Pierre-François Fournier. Etymologie du mot sabbat, « réunion rituelle de sorciers ». Extrait de la « Bibliothèque de l’école des chartes », (Paris), tome 139, livraison 2, 1981, pp. 247-249.
Une très intéressante mise au point après la publication du passionnant ouvrage : Magie et sorcellerie. Essai historique, accompagné de documents concernant la magie et la Sorcellerie en Auvergne. Moulins, Editions Ipomée, 1979. 1 vol. in-8°, 453 p., 2 ffnch., frontispiceb.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 247]
ÉTYMOLOGIE DE SABBAT
« RÉUNION RITUELLE DE SORCIERS »
Dans un livre paru dans les derniers mois de 1979 (Magie et sorcellerie, essai historique, Moulins, Ipomée, in-4°, 458 p.) — où j’ai cherché à donner une idée générale de l’histoire de la croyance à la magie dégagée des accessoires (variés selon les temps et les lieux), qui la déguisent habituellement — j’ai proposé, en appendice, une étymologie de sabbat, terme usuel de nos jours pour désigner les réunions rituelles des sorciers et, par dérivation, un « tapage, grand bruit avec désordre ». Mais elle est fondée partiellement sur des documents dont j’ignorais alors qu’ils étaient faux. Elle a donc besoin de retouches. Tel est l’objet de la présente note.
Au préalable, une brève mise au point concernant les documents en question est nécessaire. L’inventeur de ces faux a été un écrivain fécond du siècle dernier, Étienne-Léon de Lamothe-Langon (1786-1864). Il a publié soixante cinq romans, seize mémoires de sa fabrication et une Histoire de l’Inquisition, qui ne vaut pas mieux (1829) (1). Ces forgeries ont trompé Hansen (2) et à sa suite d’autres historiens. A mon tour, je suis tombé dans le piège, ce qui m’a fait admettre l’existence de la croyance au sabbat des sorciers dès 1330 (p. 124).
L’hypothèse que les imaginaires assemblées des sorciers auraient été désignées de bonne heure sous le nom de la fête hebdomadaire des juifs a séduit par son apparente simplicité et parait avoir été admise généralement et sans difficulté par les étymologistes. Les choses n’ont pas été aussi simples et il y a lieu de distinguer selon les époques.
Au début du XIIIe siècle, les sorciers étaient, comme précédemment, poursuivis pour de prétendus maléfices magiques, qui leur étaient imputés. Les théologiens et les canonistes admettaient que cela exigeait des relations entretenues avec le Diable. Mais la notion de réunions rituelles et nocturnes, au cours desquelles les sorciers auraient adoré le Diable, n’existait pas encore.
Or, le terme sabat est attesté par l’adjectif dérivé sabateis, employé substantivement dans le poème La Vengeance Raguidel, composé, pense-t-on, au premier quart du XIIIe siècle : Gauvain et le Chevalier noir se battent avec tant de rage que les charpentiers posant les hourds d’un château « ne font pas un sabateis / com il demainnent par euls deus ». En fait, ce terme n’a pas de rapport [p. 248] avec le sabbat jour de repos sacré des juifs. Il a le sens de « grand bruit, tapage, et se réfère aux réunions d’hérétiques (en l’occurrence les « ensabatés », autrement dit les « ensavatés » , c’est-à-dire les vaudois), réputées désordonnées et tapageuses, par opposition avec celles du culte catholique (3).
Au cours du XIIIe siècle, les accusations portées contre les sorciers s’aggravèrent. Il ne fut plus question seulement de maléfices contre des personnes ou leurs biens. Ils furent accusés, en outre, de renier la foi et les sacrements catholiques, de pousser leurs relations avec le Diable jusqu’à l’adorer. Cela faisait d’eux des hérétiques. La première bulle pontificale autorisant les inquisiteurs à les traiter comme tels et à s’occuper des affaires de sorcellerie, pourvu qu’on y perçût une « saveur d’hérésie », date de 1258. Mais les textes d’alors ne font pas encore mention de réunions rituelles de sorciers.
Le pourchas des sorciers s’amplifia encore au XVe siècle, puis atteignit son maximum aux XVIe et XVIIe. On en vint à leur reprocher de tenir des réunions nocturnes, auxquelles ils se rendaient par la voie des airs et où ils préparaient et commettaient toutes sortes de crimes et d’impiétés, jusqu’à une messe à rebours. Dans les Quellen de Hansen, la plus ancienne mention d’une réunion de cette sorte est de 1438 (4). D’autres lui font suite en 1439, vers 1440, en 1443, vers 1450, en 1453, 1457-1459, 1458, 1460, vers 1460 (5). Puis cette accusation figure dans un très grand nombre de procès.
