Pierre DUFOUR. [Sur les incubes et les succubes] Extrait de « l’Histoire de la Prostitution chez tous les peuples du monde depuis l’antiquité la plus reculée jusqu’à nos jours, édition illustrée par 20 gravures sur acier, exécutées par les artistes les plus éminents » Paris, Séré, 1851-1853, 6 volumes. Tome cinquième, chp.XXV, pp.107-141.
Pierre DUFOUR. (Pseudonyme de Paul LACROIX Paul ou Bibliophile JACOB (1806-1884). Polygraphe, touche-à-tout d’une grande érudition, fondateur en 1830 du journal Le Gastronome.
Quelques publications:
— Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l’antiquité la plus reculée jusqu’à nos jours, Paris, Seré, 1851-1853.
— Œuvres complètes de François Villon, nouvelle édition revue, corrigée et mise en ordre avec des notes historiques et littéraires, par P. L. Jacob, Bibliophile, Paris, P. Jannet, 1854.
— Mœurs, usages et costumes au Moyen Âge et à l’époque de la Renaissance, 1871-1877.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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CHAPITRE XXV
Sommaire. — La Prostitution légale comparée, par un moraliste, aux « parties secrètes du corps social. » — Derniers vestiges et transformations de la Prostitution religieuse. —Le manichéisme, la vauderie et la sorcellerie. — Métamorphose diabolique de la Prostitution hospitalière. — Les incubes et les succubes remplacent les dieux lares et les demi-dieux agrestes. — Les Dusiens ou Druses des Gaulois. — Saint Augustin affirme et saint Jean Chrysostome nie. — Rêveries des rabbins juifs, adoptées par les docteurs de l’Église. — Adam et ses diablesses. — Multiplication surnaturelle des premiers hommes. — Variétés du cauchemar. — Opinion de Guibert de Nogent. — Sentiment du père Costadau. — Étymologie d’incube et de succube. — Le préfet Mummolus. —Les succubes de l’évêque Éparchius. — L’incube de la mère de Guibert de Nogent. — Le bâton et l’exorcisme de saint Bernard ; — Décision du pape Innocent VIII. — La vie ascétique prédisposait aux attentats des éphialtes. — Doctrine des casuistes sur les songes impurs. — Armelle Nicolas. — Angèle de Foligno. — Correspondance de sœur Gertrude avec Satan. — Le démon et les vierges. — Jeanne Hervillier, de Verberie. — Les incubes chaudes et les incubes froids. — Aveux de leurs victimes. — Puanteur du diable. — Enfants nés du démon. — Distinction entre l’incubisme [p. 108] er la sorcellerie. — Agrippa et Wier. — Les incubes et les succubes discutés en pleine Académie, au dix-septième siècle. — Leurs faits et gestes expliqués par la science et la raison.
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La Prostitution légale semblait avoir acquis tout son développement régulier et nécessaire : elle possédait son code, ses usages, ses coutumes, ses privilèges, ses suppôts et même sa langue. Elle vivait presque en bon accord, s’il est permis de parler ainsi, avec l’autorité ecclésiastique et civile; elle régnait pour ainsi dire, dans certaines rues, à certaines heures, moyennant certaines conditions de police urbaine ; elle faisait partie intégrante de l’organisation du corps social, et elle formait, suivant l’expression bizarre d’un vieil auteur, « les parties secrètes, que la pudeur conseille de cacher, mais ne retrancheroit pas sans tuer les bonnes mœurs, qui sont comme le chef et le cœur d’une nation décente. » Cependant à coté de cette Prostitution légale, avouée ou tolérée par le pouvoir politique, on retrouvait encore les traces, bien effacées, bien dégénérées, sans doute, de la Prostitution hospitalière et de la Prostitution religieuse, ces deux antiques compagnes du paganisme chez les peuples primitifs.
La Prostitution religieuse proprement dite persistait dans le culte traditionnel de quelques saints, auxquels la superstition populaire conservait les attributions obscènes de Pan, de Priape et des dieux lares ; mais ce n’étaient que de rares [p. 109] exceptions attachées à des pèlerinages mystérieux, à des chapelles étranges qui restaient païennes sous des noms chrétiens. Ces impudiques réminiscences de l’idolâtrie étaient comme enfouies au fond des campagnes, et aucun scandale n’en rejaillissait sur le glorieux manteau de l’Eglise catholique et romaine. La Prostitution religieuse avait pris ailleurs des allures plus effrontées, à l’aide des hérésies des Vaudois, et de la vauderie, quoique extirpée par le fer et par le feu, poussait çà et là des rejetons rabougris, qui ne portaient que des fruits impurs et qui tombaient bientôt dans les flammes du bûcher. Il ne sera pas sans intérêt de rechercher, dans les cendres éteintes de ces hérésies manichéennes et vaudoises, le principe vivace de la Prostitution religieuse.
Cette Prostitution s’était aussi perpétuée et enracinée dans une autre espèce d’hérésie, qui, sortie de la même source, avait pris un caractère tout différent de celui du manichéisme, et semblait s’être développée vers un but tout opposé. La sorcellerie, en instituant de culte des démons, n’avait pas manqué de s’emparer de la Prostitution, comme d’un puissant moyen d’action matérielle sur ses exécrables adeptes. Une dépravation inouïe avait imaginé cette [p. 110] Prostitution infernale, qui servait de lien invisible, entre les sorciers de tous âges et de tous les pays, et qui était l’âme de leurs infâmes assemblées.
Quant à la Prostitution hospitalière, cette sœur naïve et crédule de la Prostitution sacrée, elle se montrait encore de loin en loin dans le sanctuaire de la vie domestique : l’imagination déréglée et surexcitée en faisait, d’ordinaire tous les frais. C’était encore un reflet des croyances et des mystères du paganisme. Le commerce charnel des esprits avec les hommes et les femmes passait alors pour un fait incontestable ; et ce commerce maudit, que l’Eglise a compté longtemps parmi les plus graves symptômes de la possession diabolique, ouvrait la porte à des libertinages secrets. L’impudique superstition des incubes et des succubes avait son origine dans les habitudes de la Prostitution hospitalière, et les chrétiens des deux sexes se persuadaient avoir des rapports lubriques avec les démons et les anges qui participaient également de l’un et de l’autre sexe, de même que les païens cohabitaient avec leurs dieux lares, ou bien quelquefois entraient en communication directe avec les femmes, les satyres, les nymphes, les naïades et les demi-dieux agrestes.
