Pierre Brunet. Dissertation médico-philosophique sur le sommeil et les songes. Thèse n°182, présentée et soutenue à la Faculté de Médecine de Paris, le 28 juillet 1820, pour obtenir le grade de Docteur en médecine. A Paris, de l’imprimerie de Didot Jeune, 1820, 1 vol. in-4°, 40 p.

Pierre Brunet. Dissertation médico-philosophique sur le sommeil et les songes. Thèse n°182, présentée et soutenue à la Faculté de Médecine de Paris, le 28 juillet 1820, pour obtenir le grade de Docteur en médecine. A Paris, de l’imprimerie de Didot Jeune, 1820, 1 vol. in-4°, 40 p.

 

[B. n. F. : 8- TH PARIS- 174 (148).]

Une des thèses les plus importantes, ici in extenso,  du début du XIXe siècle, qui inaugure un regard nouveau sur le rêve.

Pierre Brunet. Médecin. Ancien Maître ès-arts ; Membre correspondant de la Société académique du département de la Loire-Inférieure.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 5]

DISSERTATION

MÉDICO-PHILOSOPHIQUE

SUR LE SOMMEIL ET LES SONGES.

La question que nous nous proposons d’examiner est, pour ainsi dire, un sujet neuf dans l’étude de la philosophie médicale.

La liaison intime du corps et de l’esprit, leur dépendance mutuelle, leur action réciproque, ont été appréciées par le médecin chargé de remédier, dans bien des cas, à leurs nombreuses déviations dans la manie, le délire, les hallucinations, etc. Mais cette étroite union de l’un et de l’autre dans la formation du sommeil et des songes forme jusqu’à un certain point une lacune dans la théorie ou dans l’explication de nos facultés intellectuelles. Trop long-temps les métaphysiciens se sont emparés de cette explication générale, qui n’a pu se résoudre bien des fois que par l’observation du mécanisme des organes ; mais trop long-temps aussi peut-être les médecins ont attribué à ce mécanisme, ou à un trouble des organes, une classe de phénomènes qui, jusqu’à présent, nous paraissent en être indépendans.

« Les phénomènes des songes, dit Dugalt Stewart, forment un chapitre de l’histoire naturelle de l’homme, qui n’est pas sans intérêt ; ils attirent nos regards sur quelques facultés de notre esprit, que les objets extérieurs nous font aisément perdre de vue, [p. 6] parce que les objets extérieurs sont nécessairement les premiers sur lesquels s’exerce notre pensée et ceux qui, dans le cours de la vie commune ont le plus d’importance. »

Nous avons peu de dissertations étendues et intéressantes sur cet objet ; les auteurs de physiologie, même les plus récens, n’y ont jeté qu’un coup-d’œil superficiel, ou craignent d’avoir abordé la question. D’où peut provenir la raison d’une pareille négligence ? le sujet ne mérite-t-il donc qu’une vague considération ? ou les idées confuses et ridicules qu’on s’en forme ordinairement éloignent-elles tout espoir d’une solution satisfaisante ? Quoi qu’il en soit, nous pensons qu’on peut rassembler sur cette matière beaucoup de faits curieux, et en tirer des corollaires importans. Nous n’embrasserons cependant point dans cet essai toutes les preuves et les données possibles ; le sujet est trop vaste pour le considérer dans une simple dissertation, sous les rapports historiques, physiologiques, hygiéniques et pathologiques. Nous nous restreindrons à quelques exemples authentiques et aux inductions les plus évidentes. Nous n’envisagerons point non plus ici les songes dans l’état de maladie ; cette tâche a été en quelque sorte remplie avant nous par M. Richier, dans -sa dissertation inaugurale du 15 février 1816 : nous commencerons par parler de quelques traités anciens que nous avons sur les songes, et des idées que les anciens s’en étaient formées, ainsi que du sommeil, nous ferons ensuite quelques réflexions sur le sommeil, sur le sommeil prolongé et supprimé, sur les extases volontaires, sur le somnambulisme ; nous passerons de là à la nature et à la cause des songes, à l’influence de l’esprit sur le corps dans la production des songes, et, réciproquement, à celle du corps sur l’esprit dans cette même production ; nous proposerons les moyens hygiéniques pour avoir un sommeil tranquille et nous finirons par examiner s’il en existe qui puissent procurer des songes agréables.

