Pierre Brunet. La psycho-analyse. Extrait des « Mémoires de l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Dijon », (Dijon), II, Bulletin, 1923, pp. 47-72.
Pierre Brunet (1893-1950). Spécialiste du XVIIIe siècle, étudia également l’histoire des sciences dans l’Antiquité. Directeur de la Revue d’Histoire des Sciences, après avoir participé à la célèbre Revue de Synthèse. Pour plis de détail nous au In memoriamrenvoyons d’Henri Berr.
Quelques publications :
— Le rêve, psychologie et physiologie. Paris, Librairie Stock, 1924. 1 vol. In-18. Texte intégral. [en ligne sur notre site]
— Les physiciens hollandais et la méthode expérimentale en France au XVIIIe siècle. Paris, Librairie scientifique Albert-Blanchart, 1926.
— (en colaboration avec Aldo Mielo). Histoire des Sciences. Pais, Payot, 1935.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images, ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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LA PSYCHO-ANALYSE
Le développement incessant des recherches cliniques et l’importance toujours croissante de la méthode pathologique ont rendu le psychologue de plus en plus attentif aux progrès des études médicales et curieux des résultats obtenus. Il ne faudrait pas cependant considérer les relations fortement établies entre la médecine et la psychologie comme le résultat d’un courant unilatéral tendant, sinon à absorber cette dernière en l’autre, tout au moins à l’y subordonner. Non seulement le psychologue ne considère le clinicien (même lorsque les deux qualités sont réunies dans le même savant) autrement que comme un aide précieux; mais inversement le praticien des maladies mentales sent bien vite l’insuffisance de la physiologie pure et la nécessité d’emprunter au psychologue sa méthode, ses enseignements, parfois même la direction de ses recherches.
Sous ce double courant d’actions et de réactions établi entre les deux disciplines, les rapports en se faisant plus intimes deviennent plus efficaces et les services mutuels plus nombreux. Il suffirait de mentionner en France l’œuvre du docteur Pierre Janet pour montrer comment ses observations psychologiques ont entraîné un renouvellement de la thérapeutique, après s’être elles-mêmes étayées et dirigées au contact et sous le contrôle des expériences de clinique. C’est encore un exemple de ce genre qu’a apporté récemment la psycho-analyse : en mettant en lumière, spécialement dans les psychonévroses, certains processus psychiques, elle a à la fois confirmé et rénové quelques connaissances psychologiques, bouleversé certaines parties du domaine de la psychiatrie et apporté (ce qui était son but initial) une méthode nouvelle dans les moyens thérapeutiques.
La psycho analyse doit son origine aux recherches concertées de Breuer et de Freud, tous deux médecins à Vienne, dont les premiers résultats furent exposés en 1895 dans des études de Freud sur l’hystérie. Le cas de névrose traité par Breuer en 1880-1882 en présence et avec le concours de Freud présentait ceci de particulier que la malade en état d’hypnose, obligée par le médecin de retrouver l’origine des symptômes manifestes (1), rencontrait des états psychiques, dont elle n’avait, dans son état normal, aucune conscience et qui se [p. 48] rapportaient à des événements antérieurs de sa vie. Bien plus, le passage à la conscience de ces phénomènes inconscients avait précisément pour résultat l’amélioration de l’état par la suppression des symptômes en relation avec ces événements.
Quel fut par la suite le sort de la thérapeutique que Freud eut l’idée de développer sur ces premières observations ; quel accueil rencontrèrent ses explications et quelles oppositions violentes elles ne manquèrent pas de susciter bientôt, il serait à la fois long et inutile de le dire ici. N’a-t-on pas d’ailleurs le temps de faire l’histoire d’une doctrine quand elle a définitivement délimité sa place au milieu des autres : celle-ci au contraire est encore l’objet de nombreuses discussions, et ses plus fervents adeptes reconnaissent qu’il lui reste bien des étapes à parcourir avant d’être solidement établie et rigoureusement constituée. Il est donc préférable de la prendre actuellement telle qu’elle est, et d’en étudier le sens et les résultats avec toute l’impartialité désirable en face d’une théorie aussi originale par sa souplesse que scientifique par ses procédés minutieux.
Comparant lui-même la psycho-analyse à la psychiatrie, Freud remarque qu’il n’y a pas là deux doctrines radicalement opposées dont les affirmations se heurteraient directement : la psycho-analyse lui apparaît seulement comme une sorte de prolongement ou plutôt de complément destiné à faire disparaître les omissions et à combler les lacunes de la psychiatrie. Et pour mieux faire saisir encore sa pensée sur ce point, il compare le rapport qui existe entre les deux méthodes à celui qui unit l’histologie à l’anatomie. Au lieu de s’arrêter, comme l’anatomie, à la forme des organes, l’histologie pénètre jusqu’aux éléments qui les constituent. Au lieu de décrire l’extérieur, elle étudie la composition des cellules et des tissus. Le point de vue de la psycho-analyse est tout à fait analogue : au lieu de considérer les choses du dehors, elle se place, autant que possible, à l’intérieur même des phénomènes qu’elle va étudier ; au lieu de les décrire et de les classer, en les désignant comme par des étiquettes, elle cherche à en faire apparaître clairement le contenu plutôt que la forme. S’agit-il, par exemple, des névroses obsessionnelles, « la psychiatrie distribue des noms aux différentes obsessions et rien de plus. Elle insiste en revanche sur le fait que les porteurs de ces symptômes sont des dégénérés. Affirmation peu satisfaisante : elle constitue, non une explication, mais un jugement de valeur, une condamnation (2) ». Rien de tel dans la psycho-analyse qui se propose seulement de saisir le sens des symptômes pour en trouver le remède (3). [p. 49]
Mais pour cela la condition essentielle est l’établissement de rapports très étroits entre le malade et son médecin. Il faut que celui-ci prête une grande attention à tout ce que le patient atteint de névrose peut lui dire, et il faut de plus qu’il soit persuadé que, dans cette enquête minutieuse, négliger des détails, qui au premier abord paraissent insignifiants, c’est, dans bien des cas, se mettre dans l’impossibilité de rétablir ensuite, par la chaîne des associations, le sens des processus psychiques qu’il importe de découvrir. Non seulement le médecin doit écouter le récit du malade lorsqu’il rappelle des événements de sa vie, mais il doit encore noter les impressions actuelles suscitées par le récit lui-même ou par quelque terme employé : ni les plaintes, ni les désirs, ni les émotions du patient ne doivent le laisser indifférent. En s’y intéressant il pourra même, volontairement ou non, diriger les réflexions du malade dans des sens divers, faire apparaître de nouveaux souvenirs, orienter certaines investigations maladroites ou infructueuses et provoquer des réactions susceptibles d’éclairer sa propre marche.
Cependant, pour que cette conversation entre le médecin et le malade soit vraiment susceptible de déceler certains processus, il est nécessaire que ce dernier ne conserve aucune amère-pensée et fasse seulement, comme en une sorte de confession, une auto-observation aussi précise et aussi impartiale que possible. Non seulement il ne doit rien dissimuler de ses sentiments et de ses souvenirs, mais il doit encore ne les transformer en rien et pour aucun motif, ni pour les rendre plus cohérents, ni pour en augmenter la vraisemblance, en diminuer l’absurdité ou en réduire l’indiscrétion.
Et c’est là précisément le point délicat, car dans une telle attitude respective du malade et du médecin, il se produit de la part du premier des résistances plus ou moins énergiques qui viennent entraver le progrès de l’investigation. Cette résistance est corrélative, et même plus exactement, est une sorte de prolongement du refoulement, que nous ne tarderons pas à retrouver comme un des facteurs essentiels de la névrose, et il est par là même très difficile d’en triompher. Ne semble-t-il pas alors plus facile et plus rationnel à la fois de tourner la difficulté en faisant appel à l’hypnotisme ? Les psycho-analystes ne le pensent pas ; et, dans de nombreux passages de ses ouvrages, Freud repousse ces procédés comme artificiels et inefficaces. « Nous avons [p. 50] commencé, dit-il, Breuer et moi, par pratiquer la psychothérapie à l’aide de l’hypnose : la première malade de Breuer n’a d’ailleurs été traitée que dans l’état de suggestion hypnotique et je n’ai pas tardé à suivre cet exemple. Je conviens que le travail fut alors plus facile, plus agréable et durait moins longtemps. Mais les résultats obtenus étaient capricieux et non durables. Aussi ai-je bientôt abandonné l’hypnose. Et c’est alors seulement que j’ai compris que tant que je m’étais servi de l’hypnose, j’étais dans l’impossibilité de comprendre la dynamique de ces affections (4). » Ainsi, tout en reconnaissant à la méthode hypnotique des avantages indiscutables (facilité et rapidité), Freud conteste sa certitude, la stabilité de ses effets au point de vue thérapeutique, et surtout sa pénétration dans le phénomène névrotique (5).
En effet si, en écartant complètement la résistance, le procédé hypnotique semble faire surmonter la difficulté essentielle de la recherche psycho-analytique, il fait disparaître au contraire un des éléments importants du processus névrotique. Car, ainsi que nous l’avons déjà indiqué et comme nous le verrons plus loin, la résistance qui prolonge et complète pour ainsi dire le refoulement, est, de même que ce dernier phénomène, un des éléments caractéristiques des névroses.