Nous avons donc à examiner ce qu’était la Prostitution, au moyen âge, sous trois faces distinctes dans l’hérésie, dans la sorcellerie, dans la superstition des incubes et des succubes. [p. 111]
Ces démons, que les gaulois nommaient dusiens ou druses (drusii), exerçaient déjà leurs violences et leurs séductions nocturnes à l’époque où Saint augustin reconnaissait leur existence et leurs attentats en déclarant que c’eût été de l’impudence que de nier un fait si bien étable : Ut hoc negare impudentiæ videatur. Plusieurs Pères de l’Eglise cependant, entre autres saint Jean Chrysostome (Homélie 22 sur la Genèse), s’étaient inscrit en faux contre les actes de luxure qu’on prêtait aux démons incubes et succubes. Mais la religion hébraïque donnait à ces démons une origine contemporaine des premiers hommes, et l’Eglise chrétienne adopta l’opinion des rabbins dans l’interprétation du fameux chapitre de la Genèse où l’on voit les fils de Dieu prendre pour femmes les filles des hommes et procréer une race de géants. Les docteurs et les conciles, néanmoins, n’allèrent pas aussi loin que les interprètes juifs qui racontaient la légende des démons, comme si la chose s’était passé sous leurs yeux ; aussi, selon ces vénérables personnages, pendant cent trente ans qu’Adam s’abstint du commerce de sa femme, il vint des diablesses vers lui, qui en devinrent grosses, et qui accouchèrent de diables, d’esprits, de spectres nocturnes et de fantômes. » (Le Monde enchanté, par Balthazar Bekker ; Alsterdam, 1694, 4 vol. in-12, T. I, p. 162). Ces rabbins et les démonologues une fois engagés dans cette généalogie des démons de le nuit, ne [p. 112] s’arrêtèrent pas en si beau chemin : ils découvrirent que, si notre père Adam avait eu affaire à un incube, Eve s’était mise en relation charnelle avec incube, qui aurait ainsi travaillé perfidement à la multiplication du genre humain !
Quoi qu’il en soit de ces légendes du monde antédiluvien, l’existence des incubes et des succubes n’était contesté par personne, et ont leur attribuait tous les fâcheux effets du cauchemar ; car ces hôtes incommodes, qui visitaient les garçons et les filles pendant leur sommeil, n’en voulaient pas toujours à leur chasteté : ils venaient souvent auprès d’eux, en leur soufflant à l’oreille mille rêves insensés ; ou bien ils pesaient sur la poitrine du dormeur, qui se sentait étouffer, et qui s’éveillait enfin, plein d’épouvante, tremblant, et glacé de sueurs froides, au milieu des ténèbres. Mais, plus ordinairement, ce démon, tantôt mâle et tantôt femelle, quelquefois pourvu alternativement ou simultanément des deux sexes, s’acharnait sur la victime qu’il avait choisie et qu’un sommeil de plomb lui livrait sans défense. Fille ou garçon, le complice involontaire des plaisirs de l’esprit malin y perdait sa virginité et son innocence, sans connaître jamais l’être invisible dont il ne sentait que les hideuses caresses. A son Réveil, toutefois, il ne pouvait douter de l’impure oppression qu’il avait subie, lorsqu’il en constatait avec horreur les irrécusables témoignages qui souillaient sa couche. [p. 113]
Telle était l’opinion générale non-seulement du peuple, mais encore des hommes les plus éclairés et les plus éminents. « Partout, dit le pieux Guibert (de Nogent), dans les mémoires de sa vie (De vita sua,lib. I, c, 13), on cite mille exemples de démons qui se font aimer des femmes et s’introduisent dans leur lit. Si la décence nous le permettait, nous raconterions beaucoup de ces amours de démons, dont quelques-uns sont vraiment atroces dans le choix des tourments qu’ils font souffrir à ces pauvres créatures, tandis que d’autres se contentent d’assouvir leur lubricité ». Ces démons, en effet, étaient bien différents d’humeur et de caprice : les uns aimaient comme de véritables amants, auxquels ils s’appliquaient à rassembler de tout point ; les autres, moins novices peut-être ou plus pervers du moins, se portaient à d’incroyables excès de libertinage ; la plupart ne se distinguaient pas du commun des hommes dans les résultats de la passion ; mais quelques-uns justifiaient de leur nature supérieure, par des prodiges d’incontinence et de luxure.
La conduite des victimes envers ces oppresseurs ou éphialtes (έφιαλτης) nocturnes était également bien différente : celles-ci s’accoutumaient bientôt à l’approche du démon familier et vivaient en bon accord avec lui ; celles-là éprouvaient dans ce commerce damnable autant d’aversion pour elles-mêmes que pour leur tyran ; presque toutes, au reste, gardaient le silence sur ce qui se passait en ces [p. 114] unions sacrilèges, que l’Eglise frappait d’anathème en détournant les yeux. « Il ne resteroit plus qu’à montrer, disait le révérend père Alphonse Costadau en plein dix-septième siècle, comment les démons peuvent avoir ce commerce charnel avec des hommes et des femmes ; mais la matière est trop obscène pour l’exprimer en notre langue. » (Traité historique et critique des principaux signes qui servent à manifester les pensées ou le commerce des esprits ; Lyon, Bruyset, 1720, T. V, p. 137). Voilà pourquoi on était plus à l’aise en parlant latin sur le fait des incubes et des succubes.
Les écrits des théologiens, des philosophes, des médecins et des démonologies du moyen âge, sont remplis d’observations circonstanciées au sujet des incubes et des succubes, qui trouvaient bien peu d’incrédules, avant que la science eût expliqué naturellement tous leurs méfaits. Le christianisme avait accepté, pour le compte du diable et de ses suppôts, les actes détestables de violence et de séduction, que le paganisme, depuis la plus haute antiquité, attribuait à ses dieux subalternes et aux démons de la nuit. C’étaient, de la part des uns et des autres, les mêmes œuvres de Prostitution fantastiques ; mais les esprits invisibles qui s’en rendaient coupables n’étaient pas détestés par les païens, comme ils le furent par les chrétiens, à qui l’Eglise recommandait de se défendre sans cesse contre les pièges de l’enfer. Cependant, si l’opinion commune ne mettait pas [p. 115] en doute les horribles attentats que ces méchants esprits exerçaient contre l’espèce humaine pendant son sommeil, la philosophie avait nié hautement ces attentats, dès qu’elle s’était livrée à l’examen du fait et dès qu’elle eut constaté les phénomènes du cauchemar.
