avait lui procurait une impression nerveuse désagréable comme le bruit d’une porte que l’on ferme. trop fort… L’explication de toutes les mésaventures sociales par la jalousie, explication simpliste et absurde, mais inusable et qui, dans une certaine classe, prend toujours d’une façon aussi infaillible que les vieux-trucs auprès du public des théâtres ou la menace du péril clérical dans les assemblées, trouvait chez lui une créance aussi forte que chez les domestiques pour qui c’était la seule cause des malheurs de l’humanité. » (13)
Cette phrase de Proust nous montre déjà la jalousie sous ses deux [p. 168] formes, elle montre la souffrance, la dépression causée chez le sujet par la vue du bonheur d’autrui quand il est lui-même jaloux, la souffrance, la dépression du sujet quand il imagine que les autres le jalousent, qu’ils ont le même sentiment à propos de son bonheur à lui et qu’ils cherchent à l’empêcher. C’est toujours au fond la même conduite, une dépression causée par le bonheur d’autrui, soit que ce bonheur d’autrui soit jugé accidentel, soit que ce bonheur soit déjà le résultat d’une atteinte à celui du sujet.
Le même auteur étudie bien les transformations que ce sentiment apporte aux conduites sociales et en particulier ce besoin auquel il donne naissance de ne pas voir le bonheur d’autrui : « Chaque fois qu’elle voyait aux autres un avantage si petit qu’il fût, et qu’elle n’avait pas, elle se persuadait que c’était non un avantage, mais un mal et elle les plaignait pour ne pas avoir à les envier.. » Il faut y ajouter le besoin d’accaparement on veut jouir seul d’une chose ou d’une personne et on fait tout pour écarter la jouissance des autres.
Sans doute la jalousie prend le plus souvent la forme sexuelle, parce qu’ici la loi et les mœurs interdisent le partage, ce qui va bien à ces esprits qui ne peuvent partager : cette interdiction donne une justification apparente à un sentiment que d’ordinaire on juge peu noble. L’acte sexuel est aussi le type de ces actes sociaux à jouissance partagée; quand un des conjoints trompe l’autre, sans doute il ne lui fait pas de mal, mais il lui supprime sa part de jouissance tout en conservant la sienne. Il est vaguement entendu que la puissance sexuelle n’est pas illimitée et que l’acte effectué avec l’étranger ne pourra pas être répété avant quelque temps avec le conjoint, c’est bien une jouissance qui est supprimée. Dans la jalousie sexuelle on prend le voleur sur le fait, car il vous prend quelque chose de visible. Mais il y a beaucoup d’actes qui sont construits sur ce modèle : les collaborations à un travail dont le succès est réjouissant, les promenades à deux, les conversations à deux, etc. Toujours il s’agit d’actes où la jouissance est partagée : en les faisant avec un autre on prive le conjoint de son bénéfice. Le jaloux exagère d’ailleurs le nombre de ces actes, il considère tous les actes qui rapportent un succès à autrui comme des. actes auxquels on aurait dû le faire collaborer et dont on aurait dû lui donner sa part de bénéfice. [p. 169]
Les névropathes, qui arrivent difficilement à la terminaison heureuse d’une action quelconque, sont très disposés à croire qu’on doit toujours les aider à agir, les faire triompher, et ils sont très disposés au sentiment de la jalousie. Puis, quand ils éprouvent ce sentiment, ils sont poussés à surveiller les actes des autres, à les commander perpétuellement, à les insulter, à les frapper, pour obtenir leur collaboration perpétuelle et pour empêcher leur jouissance. Ces dispositions et ces sentiments sont un élément essentiel du caractère du’ persécuté et du futur persécuté. Cette difficulté de supporter le bonheur d’autrui et à plus forte raison d’en jouir, « gaudere felicitate aliena », est manifeste chez tous nos malades en dehors même de leur délire, à propos de choses qui n’ont aucun rapport à leur délire.
L’amour et la haine sont des sentiments d’une grande banalité, mais ils prennent vraiment chez les malades influencés une telle importance que leur. exagération devient caractéristique. La passion de l’amour est toute naturelle au point de départ des délires de bienveillance, et j’ai montré dans la description du caractère de Madeleine que cette personne a toujours été une amoureuse qui semble avoir reporté sur Dieu un amour que les hommes n’acceptaient pas suffisamment. Mais il faut bien comprendre une chose plus curieuse, c’est que la même passion de l’amour joue un rôle considérable dans le caractère des persécutés eux-mêmes. Quand nous considérerons l’évolution de la maladie, nous devrons constater qu’ils ont pour la plupart été de perpétuels amoureux et qu’en passant à la haine ils semblent passer d’un extrême à l’autre.
Il est cependant évident que le sentiment de la haine est plus caractéristique du délire de persécution et qu’il est plus juste d ‘y insister au début. On trouve toujours chez les malades l’expression de la haine contre éux qu’ils attribuent à leurs persécuteurs : « Tout le monde m’en veut », disait autrefois Marcelle (14), et tous les autres parlent de même : « On m’en veut à moi particulièrement… Si on me poursuit, si on me fait des misères, c’est qu’on a une sale haine contre moi… Je suis entourée d’ennemis, qui me détestent et qui veulent me sucer le sang… C est une coalition de haines et d’intérêts contre moi… Que voulez-vous, il faut croire à l’intuition, je sens [p. 170] combien ces gens me haïssent et combien leur haine est dangereuse ».
Je prends comme exemple curieux l’observation d’Edouard, h., 25, sur laquelle j’aurai souvent à revenir, car il s’agit d’un cas de début intéressant qui présente le passage des obsessions et des phobies sociales au délire de persécution. Ce jeune homme ne délire pas complètement, il ne croit pas tout à fait il la haine continuelle des autres contre lui. Dans les bons moments, quand il est seul et bien reposé, il doute « d’une mauvaise intention persistante », il admet que « les autres ne s’occupent pas de lui « . Mais, quand il est fatigué, dans la rue et surtout dans un salon, le sentiment pénible reparaît : « Je ne peux pas résister, dit-il, plus de vingt minutes à une croyance si dure, si pénible, c’est que je suis entouré d’ennemis. Ces gens-là me surveillent pour me prendre dans un moment de faiblesse. Oh ! comme ils me haïssent. »
Il est inutile d’insister sur le sentiment inverse toujours prêté aux amants et aux bienfaiteurs dans le délire de bienveillance : Madeleine nous a assez parlé de l’amour de dilection que Dieu à pour elle, et, dans tous les délires des amoureux, il y a le sentiment qu’ils sont aimés jusqu’à l’adoration.
Il est plus intéressant de remarquer que toutes les conduites et les sentiments sociaux ont un aspect double : celui de la conduite et des sentiments que les autres ont pour nous ou plutôt que nous prêtons aux autres et celui de la conduite et des sentiments que nous avons pour eux. Je me suis attaché à rechercher quels sont les sentiments que le persécuté a lui-même pour ses ennemis.
On a souvent distingué, à côté du groupe des vrais persécutés, les persécuteurs, chez qui le sentiment de la haine pour leurs ennemis est plus manifeste. Cette distinction n’est pas sans intérêt au point de vue clinique, l’organisation de la croyance n’est pas la même, l’hallucination auditive fréquente chez les premiers est rare chez les seconds, d’autres différences seront indiqués plus tard. Les persécutés persécuteurs se rapprochent plutôt du groupe des revendicateurs. Mais ceci admis au point de vue clinique, il n’y a pas entre ces deux malades une grande différence dans les sentiments. On sait fort bien que le persécuté de Lasègue le plus typique est capable d’attaquer ou même de tuer ses prétendus persécuteurs; on sait qu’il va [p. 171] se plaindre d’eux au commissaire de police et les accuse de crimes abominables. C’est évidemment chercher à leur nuire, à les supprimer et en somme les haïr ; le persécuté est trop convaincu de la haine complète que ces ennemis ont pour lui, de leurs intentions mauvaises, pour ne pas les haïr il son tour.