Heureux si nous eussions pu traiter ce sujet et l’approfondir comme nous croyons qu’il le mérite ! mais trop heureux si notre [p. 7] travail peut susciter aux savans quelque idée nouvelle, et ajouter quelques considérations à l’étude de notre être !

Plusieurs auteurs anciens ont écrit sur les songes ; les principaux sont, Artémidore , Aristote, Hippocrate et Macrobe. Artémon , Milésien, a écrit vingt-deux livres sur ce sujet ; il nous en reste environ quatre-vingts vers en grec, qui indiquent ce que signifie telle ou telle chose qu’on a vue en songe ; Artémidore les explique par la

chiromancie ; Hippocrate, par l’état des organes du corps ; Macrobe les considère sous cinq espèces de chefs, qui paraissent avoir rapport aux doctrines diverses des anciens. Démocrite, selon Plutarque (livr. des opinions des phil.), dit que les songes se font par représentation des images ; Strabon, parce que l’entendement est, je ne sais comment, plus sensible en dormant. Hérophile pense que les songes, divinement inspirés, se font par nécessité.

Les péripatéticiens les supposaient venir d’une faculté particulière de l’esprit, qui, semblable à la puissance d’un oracle, ému d’une fureur divine, voyait les événemens à venir. D’autres sectes pensaient que les songes, aussi-bien que les inspirations d’oracle en général, venaient des démons, dont le monde, suivant le sentiment de Thalès le Milésien, adopté par Platon, était rempli, et qui, suivant les platoniciens, occupaient un rang mitoyen entre les dieux et les hommes. Quelques-uns d’eux étaient regardés comme les ombres des héros morts, et partagés en êtres bienfaisans et malfaisans. Ce sont ces derniers qu’Homère représente comme ayant engagé Agamemnon à conduire les troupes de la Grèce, dans la vaine espérance de la destruction prochaine de la ville de Troie.

Les anciens adoraient le sommeil sous les diverses représentations d’un dieu ou d’une déesse ; Les, cérémonies observées à cet égard prirent vraisemblablement naissance dans le respect qu’on eut de bonne heure pour les songes. La bouillante et vaste imagination d’Homère trouva dans les songes des incidens tout prêts à ses desseins ; Virgile en adopta l’idée dans son Enéide (lib, 6), lorsqu’il dit :

Sunt geminæ somni portæ… [p. 8]

Ovide, dans le second livre de ses Métamorphoses, représente la nuit sous une figure dont les joues étaient garnies de pavots, et qui était entourée d’une foule de songes. Tibulle dépeint le sommeil suivant le char de la nuit. Statius le représente avec des ailes. Mais généralement on le représentait sous la forme d’une femme, avec des ailes noires étendues, conduisant parfois de la main gauche un enfant blanc, et de la main droite un enfant noir à pieds difformes ; le premier comme image du sommeil, le second comme image de la mort.

Quelle que fût la différence d’opinions sur l’origine des songes, il existait un grand rapport de crédulité, tant parmi les Grecs et les Romains que parmi les nations de l’Orient, savoir, que non-seulement les songes avaient rapport à des événemens à venir, mais encore qu’on pouvait, lorsqu’ils étaient défavorables, détournée les effets du présage par des supplications et des sacrifices. On rendait des honneurs divins à Brizo , déesse du sommeil et des songes. Ses prosélytes couchaient dans son temple, à Délos, la tête ceinte de lauriers ou d’autres ornemens semblables, regardés comme favorables. On cherchait à se concilier par des prières le soleil, dont les rayons dissipent les songes de la nuit. Au déclin des fêtes, on s’adressait à Mercure pour une nuit de songes heureux ; on plaçait au pied des lits des images de cette divinité avec son caducée. Les bains et les lustrations étaient également en usage, comme devant être favorables.

Si des Grecs et des Romains nous passons au peuple hébreu, nous verrons que le souvenir des songes inspirés, qui avaient fourni des préceptes divins aux patriarches, porta les Juifs à avoir pour les songes un respect superstitieux. L’Ecriture est formelle quant à leur authenticité. (Voyez Nombr., chap. 12, vers. 5 et 6.) Dieu recommande cependant à son peuple beaucoup de circonspection dans l’examen des prétentions des prophètes et des songeurs, qui s’attribuent l’inspiration. (Deutéron., chap. 18, vers. 2.) Nous avons des exemples mémorables de songes dans ceux de Joseph, [p. 9] de Jacob, de Lot, de Nabuchodonozor…. Les Juifs conservèrent à cet égard quelques cérémonies religieuses, long-temps après que ces moyens furent tombés en désuétude chez les autres peuples. (Voyez Buxtort , Synagoga judaica , c. 23. )

Nunc quibus ille modis somnus per membra quietem
Irriget, atque animi curas è pectore solvat.