La tâche du psycho-analyste doit donc se réduire à la vaincre, mais sans la faire complètement disparaître, et, s’il y a là un résultat difficile à atteindre, Freud ne croit pas que, dans la plupart des cas au moins, il faille abandonner la partie. Et, chose curieuse, c’est alors l’état morbide lui-même qui va fournir des armes au médecin en créant chez le malade le phénomène du transfert.
Mais qu’est-ce que le transfert ? Il se manifeste par un tendre attachement du malade pour le médecin (transfert positif) ou par des sentiments hostiles (transfert négatif) à son égard. Dans les deux cas d’ailleurs, mais surtout dans le premier, le transfert est pour le psycho-analyste un instrument d’investigation, en même temps qu’un moyen d’influence sur l’esprit du malade. Mais n’est-ce pas revenir d’une autre manière à la suggestion et même à l’hypnotisme, si l’on considère que la suggestion, comme l’a fait remarquer Bernheim (6), [p. 51] constitue le fait essentiel de l’hypnotisme, puisque l’hypnose elle-même, en tant qu’état suggéré, est un effet de la suggestion. Freud a soulevé lui-même l’objection et a réussi à marquer sur ce point son originalité.
Est-ce à dire qu’il n’y ait aucune technique accessoire, aucun moyen différent de découvrir le sens des symptômes que cette conversation entre le malade et son médecin ? L’exemple de Freud nous invite sur ce point à ne pas limiter trop vite les procédés d’investigation et à les multiplier au contraire autant que possible.
Ainsi le psycho-analyste étudie avec fruit les rêves des patients, car le relâchement des résistances, provoqué par le sommeil, est particulièrement favorable à l’exploration psychique (7).
De même il tient compte des défaillances, des actes manqués (8), en analysant les menus faits de l’existence journalière (9).
Enfin, l’analyse expérimentale des associations d’idées donne à quelques disciples de Freud, spécialement Jung et Bleuler, des résultats intéressants. Pour donner une idée de cette méthode, disons seulement qu’elle a pour principe la provocation d’associations d’idées par présentation inattendue au sujet d’un mot quelconque choisi par le médecin (10).
Quoi qu’il en soit, d’ailleurs, le transfert est si essentiel que les limites de son action efficace circonscrivent en même temps le domaine propre de la psycho-analyse. En effet, parmi les névroses, celles qui lui sont le plus accessibles sont les névroses dites précisément « de transfert », c’est-à-dire spécialement l’hystérie d’angoisse, l’hystérie de conversion et la névrose obsessionnelle. Quant aux autres, un de leurs groupes, celui des névroses, que Freud appelle « narcissiques (11) », reste à peu près impénétrable. En effet, « chaque fois que nous faisons un pas en avant dans l’étude de celles-là, nous voyons se dresser devant nous comme un mur qui nous commande un temps d’arrêt. Dans les névroses de transfert… nous nous étions également heurtés à des bornes de résistance, mais là nous avons pu abattre les obstacles morceau par morceau. Dans les névroses narcissiques, la résistance est insurmontable : nous pouvons tout au plus [p. 52] jeter un coup d’œil de curiosité par-dessus le mur pour épier ce qui se passe de l’autre côté. Nos méthodes techniques usuelles doivent donc être remplacées par d’autres et nous ignorons encore si nous réussirons à opérer cette substitution (12) ». Ce passage montre bien que Freud lui-même, et lui surtout, en raison de sa longue expérience, ne se dissimule pas les difficultés de la tâche. Et pourtant il garde confiance dans la possibilité de se fonder sur des analogies pour faire servir les connaissances sur les psychonévroses de transfert à la découverte de la nature des névroses narcissiques. De toutes façons, la psycho-analyse reste nécessaire dans ce domaine, au moins à titre de formation préparatoire.
En ce qui concerne les névroses que Freud range sous la dénomination d’actuelles (la neurasthénie, la névrose d’angoisse et l’hypocondrie) et qui se distinguent, d’une manière générale, par l’absence de contenu psychique, elles apparaissent par cela même comme rebelles à la méthode psycho-analytique. Tout au plus la psycho-analyse arrive-t-elle à les atteindre indirectement, par le fait qu’elles se présentent bien souvent non pas à l’état pur, mais combinées plus ou moins avec une affection psychonévrotique.
Malgré toutes ces réserves faites par le maître, les disciples n’imitent pas toujours sa prudence, et si l’on a pu parler de la tendance envahissante de la psycho-analyse (13), c’est surtout en se référant à ces exagérations et très peu en considérant la doctrine dans ses affirmations primitives.
Après avoir établi les caractéristiques de la psycho-analyse comme méthode et déterminé son champ d’application, il nous reste, avant de passer à l’examen de ses résultats, à insister sur son caractère proprement psychologique. Ce caractère n’a d’ailleurs pas échappé, dès le début, à ses détracteurs, qui prétendent précisément qu’une théorie purement psychologique des phénomènes névrotiques est condamnée à rester stérile, les théories psychologiques étant incapables de rendre compte d’une maladie. En réalité, la psycho-analyse est une doctrine beaucoup plus souple et ingénieuse que ses adversaires ne le laissent supposer. En recherchant les processus psychiques engagés dans les symptômes névrotiques, elle ne prétend nullement nier qu’il y ait là un terrain commun à la psychologie et à la physiologie. Un trouble somatique peut accompagner un trouble psychique sans avoir nécessairement plus de réalité que ce dernier et sans constituer presque à lui seul le phénomène morbide. Freud, autant que tout autre, a vu la nécessité « d’asseoir sur sa base organique (14) » [p. 53] l’ensemble de ses considérations psychologiques, qui, dans son esprit, doivent rester seulement « une superstructure ». Mais n ‘est-il pas possible de prendre, même dans une superstructure, son point de vue sur les choses si, d’autre part, on ne cherche pas à écarter de parti pris les points de vue différents.
Qu’une telle attitude ait pu amener à des conclusions psychologiques importantes, la chose se conçoit facilement et les faits confirment cette supposition ; le grand avantage psychologique de la psycho-analyse est surtout d’avoir attiré l’attention sur un point aussi obscur que discuté : l’existence de l’inconscient.
Chaque fois que l’analyse, en poursuivant sa marche, remonte aussi loin et pénètre aussi profond que possible dans la vie des malades, elle amène à la conscience des processus psychiques qui y avaient échappé jusque-là. Et par là elle nous force à admettre que toute la vie psychique n’est pas toujours consciente. Cependant, si c’est en parlant des symptômes que l’on arrive à de telles conclusions, encore faut-il bien s’entendre sur le rôle de ces phénomènes dans l’affirmation de l’existence de l’inconscient ; et, sur ce point, Freud apporte des précisions très intéressantes. « Il va sans dire qu’en elles-mêmes les représentations et les impulsions obsessionnelles ne sont pas inconscientes, de même que l’exécution d’actions obsessionnelles n’échappe pas à la perception consciente. Ces représentations et impulsions ne seraient pas devenues des symptômes si elles n’avaient pas pénétré jusqu’à la conscience. Mais les conditions psychiques auxquelles, d’après l’analyse que nous en avons faite, elles sont soumises, ainsi que les ensembles dans lesquels notre interprétation permet de les ranger, sont inconscients, du moins jusqu’au moment où nous les rendons conscients au malade par notre travail d’analyse (15). » Autrement dit, si les symptômes sont eux-mêmes conscients, ils sont, en tant que tels, les témoins, les manifestations, les substituts de processus inconscients l’inconscient n’est pas dans les symptômes eux-mêmes, mais dans leurs conditions ; les réactions symptomatiques conscientes ne sont que des avertissements révélant l’existence d’autre chose qu’eux-mêmes. C’est ce que Freud exprime en disant que les symptômes névrotiques sont des « symptômes substitutifs ».
Nous aurons à revenir plus loin sur le caractère substitutif des symptômes et à expliquer le processus de leur formation. Mais, dès maintenant, ce caractère nous permet de comprendre jusqu’à quel point l’inconscient, est nécessaire à leur explication. Il ne suffit pas de dire que, dans la plupart des cas ou encore dans l’ensemble, le sens des symptômes est inconscient ; mais il faut dire que toujours il en est ainsi. En effet, dire que, dans un cas déterminé, le sens d’un [p. 54] symptôme est conscient serait une véritable contradiction dans les termes. Car, ou bien il n’y a pas de phénomène de substitution et par conséquent pas de symptôme, ou bien il y a symptôme et en même temps processus non apparent manifesté par ce symptôme qui en est le substitut. Mais cette non-apparence n’est autre chose psychologiquement que l’inconscience. La production d’un symptôme exige donc quelque inconscient, à tel point que, si l’ensemble des processus avec son sens pénètre dans la conscience, la réaction symptomatique ne peut subsister plus longtemps.