Dans quelques cas d’ailleurs on obtient sans grandes difficultés l’expression de ces sentiments de haine que ressent le sujet. Cécile, que nous avons souvent décrite, est bien curieuse quand elle exprime avec violence sa haine contre les personnes qu’elle aimait le plus autrefois : « Mon ancienne amie X…, je la déteste ;ma belle-sœur, je la déteste ; mes parents, les domestiques, tous, je les déteste… Je ne veux plus voir les horribles visages de ces gens-là, je veux qu’ils meurent tous, je les sens si mauvais contre moi, si pleins de haine, et je les déteste tellement. » Mais le délire de Cécile est un peu distinct y de celui des persécutés chroniques, il se rapproche des délires que l’on appelle schizophréniques, dont nous aurons à voir les relations avec les délires d’influence proprement dits. Quelques malades plus typiques arrivent aussi à exprimer leur sentiment de haine. Edouard se sent entouré d’ennemis qui le haïssent, dès qu’il est un peu fatigué dans un salon, et il ajoute tout bas : « Oh ! se débarrasser de ces gens-là d’une manière quelconque. Oh ! comme je les hais « . Cécile répète : « Je veux à mon tour faire du mal aux hommes ! Sans l’avoir fait, je ne pourrais pas mourir tranquille, il faut écraser ces monstres du moyen âge. » On se plaît à décrire aujourd’hui les sentiments de la haine dans la famille, de la haine des enfants contre leurs parents. Une malade de M. Gilbert Robin lui disait : « Je ne déteste personne, il y a seulement ma mère que je ne peux pas supporter, mon père dont je ne peux pas entendre la voix, mes frères et sœurs qu’il faut faire disparaître. »
Malgré ces constatations, je suis obligé de remarquer un fait qui me semble curieux. Quand nous interrogeons les malades sur leur propre sentiment, ils trouvent eux-mêmes que leur sentiment de haine serait logique, et ils arrivent à avouer qu’il existe en eux. Mais livrés à eux-mêmes, ils parlent tout le temps de la haine que les autres ont pour eux et ne parlent guère de la haine qu’ils ressentent eux-mêmes. Des deux aspects simultanés du sentiment de la haine, c’est l’aspect objectif qui les frappe et qui est tout à fait dominant. [p.172]
C’est toujours le même fait psychologique de l’objectivation des sentiments chez les persécutés qui s’applique ici aux sentiments d’amour et de haine, sentiments d’une grande banalité, mais qui prennent chez ces malades une forme un peu particulière.
III
LES SENTIMENTS D’EMPRISE. LES SENTIMENTS D’IMPOSITION
Les sentiments précédents sont d’une grande banalité, ils existent chez une foule d’individus qui n’aboutissent pas au délire d’influence. Il faut rechercher chez les malades des sentiments plus précis qui méritent en quelque sorte le nom de sentiments spécifiques. Si nous avons discuté précédemment la théorie philosophique de M. de Clérambault à propos de l’automatisme des persécutés, nous devons reconnaître qu’il y a une seconde partie de son œuvre, à notre avis beaucoup plus importante, dans laquelle il réunit un groupe de sentiments qu’il présente comme tout à fait caractéristiques de cette maladie et dont l’étude doit faciliter l’interprétation du délire. Comme le disait très bien M. Heuyer, M. de Clérambault n’a pas découvert ces sentiments qui étaient auparavant décrits isolément de divers côtés, mais il les a réunis en un syndrome dont il a montré le grand rôle dans le délire de persécution.
Dans mon étude sur les obsédés, 1903, j’avais proposé une méthode d’interprétation par l’analyse de certains sentiments qui préparaient et expliquaient les obsessions et j’avais proposé de les appeler les sentiments d’incomplétude. La liste que je présentais en 1903 avait sans doute bien des défauts, elle était naturellement incomplète, mais surtout elle était peu précise, car elle mettait sur le même plan des sentiments d’incomplétude qui avaient une valeur différente et qui, quand ils se développaient, donnaient naissance à des maladies différentes. Depuis cette époque, j’ai été amené à distinguer, dans le groupe des sentiments d’incomplétude, des classes assez distinctes. Par exemple, j’ai séparé les sentiments du vide qui apparaissent bien au début des obsessions, mais qui deviennent prédominants dans les états d’inaction morose, caractérisés par les réactions de la fatigue, de l’indifférence, de la paresse, et les sentiments [p. 173] de pression, beaucoup plus caractéristiques des obsédés proprement dits, en relation avec des réactions d’efforts, de tension exagérées et perpétuelles.
M. de Clérambault me paraît avoir travaillé dans le même sens : il a adopté mon interprétation du délire par des sentiments d’incomplétude sous-jacents et il a également cherché à distinguer, parmi ces sentiments d’incomplétude, ceux qui étaient particulièrement propres, aux persécutés, ceux dont l’apparition nette et le développement présageaient le délire. Il nommait ce groupe de sentiments des sentiments d’automatisme, en raison de la théorie par laquelle il voulait les expliquer : ce nom ne me paraît pas heureux, car il est inutile de compliquer des descriptions cliniques exactes par une interprétation que nous avons reconnue insuffisante. Je propose de les désigner sous le nom de sentiments d’emprise qui indique bien leur caractère essentiel sans préjuger de leur formation.
La forme la plus simple de ces sentiments d’emprise correspond au sentiment de domination que je décrivais autrefois, qui survient de temps en temps d’une manière épisodique chez les psychasthéniques obsédés, mais qui devient très fréquent chez les persécutés sous la forme du sentiment d’imposition (15). Ces malades, même quand ils n’ont pas nettement une idée délirante à propos d’une action exercée sur eux par un individu déterminé, ont à chaque instant le sentiment que leurs actes, leurs pensées non seulement ne dépendent pas de leur volonté personnelle, mais leur sont imposés du dehors par quelque personne étrangère.
Voici quelques expressions les plus usuelles de ces sentiments d’imposition : « On me pousse, on me tire les bras, on me force à marcher, à frapper les meubles, à crier, à dire des grossièretés que je ne veux pas dire, à compter tout haut… Je ne mange que par les voix, je n’urine que par les voix ; ils me disent : tu vas aller aux cabinets, tu vas lâcher de l’eau… Ils me donnent des mouvements de la tête, ils me font cligner des yeux, chercher quelqu’un du regard, [p. 174] quand je ne cherche personne ; cette sensation de guides sur les nerfs optiques produit un agacement formidable… On me donne des envies de changer ma coiffure, de voler à cette marchande, je ne veux pas, je suis honnête, pourquoi me donner ces envies ? On me pousse à continuer la masturbation quand je veux la cesser, c’est un démon qui me fait avoir des érections et des désirs sensuels… On me fait sentir ma nature la nuit d’une manière intense, et ce n’est pas la peine, car ensuite on m’empêche de rien sentir. »
Le même sentiment d’imposition peut prendre un aspect plus intellectuel : « Toujours on m’envoie des idées dans la tête, des idées baroques qu’on me suggère de répéter tout haut… Je sais bien que ma mère ne me fait pas de mal, on m’impose l’idée qu’elle m’en fait, on me le fait croire… Il y a des pensées qui viennent de moi et d’autres qui ne sont pas à moi, je sens bien la différence ; cette pensée me vient je ne sais pas d’où, sans que cela soit moi qui la pense, elle m’est comme inspirée… On m’envoie l’idée que l’empereur d’Allemagne va nous attaquer, que je dois prévenir le gouvernement, cela me paraît fou, mais on me met l’idée en tête malgré moi ». « Tout est brisé en moi, dit James, h., 20, je subis l’influence des autres, je ne suis plus qu’un reflet des personnes que je rencontre et qui me possèdent. Je voudrais enfin être moi-même, mais je suis toujours couvert par quelque personne que je n’aime pas, qui vit en moi et qui me force à imiter les gens et à prendre leurs attitudes, qui m’enlève toutes mes pensées à moi ». Il ajoute l’interprétation délirante : « Il y a une force psychique qui sort des personnes et qui se jette sur les autres, c’est une fatalité qui ne me quitte jamais, d’être la victime ». Mais il revient le plus souvent au simple sentiment : « Je suis gêné, paralysé par quelque force étrangère qui me fait penser à ce qu’elle veut, et je ne sais pas, ce que c’est ». Wg.,h., 50, que nous avons cité à propos des hallucinations, éprouve toujours un sentiment pénible d’imposition intellectuelle : « J’ai un cerveau ligoté, dans lequel on m’insère de force des idées, des airs de musique, des clichés de lectures et de conversations, c’est une sorte de labourage du cerveau extrêmement pénible. »
Il est toujours intéressant de remarquer que le même sentiment d’imposition intellectuelle peut se présenter chez d’autres malades sous une autre forme avec une appréciation optimiste : le sujet répète [p. 175] encore qu’on lui met des pensées dans l’esprit qui ne sont pas les siennes, qui ne viennent pas de lui, qu’il était incapable de concevoir lui-même, mais, au lieu de s’en indigner et de s’en plaindre comme les malades précédents, il s’en félicite et considère cette inspiration comme une grande faveur. J’ai déjà fait remarquer que ce sentiment d’inspiration peut chez Madeleine prendre les deux formes : tantôt l’inspiration vient du diable et la malade en souffre, tantôt elle vient du Bon Dieu et elle en est heureuse (16) ; dans les deux cas, elle sent une influence étrangère qui lui impose la même certitude absolue.