Lucret. , lib. 4.

Avant de parler plus particulièrement des songes, qui n’ont lieu que lorsque le corps est dans l’inaction et endormi, nous sommes conduits à jeter un coup-d’œil sur la nature du sommeil, cet agréable calmant des inquiétudes et des infirmités humaines. En considérant le sommeil d’une manière abstraite, il est certain que, malgré les effets que nous en éprouvons dans la réparation de nos forces et le renouvellement de nos esprits, c’est un état d’apathie. Considéré séparément des songes, c’est une suspension des facultés de l’esprit aussi-bien que de celles du corps ; c’est un prélude apparent de la mort ; et les sens, quoique susceptibles de recevoir des impressions et d’être mis en mouvement, n’en sont pas moins alors comme insensibles. Il semble relâcher les liens de connexion qui subsistent entre l’âme et le corps sans en rompre la chaîne. C’est, dit Thomas Brown, une mort par laquelle nous vivons, un terme mitoyen entre la vie et la mort et semblable à la mort.

Les anciens avaient sur sa formation diverses idées, dont on peut voir l’explication, dans Plutarque, (Livre 5, des Opinions des philosophes. chap.23.) Le sommeil peut être considéré comme un bien pour le malheureux, puisqu’il interrompt ses souffrances et ferme les blessures de sa misère. S’il ne lui procure point de joie, du moins il suspend ses chagrins, l’oubli de tous ses maux, et souvent l’ingratitude barbare, plus aiguë que la dent du serpent.

Le sommeil, étant une privation des impressions des objets extérieurs, ne peut occasionner aucune sensation de peine ou de plaisir, [p. 10] si ce n’est par le moyen des songes. Si pendant le sommeil nous sommes en sûreté et tranquilles, comme nous n’avons point alors le sentiment de notre sûreté, nous n’en éprouvons aucune satisfaction. Pour jouir de quelque bien, nous devons être persuadés de le posséder ; mais la seule persuasion que nous ayons dans le sommeil, est celle de l’existence d’objets que notre imagination crée en songe ; car lorsque les sens sont assez fortement affectés par les impressions extérieures pour qu’elles produisent des effets sur l’esprit, le sommeil est troublé ; et si les impressions continuent, nous nous éveillons.

De même que le cours de nos réflections ne change que graduellement lorsque nous nous livrons au sommeil, ainsi l’influence des songes se fait souvent sentir après qu’ils se sont évanouis ; nous nous réveillons avec gaieté, si notre sommeil a été agréable ; et la joie du matin exige quelque temps pour dissiper les nuages de l’inquiétude. Cependant, quoique notre esprit soit quelquefois fatigué des images qui lui sont offertes dans le sommeil, il sert en général à réparer les forces épuisées. Lorsqu’il est même le plus interrompu et le plus troublé par des fantômes pénibles, il serti encore de baume à la constitution humaine. La nature ne peut subsister long-temps sans son aide ; elle tombe dans l’affaiblissement, ou est portée à un état d’irritation qui conduirait sympathiquement l’esprit à un désordre de folie, si elle n’éprouvait parfois son appui bienfaisant et réparateur.

La nécessité du sommeil résulte, selon M. Haller, du manque de quantité et mobilité des esprits vitaux, occasionné par la pression des nerfs et le collapsus des parties nerveuses qui charrient ces esprits de leur source au sensorium commun pour circuler de là dans toutes les parties du corps ; et cette nécessité devient plus urgente en raison de la fatigue.

Goya.

Cabanis considère le sommeil comme une fonction particulière du cerveau, qui n’a lieu qu’autant que dans cet organe il s’établit une série de mouvemens particuliers, dont la cessation [p. 11] ramène la veille, ou les causes extérieures du réveil le font cesser immédiatement. Il pense que le sommeil mettant le cerveau dans un état actif, il s’ensuit que sa répétition trop fréquente, et surtout son excessive prolongation, doivent énerver cet organe, le débiliter d’une manière directe, et user immédiatement et radicalement les ressorts vitaux (Rapport du physique el du moral de l’homme, 8e mém. )

On a répondu, je crois, à Cabanis, que les grandes évacuations de sang, qui tendent à affaiblir les ressorts du cerveau, disposent à l’assoupissement ; cependant, selon cette théorie, le contraire devrait arriver et produire, des insomnies. Il est encore démontré qu’une excitation plus active vers l’encéphale l’excite et le rend susceptible d’un nouveau degré d’énergie qui éloigne le sommeil, comme le prouvent les premières stades des fièvres angioténiques.