On appelait incube, incubus, le démon qui prenait la figure d’un homme pour avoir commerce avec une femme endormie ou éveillée. Ce nom dérive du verbe latin incubare, qui signifie être couché sur quelqu’un. Les Grecs nommaient l’incube έφιαλτης, démon sauteur ou insulteur (insultor), qui se rue sur quelqu’un. Dans un vieux glossaire manuscrit, cité par Ducange, le mot incuba ou surgesseur est accompagné de cette définition : « incubi vel incubones, une manière de diables qui solent gesir aux femes » Ducange emprunte encore, aux Gloses (Glossæ) manuscrites pour l’intelligence des ouvrages médicaux d’Alexandre de Tralles, un passage qui prouve que les savants confondaient autrefois, sous la dénomination d’incube, le démon du cauchemar et la souffrance qu’il causait au dormeur : « Incubus, est passio in quâ dormientes suffocari et à daemonibus opprimi videntur. » l’étymologie de succube, en latin succubus, ne diffère de celle d’incube, que par la différence du rôle que jouait le démon changé en femme. Nous croyons qu’on a dû dire succubare pour cubare sub, être couché sous quelqu’un. Toutefois Ducange n’a point admis ce mot-là et son dérivé dans son [p. 116] Glossaire, où les écrivains de la basse latinité auraient pu amplement combler cette lacune.
Les succubes, il est vrai, sont plus rare que les incubes, dans les relations du moyen âge ; mais ces derniers, en dépit des exorcismes et de la pénalité ecclésiastique, ne laissaient pas reposer les femmes et les filles de nos aïeux. Après avoir fait des miracles dans la légende des saints, ils viennent étaler leurs infamies en pleine histoire. Grégoire de Tours nous raconte la mort du préfet Mummolus (liv.VI), qui envoyait des démons obscènes aux dames gauloises qu’il voulait damner. Le même chroniqueur nous fait entendre que Satan lui-même ne dédaignait pas l’occasion, de se donner ce passe-temps. Un saint évêque d’Auvergne, nommé Eparchius, s’éveille, une nuit, avec l’idée d’aller prier dans son église ; il se lève, pour s’y rendre ; il trouve la basilique éclairée d’une lumière infernale et toute remplie de démons qui commettent des abominations en face de l’autel ; il voit, assis dans sa chaire épiscopale, Satan, en habits de femme, présidant à ces mystères d’iniquité : « Infâme courtisane! lui crie-t-il, tu ne te contentes pas d’infecter tout de tes profanations; tu viens souiller le siège consacré à Dieu, en y posant ton corps dégoûtant. Retire-toi de la maison de Die ! — Puisque tu me donnes le nom de courtisane, reprend le prince des démons, je te tendrai beaucoup d’embûches, en t’enflammant d’amour pour les femmes. » Satan s’évanouit en [p. 117] fumée, amis il tint parole et fit éprouver à Eparchius toutes les tortures de la concupiscence charnelle. (Grégoire de Tours, liv. II, ch. 21).
Un historien aussi grave que Grégoire de Tours, Guibert de Nogent, racontait avec la même bonne fois, cinq siècles plus tard, les insultes que sa mère avait eues à subir de la part des incubes, que la beauté de cette sainte femme attirait sans cesse autour d’elle. Une nuit, pendant une douloureuse insomnie où elle baignait sa couche de ses larmes, « le démon, selon sa coutume d’assaillir les cœurs déchirés par la tristesse, vint tout à coup s’offrir à ses yeux, que ne fermait pas le sommeil, et l’oppressa presque jusqu’à la mort, d’un poids étouffant. » La pauvre femme ne pouvait plus ni remuer, ni se plaindre, ni respirer ; mais elle implorait intérieurement le secours divin, qui ne lui manqua pas. Son bon ange se tenait justement au chevet de son lit ; il s’écria d’une voix douce et suppliante : « Sainte marie, aide-nous ! » et il s’élança sur le démon incube, pour le forcer de quitter la place. Celui-ci se dressa sur ses pieds, et voulut résister à cette attaque inattendue ; mais l’ange le renversa sur le plancher avec un tel fracas, que sa chute ébranla toute la maison. Les servantes se réveillèrent en sursaut et coururent au lit de leur maîtresse, qui, pâle, tremblante, à demi morte de peur, leur apprit de danger qu’elle avait affronté, et dont elle portait les marques. (Guibert, De vita sua,lib. I, cap. 13). [p. 118]
Les bons anges n’étaient pas toujours là pour venir en aide à la faiblesse des femmes, et le diable avait alors l’avantage. Mais l’Eglise pouvait encore lui ravir sa proie, témoin l’exorcisme mémorable dont il est question dans la vie de saint Bernard, écrite peu de temps après sa mort. Une femme de Nantes avait commerce avec un démon qui la visitait toutes les nuits, lorsqu’elle était couchée avec son mari ; celui-ci ne se réveillait jamais. Au bout de six ans de cette affreuse cohabitation, la pêcheresse, qui ne s’en était jamais vantée, avoua tout à son confesseur et ensuite à son mari, qui eut horreur d’elle et la quitta. Le démon incube resta seul possesseur de sa victime. Cette malheureuse sut, de la bouche même de son abominable amant, que l’illustre saint Bernard [p. 119] se rendit à la cathédrale avec les évêques de Nantes et de Chartres ; une foule immense était accourue, pour recevoir sa bénédiction ; il fit distribuer des cierges allumés à tous les assistants, et il leur raconta la déplorable histoire de la femme vouée aux plaisirs du diable; ensuite il exorcisa le mauvais esprit, et lui défendit, par l’autorité de Jésus-Christ, de tourmenter jamais cette femme ni aucune autre. Après l’exorcisme, il ordonna que tous les cierges fussent éteints à la fois, et la puissance du démon incube s’éteignit en même temps.