C’est même sur cette relation qu’est basée toute la thérapeutique analytique (16). Elle considère sa tâche comme bien près d’être achevée lorsqu’elle a réussi par la poursuite minutieuse des moindres indications (nous avons vu plus haut par quels moyens), à faire pénétrer l’inconscient dans la conscience. Et c’est précisément parce que cette transformation de l’inconscient en conscient suit et suppose l’investigation méthodique, l’exploration psychologique dont nous avons déjà parlé, que dans la psycho-analyse les points de vue heuristique et thérapeutique se séparent si difficilement.
Mais que faut-il entendre par inconscient ? La première difficulté qui s’oppose à la compréhension exacte de cette notion, c’est l’identification traditionnelle du psychique et du conscient, et c’est pourquoi Fred s’attaque si vivement à cette confusion. Il est vrai qu’il n’est pas le seul à faire de telles critiques et sur ce point sa doctrine ne fait que confirmer et rejoindre celle de la plupart des psychologues contemporains. Par là, sa place est marquée à côté de tous ceux qui rejettent une explication purement physiologique des phénomènes inconscients. L’inconscient est pour lui quelque chose de psychologique (17).
Et, d’autre part, cet inconscient psychologique est quelque chose de très réel et non pas seulement un pis-aller, une façon de parler. Si Freud n’avait pas tenu à distinguer sur ce point son attitude de celle du docteur P. Janet, nous pourrions peut-être nous dispenser d’y insister plus longuement ; mais un passage de son récent ouvrage s’attaque directement à la conception du docteur Janet, qui voudrait plutôt, d’après lui, ne voir dans l’inconscient qu’une façon de parler. Cependant, certains textes du docteur Janet résistent à cette interprétation, et de nombreux psychologues contemporains nous conduiraient [p. 55] facilement à la même conclusion que la psycho-analyse sur la réalité de l’inconscient. Le psychisme latent actif de Patini et la durée bergsonienne peuvent bien être considérés, ainsi qu’on l’a fait récemment remarquer (18), comme un inconscient dynamique, une réserve réelle de processus psychiques, tenus en échec mais non pas annihilés.
Mais où la psychologie de Freud heurte le plus les doctrines contemporaines, c’est lorsqu’en poussant jusqu’à l’exagération ses connaissances sur l’inconscient, il affirme que les processus psychiques sont « en eux-mêmes inconscients ». Qu’il fasse des phénomènes conscients des fragments isolés de l’ensemble de la vie psychique, cela peut encore s’accorder avec les affirmations de beaucoup d’autres doctrines ; car des actes isolés pourraient être tels sans être des phénomènes de second stade : mais l’expression « en eux-mêmes inconscients » laisse bien supposer que la conscience n’intervient ensuite qu’à titre de complément et presque de superstructure. C’est d’ailleurs ce qui se dégage encore d’une façon plus nette du passage suivant très significatif : « … Nous admettons que chaque processus psychique… existe d’abord à une phase ou à un stade inconscient pour passer ensuite à la phase consciente, à peu près comme une image photographique commence par être négative et ne devient l’image définitive qu’après avoir passé à la phase positive. Or de même que toute image négative ne devient pas nécessairement une image positive, tout processus psychique inconscient ne se transforme pas nécessairement en processus conscient. Nous avons tout avantage à dire que chaque processus fait d’abord partie du système psychique de l’inconscient et peut, dans certaines circonstances, passer dans le système du conscient (19) ».
Pour faire mieux comprendre sa pensée, Freud se sert d’une image et compare l’inconscient à une grande antichambre sur laquelle veille un gardien. A cette antichambre est attenante la pièce où siège la conscience et qu’il appelle la pré-conscience. Ainsi la conscience supposerait le passage des états qu’elle admet par les deux stades antérieurs de l’inconscient et du pré-conscient.
On ne peut guère parler dans cette hypothèse d’un procédé de formation ou de constitution de l’inconscient, puisque ce fond de processus psychiques est primitif (20) et que le passage de certains de ses [p. 56] éléments à la conscience le diminue sans qu’il y ait possibilité d’un enrichissement quelconque venant d’autre part que de lui-même. Mais on peut se demander comment il se maintient et évite le passage intégral de tous ses états dans la conscience. C’est là qu’intervient la notion du gardien plus ou moins vigilant et perspicace de la censure.
Reprenons l’hypothèse des compartiments psychiques qui, malgré les expressions spatiales qu’elle nécessite, est encore le meilleur exemple susceptible d’illustrer cette doctrine de l’inconscient.
Supposons formant comme une antichambre et un salon moins vaste l’inconscient et le pré-conscient, et admettons que la porte de communication entre ces deux pièces est placée sous la surveillance d’un gardien : c’est la censure. Dès lors, des états inconscients les uns pénètrent avec l’assentiment du gardien dans le salon de la préconscience ; les autres au contraire ne réussissent pas à en franchir le seuil. Ceux-ci déjà forment un premier fond d’inconscient, mais ils n’y sont pas seuls. En effet, parmi les états susceptibles de devenir conscients, c’est-à-dire faisant partie de la pré-conscience, les uns attirent très rapidement l’attention de la conscience, d’autres séjournent plus ou moins longtemps dans le pré-conscient en attendant d’être considérés par la conscience, d’autres enfin, malgré la permission première, se voient obligés de repasser en sens inverse, le seuil qui leur a livré passage d’abord : ils retournent alors à l’inconscient.
Freud appelle « états refoulés » tous ceux qui restent ainsi dans l’inconscient ou y retournent après un stage plus ou moins long dans le pré-conscient ; et refoulement l’action de cette censure qui, tantôt s’oppose dès l’abord à leur passage, tantôt, après leur avoir ouvert la voie, les oblige à reculer. Ainsi le refoulement peut impliquer parfois une marche rétrograde ; mais, dans bien des cas, il n’y a pas recul vers la phase inférieure de l’inconscient, mais maintien dans cette phase, arrêt au seuil du pré-conscient. Au point de vue de la dynamique psychique le phénomène a la même importance : le refoulement est toujours le résultat du contrôle exercé sur la communication entre l’inconscient et le pré-conscient.
Et maintenant il nous est facile de répondre à la question posée plus haut: comment se maintient l’inconscient ? Son domaine est surveillé par la censure et conservé par le refoulement. Les tendances qui restent inconscientes sont des tendances refoulées (21). [p. 57]
Dès lors, nous sommes à même de saisir très facilement comment Freud peut appeler les symptômes des phénomènes de substitution, et nous le suivons fort bien lorsqu’il explique « … certains processus psychiques n’ayant pas pu se développer normalement de façon à arriver jusqu’à la conscience, ont donné lieu à un symptôme névrotique. Celui-ci est donc le produit d’un processus dont le développement a été interrompu, troublé par une cause quelconque. Il y a là une sorte de permutation (22) ».
Et, si nous nous demandons quels éléments, quels facteurs psychiques dominent dans l’inconscient et y conservent la prépondérance, Freud nous engage à mettre au premier plan le facteur affectif, en faisant des tendances le fond même de l’inconscient.
Mais comment sont organisées ces tendances ? Sont-elles même organisées ou seulement indépendantes et juxtaposées ? Ou bien encore, si elles apparaissent comme unifiées prises isolément, ne sont-elles pas cependant le résultat d’un enchevêtrement de systèmes plus élémentaires et très compliqués néanmoins ? C’est à l’affirmation d’un tel réseau plus ou moins embrouillé que les recherches psycho-analytiques aboutissent. Une foule de tendances se mêlent, se renforcent ou s’équilibrent dans l’inconscient, mais toujours elles sont elles-mêmes des combinaisons, des complexus. Et, s’il est vrai que dans ces complexes l’analyse peut révéler des éléments représentatifs et moteurs, il n’en reste pas moins que les éléments affectifs y gardent la première place. Cette division du psychisme en groupes élémentaires d’états et de processus n’est pas spéciale à l’inconscient et la conscience connaît aussi de ces complexes auxquels on donne très fréquemment, dans le langage courant de la psychologie, le nom d’instincts. Mais l’inconscient en est particulièrement riche et en livre aux investigations d’assez inattendus, tels par exemple que ce complexe d’Œdipe, à l’éclaircissement duquel Freud a apporté toute son attention, et la multitude de ceux que l’école des psycho-analystes de Zurich étudie tout spécialement.
Cependant, si l’inconscient que nous révèle la psycho-analyse est formé ainsi par un fond psychologique de tendances refoulées, il reste à considérer quelles parmi les multiples tendances sont plus souvent l’objet de ce refoulement. Et sur ce point la psycho-analyse a sans aucun doute apporté des conclusions nouvelles et originales [p. 58] dont il importe de rechercher la signification précise. On s’est, en effet, très fréquemment mépris sur le sens qu’il faut donner à l’affirmation de Freud que, dans les tendances inconscientes révélées par les symptômes, la place essentielle revient aux tendances sexuelles. Comment se fonde une telle idée ? Les explications de Freud lui-même sont intéressantes comme point de départ si nous voulons bien comprendre sa pensée.