Le sommeil consiste principalement, selon M. Le Febvre, dans sa thèse inaugurale de 1811, dans la suspension d’un plus ou moins grand nombre d’actes de la vie animale ; et dans quelques changemens dans la vie intérieure. Parmi les causes qui concourent le plus à le produire éventuellement on considère les hémorrhagies, comme nous l’avons dit, le silence, ou un bruit monotone ; le· froid, les chagrins, les douleurs prolongées, certains médicamens, tels que l’opium…

Quelques écrivains regardent le sommeil comme utile au soutien de la vie végétale, persuadés que les plantes, qui se ferment aux approches de la nuit et s’ouvrent le matin, tirent quelque avantage d’un repos analogue au sommeil. Toute la nature animée peut être regardée comme ayant besoin de repos ; tandis qu’une veille continue doit être considérée comme l’attribut exclusif de la Divinité, qui ne sommeille pas.

La quantité de sommeil suffisante au maintien d’une vie bien entretenue varie selon l’âge et la constitution de l’individu, de même qu’elle dépend de la proportion de fatigue qu’il endura, [p. 12] et de la quantité de nourriture qu’il prend. Dans quelques circonstances, il paraît prolongé indéfiniment, et pendant sa durée la flamme vitale paraît à peine consumer ce qu’elle reçoit, Si nous devons en croire quelques récits qui nous sont parvenus, on représente des personnes en léthargie tellement plongées dans un sommeil non interrompu pendant des semaines, et même des années entières, qu’elles n’eurent besoin d’aucune nourriture, et souffrirent si peu de changement, ou perdirent si peu de la vigueur animale, que leur œil n’en fut point obscurci, ni leur force naturelle abattue.

Diogène Laërte (liv. I) représente Epiménide , philosophe célèbre de Crète, comme ayant dormi cinquante-un ans dans un caveau, après lequel temps il ne put se rappeler s’il avait fait aucun songe : à son réveil, il ne connut qu’avec peine la ville où il avait demeuré, et ne put persuader que difficilement à son jeune frère de le reconnaître. L’abbé Barthelemy nous dit que cette histoire signifie seulement qu’Epiménide passa les premières années de sa jeunesse dans la solitude et une méditation profonde. Nous avons néanmoins plusieurs autres relations qui prouvent que le sommeil peut être prolongé pendant un temps beaucoup plus long, que le corps ne peut subsister dans un état de veille et sans prendre de nourriture ; peut être prolongé, dis-je, sans nuire sensiblement à la constitution humaine. Aristote et Plutarque parlent de la gouvernante d’un nommé Timon qui dormit deux mois sans donner aucun signe de vie. Marcus Damascénus fait mention d’un paysan allemand qui dormit tout un automne et un hiver sur un tas de foin, et se réveilla à moitié mort et l’esprit tout-à-fait dérangé lorsqu’on eut enlevé le foin. Crantzius parle d’un écolier de Lubeck, au temps de Grégoire Il, qui dormit sept ans sans éprouver de changement sensible. Mais le récit le plus remarquable de cette espèce est celui des sept personnes d’Ephèse qui dormirent, rapporte-t-on, dans un caveau, où elles s’étaient retirées depuis la persécution sous Décius jusqu’à la [p. 13] trentième année de Théodose. M. Gibbon, qui rapporte cette histoire avec tous ses accessoires, dans son Histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain (chap. 53) , la regarde comme une fable inventée par la politique. Cependant, observe un auteur après lui, il n’y a peut-être rien de plus inexplicable dans un sommeil de cent quatre-vingt-seize ans que dans celui de six : nous ne savons à quel terme nous arrêter. Observons d’ailleurs qu’on dit que le rocher s’était fermé sur eux ; et, s’il nous est permis de juger par analogie, on rapporte des faits d’animaux, de grenouille, de crapauds, qui paraissent avoir été ensevelis pendant des siècles dans des troncs d’arbres, dans des rochers, et avoir repris l’existence lorsqu’on venait à les découvrir.