Si saint Bernard ne doutait pas de la réalité du commerce exécrable des succubes avec les femmes, on ne saurait se scandaliser de ce que saint Thomas d’Aquin se soit longuement occupé de ces audacieux démons, dans sa Summa theologiæ (quæstio L I, art.3). L’autorité de ces deux grands saints était bien suffisante pour excuser les malheureuses qui croyaient servir, malgré elles, à cette étrange prostitution, et qui ne possédaient plus, en guise de talisman préservatif, le bâton de saint Bernard. Rien n’était plus fréquent que des révélations de ce genre, dans le tribunal de la confession, et le confesseur tirait de ses pénitentes la conviction du fait qu’il combattait, trop souvent inutilement, par des prières et des exorcismes. Le pape Innocent VIII ne se montrait donc pas plus superstitieux que ses contemporains, lorsqu’il reconnaissait en ces termes, dans une lettre apostolique, l’existence des incubes et des succubes : [p. 120] « Non sine ingenti molestiâ ad nostrum pervenit auditum complures utriusque sexus personas, propriæ salutis immemores et a fide catholica deviantes, dæmonibus incubi et succubi abuti ». Ce n’était pas seulement la confession religieuse qui avait dévoilé les mystères de l’incubisme et du succubisme ; c’étaient surtout les aveux forcés ou involontaires, que l’inquisition arrachait aux accusés, dans les innombrables procès de sorcellerie, qui hérissèrent de potences et de bûchers tous les pays de l’Europe.
L’imagination avait toujours été seule coupable de toutes les œuvres nocturnes qu’on imputait au démon ; mais, suivant la croyance des anciens, on était persuadé que les ténèbres appartenaient aux esprits infernaux, et que le sommeil des hommes se trouvait ainsi exposé à la malice de ces artisans du pêché. On les accusa donc d’employer les songes à la tentation des pêcheurs endormis. « Principalement, dit le savant Antonio de Torquemada, le diable tasche de faire cheoir le dormeur au pêché de luxure, le faisant songer en plaisirs charnels, jusque-là qu’il l’empestre de pollutions, de mani[1]ère que, nous plaisans en icelles, depuis que nous sommes resveillez, elles sont cause de nous faire pescher mortellement. » (Voy. l’Hexameron, traduit de l’espagnol par Gabriel Chappuys (Rouen, Romain de Beauvais, 1610, in-16.) Bayle, dans sa Réponse aux Questions d’un provincial, rapporte, à ce sujet, la doctrine des casuistes touchant les songes qu’on [p. 121] a mis longtemps sur le compte des incubes et de succubes : « Les plus relâchez conviennent qu’on est obligé de prier Dieu de nous délivrer des songes impurs ; que si l’on a fait des choses pendant la veille que l’on sache propres à exciter les impuretez en dormant; que si l’on n’a point regret le lendemain de s’être plu à ces songes, et que si l’on se sert d’artifice pour les faire parvenir, on pêche. » (Œuvres de Bayle, T. III, p. 563).
On peut dire, en quelque sorte, que les incubes et les succubes sont nés dans les couvents d’hommes et de femmes, car la vie ascétique prédispose merveilleusement l’esprit et le corps à cette Prostitution involontaire qui se réalise en songe, et que le mysticisme regarde comme l’œuvre des démons nocturnes. « Les religieuses dévotes, dit Bayle, attribuent à la malice de Satan les mauvaises pensées qui leur viennent ; et si elles remarquent une sorte d’opiniâtreté dans leurs sensations, elles s’imaginent qu’il les persécute de plus près, qu’il les obsède, et enfin qu’il s’empare de leur corps. » La biographie de plusieurs de ces saintes martyres de leurs propres sens nous fait connaître les épreuves qu’elles avaient à traverser, pour garder leur pureté et pour échapper aux violences ou aux séductions des mauvais anges. Une religieuse de Sainte-Ursuline, de la communauté de Vannes, nommée Armelle Nicolas ; « pauvre fille idiote, paysanne de naissance et servante de [p. 122] condition, » ainsi que la qualifie son historien, nous offre un des derniers exemples de l’empire que le diable pouvait exercer à la fois sur le moral et le physique de ces recluses ignorantes, crédules et passionnées. Cette Armelle, qui vécut à la fin du dix-septième siècle, avait commencé par s’exalter dans les ardeurs de l’amour divin, avant de se trouver aux prises avec les incubes : « Il lui sembloit, dit l’auteur de l’Ecole du pur amour de Dieu, ouverte aux sçavants et aux ignorants (p. 34, de la nouvelle édit. Cologne, 1704, on-12), être toujours dans la compagnie des démons, qui la provoquoient incessamment à se donner et livrer à eux. Pendant cinq ou six mois que dura le fort du combat, il lui étoit comme impossible de dormir la nuit, à cause des spectres épouvantables dont les diables la travailloient, prenant diverses figures horribles de monstres. » C’était placer le remède à côté du mal ; et la pauvre religieuse ne se sentait que plus forte pour résister à ces hideux tentateurs, qui, au lieu de prendre des masques plus agréables afin de réussir par la persuasion auprès d’elle, s’indignaient de ses refus et la maltraitaient cruellement.
Une autre mystique, Angèle de Foligno, dont Martin Del Rio a décrit les tentations diaboliques, dans ses Disquisitiones magicae (lib.II, sect.24), avait aussi affaire à des démons grossiers qui la battaient sans pitié après lui avoir inspiré de mauvais désirs qu’ils ne parvenaient pas à utiliser au [p. 123] profit de leur damnable sensualité. Il n’avait dans tout son corps aucune parie qui ne fût lésée par le fait des incubes, en sorte qu’elle ne pouvait ni bouger, ni se lever se son lit. « Non est in me membrum, disait-elle, quod non sit percussum, tortum et poenatum a dæmonibus, et semper sum infirma, et semper stupefacta, et plena doloribus in omnibus membris meis. » Les incubes n’en venaient pourtant pas à leurs fins, quoiqu’ils ne cessassent ni jour ni nuit de la mettre à mal. Or, suivant les démonologues les mieux renseignés, un démon, qui se destinait au rôle d’incube, prenait la forme d’un petit homme noir et velu, mais conservait cependant quelque chose de la nature des géants, comme un glorieux attribut de son origine paternelle. On trouve, dans les interrogatoires d’un grand nombre de procès de sorcellerie, la preuve de ces énormités, qui n’existaient sans doute que dans l’imagination des patientes.