« Il est, dit-il (23), des cas où la psycho-analyse permet de rattacher les symptômes à de simples influences traumatiques, n’ayant en apparence rien de sexuel. Mais en y regardant de près, on s’aperçoit que cette distinction entre influences sexuelles et influences purement traumatiques ne correspond pas à la réalité. C’est que la psycho-analyse au lieu de s’arrêter à un moment quelconque de la vie (adulte) du malade, au lieu de se contenter de la première explication plausible et probable qu’elle rencontre au cours de ses investigations, poursuit son exploration, en descendant jusqu’à la puberté, voire jusqu’à la première enfance du malade. Ce sont, en effet, les impressions de l’enfance, de l’âge le plus tendre, qui fournissent l’explication de la susceptibilité ultérieure des malades à l’égard de certaines actions traumatiques, et c’est seulement après avoir découvert et rendu conscientes ces traces de souvenirs presque toujours oubliés, que nous sommes en mesure de supprimer les symptômes morbides. Nous constatons ici… que ce sont les désirs réprimés mais persistants de l’enfance qui rendent possible la réaction aux traumatismes ultérieurs par la formation de symptômes. Et nous pouvons, d’une façon générale, désigner ces puissants désirs de l’enfance sous le nom de sexuels. »
Ainsi, sans méconnaître systématiquement les influences traumatiques, Freud les subordonne à des prédispositions résultant de tendances inconscientes. Mais pour retrouver ces prédispositions, il lui faut remonter parfois jusqu’à la première enfance, c’est-à-dire faire une étude génétique de la libido (24). D’autre part, pour découvrir la sexualité jusque dans la première enfance, il lui faut transformer complètement le sens traditionnel du mot et apporter une théorie nouvelle de la sexualité.
En ce qui concerne l’étude génétique de la libido, Freud l’entreprend avec soin et nous ne le suivrons pas dans tous ses développements. Ce qui s’en dégage essentiellement, c’est que l’évolution de la libido est une véritable évolution qualitative et non un simple [p. 59] accroissement quantitatif. La libido n’est pas toujours la même au cours de ses étapes, elle change pendant son développement et Freud en compare volontiers les phases aux mutations qui font passer l’insecte de la forme chrysalide à celle du papillon.
Bien plus, les diverses phases sont loin d’avoir la même importance dans la vie psychique et nous devons sur ce point encore éviter les malentendus. Certains phénomènes névrotiques mettent spécialement en lumière l’influence de stades primitifs infantiles de la libido ; et de ce point de vue certains événements de la première enfance acquièrent une importance qu’on aurait bien souvent hésité à leur reconnaître. Mais cette importance n’est en réalité que rétrospective, c’est-à-dire qu’elle n’a pas existé au moment où ils ont été vécus : ce qu’ils ont apporté alors, c’est la possibilité d’une régression de la libido vers ces formes infantiles.
Pour mieux saisir cette mise au point nécessaire, il est bon de considérer maintenant les facteurs de la névrose et le mécanisme de l’apparition des symptômes. Les facteurs sont essentiellement une fixation de la libido à certaines phases primitives de son développement, une privation postérieure de satisfaction de la libido, accompagnée d’une sorte de privation intérieure, c’est-à-dire d’un conflit psychique entre le moi et la libido. Le mécanisme d’apparition des symptômes se rétablit alors aisément; nous savons comment et pourquoi ils sont des phénomènes de substitution. Or nous devinons presque quel contenu ils vont se donner, en admettant avec Freud qu’ils se forment par régression vers les fixations antérieures. Croire, en présence de telles explications, que les fixations infantiles suffisent à expliquer la régression, c’est en négligeant l’influence des facteurs privation et conflit (qui déterminent la régression), donner dès le début aux événements qui ont permis ces fixations une importance qu’ils ne prennent qu’après et par la régression. Ainsi apparaît le rôle divers des différents stades de la libido dans son développement.
Ce développement d’ailleurs ne fait que répéter une évolution réalisée lentement au cours des siècles par l’humanité. Ainsi, au point de vue de l’ontogénèse se superpose celui de la phylogénèse ; certes le point de vue phylogénique est généralement moins apparent en raison précisément de la similarité des conditions rencontrées aux âges primitifs avec celles qui déterminent actuellement les acquisitions ontogéniques. Mais il n’en reste pas moins que c’est dans l’espèce que les conditions ont créé pour ainsi dire les phases du développement ; elles se bornent actuellement dans les individus à provoquer le renouvellement de ces phases.
Quant à ce qu’il faut entendre par sexualité, Freud estime que l’on restreint trop généralement le sens de ce terme et que la trop fréquente identification entre sexualité et procréation nous empêche de voir sous son véritable jour toute l’étendue de la sexualité. En écartant cette confusion, il est possible de rendre à celle-ci non seulement [p. 60] les perversions mais l’activité sexuelle de l’enfant qui, ainsi que nous venons de le voir, est qualitativement très différente de celle de l’adulte.
Cependant, dira-t-on, il n’y a pas en l’homme seulement de la sexualité et la vie psychique comporte bien d’autres tendances que celles qui relèvent de l’activité sexuelle. Faire tout dériver de la sexualité, c’est méconnaître profondément la nature humaine. Freud pourrait répondre en faisant remarquer qu’il faut tenir compte d’abord de la sublimation qui permet aux tendances de s’exprimer en des formes sous lesquelles il est difficile parfois de les reconnaître et de les démasquer. Mais, d’ailleurs, il ne fait pas de difficulté d’admettre que l’homme est tout autre chose qu’un faisceau de tendances sexuelles ; bien plus, la psycho-analyse elle-même exige nécessairement qu’il soit autre chose. En effet, « la psycho-analyse n’a jamais oublié qu’il existe des tendances non sexuelles, elle a élevé tout son édifice sur le principe de la séparation nette et tranchée entre tendances sexuelles et tendances se rapportant au moi et elle a affirmé, sans attendre les objections, que les névroses sont des produits non de la sexualité, mais du conflit entre le moi et la sexualité (25) ».
A un moment même Freud va jusqu’à chercher à cette opposition entre les tendances sexuelles et les tendances du moi une racine biologique dans le fait que l’individu se rattache surtout à l’espèce par la sexualité et qu’ainsi, seule de toutes les fonctions qui s’exercent dans l’individu, celle-ci le dépasse indiscutablement. Autrement dit, comme on l’avait déjà fait remarquer, la sexualité est au service de l’espèce plus qu’à celui de l’individu.
Pour retrouver clairement cette dualité de tendances, il suffit de revenir un peu sur l’explication des névroses. Nous avons vu que l’existence d’un conflit est une des conditions essentielles d’apparition de la névrose : or, quels sont, dans ce conflit, les adversaires en présence ? Ce sont le moi et la sexualité, les tendances du moi et les tendances sexuelles ; et le refoulement de ces dernières n’est autre chose que le triomphe des forces du moi.
Il est vrai que les forces du moi dans ce travail de discernement, de choix, d’acceptation ou de refoulement des tendances apparaissent comme dirigées, organisées, enrôlées, pour ainsi dire, par la conscience. Or, qu’est-ce que la conscience qui permet ainsi au moi d’exercer sa censure et bien plus l’oblige à l’exercer ? Freud, en l’étudiant dans les moments où elle laisse apparaître une sorte de désagrégation, se plaît à en relever les origines sociales : elle est une forme de compromis entre la somme des forces vitales de l’individu et la contrainte exercée par le milieu social : parents, éducateurs, ambiance. La conscience est, en quelque manière, le résultat d’une [p. 61] adaptation à ce milieu (26). Le réel social presse et pèse sur l’individu et détermine ainsi l’évolution, le développement de son moi, et à ce point de vue l’éducation de la première enfance laisse une influence particulièrement marquée. Qu’est-ce à dire sinon que le gardien chargé de tenir en respect l’inconscient est un gardien plus social qu’individuel : l’individu, si nous voulons, mais au service de la société. Mais dans ce cas ne sommes-nous pas autorisés à considérer les tendances refoulées comme le véritable moi, le moi profond, opposé au moi social ? Ce serait revenir d’une autre manière à l’idée que l’homme est avant tout un faisceau de tendances sexuelles. Pourtant il ne faut pas oublier que la conscience ne crée pas les tendances appelées par Freud tendances du moi : tout simplement parce que ces tendances résistent moins à l’éducation, elle les incorpore à l’individu social, lui permet de les développer. Vouloir faire de l’homme seulement ou plutôt essentiellement un psychisme sexuel serait oublier que le rôle de la conscience dans le développement du moi est un choix et non une création. Primitivement les tendances dites du moi sont aussi réelles que les tendances sexuelles ; elles s’actualisent par la suite et se renforcent alors que les autres sont refoulées. La dualité résiste ainsi à tout essai d’unification tenté pour réduire l’un ou l’autre des termes à son opposé ou pour donner la prépondérance au facteur sexuel. Ce serait même plutôt le contraire que l’on devrait être incliné à rechercher en face de la doctrine de Freud ; car si les névroses mettent spécialement en relief la force des tendances sexuelles, il ne faut pas oublier qu’elles sont des phénomènes morbides. Ces remarques ne sont pas sans intérêt pour préciser ce que l’on peut entendre par ce « pansexualisme », dans lequel on a vu tour à tour la grande nouveauté ou l’erreur fondamentale de la psycho-analyse.