En étudiant les faits différents qui se présentent sous la forme de l’hallucination, nous sommes arrivés à nous représenter un grand nombre des hallucinations chez ces malades influencés comme de simples croyances délirantes. Mais beaucoup d’autres malades sont encore plus embarrassants : ils se conduisent comme s’ils avaient eu des hallucinations, ils semblent croire qu’on leur a parlé, qu’on les a menacés ou insultés, mais ils ne précisent rien, ils ne savent pas quand on les a insultés, ni d’où venait la voix, ni ‘si c’était une voix réelle : « Non, ils ne parlent pas absolument comme vous, je reconnais bien que cela doit être la voix des anges, car les hommes ne parlent pas comme cela ». Pva., f., 50, fait elle-même la remarque que nous avons faite à propos de l’absence du caractère irruptif des perceptions : « Ils ne me disent jamais rien que je ne sache déjà, mais tout de même ce ne sont pas mes pensées, j’ai senti quelque chose comme si on me parlait ». Madeleine, à de certains moments, semble transformer tous ses sentiments, toutes ses hallucinations, elle semble écouter la parole de Dieu, voir devant elle les désastres dont elle parle. Mais, si on insiste, elle n’ose plus affirmer qu’elle a vu ou entendu quelque chose. La croyance délirante qui constituait l’hallucination n’est évidemment pas complète.
Il faut nous habituer à la complexité des phénomènes psychologiques qui ne se laissent pas toujours ranger facilement dans nos cadres artificiels. A côté de l’hallucination-délire, un peu au-dessous si l’on veut, il faut placer des attitudes d’hallucination et des sentiments d’hallucination qui ne sont que des variétés des sentiments [p. 176] d’imposition. Je remarquais déjà, à propos des obsédés, que « les malades ont une tendance vers la représentation hallucinatoire qui n’aboutit pas complètement. Le sujet semble pousser la représenta-, tion aussi loin que possible. Il s’entête à voir apparaître l’image extérieure et réelle, il la cherche, mais il ne la voit pas réellement, c’est encore une sorte de manie de l’hallucination plutôt que l’hallucination réelle » (17). Les influencés sont moins hésitants, ils ont un sentiment plus net, même quand ils ne sont pas entièrement -convaincus de cette hallucination et qu’ils n’affirment pas complètement qu’elle a une place dans le présent ou même dans le passé. Quand ils ont le sentiment d’imposition à un haut: degré, ils se sentent poussés au vol ou à la pensée obscène par une force étrangère extérieure. Quand ce sentiment s’applique à leurs propres paroles, ils ont le sentiment que ces paroles ne viennent pas d’eux-mêmes, qu’elles sont inspirées, imposées par une autre personne, qu’elles viennent du dehors. Quand Vye., f., 60, nous dit, avec des variantes dont elle ne sent pas l’importance : « On me fait penser qu’il est dix heures moins dix… On me fait dire tout haut qu’il est dix heures moins dix… On me fait entendre : il est dix heures moins dix », il est difficile de distinguer ce qui est sentiment d’imposition et ce qui est sentiment d’hallucination. Madeleine emploie de même à chaque instant des expressions vagues : « La pensée de-Dieu m’a tellement absorbée que je suis forcée d’y penser tout le temps… Dieu me force à voir… Je vois apparaître, j’entends subitement (18). » Certaines personnes semblent incapables de faire ces distinctions que nous faisons constamment : « Toute sa vie elle a cru voir et entendre ce qu’elle désirait, elle n’a jamais pu distinguer ce qu’elle pense et ce qu’elle entend. » Nous comprenons ces confusions, car en somme sentir qu’une parole inattendue nous est imposée, qu’elle est extérieure, qu’elle vient d’une autre personne, n’est-ce pas presque identique à l’entendre ? C’est pourquoi depuis longtemps j’ai été amené à parler d’attitudes relatives à tel ou tel phénomène psychologique que nous, distinguons dans nos classifications brutales, mais qui ne sont pas nettement distinctes dans la conscience des malades. Je disais : [p. 17] attitude de l’imagination, attitude de la mémoire, attitude de l’hallucination (19).
Non seulement les faits présentés comme des hallucinations sont -bien souvent de simples croyances, mais ils peuvent aussi correspondre à de simples sentiments. Il est évident d’ailleurs que ces sentiments d’hallucination peuvent facilement donner lieu à des croyances délirantes d’hallucinations passées. L’interrogatoire du médecin et les croyances du médecin lui-même sur l’hallucination sont dangereuses, et le persécuté, comme d’autres malades, se dresse facilement : il faut être prudent dans l’examen de ces malades et il ne faut pas voir à tout prix des phénomènes nets et brutaux que l’on finit par faire naître.
IV
LES SENTIMENTS DE PRIVATION ET DE VOL
Je prends ici le mot « privation » dans le sens actif : ce n’est pas seulement le sentiment d’absence d’une faculté, d’une jouissance que l’on regrette, c’est le sentiment que cette suppression dépend d’une action des autres, qui ont pris cette faculté quand ils ne devaient pas la prendre.
Le sentiment d’imposition, en effet, peut avoir un aspect négatif, quand il s’agit d’un arrêt des actes ou des pensées, arrêt qui paraît également dépendre d’une influence étrangère. Tous les actes de Jenny sont arrêtés, gênés comme par une opposition qui vient d’une autre personne : « On m’arrête quand je veux m’habiller ou sortir, c’est ce qui me rend lente, interminable… On m’arrête quand je veux être aimable, polie avec mon mari ou avec mes enfants… On m’empêche de signer mon nom, de retrouver mon adresse. »
Chez tous ces malades, le sentiment de privation est pénible et s’accompagne d’une douleur morale, et ils supportent avec peine cette domination contre laquelle ils luttent : « Je mangerai malgré eux, malgré leur défense, peut-être cela les fera partir. » Les plus importants de ces sentiments de privation portent sur les satisfactions, les [p. 178] jouissances, car à chaque instant les sujets éprouvent le sentiment qu’on les empêche d’éprouver une jouissance, — nous en avons vu déjà bien des exemples. Il est bon de remarquer que c’est là un élément essentiel du sentiment de jalousie que nous avons étudié sous sa forme complexe.
Le mot vol de la pensée est un des termes le plus communément employés par les malades pour résumer un ensemble de ces privaions; je décris ce sentiment d’abord sous sa forme la plus générale avant d’arriver au sentiment de devinement qui en est une variété. Je rappelle en deux mots une de mes anciennes observations que j’ai publiée dans le second volume des Médications psychologiques(20). Une jeune fille de 26 ans, Simone, était dans un de ces états de déchéance et d’affaiblissement intellectuel que l’on peut considérer comme le début de la démence précoce, dans laquelle elle est maintenant bien plus avancée. Toujours mécontente, obsédée à propos de tout, facilement délirante, elle était surtout caractérisée par une sorte de timidité bourrue qui la rendait brutale et grossière. J’avais remarqué que l’on pouvait, avec de la patience, la calmer, la familiariser, obtenir des efforts d’attention et la relever au moins momentanément. Dans une séance de ce genre, j’avais obtenu un résultat remarquable : son visage laid, fermé, grimaçant s’était détendu et devenait presque agréable, elle écoutait, comprenait et répondait aimablement sans aucun délire. Elle parvenait même à exprimer des remarques assez fines et était toute fière de se sentir intelligente. A ce moment, la porte de chambre s’ouvrit brusquement, et la mère, qui était elle-même une grande névropathe, peu intelligente, se précipita en grande toilette : « Elle venait, disait-elle, demander si la chérie était bien guérie, si elle était capable de s’habiller pour venir au salon. » La chérie fit une figure longue d’une aune et reprit rapidement son mauvais visage ; elle détestait les surprises, elle comprenait très bien que sa mère était jalouse des confidences qu’elle faisait, elle sentait que sa mère l’humiliait par sa toilette, elle était furieuse, et immédiatement elle redevint grossière et délirante. A ce moment, elle se pencha vers moi et me glissa ces mots à l’oreille : « Cette fois, vous le voyez bien, ma mère vient encore de me voler [p. 179] ma pensée ». — A propos de cette observation, je décrivais plusieurs autres cas de ce genre.