Ce commerce disparate avec un incube se régularisait quelquefois, et la malheureuse, qui le subissait contre son gré ou qui même s’y accoutumait par un accommodement de libertinage, restait ainsi au pouvoir du démon pendant des années entières. Elles finissait alors par supporter patiemment cette étrange servitude et par y prendre goût. On cite plus d’une possédée, qui avait de l’amour pour le diable et qui correspondait avec lui. Jean Wier raconte que, de son temps, une jeune religieuse, nommée Gertrude [p. 124] âgée de quatorze ans, couchait toutes les nuits avec Satan en personne, et Satan s’était fait aimer d’elle à ce point qu’elle lui écrivait dans les termes les plus tendres et les plus passionnés. Dans une descente de justice qui fut faite à l’abbaye de Nazareth, près de Cologne, où cette religieuse avait introduit son galant infernal, on découvrit, le 25 mars 1565, dans sa cellule, une lettre d’amour, adressée à Satan, et cette lettre était remplie des affreux détails de leurs débauches nocturnes. On n’était pas d’accord, au reste, sur la nature des goûts licencieux que l’on prêtait aux incubes, et la controverse démonologique se donnait amplement carrière à cet égard. le célèbre de Lancre assure que les démons ne se compromettent pas avec les vierges ; Bodin dit positivement le contraire ; Martin Del Rio assure que les démons ont horreur de la sodomie et de la bestialité ; Priéras les regarde comme les premiers inventeurs de ces infâmes pratiques. Cette divergence d’opinions, sur le degré de perversité qu’on attribuait à l’esprit malin, prouve seulement plus ou moins de dépravation chez les casuistes qui s’occupaient de ces questions délicates. Nous devons les effleurer à regret dans ce chapitre, consacré, pour ainsi dire, à la Prostitution diabolique. Nous ne cherchons pas cependant à définir l’espèce d’impossibilité qui s’opposait au commerce du démon avec une vierge. De Lancre, dans son Tableau de l’inconstance des mauvais anges [p. 125] et démons (page 218) rapporte qu’une vieille fille qui avait dit « que le diable n’a guères accoustumé d’avoir accointance avec les vierges, parce qu’il ne pourroit commettre adultère avec elles : aussi, il attend qu’elles soient mariées. » C’était là, de la part du diable, un raffinement de malice ; car il ne jugeait pas que ce fût un assez grand pêché que de corrompre une vierge, il se réservait pour l’adultère. Cependant dans d’autres endroits de son livre (pages 134, 224, et 225), de Lancre nous laisse entendre que le diable avait compassion de la faiblesse des pucelles plutôt que de leur innocence. « Si je ne craignais de salir votre imagination, dit l’abbé Bordelon, dans sa curieuse Histoire des Imaginations de M. Oufle, je vous rapporterais ici ce que les démonographes racontent des douleurs que souffrent les femmes, quand elles ont habitude avec les diables, et pourquoi elles souffrent ces douleurs. »
Il paraît démontré cependant, que les aveux d’une foule de sorcières et de possédées qui prétendaient avoir eu « copulation charnelle » avec le diable, dès l’âge de dix et douze ans, que le tentateur n’attendait pas toujours que ses victimes fussent en état de la défloration, pour les approcher. Les démonographes, sans entrer dans les détails spéciaux à l’égard de la déploration des vierges par le fait des incubes, signalent beaucoup de ces infortunées qui ont connu le diable avant l’âge de la puberté. Il faut remarquer, toutefois, que c’étaient, la plupart, des filles de [p. 126] sorcières, et qu’elles avaient été vouées au démon et à ses œuvres, en naissant. Jeanne Hervillier, de Verberie, près de Compiègne, qui fut condamnée, comme l’avait été sa mère, à être brûlée vive, par arrêt du parlement de Paris, confessa que sa mère l’avait présentée au diable, « en forme d’un grand homme noir et vestu de noir, botté, esperonné, avec une espée au costé et un cheval noir à la porte ». Jeanne Hervillier avait alors douze ans, et, depuis le jour de cette présentation, le diable « coucha charnellement avecques elle, en la mesme sorte et manière que le font les hommes avecques les femmes, hormis que la semence estoit froide. Cela, dit-elle, continua tous les huit ou quinze jours, mesmes icelle estant couchée près de son mary, sans qu’il s’en apperceut. » C’est Bodin qui a consigné le fait dans sa Démonomanie.
Deux ou trois faits du même genre, recueillis aussi par Bodin, indiqueraient que certains incubes, plus experts ou plus dépravés que les autres, étaient jaloux des privilèges ordinaires du nouveau marié. En 1545, l’abbesse d’un monastère d’Espagne, Madeleine de la Croix, alla se jeter aux pieds du pape Paul III et lui demanda l’absolution, et avouant que, dès l’âge de douze ans, elle avait sacrifié son honneur à son malin esprit « en forme d’un More noir », et qu’elle avait continué pendant trente ans ce commerce exécrable. « J’ay opinion, ajoute Bodin, qu’elle estoit dédiée à Satan par ses parents, dès le ventre de sa [p. 127] mère, car elle confessa que dès l’âge de six ans Satan luy apparut, qui est l’âge de puberté aux filles. » Une autre demoiselle espagnole, qui avait été déflorée par le démon à l’âge de dix-huit ans, ne voulut pas se repentir de ce qu’elle avait fait, et fut brûlée en auto-dafé.
On reconnaissait implicitement deux espèces d’incubes, les froids et les chauds. Antoine de Torquemada explique d’une façon singulière, d’après Psellus et Mérula, l’invasion de certains diables froids dans le corps de l’homme. « Combien que les diables soient ennemis des hommes, dit-il dans son Hexameron, ils n’entrent pas tant en leur corps avec une volonté de leur faire mal, que pour le désir d’une chaleur vivifiante ; car ces diables sont de ceux qui habitent en lieux très-profonds et froids, où le froid est tant pur, qu’il est exempt d’humidité, et pour cette cause, ils désirent les lieux chauds et humides. » Quoi qu’il en soit, lorsqu’un diable avait pénétré dans un corps humain ou qu’il se tenait seulement aux alentours, il révélait sa présence par l’incroyable chaleur qu’il causait à toutes les parties qui pouvaient être en contact avec lui. Ainsi, sainte Angèle de Foligno, qui avait à se garantir sans cesse des sollicitations du diable, ressentait, à son approche, un tel feu dans les organes de la génération, qu’elle était forcée d’y appliquer un fer brûlant, pour éteindre l’incendie qui s’y développait sous l’influence de la lubricité [p. 128] infernale. Voici comment elle racontait la chose : Nam in locis verecundis est tantum ignis, quod consuevi apponere ignem materialem ad exstinhuendum ignem concupiscentiae. (Voy. Disquis. Magicae de Martin Del Rio, lib., II, sect. 24).