M. Fournier, à l’article des Cas rares, Dictionnaire des sciences médicales, dit que le sommeil léthargique est une maladie rare, il est vrai, mais que c’est une maladie très-connue : souvent, ajoute-il, on a vu le sommeil se prolonger pendant des années, si l’on en excepte, pense-t-il, les courts moments où le malade se réveille pour prendre des aliments et se rendormir de nouveau : il cite, à cet égard, deux faits curieux, Les Mémoires de l’académie de Berlin fournissent un cas à peu près semblable au second, rapporté par M. Fournier. Celui du colonel Townshed , rapporté par le docteur Cheyn , a autant de l’apport au sommeil prolongé qu’aux extases volontaires dont quelques personnes se sont rendues susceptibles. Il avait été attaqué pendant plusieurs années de douleurs néphrétiques. Il acquit le moyen d’expirer pour ainsi dire, à volonté, et après cela de revenir à la vie quand bon lui semblait. Ces faits furent attestés à Bath par les docteurs Cheyne, Baygnard et Skrine, qui virent le colonel chercher une position convenable sur le dos, son pouls devenir graduellement insensible, le cœur ne présenter aucun mouvement, aucun symptôme visible de la vie, un miroir devant la bouche n’étant nullement humecté de son souffle : il continuait dans cet état près d’une demi-heure et se rétablissait ensuite graduellement. (Voyez Cheyne’s english malad. et Wanley’s Woonders, c. I. [p. 14]

Ce fait nous rappelle celui que rapporte S. Augustin, de Civit. Dei, I, 14, c. 24, du prêtre Restitutus, qui pouvait à volonté se priver de toute espèce de sentiment, tomber dans un état de mort apparente, ne donnant aucun signe de respiration, et n’étant affecté par aucune sensation, pas même celle du feu, quoiqu’il avouât entendre lorsqu’on lui parlait très-haut. On en a dit autant de Thomas d’Aquin, surnommé le docteur évangélique.

Cardan, fameux médecin et astrologue de Pavie, nous dit, entre autres choses extraordinaires de sa personne, qu’il pouvait à volonté tomber en extase, et que, dans cet état, il n’entendait que très-légèrement et indistinctement ceux qui parlaient, étant même insensible aux douleurs de la goutte comme à toute autre peine.

Je suis d’autant plus porté à croire ces faits, qui sont rares et loin de nous, que j’ai moi-même été témoin d’un cas semblable dans la personne d’un brame que j’ai eu occasion de connaître en 1803 à Madras. Je doutais de cet effet, dont quelques-uns de mes amis que j’avais traités m’avaient parlé plusieurs fois, lorsqu’il voulut bien, à ma sollicitation, me rendre témoin de son extase volontaire. Semblable au colonel de Cheyne, ce n’est que graduellement qu’il y entrait, comme il n’en sortait que par degrés ; mais il me parut en revenir avec plus de peine. Mes observerions sur le pouls et la respiration devinrent infructueuses pour découvrir aucun signe de vie. Je souffrais de le voir dans une pareille immobilité, les yeux ouverts et paraissant comme mort ; mais il m’assura ensuite par truchement qu’il n’avait point de plus grandes délices que lorsqu’il était dans cet état, qu’il pouvait prolonger toute une nuit, et renouveler aussi souvent qu’il le voulait. Cet homme était très-instruit et possédait plusieurs langues de l’Inde. Ses camarades avaient pour lui beaucoup de vénération.

Mais il faut distinguer les extases ordinaires que Loke dépeint comme un sommeil à yeux ouverts, de ces sommeils étonnans dont nous avons parlé plus haut. « Les hommes, dit Cardan, Synes , somniorum I. 2, c. 3, entrent en extase, de plusieurs manières ; [p. 15] par syncope, par évanouissement, par absence ou manque d’esprit vitaux, ou encore en se privant, sans aucune autre cause, de toute sensation extérieure. Elle est ordinaire principalement à ceux qui désirent fixer toute leur attention sur quelque objet particulier. L’extase est une espèce de milieu entre le sommeil et la veille, comme le sommeil est une espèce d’état mitoyen entre la vie et la mort. Les objets vus en extase sont plus certains que ceux que nous voyons en songe ; ils sont beaucoup plus clairs et plus évidens ; ceux qui tombent en extase peuvent entendre ; ceux qui dorment ne le peuvent pas.