L’observation de James, à laquelle je viens de faire allusion, présente à ce propos des faits bien caractéristiques ; voici dans quels termes je présentais l’observation de ce malade à la Société médico-psychologique (21) : Si vous veniez le voir dans un de ses bons jours, il en a souvent, vous trouveriez un grand garçon de 20 ans, bien constitué, bien portant, quoiqu’il ait peut-être quelques petits troubles de circulation, car il a souvent les mains et les pieds froids, un peu rouges et humides de sueur. S’il est bien disposé et surtout si vous êtes seul avec lui, il vous parlera bien en français ou en anglais et se montrera intelligent; il a du goût pour la musique qu’il connaît assez bien, il s’occupe d’histoire, mais exclusivement de l’histoire de Napoléon qu’il aime particulièrement. Il connaît un peu la littérature, mais ici aussi il est exclusif, car il ne s’intéresse réellement qu’à Shakespeare dont il sait par cœur de longs morceaux. Il a toujours eu un goût singulier pour la météorologie et il a accumulé les observations sur les variations de la température et du vent. Vous ne remarqueriez qu’une chose anormale, c’est son attitude : il ne vous parle que debout, appuyé contre la cheminée, contre un mur, surtout dans l’angle de deux murs, il vous suit constamment des yeux et il s’oppose absolument à ce que vous passiez derrière lui. Il sait bien, dit-il, que c’est tout à fait ridicule, c’est une habitude qui lui reste à la suite de crises douloureuses dans lesquelles il veut éviter de retomber.
Il a en effet des crises qui sont quelquefois terribles : à l’occasion de certaines circonstances sur lesquelles nous reviendrons, il devient sombre, inquiet, à propos d’un sentiment qu’il déclare lui-même complètement absurde et idiot, mais il vous supplie de le rassurer. « Est-ce que quelqu’un ou quelque chose n’a pas passé derrière son dos, est-ce que dans un moment de distraction il a mal surveillé ses derrières, est-ce qu’il a laissé cette personne pénétrer en lui surtout du côté gauche ? Est-ce que cette personne, ou cet animal, un chat par exemple, ou même cet objet, un fauteuil, la roue d’arrière d’une bicyclette n’est pas en lui, ne fait pas des ravages dans [p. 180] son corps ou dans son esprit ?… Est-ce que cette personne entrée en lui n’a pas pris sa pensée, sa volonté, sa personne, ne lui enlève pas les trois quarts de sa force, de sa volonté, ne lui prend pas ses idées, ne va pas le faire agir à sa guise, ne le remplace pas ?… En respirant fort, je l’ai avalé ; son odeur, son sang, sa mauvaiseté sont en moi, ils me prennent quelque chose, ils me prennent un fluide qui devrait être en moi et qui n’y est plus. »
Ces sentiments pendant la première partie de la crise se présentent comme des obsessions particulièrement tenaces, mais, au bout de quelques heures, ils donnent naissance à un véritable délire. James affirme qu’on est entré en lui, qu’on lui a pris sa pensée, son âme, qu’il doit à tout prix se défendre et se délivrer. Il crache par terre contre ses prétendus envahisseurs, il les accable d’injures et de menaces : « Ah ! si je pouvais les rencontrer, les voir face à face, il y aurait du sang, il y aurait du sang ! » C’est à ce. moment qu’il devient dangereux pour les personnes présentes, même pour sa mère qui essaie en vain de le calmer. Il veut échapper, fuir, et il organise des fugues qu’il est très difficile de prévenir. Il s’est déjà évadé de Vanves quatre fois malgré la surveillance. Cette crise dure en général vingt-quatre ou quarante-huit heures, pendant lesquelles il ne dort pas, puis, graduellement ou quelquefois même subitement, la crise se calme. Il regarde de tous lès côtés avec une sorte de joie et s’écrie : « Maman, c’est fini, il n’y a plus rien en moi, j’ai été bien bête de croire à ces stupidités », et il se remet à la musique comme si rien ne s’était passé. Mais, à la première occasion, la crise va recommencer, et, depuis quelque temps, les crises ont une tendance à devenir subintrantes, à se prolonger, plus ou moins mal terminées, pendant des périodes mauvaises de plusieurs semaines séparées par de bonnes semaines assez calmes.
J’ai insisté sur cette observation qui est typique. Les autres observations présentent le même sentiment de vol de la force psychologique d’une façon plus ou moins brutale et surtout moins isolée. Des malades se plaignent que, tout d’un coup ou continuellement, « on leur prend les idées, on les laisse sans idées, sans volonté, comme des stupides ». Cécile se plaint en ces termes de ses parents ou de ses amis : « G… est un cœur de pierre, il m’épuise dès qu’il arrive… Cette amie, elle m’a toujours tourmentée, et maintenant elle [p. 181] se pose sur moi, elle me prend ma pensée, elle m’épuise et me fait vieillir… Je suis envahie par le Chinois qui entre en moi, qui prend ma volonté… Il y a toujours des gens qui se mettent entre moi et les choses pour m’empêcher de les voir et de rien faire, pour me happer ma pensée. ». « Ces gens-là, dit Uf…, 45, m’ont pris ma personne et ma sensibilité, ce n’est plus moi, c’est eux qui lisent le journal… » « Ils m’enlèvent la jouissance des choses, dit une autre malade, ce n’est plus moi qui ai des relations avec mon mari, ils m’ont pris ma sensibilité… On mange pour moi, on dort pour moi. »
Le plus souvent, en effet, le vol psychologique est plus ou moins localisé à telle ou telle fonction : « On me vole mes mains… Je ne peux plus parler, on m’a volé ma parole… Ce n’est plus moi qui compte, les voix ont pris cela, elles comptent pour moi. J’espère que toutes ces bêtises vont cesser, je veux qu’on me rende mes facultés à moi qu’on m’a volées, ma vie réelle, ma vie à moi ! » Nous avons vu que Jenny se plaint de vols de nature plus délicate : « On me prend mon éducation, mon aisance, on me désaristocralise. » Ce vol de la pensée est l’un des sentiments d’emprise les plus caractéristiques de l’état mental du persécuté.
V
LES SENTIMENTS DE PÉNÉTRATION.
La pénétration de l’esprit était déjà manifeste dans l’observation de James, mais elle se mélangeait intimement avec le vol de la pensée ; cette pénétration peut être plus nette dans d’autres sentiments. J’ai déjà souvent insisté sur le sentiment de présence à propos des mystiques (22) ; on trouvera aussi une description remarquable de ce sentiment au même point de vue dans l’ouvrage de M. Leuba (23). Comme je l’ai déjà montré, ce sentiment n’est pas propre aux troubles du sentiment religieux et ne porte pas toujours sur la présence de Dieu : Madeleine a le sentiment de présence à propos de moi-même, à propos d’objets quand elle met un autel dans la salle. On constate [p. 182] ce sentiment à propos d’une foule de choses dans les phénomènes de l’influence hypnotique. Même quand il s’agit de Dieu, celui-ci est considéré comme un homme, et le trouble consiste d’une manière générale dans le sentiment de la présence d’un personnage humain dans l’endroit où se trouve le sujet, même quand il y est seul, quand aucun sens ne lui permet de percevoir ce personnage.
Ce sentiment est très fréquent dans le délire de persécution ou chez les sujets qui inclinent vers ce délire. On peut voir les débuts de ce sentiment chez Kate, f., 25, qui ne présente actuellement que des troubles gastro-intestinaux et des dépressions psychologiques plus ou moins graves. Quoiqu’elle se soit couchée bien tranquille, elle a au moment de s’endormir une impression pénible qui la réveille. Il lui semble qu’il y a quelqu’un dans la chambre où elle est et que cet individu passe et repasse devant son lit. Elle allume la lumière et constate qu’il n’y a personne ; dès qu’elle éteint et dès qu’elle se laisse aller aux débuts du sommeil, la même impression réapparaît. Il lui semble qu’on frappe à la porte, à tel point qu’elle dit : Entrez, et il n’entre personne. Il ne s’agit pas chez elle d’une gêne de pudeur, mais d’une inquiétude comme si ces personnes étaient plutôt hostiles. Cela se répète ainsi plusieurs fois par nuit avant qu’elle ne s’endorme définitivement, et il en est de même si elle se réveille quelques moments au cours de la nuit : « J’ai toujours à ce moment l’impression de gens désagréables dans la chambre qui respirent, qui chuchotent ». Je retrouve le même sentiment dans les mêmes conditions, dans le demi sommeil, chez Tyr , f., 43, qui a aussi des dispositions à ce délire.