Malgré l’embrasement interne ou externe que les incubes chauds apportaient avec eux dans la cohabitation nocturne, leur principe algide se faisait toujours sentir d’une manière ou d’autre dans l’acte même de leur honteuse obsession. Bodin, après avoir mentionné le sentiment de froid et d’horreur qu’éprouvaient, au milieu de leurs hideux transports, les possédées du démon, constate que « telles copulations ne sont pas illusions ni maladies, » et affirme qu’elles ne diffèrent pas des rapports sexuels ordinaires, « hormis que la semence est froide ». Il donne un extrait des interrogatoires que subirent en présence de maître Adrien de Fer, lieutenant général de Laon, les sorcières de Longni, qui furent condamnées au feu pour avoir eu commerce avec les incubes. Marguerite Brémont, femme de Noël de Lavaret, avoua qu’elle avait été conduite, un soir, par sa propre mère, dans un pré où se tenait une assemblée de sorcières : « Se trouvèrent en ce lieu six diables qui estoient en forme humaine, mais fort hideux à voir, etc. Après la danse finie, les diables se couchèrent avecques elles et eurent leur compagnie ; et l’un deux, qui l’avoit menée danser, la print et la baisa par deux fois et habita [p. 129] avecques elle l’espace de plus de demie heure, mais délaissa aller sa semence bien froide. Jeanne Guillemin se rapporte au dire de celle-cy, et dit qu’ils furent bien demie heure ensemble, et qu’il lâcha de la semence bien froide. » (Voy. la Démonomanie des sorciers, liv., II, ch. 7).
Jean Bodin remarque une circonstance tout à fait analogue dans le procès de la sorcière de Bièvre, qui fut instruit et jugé en 1556, dans la justice du seigneur de la Boue, bailli de vermandois. Cette sorcière « confessa que Satan (qu’elle appelait son compagnon) avoit sa compagnie ordinairement, et qu’elle sentoit sa semence froide. »
Les historiens de la sorcellerie et les jurisconsultes ne se bornent pas à enregistrer cette étrange particularité, ils en recherchaient la cause, et ils imaginaient l’avoir devinée, en s’appuyant de l’autorité de saint Thomas d’Aquin. « Les uns, dit le naïf et féroce Bodin, tiennent que les démons hyphialtes ou succubes reçoivent la semence des hommes et s’en servent avec les femmes en démons éphialtes ou incubes, comme dit Thomas d’Aquin, chose qui semble incroyable. », Bodin, qui ne s’étonne de rien dans les plus sinistres arcanes de la démonomanie, trouve l’explication de ce phénomène diabolique dans un verset de la Bible, devant lequel les commentateurs sont restés muets et confondus : « Et peut-estre que le passage de la Loi de dieu qui dit : Maudit soit celuy qui donnera de sa semence à Moloch, [p. 130] se peut entendre de ceux-cy. (Voy. p. 87 du t. Ier de cette Histoire).
Ce n’était pas là, d’ailleurs, le seul caractère distinctif de la possession des démons qui exhalait de tous ses membres (de là l’origine d’une locution proverbiale encore usitée : puer comme le diable) se communiquait presque immédiatement aux hommes et aux femmes qu’il visitait. Ceux-ci devenaient puants à leur tour, et on les reconnaissait surtout à l’infection de leur haleine. Bodin dit, d’après Cardan, « que les esprits malings sont puants, et le lieu puant, où ils fréquentes, et croy que de là vient que les anciens ont appelé les sorcières fœntes et les Gascons fetilleres, pour la puanteur d’icelles, qui vient, comme je croy, de la copulation des diables. » Tous les démonographes conviennent de cette horrible puanteur, qui signalait d’ordinaire le passage du diable, et qui sortait de la bouche des possédés : « On peut juger, dit-il, que les femmes, qui de leur naturel ont l’haleine douce beaucoup plus que les hommes, par l’accointance de Satan en deviennent hideuses, mornes, laides et puantes outre leur naturel. »
Ce n’est pas tout : le commerce abominable des incube produisait quelquefois des fruits monstrueux, et le démon se complaisait à introduire ainsi sa progéniture dans la race humaine. On expliquait de la sorte toutes les aberrations de la nature dans les œuvres de la génération. Les monstres avaient alors leur raison [p.131] d’être. « Sprenger écrit que les Alemans (qui ont plus d’expérience des sorciers, pour en avoir eu de toute ancienneté et en plus grand nombre qu’es autres pays) tiennent que, de telle copulation, il en vient quelquefois des enfants qu’ils appellent Wechsel-Kind ou enfans changez, qui sont beaucoup plus pesans que les autres, et sont toujours maigres, et tariroient trois nourrices, sans engraisser » (Voy. la Démonomanie des sorciers, liv., II, ch. 7). « Luther, dans ses Colloques, reconnait la vérité du fait, avec d’autant plus de désintéressement, qu’on l’accusait lui-même d’être un de ces enfants du diable, que le bas peuple de l’Ile-de-France appelait champis, c’est à dire trouvés ou faits, dans les champs.
Au treizième siècle, un évêque de Troyes, nommé Guichard, fut accusé d’être le fils d’un incube, qualifié de Petun, qui, disait-on, mettait tous ses diablotins au service de son bien-aimé fils. (Voy. Nouveaux Mémoires de l’Acad., des inscriptions et belles-lettres, t. VI, p. 603.) Les incubes avaient donc le talent de procréer des enfants, assez bien bâtis pour n’être pas trop déplacés dans le monde : mais en général, leurs rejetons étaient d’effroyables contrefaçons de l’humanité. Ainsi, Bodin parle d’un monstre de cette espèce, qui était né en 1565, au bourg de Schemir, près de Breslau, et qui avait pour père et mère une sorcière et Satan : c’était « un monstre hideux, sans teste et sans pieds, la bouche en l’épaule senestre (gauche), de couleur comme un foye, qui rendit une [p. 1132] clameur terrible, quand on le valoit. » Du reste, Bodin met en présence diverses opinions à l’égard des résultats de la Prostitution diabolique : « Les autres sorcières, dit-il, font diables en guise d’enfans, qui ont copulation avec les nourrices sorcières, et souvent on ne sait ce qu’ils deviennent. Mais quant à telle copulation avec les démons, sainct Hiérosme, sainct August, sainct Chrysostome et Grégoire de Naziance soutiennent, contre Lactance et Josèphe, qu’il ne provient rien ; et s’il en vient quelque chose, ce seroit plustost un diable incarné qu’un homme. »
Le vulgaire ne doutait pas, cependant, que le diable n’eût la faculté de se reproduire sous les traits de l’homme, et ceux qui avaient été engendrés par lui passaient pour succubes. On peut en conclure que la plupart des opérations de l’incubisme étaient stériles. « L’homme sorcier qui a copulation avec le diable comme avec une femme, dit Bodin, n’est pas incube ou éphialte, mais hyphialte ou succube. » Là-dessus il raconte plusieurs histoires de succubes, sous la garantie de Stranger, de Cardan et de Pic de la Mirandole. Sranger rapporte qu’un sorcier allemand « en usaoit ainsi devant sa femme et ses compagnons, qui le voyaient en ceste action, sans voir la figure de la femme. » Pic de la Mirandole avait connu un prêtre sorcier, nommé Benoît Berne, qui, âgé de quatre-vingt ans, avouait avoir eu copulation « plus de quarante ans avec un déguisé en [p. 133] femme, qui l’accompagnait, sans que personne l’aperceut, et l’appeloit Hermione. » cite un autre prêtre, âgé de soixante-dix ans, qui avait cohabité, pendant plus de cinquante ans, avec un démon en guise de femme ».