Au cours du traitement des névroses par la psycho-analyse, Freud, ayant constaté que des malades alléguaient des rêves en guise de symptômes, fut amené à appliquer à ces rêves eux-mêmes ses procédés d’exploration psychique et à chercher leur sens comme celui de symptômes quelconques. Restant persuadé d’autre part que le rêve n’est pas par lui-même un phénomène pathologique et qu’il peut survenir chez n’importe quel homme sain en état de sommeil, il eut l’idée que l’hypothèse imaginée pour rendre compte du fonctionnement psychique dans les névroses, pourrait bien être valable, non seulement pour le rêve considéré en lui-même, mais pour toute la vie psychique normale. Ce fut là le point de départ de toutes les extensions et généralisations de la méthode et des explications psycho-analytiques, qu’il nous reste à considérer. [p. 62]
Admettons d’abord que l’homme sain est une sorte de « névrotique en puissance » dont les rêves par conséquent diffèrent moins en nature qu’en degré de ceux des névrotiques. Et reprenons maintenant à propos du rêve sous forme synthétique ce que nous avons découvert et établi analytiquement (27) concernant les névroses, en ne faisant que la transposition du morbide au normal :nous avons l’explication du rêve.
Tout individu se livre à des refoulements destinés à réprimer des désirs que recèle son inconscient. Or, c’est dans ce fond de désirs réprimés et de tendances refoulées que le rêve, de même que les symptômes névrotiques, va chercher son origine. Si une tendance refoulée essaie de se réaliser sous un déguisement quelconque, il y a rêve.
Mais pourquoi le déguisement ? Tout simplement afin d’échapper à la censure qui, pour être considérablement diminuée et affaiblie pendant la nuit (28), n’en est pas pour cela complètement supprimée et annihilée.
Or parce qu’il y a déguisement, déformation, il y a nécessairement dualité entre le contenu manifeste du rêve et les idées latentes. Celles-ci sont les conditions du contenu manifeste ; mais, alors que celui-ci apparaît dans la conscience, ces tendances qui l’expliquent restent dans l’inconscient. De là la nécessité de l’interprétation qui cherche à supprimer, sinon le travail lui-même opéré par le rêve sur les éléments inconscients, du moins les résultats de cette activité.
Est-ce à dire qu’il n’y ait aucun rêve sans déformation ? Freud ne va pas jusqu’à l’affirmer, et il reconnaît fort bien que dans certains rêves il y a des réalisations directes et non voilées de désirs. Les rêves infantiles sont de ce type : l’enfant rêve généralement qu’il accomplit pendant la nuit une action, dont il a été privé pendant la journée et qu’il a considérée alors comme désirable. Bien plus, même chez les adultes, nous trouvons de ces rêves du type infantile : ce sont tous ceux que provoquent les besoins organiques particulièrement impérieux, tels que la faim et la soif, ou la privation de certains biens considérés par l’individu comme essentiels (par exemple la liberté pour le prisonnier qui rêve de l’évasion). [p. 63]
La considération de tels rêves est susceptible surtout de mettre en relief le rôle et la fonction du rêve. C’est, dit Freud, « un gardien du sommeil qu’il défend contre ce qui est susceptible de le troubler. Lorsque nous croyons que sans le rêve nous aurions mieux dormi, nous sommes dans l’erreur ; en réalité, sans l’aide du rêve nous n’aurions pas dormi du tout (29) ». Et si le rêve atteint ce but, c’est parce qu’il est une sorte de compromis entre l’excitation psychique qu’est le désir d’une part, et d’autre part la tendance à dormir. Le sommeil peut se prolonger, malgré la tendance perturbatrice, parce que celle-ci est partiellement satisfaite par la réalisation onirique du désir.
Il est vrai que, même dans ces cas, la concordance entre le contenu manifeste du rêve et les idées latentes n’est pas parfaite : la différence a pour cause l’existence d’un travail psychique que Freud nomme l’élaboration, et dont il range les effets sous trois chefs principaux : la condensation, par laquelle le contenu du rêve latent est abrégé dans le rêve manifeste, soit par suppression, soit par fusion de plusieurs éléments ; le déplacement qui peut s’exprimer soit sous forme de remplacement d’un élément par une allusion, soit, par transfert de l’accent psychique d’un élément à un autre ; enfin, la transformation d’idées en images visuelles. Cette dernière forme d’élaboration, la plus intéressante d’ailleurs, est indépendante de la censure; la première ne paraît pas non plus être un effet de la censure, bien que celle-ci y trouve généralement son compte. Quant au déplacement, il en est entièrement l’œuvre, mais non pas encore l’œuvre de déformation, que nous retrouverons plus loin.
Nous pouvons nous demander maintenant pourquoi la censure ne s’applique pas à déformer ces rêves; et la réponse est simple si nous considérons que les désirs réalisés par eux sont des désirs acceptés et approuvés par le moi, et non pas ces tendances refoulées, auxquelles celles du moi s’opposent. Avec ces rêves nous ne pénétrons pas encore dans les profondeurs les plus secrètes de l’inconscient.
Il n’en est plus de même lorsqu’il s’agit de rêves, dans lesquels la déformation a rendu l’écart plus grand entre le contenu manifeste et les idées latentes. Dans ceux-ci, en effet, la déformation s’ajoute à l’élaboration pour l’accentuer, la prolonger, la compléter. Mais comment se produit-elle ? La censure s’applique plus spécialement à ces rêves en agissant de plusieurs manières différentes : tantôt elle retranche certains éléments, en créant dans le tissu du rêve des, lacunes, des trous, en ce cas le contenu manifeste est par rapport à son substrat ce que la partie est au tout ; tantôt elle s’exerce en atténuant la trame véritable, en la couvrant d’allusions, et nous reconnaissons là le procédé -de remplacement déjà employé dans l’élaboration ; tantôt elle transforme les éléments manifestes par une [p. 64] sorte de regroupement des matériaux, de déplacement du centre de gravité qui ne laissent apparaître que la représentation figurée du substrat.
Cependant, cette sorte de représentation figurée est différente du symbolisme, qui est un autre mode de déformation, mais indépendant de la censure. Il y a là un facteur spécial qui collabore avec la censure, sans lui être soumis ; ce qui ne l’empêche pas de lui rendre parfois des services, en simplifiant sa tâche. Ce symbolisme, longuement étudié par Freud, le conduit plus sûrement et plus nécessairement que tout autre caractère du rêve jusqu’à l’explication phylogénique de ce processus psychique. Indépendamment de tout autre trait archaïque, ne semble-t-on pas, en effet, autorisé à recourir à l’hypothèse d’un legs phylogénique, pour expliquer des symboles, dont l’individu comme tel n’a jamais eu connaissance ?
Quant au degré de la déformation opérée ainsi, surtout par la censure, il est en fonction de deux facteurs : le caractère plus ou moins répréhensible et inacceptable du désir refoulé; et la sévérité plus ou moins grande de la censure dans des circonstances et à un moment donnés.
Et, si nous nous rappelons maintenant de l’importance des tendances sexuelles dans l’inconscient, nous ne devons pas nous étonner que Freud ait pu relever leur action prépondérante dans le contenu latent du rêve. Bien plus, de même que les symptômes manifestent certaines régressions à des stades primitifs du développement de la libido, ainsi le rêve se rattache bien souvent à ces phases primitives de l’évolution sexuelle. C’est là un aspect au moins de son caractère d’infantilisme.
Que l’existence de désirs refoulés et leur énergie soient une condition aussi suffisante que nécessaire à expliquer la formation des rêves, Freud se garde bien de le soutenir contre toute évidence ; car, il est certain que non seulement les excitations somatiques ont ici un rôle, mais encore et surtout les résidus d’états psychiques de la veille. En ce qui concerne les excitations extérieures ou internes qui agissent pendant le sommeil, elles sont incapables de rendre compte des transformations qu’elles subissent en entrant dans le rêve; et il est fort probable qu’elles, ont seulement pour fonction de déclencher le rêve sans lui donner son contenu. Quant aux restes diurnes, Freud compare leur rôle à celui d’un entrepreneur chargé de décider, dans une entreprise, de l’emploi des fonds fournis par un capitaliste; en l’espèce le capitaliste n’est autre que le désir inconscient. Mais les restes diurnes ne sortent-ils pas eux-mêmes de l’inconscient ? Non, ou du moins pas de l’inconscient, où se tiennent en réserve les désirs refoulés; tout au plus peut-on-dire qu’ils se trouvent dans la sphère du pré-conscient (30). [p. 65]
Par analogie avec les rêves, les actes manqués (spécialement les lapsus, l’oubli, la méprise, la perte d’un objet, etc.) ont également un sens et résultent d’une interférence de deux intentions. De ces deux intentions l’une a été suffisamment refoulée pour qu’il lui soit impossible de se manifester directement : mais, parce qu’elle n’a pas complètement subi le refoulement, elle produit cette interférence, bien plus, ce compromis qui caractérise le processus psychique envisagé. Quant à la façon dont s’organise ce compromis entre l’intention consciente et la tendance insuffisamment refoulée, elle rappelle celle qui caractérise l’élaboration du rêve : la condensation et le déplacement y tiennent encore un rôle fort important.
Autant au moins que les actes manqués, le trait d’esprit (witz) se rattache à l’activité des désirs refoulés. Parmi les tendances multiples qui cherchent à se réaliser dans les mots d’esprit, on peut signaler, à côté de la tendance sexuelle, la tendance agressive. La condensation et le déplacement sont encore les facteurs essentiels du mécanisme nécessaire à leur déformation (31) .