Le sentiment de présence est plus caractéristique de la maladie de l’influence quand il se présente continuellement pendant la veille. Je reprendrai comme exemple l’observation de James en remontant un peu plus loin dans le cours de l’évolution. Il s’agit d’un jeune homme de vingt ans, d’origine étrangère, dont les antécédents familiaux sont mal connus. Il a présenté certainement dans sa première enfance des infections intestinales prolongées et des accidents méningitiques auxquels il a failli succomber; il est bien probable, comme on le verra plus tard, que ces maladies infectieuses de la première enfance ont joué un grand rôle dans l’évolution de la maladie mentale.
James fut au début un enfant intelligent et affectueux, très gâté [p. 183] par sa famille ; il était agité, désobéissant et menteur, car il ne supportait aucun frein, aucune discipline. Nous avons déjà signalé son énorme timidité et ses luttes désespérées pour éviter de se montrer dans un salon. Il présenta vers douze ou treize ans des troubles obsédants bizarres avec des manies de suivre et d’interroger les nuages, des peurs d’avoir fait du mal, d’être responsable de quelque crime : « La balle que j’ai lancée a-t-elle tué quelqu’un en retombant ? » Après des excès de masturbation, il commença à se plaindre de présences gênantes sans cesse autour de lui. Malgré son vif désir, il ne parvenait pas à se sentir seul dans sa chambre, il y était comme entouré d’êtres invisibles mais gênants. Il s’entêtait à ouvrir les armoires, les tiroirs, à regarder sous les meubles, sans parvenir à les voir, à les entendre, à les saisir. Pendant plusieurs mois, le trouble se borna à ce sentiment vague de présence sans aucune hallucination et au fond sans aucune explication délirante ; il avait simplement le sentiment « qu’ils étaient toujours là », sans pouvoir dire le moins du monde de qui il s’agissait.
On trouve chez beaucoup d’autres des sentiments analogues, quoiqu’ils soient rarement aussi simples. Clr., f., 39, se plaint que des gens rôdent constamment dans sa chambre. « Je ne sais pas qui cela peut être, c’est comme la présence de Dieu » ; mais ici cette présence n’est pas comme chez les mystiques réconfortante, elle est inquiétante et gênante. Gbk., f,. 34, raconte également qu’au début elle était gênée par une présence sans bruit autour d’elle, mais elle ne tarda pas à compliquer ce sentiment. Comme je viens de le faire remarquer à propos du sentiment d’imposition, ce sentiment de présence n’est pas toujours pris en mauvaise part, et Madeleine se réjouissait de cette présence continuelle de Dieu autour d’elle (24).
Ce sentiment ne tarde pas à se compliquer, et il se présente souvent sous une seconde forme qui semble plus claire, car elle paraît donner une explication à cette présence continuelle. Les malades se plaignent le plus souvent d’être continuellement regardés, observés, espionnés. James s’est mis rapidement à se plaindre d’être constamment surveillé par ces individus toujours présents : « Je ne vois personne dans [p. 184] la chambre, mais il doit y avoir un petit trou dans le plafond qu’on a dissimulé par de la peinture, il doit y avoir sur le toit quelqu’un qui me regarde par ce petit trou ». Nous rencontrons alors une foule de malades qui souffrent de cet espionnage continuel : « C’est assommant, disait Jenny, de ne plus avoir jamais un quant à soi, de ne plus pouvoir décemment faire sa toilette ou aller aux cabinets sans être observée par quelqu’un ». Heliett, f., 49, se plaint également que des gens l’épient constamment même quand elle est seule : « Je ne peux manger, ni dormir, ni me nettoyer tranquillement : c’est toujours comme si j’avais quelqu’un là qui me regarde quand je m’habille, qui voit mes jambes, je suis toujours gênée comme si on me regardait toute nue ; j’ai l’impression d’être une dame qui fait ses besoins en public. Que diable, on a quelquefois besoin d’être seule ! »
Le sentiment d’espionnage devient très facilement délirant : il s’agit bien vite de spirites qui font des trous dans les murs, de patrons qui font surveiller les sujets pour les prendre en flagrant ,délit et les renvoyer, etc. Nous avons déjà relaté les malheurs de la pauvre Suzanne, f., 66, qui raconte toute une histoire de miroirs rouges, grâce auxquels les voisins peuvent voir au travers de sept épaisseurs de rideaux et rire de son gros cul.
Une variante intéressante de ces troubles consiste dans l’attribution ‘de cette surveillance non plus à des invisibles, mais à » des personnes que l’on voit dans la rue : il y a un pas de plus vers le délire. Henri, h., 24, souffre au lycée parce que ses camarades le surveillent tout le temps : « Je le sais bien, ils font des gestes en me désignant, le professeur fait sans cesse des allusions à moi qui me tombent sur la tête ». « On me regarde partout, disent de nombreux malades, on me fait surveiller partout par une foule de gens… Qu’est-ce que vous avez à me regarder ? Dans la rue il y a toujours des gens qui me suivent, qui cherchent à savoir tout ce que je fais, qui causent entre eux en me regardant… J’ai donc un air pas naturel pour que l’on me surveille ainsi, et pourtant je ne fais rien de mal. » Nous arrivons enfin à ce sentiment si important qu’exprime si bien Uw., h., 47 : « C’est ennuyeux que tout le monde pense à moi, s’occupe de moi constamment ; je voudrais pouvoir rencontrer des gens qui pensent à autre chose qu’à moi ». On considère trop souvent ce sentiment [p. 185] d’intéresser tout le monde comme une expression de l’orgueil. Mais il ne s’agit pas là d’orgueil satisfait, et ces gens-là seraient au fond fort heureux de passer inaperçus. Ce sentiment de provoquer toujours l’intérêt me paraît dépendre des sentiments pathologiques précédents, de présence, d’espionnage, dont il n’est qu’une conséquence. Comme ils sentent que toute personne rencontrée les observe et les surveille, ils sentent en même temps que tous les individus possibles s’occupent d’eux, s’intéressent à eux.
Le vol de la pensée peut être pris dans un sens un peu différent : ce n’est pas la fonction de la pensée en elle-même qui est volée, ce qui est pris, volé par les persécuteurs, c’est une propriété particulière de la pensée, celle d’être intérieure, de pouvoir être conservée audedans de nous-mêmes, en secret, sans être communiquée aux autres. Le sujet sent que sa pensée, même quand il ne l’exprime pas au dehors, ne lui appartient plus exclusivement, que d’autres la connaissent en même temps que lui. C’est le devinement de la pensée souvent décrit par M. de Clérambault et sur lequel M. G. Heuyer a publié un article intéressant.