Des dénominations variées ont été en usage pour désigner cette sorte de réunions (voir l’index de Hansen) : par l’effet de l’habitude, courante au Moyen Age, d’employer presque indifféremment l’un pour l’autre des termes désignant des usages ou des’ rites des diverses religions ou sectes étrangères au catholicisme, synagogue et vauderie ont été parmi les plus employés. Exceptionnellement on trouve sabbat vers 1475 et en 1500 (6). Ce dernier terme est devenu plus tard le plus employé et il l’est de nos jours presque exclusivement. Mais, quand il apparaît, l’existence simultanée de son synonyme et concurrent synagogue suffirait à prouver que la référence se fait alors au sabbat des juifs. En tout cas, comme les sabats du XIIIe siècle, ceux des XV-XVIIe ont eu la même mauvaise réputation et le nom a servi encore pour exprimer l’idée de « tapage, grand bruit avec désordre » (7).
De quelque manière qu’on l’envisage, l’histoire du terme sabbat dans [p. 249] l’acception de « fête rituelle des sorciers » comprend donc deux phases. Mais le passage de l’une à l’autre a pu se produire de deux manières différentes, entre lesquelles il paraît difficile de choisir.
Si après le XIIIe siècle sabat avait survécu pour exprimer l’idée de « tapage », par référence à des réunions d’ensabatés (vaudois), ce dut être assez obscurément, car il n’est plus mentionné dans les dictionnaires jusqu’au XVe siècle, où on le retrouve chez Charles d’Orléans (après la retraite des Anglais hors du royaume de France, donc après 1450-1453) : « Resjoys toy, franc royaume de France / […] Et les Anglois menoient leur sabat / en grans pompes, baubans et tiranie. / Or a tourné Dieu ton dueil en esbat (8). » Mais alors il faudrait supposer qu’avec le temps la référence aurait glissé des chaussures des vaudois au jour de repos des juifs. Autrement dit, le terme aurait une double origine.
Si, au contraire, sabat avec référence aux réunions des ensabatés était totalement tombé en désuétude après le XIIIe siècle, il y aurait eu au XVe siècle une création nouvelle, avec pour seule base, cette fois, la référence au jour de repos des juifs.
Pierre-François FOURNIER.
NOTES
(1) Voir la notice de Th. Ruyssen dans La Grande Encyclopédie, t. XXI, s. d., p. 839; Richard Switzer, Étienne-Léon de Lamothe-Langon et le roman populaire français de 1800 à 1830, Toulouse, 1962 ; Norman Cohn, Europe’s inner demons, New York et Londres, 1975, p. 127-138, qui a prouvé la forgerie de Lamothe ; Richard Kiechefer, European witch trials, their foundations in popular and learned culture, Londres, 1976, p. IX, 16-18.
(2) Joseph Hansen, Quellen und Untersuchungen zur Geschichte des Hexenwahns und der Hexenoerfolgung im Mittelalter, Bonn, 1901.
(3) Aux références citées p. 249, ajouter : Du Cange, Vis sabatati, insabatati ; Raynouard, Lexique roman, Vis sabatat, ensabatat, essabatat ; Levy, Provenzalisches Supplement Wôrterbuch, Vo ensabatat.
(4) Pierre Vallin, du mandement de La Tour-du-Pin ; Hansen, op. cit., p. 459-466.
(5) 1439 : Hansen, p. 460-463. — Vers 1440 : Martin le Franc ; Hansen, p. 101. — 1443 :
Jean Marx L’Inquisition en Dauphiné, Paris, 1914, p. 222. — Vers 1450 : Hansen, p. 127. — 1453 : affaire Adeline; Hansen, p. 570. — 1457-1459 : Hansen, p. 570. — 1458 : Hansen, p. 134-140. —1460 : affaire d’Arras ; Mémoires de Jacques Du Clercq, éd. Buchon, Choix de chroniques et mémoires sur l’histoire de France (XVe siècle), Paris, 1838 (Panthéon littéraire), p. 138-142 ; cf. Hansen, p. 159-181. — Vers 1460 : en Lyonnais ; Hansen, p. 188- 190.
(6) Hansen, p. 227-230, 257.
(7). W. von Wartburg, Französieches etymologisches Wôrterbueh ; v° sabbatum, t. XI, p.3.
(8) Poésies, éd. Pierre Champion, Paris, 1923 (Les classiques français du Moyen Age, 34), t. l, p. 157, ballade 101, vers 2, 19-21.
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