Il est à remarquer que les incubes s’adressaient ordinairement aux plus jeunes et aux plus belles femmes, qu’ils obsédaient la nuit, ainsi que les succubes s’attaquaient, de préférence, à de jeunes et beaux garçons. Quant aux sorciers et sorcières qui allaient chercher au sabbat les détestables plaisirs que le diable ne leur refusait jamais dans ce monstrueux mélange de tous les sexes et de tous les âges, ils étaient presque toujours laids, vieux et repoussants. On peut donc considérer l’incubisme comme une sorte d’initiation à la sorcellerie, qui foulait aux pieds toute pudeur et qui poussait le libertinage jusqu’aux dernières limites du possible. Bien souvent, l’incube, ne rencontrait aucune complaisance chez le sujet qu’il convoitait et qu’il venait solliciter : ce n’était, en quelque sorte, que le prélude du pêché. Le sorcier, au contraire, déjà perverti et adonné à la possession du diable, s’était laissé entraîner à sa perte et vivait dans la pratique des œuvres de ténèbres. Il est donc permis de faire une distinction très-significative entre l’incubisme et la sorcellerie, en disant que l’une était le Prostitution des vieilles femmes : et l’autre, la Prostitution des jeunes.
Malgré tant de faits, tant d’aveux, tant de [p. 134] déclarations, tant d’exemples mémorables, certains démonographes ont nié l’existence des incubes et des succubes. Le savant astrologue et le célèbre médecin Wier mettent sur le compte de l’imagination les principaux maléfices de ces démons nocturnes. « Les femmes sont mélancoliques, dit ce dernier, qui pensent faire ce qu’elles ne font pas. » Les médecins les plus éclairés du dix-septième siècle étaient déjà de cet avis, et cependant au dix-septième siècle, lorsqu’on brûlait encore des sorcières qui confessaient encore avoir eu compagnie charnelle avec le diable, on discutait, dans les écoles et dans les académies, la théorie des incubes et des succubes.
La dernière fois que cette question bizarre fut débattue en France, au double point de vue religieux et scientifique, ce fut dans les conférences du célèbre Bureau d’Adresse, que le médecin Théophraste Renaudot avait établit à Paris, pour faire pièce, en même temps, à la Faculté de médecine et à l’Académie française. Ces conférences, qui se tenaient une ou deux fois par semaine en la grande salle du Bureau d’Adresse, situé rue de la calandre, dans la Cité, réunissait un nombreux auditoire, fort attentif à écouter les orateurs qui prenaient part à la discussion. On traitait là les questions les plus épineuses, et Théophrastre Renaudot, avec un sérieux imperturbable, dirigeait lui-même le débat, qui sortait fréquemment des bornes de ce qu’on [p. 135] nommait alors l’honnêteté, et de ce que nous appelons la décence ; mais acteurs et auditeurs n’y entendaient pas malice, chacun étant avide de connaître et de savoir. Dans la cent-vingt-huitième conférence, qui s’ouvrit le lundi 9 février 1637, un curieux de la nature, comme s’intitulaient alors les amateurs de physique et de sciences naturelles, déposa cette question sur le bureau : « Des incubes et succubes, et si les démons peuvent engendrer. » Le sujet n’était pas neuf, mais il était piquant et singulier. Quatre orateurs s’inscrivirent aussitôt pour parler à tour de rôle. Le premier, qui prit la parole, devait être un médecin, peu favorable au système des démons incubes et succubes, qu’il considère comme les effets d’une maladie appelée éphialtes par les Grecs, et pezard par le vulgaire, et qu’il définit comme « un empeschement de la respiration, de la voix et du mouvement, avec oppression du corps, qui nous représente, en dormant, quelque poids sur l’estomach. » Selon lui, la cause de cette maladie « est une vapeur du cerveau, et empeschant l’issue des esprits animaux destinez au mouvement des parties. » Il constate, d’ailleurs, que le vulgaire attribue ces désordres à l’Esprit malin, plutôt que de s’en prendre à la « malignité d’une vapeur ou de quelque humeur pituiteuse et grossière, laquelle fait oppression dans ce ventricule, dont la froideur et la foiblesse, produite par le défaut d’esprits et de [p. 136] chaleur, qui tiennent toutes les parties en arrest, sont les plus manifestes causes. » Il conclut, en conséquence, que cet état maladif, dans lequel le diable n’est pour rien, ne saurait déterminer la génération, « laquelle estant en effet de la faculté naturelle, et celle-ci, de l’âme végétante, elle ne peut convenir au démon qui est pur esprit. »
Cette théorie de la génération dut produire une vive curiosité dans l’assemblée, qui ne soupçonnait pas les facultés de l’âme végétale ; mais le second orateur qui était un savant nourri de la lecture des classiques grecs et latins, prit la défense des démons, et voulut prouver la réalité de leurs « accouplements avec les hommes, lesquels on ne peut nier, sans démentir une infinité de personnes de tous âges, sexes et conditions, à qui ils sont arrivez ». Là-dessus il cite plusieurs personnages illustres de l’antiquité et du moyen-âge, qui ont été engendrés par les faux dieux et les démons; il cite comme de véritables incubes les faunes, les satyres, et le principal d’entre eux, Pan, chef des incubes, appelé Haza par les Hébreux, comme le chef des succubes, Lilith ; il cite des Néfésoliens, que les Turcs regardent comme issu des démons, « soit que ceux-ci empruntent une femme étrangère qu’ils peuvent transporter presque en un instant, et, par ce moyen, conserver ses esprits et empescher leur éscoulement et transpiration ; soit par leur propre vertu, puisque tout ce qui peut se faire naturellement, comme est [p. 137] la semence, se peut faire aussi par les démons. Voire quand bien ils ne pourroient faire de la semence propre, il ne s’ensuit pas de là qu’ils ne puissent produire une créature parfaite. »