James, un peu plus tard, un an et demi au moins après le développement des crises précédemment décrites, a été tourmenté par un autre sentiment. Les femmes qu’il voyait quelquefois aux fenêtres des maisons voisines pouvaient plonger leur regard dans le jardin où il se promenait. Non seulement elles pouvaient espionner sa conduite, mais elles pouvaient plonger dans son âme, et elles savaient tout ce qu’il pensait, elles riaient s’il pensait à quelque chose de drôle ; il devait essayer de penser très vite pour les rendre incapables de le suivre. Un autre homme qui passait dans la rue et qui ne le voyait pas a su aussi tout ce qu’il pensait. « Si je pense des idées bêtes, et c’est bien mon droit, je ne veux pas que les autres les connaissent toujours et puissent s’en moquer. » — Il faudrait reprendre ici l’étude du pauvre Emile que j’ai déjà souvent décrit : ce pauvre garçon de 19 ans cherche en vain à cacher sa figure avec son chapeau, à tenir son mouchoir avec ses deux mains sur sa fac : « Il faut qu’il essaie de fermer sa tête, car tout le monde peut pénétrer dedans et [p. 186] peut lire des petites pensées ridicules qu’il ne veut pourtant pas communiquer à tout le monde ». Bien des malades parlent de même : « J’ai beau courir le monde, partout dans les pays les plus reculés je trouve des gens autour de moi qui sont informés de tout ce que je pense, qui s’amusent de mes sentiments, de mes déceptions, de mes souffrances… Je veux éprouver seule mes souffrances et mes joies, je n’entends pas qu’on se mêle de mon cœur, ce qu’ils font tous continuellement… Même quand je ne parle pas, tous les autres savent ce que je pense, même les oiseaux sont capables de le répéter. Comment cela serait-il possible s’ils n’avaient pas la faculté de pénétrer dans ma conscience et de lire dans mes pensées ? » Ce sentiment est si fréquent qu’il détermine même une attitude bien connue du malade devant le médecin, attitude classique qui sert même au diagnostic : « Pourquoi voulez-vous que je vous réponde, vous savez tout cela aussi bien que moi. »
Ce vol de la pensée par devinement peut porter sur des pensées encore mal formulées, à peine naissantes, sous forme de désirs vagues : « Ils savent avant moi que je vais avoir envie de sortir, que je vais avoir mal à la tête, quand je ne m’en doute pas… Si j’écris une lettre, ils savent d’avance ce que je vais y mettre mieux que je ne lésais moi-même… Je ne peux pas leur mentir, ils savent d’avance ce que j’ai en tête et ce que je désire, ce sont des trucs scientifiques impossibles à comprendre. » Ce sentiment se mêle au précédent sentiment d’espionnage : « J’ai vu moi-même dans le feuilleton d’un journal le compte-rendu de la façon dont je venais de passer la journée, des propos que j’avais tenus et de toutes mes pensées. »
M. Heuyer a fait remarquer que non seulement ces malades attribuent aux autres le pouvoir de pénétrer leur pensée, mais que souvent ils se croient également capables de pénétrer la pensée des autres (26). Cela est souvent juste : Heliett se vante de deviner aussi la pensée des autres ; il en est de même de James et d’Henri qui naïvement m’offrent de faire sur moi des expériences de transmission de pensées et qui s’étonnent quand ils n’arrivent pas du tout à deviner le mot que je pense. Ce caractère ne doit pas surprendre, car les sentiments sociaux ont toujours un aspect double, l’homme qui se sent haï [p. 187] également. Mais, je crois qu’il ne faut pas trop généraliser ce sentiment de deviner la pensée des autres, il n’est pas aussi fréquemment exprimé que le sentiment précédent d’être deviné. Il est souvent secondaire : si les hommes sont capables de deviner mes pensées, c’est que la transmission des pensées doit être une propriété générale, je dois deviner aussi : c’est, je crois, ce qui détermine les ‘expériences de James et de Henri sur moi. Le plus souvent le malade persécuté se sent pénétré, deviné et ne fait pas attention à la réciproque qu’il peut deviner les autres.
Nous arrivons à un sentiment qui a acquis quelque célébrité et qui est en lui-même fort curieux. M. de Clérambault a attiré l’attention sur lui en le présentant comme un fait fondamental sur lequel il voulait fonder l’interprétation de la maladie. Le mot écho de la pensée, qui n’est pas toujours fort juste, fait image, il indique une ^répétition des pensées du sujet à la manière d’un écho : le malade sent que quelqu’un d’étranger à lui répète la pensée qu’il vient d’avoir et qu’il n’a communiquée à personne : « J’ai une maladie comme personne n’en a, je suis écho… Oui, j’ai un écho en moi. » J’ai déjà été obligé plusieurs fois à propos des délires et à propos des hallucinations de décrire ce phénomène, je dois me borner ici à peu d’exemples.
| Cye, f., 43, est assez intéressante, car elle ne comprend guère son sentiment et ne l’interprète même pas comme les autres malades par le devinement perpétuel de sa pensée. Du sentiment de l’écho elle conclut qu’elle doit parler à son insu, tout en se disant l que ce n’est pas possible : « Il suffit que je pense tout bas, en ne murmurant rien, une sottise quelconque, pour qu’elle soit immédiatement répétée… Je serre les dents, je me bâillonne pour ne pas parler tout haut a mon insu, et on répète tout de même ; mon Dieu ! » sont-ils bêtes de s’occuper de ma personne et de reprendre toutes mes paroles. »
Comme nous l’avons déjà remarqué, les mots sont rarement répétés tels quels avec la même intonation comme par un véritable écho. Il y a le plus souvent une certaine transformation, il s’agit surtout d’une énonciation verbale de l’acte : « Elle se lève, elle dit [p. 188] son chapelet, elle va faire le lit du monsieur, elle fait pipi la grosse dame… » Puis, à renonciation, s’ajoutent des remarques, des commentaires, des réflexions critiques. Quand elle a répété les mots de Cye, la voix ajoute : « Elle ne guérira pas ; c’est par le nez qu’elle parle, que sa pensée sort ; elle a beau prendre des précautions, on entendra toujours tout ce qu’elle dit. »
Que la répétition soit totale ou qu’il y ait énonciation de l’acte et critiques, que cette répétition se présente sous forme d’hallucination extérieure ou de parole intérieure, l’essentiel est toujours le sentiment que cette répétition ne vient pas du sujet lui-même, mais qu’elle est imposée par un autre, le plus souvent avec une intention mauvaise de tourmenter, de ridiculiser.
Quand les voix ne se bornent pas à répéter, mais raillent, critiquent, font des objections, le sujet ne peut pas s’empêcher de se défendre et de protester, la discussion s’engage et l’esprit semble divisé en deux personnalités opposées. J’ai déjà bien souvent signalé ce sentiment de dédoublement chez les névropathes, il devient ici tout à fait prédominant. Damm, h., 26, dès le début, avant tout délire, se plaint de sentir comme si d’autres personnalités s’étaient matérialisées à sa place : « On dirait qu’ils se sont mis à manger et à boire à ma place, et j’ai perdu de plus en plus ma force, car ils me semblent l’avoir prise. » Uf., f., 45, qui ne fait pas de système pour expliquer ses troubles, qui ne délire pas précisément, se plaint de sentir toujours une partie d’elle-même qui se moque de l’autre, qui lui reproche ses maladresses et qui la tourne en ridicule : « Non seulement ils me prennent ma pensée et ils m’en privent, mais ils semblent s’en servir contre moi… Je n’ai donc plus rien à moi, ils ont pris une partie de mon âme et ils en mettent une autre à sa place. » James, quand il est dans ses crises, se fâche contre cet ennemi qui est entré en lui comme s’il était réellement une autre personne, il crache contre lui, il l’insulte, il le menace. « Il est trop lâche pour se montrer, ah ! si je le voyais, il y aurait du sang ! » Ernest, h., 45, se plaint que ses voix cherchent à le faire parler malgré sa résistance : c’est comme s’ils me disaient : « Tu [p. 189] parleras ou le Diable t’emportera », et il se bat contre ces voix comme contre un individu. « Il me semble, dit Voc., f., 17, que je dois tout le temps lutter contre quelque chose qui est en moi. Ce quelque chose que je ne connais pas veut m’empêcher de manger, de travailler, j’ai bien de la peine manger tout de même, qu’est-ce que c’est que ce quelque chose qui est si gênant ? » Nous arrivons à un sentiment de la division personnelle et aux soliloques pluripersonnels dont parlait M. Revault d’Allonnes (28).
Les expressions que nous trouvons sans cesse dans la bouche de Simone, f., 24, sont bien intéressantes, car elles expriment cette division de la personnalité sous une forme en quelque sorte corporelle, comme si la division s’appliquait au corps lui-même (je les ai déjà souvent signalées) : « Il s’est fait, dit-elle, un changement dans mon corps, certaines parties ont été substituées à d’autres. Une partie de mon poignet qui était à moi, qui m’était indispensable, est partie, elle a été remplacée par une de ces vieilles, crasseuses parties dont je ne veux pas, ça me dégoûte, j’ai bien peur qu’une autre partie de mon bras ne s’en aille aussi… Ma main, elle n’est pas tout à fait à moi, est-ce que ces types de grosses femmes dégoûtantes l’ont déjà prise ? (Test comme si leurs sales membres étaient venus à la place des miens, ce sont les pattes d’une autre, ce ne sont plus les pattes à moi… Il y a une bonne partie de mon corps qui n’est plus à moi, cela gêne mes mouvements, je me frictionne pour tâcher de me retrouver, pour que les parties de la grosse dame s ‘en aillent… Depuis ce changement dans mes mains, je ne peux plus supporter qu’on les touche, je ne sais pas pourquoi… Cela me donne une peau jaune et gluante, tandis que j’avais auparavant une peau blanche et ferme, ça m’agace… Ça m’est venu tout d’un coup, une nuit que je pensais trop à cette personne qui me dégoûtait, il m’a fallu faire un effort violent pour conserver à moi le reste de mon corps : il me semble qu’on se nourrit à mon détriment. » En disant cela, la malade rit et pleure à la fois, car elle sent que toute cela est bien bizarre : « Comme c’est bête tout ce que je dis, et pourtant je sens que c’est vrai, je voudrais tant reprendre les parties qui étaient à moi. » Dans d’autres cas ; les malades vont encore plus loin et ils [p. 190] finissent par se voir eux-mêmes en dehors de leur corps (29) : mais ce n’est là qu’une représentation imagée, le sentiment de dédoublement restant le phénomène essentiel.