Freud va même beaucoup plus loin encore dans le sens de la généralisation de la psycho-analyse, lorsqu’il assure que « ce qui caractérise la psycho-analyse, en tant que science, c’est moins la matière sur laquelle elle travaille, que la technique dont elle se sert. On peut, sans faire violence à sa nature, l’appliquer aussi bien à l’histoire de la civilisation, à la science des religions et à la mythologie qu’à la théorie des névroses. Son seul but et sa seule contribution consistent à découvrir l’inconscient dans la vie psychique (32) ». La bibliographie des travaux psycho-analystes poursuivis dans ce sens est déjà si importante que nous devons nous contenter de signaler rapidement les tentatives les plus intéressantes. Parmi celles-ci, il convient de faire une place au mouvement d’explication psycho-analytique des œuvres d’art et de l’émotion artistique. Les protagonistes de cette thèse n’ont pas seulement pour but de retrouver derrière une œuvre la psychologie de son auteur, en découvrant ses tendances et ses désirs les plus marqués ; ils ne se contentent pas non plus de déterminer la genèse psychique correspondant au développement de l’œuvre considérée dans son ensemble ; ils voient assurément dans cette tâche une application intéressante de la méthode psycho-analytique. Mais tant qu’ils ne dépassent pas cette étude de psychologie individuelle, ils n’estiment pas avoir mis en lumière toute la portée dans le rêve. Il suffit de signaler que cette question oblige à élargir la définition du rêve, en admettant que la réalisation des désirs peut quelquefois être remplacée par son contraire. [p. 66] de la psycho-analyse comme procédé de critique littéraire. Ce qu’ils veulent déterminer encore c’est le sens du rapport qui, par l’émotion artistique, met en relation le littérateur ou l’artiste avec ceux qui admirent son œuvre. La similitude des désirs inconscients et des tendances réprimées est, d’après eux, un moyen de communion, pour ainsi dire, de l’artiste et de ses admirateurs dans une même satisfaction de tendances, qu’apporte indirectement à l’un et aux autres la réalisation de l’œuvre d’art. La déformation subie alors par les tendances pour se réaliser en échappant à la censure est ce que Freud appelle la sublimation.
Enfin, dans d’autres domaines de la psychologie, la psycho-analyse a réussi à caractériser certains types sociaux normaux (le génie, l’original, le réformateur) ou anormaux (criminels de diverses sortes, par exemple le parricide), et à révéler certaines particularités ethniques des peuples primitifs et même des peuples modernes. Quant à la psychologie des mythes et des légendes, elle a reçu de la psycho-analyse une impulsion nouvelle fort importante.
Que penser de la psycho-analyse ? Question fort complexe et très discutée, à laquelle il peut paraître téméraire de vouloir donner une solution précise. Nous nous contenterons donc d’indiquer les remarques qui nous semblent se dégager d’un examen impartial et d’un contrôle aussi minutieux que possible des faits.
Et d’abord faut-il considérer la psycho-analyse comme une sorte de métapsychiatrie (le motest de Kræpelin), c’est-à-dire comme une psychiatrie mélangée de métaphysique etpar là non seulement dogmatique, mais presque mystique ? Plus d’un le pensent en présence de certaines affirmations de Freud et de ses disciples. Dans ses remarquables études sur « Les médications psychologiques (33) », le docteur Janet, reprenant une expression de M. Ladame (34), parle du « dogme de la pansexualité », y trouve « une méthode de construction symbolique et arbitraire ». Bien plus, estimant que « … ce n’est pas sous cette forme philosophique que la psychologie doit être présentée aux médecins », il ajoute que « la psychologie ne peut être acceptée dans les études médicales que si elle renonce aux ambitions démesurées et se borne à résumer la conduite et les attitudes des malades par des termes précis et bien définis en rattachant tous les faits par un déterminisme aussi rigoureux que possible (35) ». C’est à de tels reproches [p. 67] que Freud s’efforce d’échapper lorsqu’il affirme que dans sa doctrine « … il s’agit plutôt d’un fait d’expérience, d’une expression directe de l’observation ou du résultat de l’élaboration de celle-ci (36) ». De semblables passages laissent bien supposer que, si le neurologiste de Vienne a laissé s’établir des malentendus sur la portée et le caractère scientifiques de sa doctrine, il a au moins cherché à les dissiper. En réalité, il faut, croyons-nous, distinguer dans ses travaux trois résultats bien différents : d’abord (en laissant de côté l’action thérapeutique) un vaste ensemble d’observations minutieuses qui, en tant que telles, ont toute la valeur scientifique désirable ; ensuite des explications d’ordre encore médical bien que psychologique, destinées à rendre compte des observations ; enfin des hypothèses plus vastes imaginées pour mettre plus de cohésion dans ces explications. Le tort de Freud est de ne pas marquer toujours suffisamment quand il passe d’un degré à l’autre ; mais, pour juger sûrement son œuvre, il convient de ne pas mettre sur le même plan ces divers degrés.
Cependant, dira-t-on, comment nier que toute la doctrine soit entachée d’une sorte de mysticisme, lorsque constamment son auteur fait intervenir des explications téléologiques ? Et qu’est-ce autre chose que la censure, que le rêve « gardien du sommeil », etc. ? « La psycho-analyse doit être jugée elle-même comme ces œuvres d’art qu’elle a l’ambition d’expliquer ; elle est elle-même un symbole, et la pensée de ses auteurs reproduit les errements constitutionnels de l’esprit humain, qui ne peut s’empêcher, lorsqu’il abandonne la voie modeste mais sûre de l’enquête scientifique, d’obéir à l’éternelle illusion anthropocentrique et d’apercevoir le monde à son image (37). » Pourtant, outre que l’on peut retrouver, sous des images telles que la censure, moins une entité providentielle qu’un processus mécaniquement déterminé, il faut tenir compte encore de la différence établie entre la technique scientifique et les explications qui forment à cette technique plus une superstructure qu’un achèvement nécessaire ou une base irréductible. Autrement dit, de ce que Freud a prolongé sa doctrine jusqu’à en faire presque une métaphysique, il n’en résulte pas que ce caractère soit initial et ne laisse en dehors de lui aucune recherche psycho-analytique. Retranchons de la psycho-analyse tous les éléments qui risquent d’en faire une métapsychiatrie, un dogme, une mystique ; peut-être que dans le résidu ainsi obtenu nous trouverons encore suffisamment de points intéressants pour conserver à la doctrine sa physionomie propre et son originalité.
Sans considérer spécialement, sur le terrain médical, le point de vue thérapeutique (Freud a incontestablement opéré certaines cures) [p. 68] demandons-nous si cette méthode d’exploration mentale ne comporte pas des dangers trop grands pour le malade. En obligeant celui-ci à une auto-observation attentive, ne risque-t-on pas d’exagérer en lui ses obsessions et de les rendre par là de plus en plus rebelles à tout traitement ? Certains psychiatres (38) le pensent, mais l’accord est loin d’être fait sur ce point et le docteur Janet, entre autres, n’hésite pas à déclarer cette opinion « injuste et regrettable (39) ».
Mais sans être dangereuse, la méthode psycho-analytique ne manque-t elle pas d’efficacité et de sûreté ? Pénétrer ainsi l’inconscient n’est-ce pas une entreprise qui se heurte à des difficultés insurmontables tenant à la fois à l’investigateur et au patient ? On a fait remarquer que l’auto-observation, spécialement chez des névrotiques, peut bien vite se transformer, en auto-suggestion, surtout s’ils ont auparavant (ce qui est nécessaire) connaissance du but recherché par le médecin. Dans d’autres cas, le défaut d’attention peut être aussi un obstacle à la pénétration suffisante. Quant au médecin, en essayant d’orienter l’investigation, il risque parfois de détourner l’attention du malade de la voie qui devrait précisément se montrer la plus féconde. Son intervention active, par le choix des associations qu’il juge caractéristiques, fait entrer en jeu ses propres sentiments et ses tendances personnelles et fausse par conséquent un grand nombre de résultats. Assurément cette méthode est d’un maniement difficile et exige une grande habileté ; mais elle a cela de commun avec beaucoup d’autres méthodes, surtout lorsqu’il s’agit de psychologie. Si d’ailleurs sa mise au point n’est pas encore faite, si la conversation entre le malade et le médecin ne suffit pas (Freud d’ailleurs ne le conteste pas, puisqu’il la complète par l’interprétation des rêves pour la compréhension des symptômes névrotiques), on n’en peut pas conclure que le principe dont elle part est faux. En effet, non seulement il est indispensable de connaître la vie antérieure du malade et les préoccupations qui s’y rapportent, mais encore il faut demander au sujet lui-même les éléments de cette étude (40). Tout en cette question [p. 69] dépend de la prudence avec laquelle l’enquête est menée ; et si les systématisations sont en ce domaine fort à craindre, parce qu’elles se sont parfois réalisées, c’est à l’esprit de système des investigateurs et non à la méthode elle-même qu’il faut en attribuer la cause.