Aux exemples de sommeils extraordinaires que nous avons rapportés, nous pouvons opposer des récits d’une nature différente aussi remarquables. Sénèque rapporte dans son Iivre de Provdentiâ , que Mécène vécut trois ans sans dormir, et fut à la fin guéri de sa maladie par les sons doux de la musique. Il est dit que Nizolius vécut trente-cinq ans sans dormir. On cite une femme de Padoue qui vécut quinze jours sans dormir.

Les opérations volontaires de l’esprit semblent cesser pendant le sommeil, de sorte qu’il devient en quelque sorte très-passif, et que nous pouvons rarement avoir aucune idée distincte de la faculté de raisonner et de nous rappeler. Beaucoup de choses qui se passent dans le sommeil, et beaucoup d’autres qui frappent notre esprit lorsque nous sommes éveillés, nous échappent presque sur-le-champ de la mémoire, et ne lui reviennent que lorsque par hasard quelque événement éloigné les retrace à notre souvenir. Ainsi des personnes ivres oublient souvent des événemens et des actions qui se passent pendant leur ivresse ; et par rapport aux songes nous voyons dans Daniel que Nabuchodonosor oublia son songe jusqu’au moment où le prophète le lui rappela à la mémoire. Me sera-t-il permis de certifier ceci par mon exemple ? Plusieurs fois il m’est arrivé, dans des circonstances très-remarquables, qu’un songe oublié s’est retracé à ma mémoire par la force des événemens qui avaient lieu lons-temps après. Dans ce cas, mon séjour actuel, [p. 16] ma situation présente ne font que confirmer plus amplement mes images ou mes perceptions anciennes. Les lieux qu’a parcourus mon esprit, les objets dont il s’est occupé, existaient donc réellement avant qu’ils se fussent offerts à mes sens. La pensée a donc, pour ainsi dire, précédé ici la sensation ? Ceci me rappelle un récit de M, Halley, qui déclara à la société royale de Londres qu’à l’âge de vingt-quatre ans une forte impulsion le portant à visiter l’île de Sainte-Hélène, pour y faire des observations sur les constellations de l’hémisphère sud, il songea, avant d’entreprendre ce voyage, qu’il était à la mer, faisant voile pour cette île, et que du bord du navire où il était, il en avait toute la perspective, qui en était un fidèle tableau, et telle qu’elle lui apparut par la suite, lorsqu’il fut la visiter réellement. Nous reviendrons plus bas sur ces données ; nous allons passer à la nature et à la cause des songes.

Les songes arrivant ordinairement lorsque les sens ne participent plus aux impressions extérieures, nous devons les considérer ou comme le produit de l’esprit existant, pour ainsi dire, dans un état d’abstraction, quoique toujours susceptible d’être rappelé aisément vers l’observation du corps, ou comme le produit de la sensation ou du mouvement du cerveau excité dans l’état de veille, et qui se continue après l’éloignement de l’objet.

Dans le premier cas, nous voyons que l’imagination est continuellement dans un état de veille ; qu’elle peut peindre et rappeler à volonté les scènes de la nature et de la vie qu’elle a déjà contemplées ; et quoique les yeux du corps soient fermés, elle ne cesse pas pour cela de visiter les lieux fréquentés par les Muses, ou les monts escarpés et exposés aux ardeurs du soleil.

Nous avons une preuve évidente que l’esprit conserve toute son énergie naturelle dans le sommeil, et la faculté de se rappeler comme de raisonner dans les somnambules, ou gens qui marchent en dormant. Ici la volonté dirige le corps, quoique dans un étal d’assoupissement ; le guidant souvent par le seul souvenir des circonstances habituelles ou les particularités des lieux, lorsque lui-même [p. 17] semble agir par sa propre force, semblable à une machine éthérée qui mettrait en mouvement une machine passive.En effet, l’esprit alors paraît capable de mieux s’acquitter de quelques affaires que lorsque son attention est détournée par les sens vers des objets extérieurs. Il paraît, dans ces circonstances, comme abandonné à ses propres réflexions et libre de s’attacher à ses idées naturelles. Dans quelques-uns de ces cas, on l’a vu résoudre des difficultés plus facilement que dans l’état de veille : tel est celui de cet homme dont fait mention Henricus ab Heers, qui, étant dans sa jeunesse professeur d’une université célèbre, et s’occupant de la composition et correction de poésies, mécontent, dit-on, un jour de son travail de la veille, se leva dans la nuit, ouvrit son bureau, et se mit à écrire et à composer, déclamant parfois sa production, s’applaudissant lui-même par des marques de satisfaction et des ris ; d’autres, fois, s’adressant à son camarade de chambre, et le priant de se joindre à lui pour l’applaudir : après quoi on le vit mettre ses papiers en ordre, fermer son bureau, se déshabiller, se mettre au lit, .et dormir jusqu’au matin, sans avoir, à son réveil, aucun souvenir de ce qu’il avait fait la nuit. {Voy. Henricus ab Heers , Observat. médic., L. I, obs. 2 ; et Wanleyrs MondersI ,p. 625 ; et la Nosographie philosophique de M. Pinel, article Somnambulisme.