De ces sentiments peu intelligibles pour la psychologie nous ne retenons que le sentiment d’une division presque corporelle de la personnalité et le sentiment d’une possession par d’autres de certaines portions de cette personnalité et même de certaines parties du corps. Vraiment ces malades parlent tout à fait comme nos anciennes hystériques, quand elles répètent : « Ma personne ancienne est bien diminuée, à côté d’elle il y en a trois autres bien insupportables qui accaparent les débris de moi-même » (Jenny). Ces malades rappellent le souvenir du personnage dont Taine emprunte la description à Baillarger et qui jouait à pair et impair avec un sous-préfet logé au-dedans de lui-même (30). On ne peut, en les écoutant, éviter de penser aux somnambules et aux médiums, et il n’est pas surprenant que plusieurs auteurs aient recommencé en parlant des persécutés nos anciennes études sur les actes automatiques, sur les fonctions dissociées et sur les personnalités-superposées.
Tels sont les principaux sentiments pathologiques que nous résumons sous le nom de sentiments d’emprise, car. ils sont toujours caractérisés par la prise de possession par un autre d’une partie des fonctions psychologiques du malade.
VI
LES SENTIMENTS D’EMPRISE ET LE DÉLIRE
Cette description des sentiments d’emprise et surtout le rôle que nous sommes disposés à leur attribuer dans l’évolution de la maladie sont exposés à une grave objection qui vient immédiatement à l’esprit. On peut placer cette objection sous le nom de M. H. Claude ainsi que le fait déjà M. Teulié (31).
Il n’y a vraiment pas une différence suffisante entre les prétendus sentiments d’emprise et les délires, surtout si on les rapproche des délires de persécution psychologique. Vous êtes obligé, pourrait-on [p.191] me dire, d’employer les mêmes mots pour décrire le sentiment d’espionnage et le délire d’espionnage au moyen d’un verre rouge inventé pendant la guerre. Les histoires de James envahi dans son dos par un personnage, voire par une roue de bicyclette qui lui enlèvent les trois quarts de sa force et de sa pensée sont-elles différentes de celles de Jenny qui a avalé dans sa soupe des poudres préparées par son mari et à qui ces poudres ont ravi sa force, sa pensée et même son aisance aristocratique ?
Au point de vue psychologique, les sentiments ne sont que des qualités, des tons de l’action qui peuvent s’appliquer à beaucoup d’actions différentes sans avoir eux-mêmes un objet précis : une promenade comme un repas peuvent être tristes ou gais. Il s’agit de régulations de l’action dont le grand caractère est d’être personnelles, internes, par opposition aux actes et aux idées qui en dérivent, lesquels sont précis et se rapportent à des objets ou à des personnages déterminés et extérieurs (32). Les sentiments d’imposition, de présence, de vol, d’écho sont-ils indépendants des objets comme la tristesse et la joie, ne contiennent-ils pas des allusions perpétuelles à des objets précis et extérieurs à des personnages qui sont présents, qui commandent, qui volent, qui répètent ? Ne peut-on pas dire, avec MM. Claude et Teulié, que le sentiment d’emprise du malade n’est pas un pur sentiment, que c’est déjà une idée, « une conséquence du délire en voie de développement » ? Nous avons dit, avec M. Séglas, que l’hallucination est déjà le délire, pourquoi ne pas dire de même que le sentiment de l’écho de la pensée est déjà un délire ?
Enfin, si les sentiments constitutifs du syndrome ne sont que des formes accidentelles du délire, comme le rôle des prêtres ou des électriciens, on ne peut plus les considérer comme des faits primitifs et simples qui seraient le terme de l’analyse psychologique : ils contiennent évidemment bien des notions du commandement, du vol, de la répétition, etc., qui sont d’autres faits psychologiques dont ils ne suppriment pas l’étude.
Cette dernière partie de la critique me paraît absolument pertinente et doit être acceptée complètement. Les sentiments d’emprise sont des phénomènes psychologiques très complexes, et il ne faut [p. 192] pas se figurer qu’après les avoir décrits, le psychologue a terminé son rôle et qu’il doit passer immédiatement à des interprétations anatomiques. Un anatomiste qui a disséqué dans un membre des muscles, des nerfs et des os, doit-il conclure que le rôle de l’anatomie est terminé et doit-il, pour avoir l’air plus scientifique, passer immédiatement à l’analyse chimique de l’albumine ? M. de Clérambault, après avoir décrit le sentiment de l’écho de la pensée, remarque justement que ce sentiment bizarre est peu étudié par les psychologues et qu’il est difficile à interpréter, mais il ajoute trop vite : »Toute idéologie restera impuissante à l’expliquer, c’est un phénomène nettement mécanique… C’est un résultat de la bifurcation d’un courant qui aboutirait à deux expressions séparées de la même idée (33). Malheureusement il n’est pas facile de savoir ce que M. de Clérambault appelle idéologie et explication idéogène. Entend-il par là une explication purement intellectuelle : le malade aurait imaginé comme une de ses persécutions la répétition monotone de ses pensées et il aurait l’écho de la pensée par une sorte de suggestion ? Dans ce cas, comme je viens de le dire, je suis d’accord avec lui : les malades ne savent pas ce que c’est que l’écho de la pensée avant de l’avoir senti et personne ne leur a fait une suggestion de ce genre. Il s’agit au début d’un sentiment d’abord assez vague qui ne sera que plus tard le point de départ d’une idée de persécution. Mais je ne puis admettre qu’une explication idéogénique de ce genre soit la seule explication psychologique possible. J’admets que les-sentiments d’emprise ne viennent pas d’en haut, qu’ils ne dépendent pas de la superstructure du délire, mais je ne suis pas convaincu qu’ils ne puissent pas être rattachés à des troubles psychologiques des fonctions inférieures. Il y a des phénomènes que l’on peut à la rigueur appeler mécaniques et qui sont encore psychologiques. Ces explications peuvent être difficiles aujourd’hui, parce que nous connaissons très mal ces fonctions psychologiques élémentaires, mais il faut essayer d’approfondir l’analyse qui peut-être nous fera mieux connaître ces fonctions elles-mêmes. L’analyse psychologique est loin d’être terminée avec les sentiments d’emprise, mais cela ne prouve pas qu’ elle n’ait pas fait en les décrivant un pas important. [p. 193]
Quant aux autres objections, je crois qu’il n’est pas impossible de leur répondre au moins en partie. Sans aucun doute les sentiments d’emprise présentent une grande analogie avec les délires, surtout avec les délires de persécution psychologique, et nous comptons même nous servir de cette analogie pour expliquer l’organisation du délire. Mais il faut observer d’abord que cette ressemblance est en partie artificielle, qu’elle est fort exagérée par notre langage et par celui des malades. Les véritables sentiments primitifs, vraiment personnels et subjectifs, sont inexprimables par le langage, parce que le langage est l’expression de la partie de l’action qui est commune à tous les hommes, de la partie primaire et objective de l’acte et non de sa partie personnelle qui n’intéresse guère les autres. Les malades ont eu très souvent des sentiments de malaise vague qu’ils ne peuvent pas nous faire comprendre et ils sont forcés de donner à leurs sentiments une forme intelligible en les rapprochant d’actions primaires objectives que nous connaissons tous. Ils sont forcés d’intellectualiser leurs sentiments, et l’intellectualisation consiste essentiellement à donner aux expressions des conduites une forme commune, analogue à celle qui peut exister aussi dans les actions des autres.
D’ailleurs ils le font le moins possible, quand ils n’ont encore que des sentiments d’emprise. Ils ne désignent pas nommément l’individu extérieur qui. agit sur eux, ils ne parlent pas des motifs de sa conduite, ni des moyens qu’il emploie. Ils aiment à employer la formule : « comme si, cela me semble ». C’est pour se faire comprendre que Heliett emploie cette comparaison bizarre : « Je suis gênée comme une dame qui ferait ses besoins en public. » L’observation de la crise de James est intéressante à ce point de vue, car, dans la première partie de la crise où il n’a que des sentiments d’emprise, il répète : « Je sens comme si quelqu’un était entré en moi, croyez-vous que quelqu’un, en entrant en moi, puisse me diminuer de cette façon ? » — et, dans la seconde, il précise en disant que c’est le coiffeur qui est entré dans son dos au moyen du fauteuil. C’est la seconde partie de la crise qui ressemble au délire de Jenny et non la première.