Qu’il y ait en effet dans la psycho-analyse une systématisation trop rigoureuse et parfois trop hâtive, il est difficile de le contester; et sur ce point les critiques sont plus solides.
La systématisation apparaît d’abord dans la théorie de l’inconscient. On peut en effet admettre l’existence de l’inconscient, sans aller jusqu’à en faire le réel psychique. D’autre part, en ce qui concerne le refoulement, cette conception, pour rester sans contestations une des plus intéressantes de la doctrine de Freud, doit être débarrassée des extensions trop larges qui lui sont données. Constater que le refoulement joue un rôle très important dans certains processus psychiques, ne conduit pas nécessairement à admettre que toute la vie psychologique y est suspendue. D’ailleurs, même en ne considérant que les psycho-névroses, est-il vrai que le refoulement soit la condition nécessaire de leur apparition (41) ? L’étude d’un grand nombre de cas permet d’en douter en faisant apparaître certains troubles, indépendants du refoulement, qui, loin de le supposer, le présentent au contraire comme une de leur conséquence. La dépression des malades est généralement l’origine du refoulement exagéré, manifesté par les symptômes ; et ce refoulement n’est lui-même, dans la plupart des cas, qu’un symptôme au même titre que les autres. Gardons-nous bien cependant de tomber dans l’excès contraire en amplifiant outre mesure ces critiques. Si la maladie, en effet, est nécessaire pour exagérer le refoulement dans certains cas, il n’en reste pas moins que l’exagération qu’elle apporte s’applique à un phénomène déjà existant et différent du processus morbide moins en nature qu’en degré.
Le refoulement plus ou moins intense reste donc un phénomène général de la vie psychologique, aussi bien que l’inconscient avec lequel il apparaît comme solidaire. Et si toute la vie psychologique n’y est pas suspendue, elle trouve là cependant non seulement un mécanisme dont elle use, mais aussi une réserve de processus psychiques, dont elle doit tenir compte et dont elle dispose parfois.
La systématisation outrée se manifeste encore dans les interprétations des symptômes et des rêves et dans les formules trop rigoureuses du symbolisme. On peut interpréter de bien des manières différentes, et c’est là plus encore que dans la méthode d’exploration directe, que l’investigateur risque de faire dans ses conclusions une place trop importante à ses opinions et à ses désirs personnels. Pourtant là aussi [p. 70] la prudence peut prévenir les erreurs et faire disparaître les malentendus.
Enfin, la thèse systématique qui a soulevé les plus violentes critiques est bien celle du pansexualisme qu’il nous reste à examiner. Même entendue au sens que nous avons déterminé plus haut, cette théorie de la sexualité est loin de paraître absolument satisfaisante. Lorsque le docteur Janet cherche à différencier sur ce point la psycho-analyse de l’analyse psychologique ordinaire, il estime que sous une apparente différence de degré se dissimule en réalité la différence capitale qui sépare la généralisation illimitée et la constatation précise. En réalité (et tous les psychiatres s’accordent sur ce point) la sexualité et les tendances qu’elle comporte s’affirment dans un grand nombre de cas névropathiques, mais, malgré tout, certains cas semblent bien rester en dehors de cette influence. Bien plus, même chez les malades qui manifestent des troubles d’origine sexuelle, il n’est guère possible de nier l’existence d’autres troubles et d’autres souvenirs traumatiques qui ne semblent pas en relation avec les premiers (42). Peut-être même est-il plus plausible et plus conforme à des observations nombreuses de voir dans ces troubles sexuels une conséquence plutôt qu’une cause de la maladie. Et lorsque les psycho-analystes répondent qu’ils entendent le mot sexualité dans un sens beaucoup plus large que celui qui lui est généralement réservé, ils ne s’élèvent contre ces critiques que pour en faire surgir d’autres. On leur a souvent objecté, en effet, qu’il faut respecter le sens usuel des mots, si l’on veut ne pas créer des malentendus et des confusions. Des définitions arbitraires de mots déjà employés dans un sens précis constituent un abus de langage aussi dangereux qu’incommode ; ce n’est pas en dénaturant la valeur des mots et en affaiblissant leur précision qu’on arrivera à organiser en une synthèse plus solide les résultats de l’observation.
A plus forte raison est-il difficile de retrouver partout la sexualité si l’on abandonne l’étude spéciale des névroses pour passer de la pathologie à la vie psychique normale, jusqu’aux idées religieuses et aux créations artistiques. Quant à la sublimation du sexuel, loin d’être un éclaircissement heureux, elle apporte, au contraire, une nouvelle source de confusions. « Quand même il serait établi historiquement qu’une tendance supérieure dérive d’une inférieure, elle n’en est pas moins aujourd’hui supérieure avec des caractères qui lui sont propres, et il n’y a aucune raison pour la confondre avec le phénomène qui lui a servi de point de départ (43). » [p. 71]
Cependant si, au lieu de nous attacher au mot, évidemment mal choisi de sexualité, nous essayons de pénétrer la pensée de Freud lorsqu’il estime que l’inconscient est surtout constitué par des tendances sexuelles, n’est-il pas possible de trouver un sens plausible et fort intéressant à ses affirmations ? En qualifiant de sexuels ces désirs inconscients, la psycho-analyse met en relief leur caractère surtout instinctif et spontané ; et peut-être a-t-elle rencontré là, sous une expression verbale inexacte, une vérité solide. En ce cas, le développement même de la doctrine en amènera l’élaboration et l’épuration : peu à peu s’opérera, sous l’action stimulante de la critique, la substitution des termes propres aux termes approximatifs et provisoires, et des déterminations précises aux explications encore incertaines, parce qu’à peine entrevues.
En considérant ainsi les différentes objections soulevées contre la psycho-analyse, nous avons essayé de faire le départ entre les points solides de cette doctrine et les affirmations encore trop audacieuses pour être maintenues dans toute leur ampleur. Que ces dernières tiennent surtout à des exagérations et à des illusions provenant d’une systématisation hâtive, il n’y a pas lieu de s’en étonner. N’est-ce pas le destin de toute tentative nouvelle de dépasser dans ses conclusions le point où elle a été portée par ses observations ? L’espoir de tout réunir en une vaste synthèse anime au fond plus ou moins explicitement la plupart des recherches. Comme presque toutes les doctrines, la psycho-analyse n’a pas échappé à cette tentation, mais il n’en reste pas moins qu’en s’élançant trop vite sur la voie qu’elle a frayée, elle a contribué plus puissamment à la mettre en lumière et c’est là un mérite incontestable. Non seulement elle a perfectionné une méthode d’exploration de la vie psychique ; mais, en la rendant plus pénétrante, elle l’a fait plonger jusque dans un fond à peine soupçonné de tendances et de désirs inconscients. Ainsi elle a apporté une contribution fort intéressante à l’étude de l’inconscient, qui reste, malgré toutes les recherches, un des points obscurs de la psychologie. Quant à l’explication du contenu psychique conscient ou inconscient, elle lui a donné un sens nettement génétique (44), et elle n’a pas craint de chercher les concordances entre l’ontogénèse et la phylogénèse.
Dans ce double développement de l’individu et de l’humanité, elle a découvert les mêmes processus et signalé des conditions analogues. Et pour trouver une raison à ces analogies, Freud a eu recours à l’identité des principes qui président à l’évolution concordante de l’espèce et des individus. Ils sont essentiellement, pour lui, le principe du plaisir et le principe de réalité. Le principe du plaisir s’appuie sur la constatation qu’en fait le rôle exercé par l’appareil psychique [p. 72] n’est au début organisé qu’en vue de procurer du plaisir et de faire éviter le déplaisir. Quant au principe de réalité, il a bien au fond également pour but le plaisir, mais il ne tend vers ce but qu’à travers des atténuations, des considérations dilatoires exigées par le contact avec le réel et l’adaptation aux circonstances. Il apparaît dès lors comme une sorte de substitut du premier dans le moi qui tient compte des exigences imposées, dans le moi éduqué et raisonnable. « Quant à la force qui a imposé à l’humanité ce développement, et dont l’action continue à s’exercer dans la même direction, nous la connaissons : c’est encore la privation imposée par la réalité ou, pour l’appeler de son vrai grand nom, la nécessitéqui découle de la vie, lΆναγϰη (45). » Le passage, sous l’influence de la nécessité, du principe du plaisir au principe de réalité constitue donc la loi même de l’évolution humaine. Mais toutes les tendances primitives ne se plient pas aussi facilement les unes que les autres, ne se laissent pas de la même manière discipliner et éduquer. Celles qui s’infléchissent vers la réalité avec la moindre résistance arrivent bien vite à constituer les tendances conscientes du moi, acceptées et rationalisées, pour ainsi dire, par lui. Mais les tendances rebelles à cette action déformatrice de la réalité conservent non seulement vis-à-vis de celle-ci, mais par rapport au moi lui-même une certaine indépendance, un caractère capricieux, réfractaire, énigmatique et arbitraire. Elles forment le fond même de l’inconscient. Ainsi se constituent les forces antagonistes que met aux prises le conflit psychique entre l’inconscient et le conscient, entre le moi et les tendances qui, en se dissimulant pour le pénétrer, le transforment parfois au point de le rendre presque inexplicable.