Il y avait là des dames qui ne perdaient pas un mot de cette dissertation scientifique. Le troisième orateur reconnut, comme fait incontestable, le commerce des incubes et des succubes avec les hommes ; mais il était disposé à croire que ces malins esprits ne pouvaient engendrer, et in en donnait ainsi le raison : « Pour le succube, il est certain qu’il ne peut engendrer dans soy, faute de lieu convenable pour recevoir la semence et la réduire de puissance en art, et manque de sang pour nourrir la fœtus durant neuf mois. » Il ne tranchait pas aussi résolument la question, à l’égard de l’incube ; il rappelait les trois conditions principales que requiert la génération, à savoir : « la diversité du sexe, l’accouplement du mâle et de la femelle, et l’écoulement de quelque matière qui contienne en soy la vertu formatrice des parties dont elle est issue. » Il convient que le diable peut, au besoin, rencontrer les deux premières conditions, « mais jamais la dernière, qui est une semence propre et convenable, douée d’esprits et d’une chaleur vitale, sans laquelle elle est inféconde et stérile ; car il n’a point de son chef cette semence, puisque c’est ce qui reste de la dernière coction, laquelle ne se fait qu’en un corps actuellement vivant, tel que n’est pas celuy qu’il a ; [p. 138] et cette semence, qu’il a pu mendier d’ailleurs, lorsqu’elle a été épandue hors du vaisseau de nature, ne peut estre fœcondée, faute de ces esprits, lesquels ne se peuvent conserver que par une irradiation qui se fait des parties nobles dans les vaisseaux spermatiques. »
La quatrième orateur, hommes sage et prudent, vint à propos calmer l’anxiété de l’auditoire, en déclarant « qu’il n’y a rien de surnaturel dans l’incube, qui n’est rien qu’un symptosme de la faculté animale, accompagné de trois circonstances, sçavoir, la respiration empeschée, le mouvement lézé et une imagination voluptueuse ». Il réhabilita le cauchemar, qu’il expliqua dans ses causes et dans ses effets ; il termina la discussion par un conseil adressé aux assistants, qu’il invitait à ne pas se coucher sur le dos et à se garder des périls de l’imagination voluptueuse « produite par l’abondance ou la qualité de la semence : la quelle envoyant son espèce dans la phantaisie, elle se forme un objet agréable et remue la puissance motrice, et celle-ci, la faculté expulstrice des vaisseaux spermatiques. » Tout le monde se retira très-satisfait de ces doctes investigations dans ce Monde enchanté, où le fameux Bekker n’avait pas encore porté la lumière du doute et de la raison. (Voy. le Recueil général des questions traictées es conférences du Bureau d’Adresse, Paris, Soubron, 1656, 5 vol. in-8°.)
Depuis Théophrastre Renaudot et jusqu’à notre [p 139] époque, la théologie et la science se sont encore occupées des incubes et des succubes, qui étaient trop bien enracinés dans la crédulité populaire pour qu’on réussît à les détrôner complètement. Les méfaits de ces démons subalternes sont encore aujourd’hui très-accrédités parmi les habitants des campagnes. Voltaire s’en est moqué avec son inflexible bon sens ; mais peu s’en fallut qu’on ne l’accusât d’avoir manqué de respect au diable, en lui disputant ses plus antiques prérogatives. Avant Voltaire, un médecin ordinaire du roi, M. de Saint-André, toucha du doigt les véritables causes de cette superstition, dans ses Lettres au sujet de la magie, des maléfices et des sorciers (Paris, J.-B. de Maudouyt, 1725, in-12) lorsqu’il essaya de la détruire : « L’incube, le plus souvent, est une chimère, dit-il, qui n’a pour fondement que le rêve, l’imagination blessée, et très-souvent l’imagination des femmes… L’artifice n’a pas moins de part à l’histoire des incubes. Une femme, une fille, une dévote de nom, etc., débauchée qui affecte de paraître vertueuse pour cacher son crime, fait passer son amant pour un esprit incube qui l’obsède… Il en est des esprit succubes comme des incubes : ils n’ont ordinairement d’autre fondement que le rêve et l’imagination blessée, et quelquefois l’artifice des hommes. Un homme, qui a entendu perler de succubes, s’imagine, en dormant, voir les femmes les plus belles et avoir leur compagnie… » [p. 140]
M. de Saint-André résume ainsi, avec beaucoup de jugement, les circonstances dans lesquelles a dû se produire la superstition des incubes et des succubes, et on ne peut que le louer d’avoir fait preuve de tant de sagesse, à une époque où les casuistes et les docteurs de Sorbonne n’hésitaient pas à reconnaître le pouvoir générateur du démon. Ainsi, le père Costadau, qui, à la vérité, n’était qu’un jésuite, très-savant d’ailleurs et fort bon homme au demeurant, écrivait ceci, à cette même époque, dans son célèbre Traité des signes : « La chose est trop singulière pour la croire à la légère… Nous ne le croirions pas nous-même, si nous n’étions convaincu, d’une part, du pouvoir du démon et de sa malice, et si, d’une autre part, nous ne trouvions une infinité d’écrivains, et même du premier rang, des papes, des théologiens et des philosophes, qui ont soutenu et prouvé qu’il peut y avoir de ces sortes de démons incubes et succubes ; qu’il y en a, en effet, et des gens assez malheureux, que d’avoir avec eux ce commerce honteux, et de tous le plus exécrable. » (T.V. page 182.)
L’Eglise et le parlement avaient donc fait des lois contre ces malheureux, convaincus d’avoir été menés, même malgré eux, à la Prostitution infernale, et c’était le feu du bûcher qui pouvait seul effacer cette horrible souillure, lorsque la pénitence ne se chargeait pas de ramener de pêcheur dans la voie du pardon. Les victimes de l’incubisme et du [p. 141] succubisme avaient des motifs d’indulgence à invoquer, si elles se présentaient comme ayant été séduites et forcées; mais la jurisprudence ecclésiastique et civile se montrait impitoyables envers une autre espèce de Prostitution diabolique, celle des sorciers et des sorcières, qui se donnaient de bonne volonté à Satan en personne, et qui se prêtaient alors à tous les genres d’abominations dans leurs assemblées nocturnes. Voilà donc quels étaient, en France comme dans toute l’Europe, au seizième et même au dix-septième siècle, les honteux vestiges de la Prostitution hospitalière et de la Prostitution sacrée.
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