Les sentiments d’emprise sont déjà intellectualisés d’abord parce que le malade cherche à se faire comprendre et à se comprendre lui-même, et ensuite parce qu’il est abaissé, parce qu’il n’a plus le maniement des fonctions réfléchies où la distinction des [p. 194] sentiments internes, et des actions externes serait mieux précisée (34).
Les sentiments d’emprise sont devenus objectifs, parce qu’ils ne sont plus des sentiments, purs comme les quatre sentiments fondamentaux, de l’effort, de la fatigue, de la tristesse ou de la, joie. Il s’agit chez ces malades de ces sentiments primaires déjà mêlés à des actes, de sentiments-primaires qui jouent le rôle de régulateurs de l’action. Or. les actions qui interviennent ici sont des actions sociales, ayant comme telles des objets qui sont les-autres hommes, et elles donnent leur objet, aux sentiments d’emprise qui deviennent déjà des sentiments complexes.
Mais ce caractère de complexité incontestable ne met pas ses sentiments d’emprise immédiatement au niveau des: idées explicatives. Il faut nous habituer à la complexité des phénomènes psychologiques qui ne se rangent pas aisément dans nos classifications artificielles, et qui, prennent presque toujours malgré nous une position intermédiaire. Quand une femme comme Heliett éprouve continuellement un sentiment vague de gêne qu’elle a envie de comparer à celui d’une femme que l’on voit toute nue malgré les vêtements et malgré les sept épaisseurs de rideaux, elle en arrive vite à L’histoire de la bande de spirites qui, de l’appartement du dessous, lui envoient les rayons de la lampe éclairante et chauffante et qui s’exclament : « Comme elle a gros cul ! » Mais le sentiment d’être vue, d’être gênée comme si on la voyait nue est à mon avis un phénomène antérieur au délire et psychologiquement plus simple. Chez cette femme, il est évident qu’il y a eu des gènes de timidité sexuelle exagérée, au point, de craindre perpétuellement, qu’on ne la voie aux au binets, bien des années avant les histoires délirantes. Il me semble également, certain que James n’a pas de véritables délires en dehors des crises, ni même dans la première partie de la crise. Il ne donne jamais aucune interprétation de ses sentiments de présence ni de ses sentiments de pénétration. Il dit seulement qu’il éprouve des choses bizarres, qu’il a des peurs, il ne sait pas bien de quoi. Tout au plus pendant la première partie de la crise répète-t-il quand on l’interroge : « C’est comme s’il y avait quelqu’un, je sens comme si quelqu’un était entré en moi. » Évidemment il avance vers le délire, car [p. 195] dans les fortes crises il affirme : »Le coiffeur a enfoncé le fauteuil en moi… Quelqu’un a pris la moitié de moi-même. » Mais il ne persiste pas dans cette croyance, et, dès qu’il est calme, il dit : « Je sais bien que ce n’est pas possible… Mais je sentais quelqu’un ou quelque chose en moi qui me diminuait. » Le délire est si peu manifeste qu’il a été méconnu par tous ceux qui ont examiné ce malade et que j’ai étonné le médecin étranger qui venait le voir en lui disant que pour moi James était un paranoïaque au début du délire de persécution. On rencontre de même ces sentiments d’imposition ou de vol de la pensée chez des sujets qui n’évoluent pas du tout vers un délire systématisé. Simone qui se plaignait du vol de la pensée était une démente précoce et n’a jamais eu de délire de persécution.
Comme obvient de le-voir, cette antériorité logique s’accompagne souvent d’une antériorité chronologique. Si on étudie les débuts de la maladie autrement que par les racontars des malades délirants et de leurs familles, on observe des sentiments d’emprise accidentels et passagers bien avant qu’il ne soit question de délire. J’ai signalé le sentiment de présence chez Kate au moment de s’endormi : cette jeune fille présentait, à mon avis, des dispositions au délire de persécution, mais il serait absurde de dire qu’elle commençait à délirer. Henri, après une crise qui a été diagnostiquée par plusieurs médecins aliénistes comme une simple crise de mélancolie anxieuse, dans la période de convalescence, m’a exprimé plusieurs fois des sentiments de devinement de la pensée et des sentiments d’écho. Mais c’est tout, et depuis deux ans ces symptômes n’ont pas réapparu. Cela suffit pour que j’aie, des inquiétudes pour l’avenir, mais je ne peux pas dire que ces symptômes mêmes déjà complexes, et intellectualisés fussent du délire de persécution.
C’est pourquoi, malgré l’intérêt des critiques précédentes, je me range cette fois complètement du côté de M. de Clérambault qui a appliqué au délire de persécution la méthode que j’avais proposée autrefois pour l’interprétation des obsessions psychasthéniques et qui,,à la place des sentiments d’incomplétude, a proposé le groupe si intéressant des sentiments d’emprise comme un syndrome caractéristique (35).
Pierre Janet
Notes
(1) Cet article forme un chapitre d’un volume e ‘n préparation qui aura pour titre : Les délires d’influence et les sentiments sociaux. Le chapitre précédent étudiait l’explication de ce délire par l’automatisme des tendances.
(2) Rignano. Psychologie du raisonnement, 1920, p. 441.
(3) Rignano. Op. cit., p. 444-445.
(4) G. de Morsier. Le mécanisme des hallucinations. Annales médico-psychol., 1930, 11, p. 373.
(5) Séglas. Maladies mentales, 1896, p. 657-660:..
(6) Cf. les travaux de Vigouroux, de Marandon de Montyel, Gazette ces Hôpitaux, 5 juin 1900. –
(7) Dide et Guiraud. Précis ne psychiatrie.
(8) Cf : l’article de MM. Claude et Paul Schiff. Le délire d’interprétation a base affective de Kretschmer et ses rapports avec le syndrome d’action extérieure, L’Encéphale, mai 1928, p. 411.
(9) Cours sur l’évolution de la personnalité, 2e leçon, édit. Maloine, 1929.
(10) Cf. Obsessions et psychasthénie, 1903, I, p. 570.
(11) De l’angoisse à l’extase, 1926, I, p. 406.190
(12) Fénelon. De l’éducation des filles, chap. v.
(13) M. Proust. Sodome et Gomoprhe, II, xxx, p. 153.
(14) Névroses et idées fixes, 1898, I, p. 24.
(15) Névroses et idées fixes, 1898, I, p. 25 ; Obsessions et psychasthénie, 1903, 1,. p. 273, 677, II, p. 159, 178, 513, 524 ; De l’angoisse à l’extase, 1926, II, p. 77, 394 ; cf. Arnaud, in Traité de pathologie mentale de Ballet, 1909, p. 541 ; les nombreuses études de M. de Clérambault ; Minkowski, Le sentiment d’influence, Annales médico-psychol., février, 1927, p. 105 ; Ceillier, Recherches sur l’automatisme psychologique, L’Encéphale, 1927,89. 291.
(16) De l’angoisse à l’extase, 1906, 1, p. 432, 435.
(17) Obsessions et psych., I, p. 95.
(18) De l’angoisse à l’extase, I, p. 94.
(19) Médications psych., II, p. 274 ; III, p. 396.
(20) Médicat. psychol., II, p. 175-178.
(21) Annales médico-psychol., juillet 1928.-
(22) Angoisse et extase, I, p. 445 ; Cours sur la mémoire, 1928, p. 113.
(23) Leuba, Psychologie du mysticisme, 1925, p. 419.-
(24) Angoisse et extase, I, p. 445.
(25) G. Heuyer. Le devinement de la pensée, Ann. med-psych., novembre 1926 p. 340. [en ligne sur notre site]
(26) Heuyer, Op. cit., p. 232.
(27) Obsessions et psych., I, p. 312.
(28) Revault d’Allonnes. Ann. méd.-psych., décembre 1927, p. 417.
(29) Obsessions et psychasth., I, p. 815.
(30) Taine. L’Intelligence, II, p. 224.
(31) G. Teulié. Les rapports du langage néologique avec les idées délirantes, Thèse de Bordeaux, fl927, p. 152.
(32) De l’angoisse à l’extase, II, p. 10.
(33) G. de Clérambault.. Annales médico-psychol., février 1927, p. 219.
(34) Sur cette évolution et cette transformation des sentiments par les conduites intellectuelles, et par le langage, cf. De l’angoisse à l’extase, II. p..607-610.
(35) Cf. G. Heuyer. A propos de la critique de M. Ceillier, sur l’automatisme mental, L’Encéphale, juin 1927, p. 461.
LAISSER UN COMMENTAIRE