Qu’il y ait là des hypothèses, nous ne songeons pas à le dissimuler. Il appartient à l’avenir et à des recherches nouvelles de nous obliger à les rejeter ou d’en faire apparaître au contraire la fécondité et la valeur.
Auxonne, le 15 décembre 1922. P. BRUNET.
Notes
(1) L’idée que les symptômes ont un sens avait été mise en lumière déjà par Janet avant la publication des résultats de Freud. Et, de l’avis même de celui-ci, le premier germe de cette opinion se trouvait déjà chez le psychiatre Leuret.
(2) Freud, Introduction à la psycho-analyse, traduction française par le docteur Jankélévitch. Paris, Pavot, 1922, p. 282.
(3) En signalant cette différence entre la psycho-analyse et la psychiatrie, il faut cependant se garder des exagérations de Freud lorsqu’il prétend que [p. 49] « la psychiatrie ne se préoccupe pas du mode de manifestation et du contenu de chaque symptôme » (op. cit., p. 279), et que « dans leurs bons moments les psychiatres se demandent eux-mêmes si leurs arrangements purement descriptifs méritent le nom de science » (op. cit., p. 31). Assurément, plus que les autres psychiatres, Freud insiste sur le contenu psychique des névroses, mais il n’est ni le seul, ni même le premier à le faire : les travaux de Janet sont la meilleure réfutation de ces affirmations trop entières du neurologiste de Vienne, dans lesquelles la critique dépasse notablement son but.
(4)Op. cit., p. 310-316. Ailleurs, il n’hésite pas à se dire « héritier légitime » de l’hypnotisme, en reconnaissant les encouragements et les explications qu’il a pu en tirer , mais il affirme d’autre part « que la psycho-analyse proprement dite ne date que du jour où on a renoncé à avoir recours à l’hypnose » (op. cit., p. 316).
(5) « C ‘était, dit-il encore (op. cit., p. 481), un travail de manœuvre n’ayant rien de scientifique, rappelant plutôt la magie, l’exorcisme, la prestidigitation… »
(6) A diverses reprises, Freud reconnaît ce qu’il doit à Bernheim, dont il a suivi l’enseignement à Nancy en 1899 et dont il a, peu après, traduit en allemand le livre sur la « suggestion ».
(7) Freud, Traumdeutung, 1900.
(8) Nous aurons l’occasion de revenir plus loin sur l’étude des rêves et des actes manqués.
(9) Freud, Psychopathologie des Alltagslebens, 1901.
(10) Sur la question ; Ley et Menzerath, L’étude expérimentale des associations d’idées dans les maladies mentales (Rapp. au congrès de Bruges, 1911) — Menzerath, Contribution à la psycho-analyse (Archives de psych., décembre 1912).
(11) Freud se réfère ici à un terme employé d’abord par P. Näcke, pour caractériser les états dans lesquels un individu reporte sur lui-même ses attentions et fait de lui l’objet de sa passion.
(12) Op. cit., p. 412-451
(13) Régis et Hesnard, La psycho-analyse des névroses et des psychoses, 2e édit., 1922, p. 358 et suiv.
(14) Op. cit., p. 416.
(15) Op. cit., p. 301.
(16) Nous signalons seulement, en passant, l’idée générale de cette thérapeutique, dont les détails nous obligeraient à sorti, du cadre de cet article.
(17) Signalons cependant, à ce point de vue, que les partisans anglo-saxons de la psycho-analyse tendent plutôt vers une conception biologique de l’inconscient :
Kempf (Américain), Psychopathology, 1920; The autonomie functions and the personality, 1921.
Rivers (Anglais), Instinct and the Unconscious. A contribution to a biological Theory of the psycho-neurose, 1920.
(18) Dwelshauvers, L’inconscient.
(19) Op. cit., p. 318-319.
(20) Ce qui ne veut pas dire évidemment que l’ensemble des phénomènes psychologiques inconscients ne s’enrichit pas lui-même, c’est-à-dire ne s’enfle pas constamment. Mais avant d’exister en lui ces états n’existaient nulle part, n’avaient aucune réalité. L’inconscient crée pour ainsi dire spontanément ce qu’il est lui-même, sans avoir besoin d »emprunter ou d’usurper à un autre domaine. Il est, comme on l’a appelé, le « réel psychique ». (Régis et Hesnard, op. cit., p. 16).
(21) On a signalé bien des fois l’analogie de cette conception de l’inconscient et du refoulement avec ce passage de Bergson dans l’Évolution créatrice : « … Ce que nous avons senti, pensé, voulu depuis notre première enfance est là, penché sur le présent qui va s’y joindre, pressant contre la porte de la conscience qui voudrait le laisser dehors. Le mécanisme cérébral est précisément fait pour en refouler la presque totalité dans l’inconscient et pour n’introduire dans la conscience que ce qui est de nature à éclairer la situation [p. 57] présente, à aider l’action qui se prépare, à donner enfin un travail utile. Tout au plus des souvenirs de luxe arrivent-ils par la porte entrebâillée, à passer en contrebande. Ceux-là, messagers de l’inconscient, nous avertissent de ce que nous traînons derrière nous sans le savoir… Notre passé se manifeste donc intégralement à nous par sa poussée et sous forme de tendance, quoiqu’une faible part seulement en devienne représentation. » (p. 5-6).
(22) Op. cit., p. 303.
(23) La psychanalyse, conférences, traduction française par M. Le Lay, Payot, 1921.
(24) Voici la définition qu’il donne de la libido : « Analogue a la faim en général, la libido désigne la force avec laquelle se manifeste l’instinct sexuel, comme la faim désigne la force avec laquelle se manifeste l’instinct d’absorption de nourriture. » (Introduction à la psychanalyse, p. 336).
(25) Op. cit., p. 377.
(26) A ce propos Freud s’attaque à certaines vues sociales sur la sexualité et sur la solution du problème de la vie sexuelle. Nous nous contentons de signaler ici cette tendance.
(27) En employant ici le terme analytiquement, nous ne faisons pas allusion aux procédés spéciaux de la psycho-analyse ; nous l’entendons seulement dans le sens où il s’oppose à synthétiquement. Or, cette opposition réside dans le fait que l’analyse s’élève de certaines conséquences à l’affirmation des principes qui les expliquent, tandis que la synthèse part de principes connus pour en dérouler les conséquences la première est une méthode de recherche, la seconde une méthode plus spécialement réservée à l’exposition systématique.
(28) C’est ce qui explique que les rêves sont précisément des phénomènes qui caractérisent l’état de sommeil.
(29) Op. cit., p. 143.
(30) Nous ne pouvons aborder ici le problème fort complexe des sentiments.
(31) Sur ce point : Freud, Der Witz und seine Beziehung zum Unbewusten, 1905.
(32) Introduction ci la psycho-analyse, p. 416.
(33) 3 vol., Alcan, 1919.
(34) Sexualité et névroses, art. dans L’Encéphale, 1913.
(35) Op. cit., t. II, p. 251. Et aussi : « II ne faut certainement pas supprimer la métaphysique et je supplie que l’on ne me fasse pas dire un pareil blasphème. Mais il faut la laisser à sa place ; il faut la discuter dans les templa serena, dans l’atmosphère paisible des congrès de philosophie ; il faut [p. 67] absolument éviter de la transporter au lit des malades et dans les salles d’hôpital dont l’atmosphère ne lui vaut rien. » (P. 250).
(36) Op. cit., p. 266.
(37) Régis et Hesnard, Op. cit., éd. 1922, p,. 315.
(38) 1. Notamment Régis et Hesnard. M. Forel, L’âme et le système nerveux, va même jusqu’à supposer que par cette méthode le médecin peut arriver involontairement à suggérer au malade certaines idées nuisibles et troublantes.
(39) « Evidemment il y a sur ce point des exagérations absurdes qui ont tout à fait compromis ces études. Mais l’exagération est aussi mauvaise dans un sens que dans l’autre. Autant dire que le chirurgien ne doit jamais toucher une plaie de peur de la salir et de l’infecter : tout le monde sait qu’il doit y toucher, mais y toucher proprement. » (Op. cit., p. 281).
(40) « Quand on songe, dit Janet (op. cit., p. 281), a la légèreté avec laquelle sont souvent portés des diagnostics conventionnels uniquement à propos de certains symptômes apparents et très mal compris, sans chercher à se rendre compte le moins du monde de l’évolution psychologique qui les a amenés, on ne peut qu’admirer les études minutieuses de l’école allemande sur la vie morale de chacun de ses sujets. »
(41) Nous parlons ici intentionnellement de condition nécessaire et non de cause, comme on l’a fait parfois à tort. En effet, lorsque Freud assure que les refoulements expliquent le contenu des symptômes, il ne prétend pas qu’ils suffisent à rendre compte également de leur apparition.
(42) A moins que l’on ne veuille se contenter de vagues analogies et conclure de ce qu’un phénomène pourrait s’expliquer ainsi que en réalité il n’a pas besoin d’autre explication.
(43) Janet, op. cit., p. 250.
(44) Sur ce point elle se rencontre avec beaucoup d’autres doctrines, dans lesquelles la méthode génétique est devenue prépondérante.
(45) Freud, op. cit., p. 381.
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