On peut tirer la même induction du rapport de Cœlius-Rhodiginus , qui nous dit qu’à l’âge de vingt-deux ans, s’occupant de l’interprétation de Pline, et les savantes corrections d’Hermolaüs Barbarus sur cet excellent auteur ne le satisfaisant pas sur un passage du septième livre, qui traite des personnes qui croissent au-delà de la proportion ordinaire assignée par la nature, le mot ectrapeli, sous lequel les Grecs désignent ces personnes, l’embarrassait beaucoup. Il était sûr d’avoir lu quelque chose sur sa signification ; mais, ne pouvant se rappeler l’auteur qui en parlait, ni du livre où il était consigné, il craignait beaucoup qu’on ne lui fît un reproche de son ignorance. II se mit au lit, très-tourmenté de cet objet. Dans son sommeil, ses pensées, continuant sans doute d’être fixées sur Je même sujet, il se [p. 18] rappela le livre et même la page dont il avait besoin. ( Voy. Cœl. Rhod.,, Antiq, lect.,I. 27, cap. 9 ; et Wanley’s-Wonders, I. 23.

On voit très communément des personnes endormies marcher sur des hauteurs escarpées, sur des parapets qui feraient frémir le plus intrépide. Dans ces occasions, elles paraissent agir de simple souvenir, puisqu’elles bronchent à la l’encontre d’objets qui se trouvent sur leur passage ; cependant la mémoire leur manque quelquefois. Quelque circonspectes et assurées qu’elles paraissent être contre le danger dans certaines circonstances, elles oublient dans d’autres qu’il existe. Leur imagination est généralement si impérieuse, que le jugement n’a plus le temps d’agir. Ces personnes ont fréquemment les yeux ouverts ; mais ordinairement elles ne s’embarrassent pas des objets qui se trouvent devant elles, leur esprit étant tellement absorbé dans ses contemplations, qu’il ne fait aucune attention aux impressions extérieure. Quelquefois néanmoins les yeux continuent, même dans le sommeil, d’offrir à leur esprit des objets qui attireraient son attention ; tel est le cas de J. Oporinus , imprimeur, qui, étant occupé une nuit à corriger la copie d’un livre grec, s’endormit en le lisant, et ne discontinua qu’après lu toute une page ; ce dont, en se réveillant, il n’eut aucun souvenir. (Voy. Plater, Observ., I. 1, p. 12.) Dans cette circonstance, l’attention de l’esprit paraît s’être dissipée graduellement du moment que le corps commença à s’endormir.

Levinus-Lemnius , (de Occult. nat. mirac., 1. 2, t. 5) 1 regarde les somnambules comme des personnes douées d’une forte imagination, d’un esprit actif et d’une constitution délicate ; tels sont particulièrement les jeunes gens ; observant que les vieillards, chez qui la puissance vitale commence à s’affaiblir, sont incapables de ces efforts.

Quelle que soit la cause éloignée qui agisse sur l’esprit dans ces circonstances, elle lui procure le moyen de manifester son pouvoir supérieur, réveillé et mis en jeu, pour ainsi dire, par de nouvelles sensations. Un effet semblable, mais moins remarquable, a lieu [p. 19] lorsque, par une agitation quelconque des esprits animaux, on voit des personnes endormies parler, crier, s’émouvoir, et même exécuter leurs desseins par des actions extérieures,

Il paraît donc certain que l’esprit offre des moyens extraordinaires dans le sommeil, où il est, pour ainsi dire ,dégagé de sa demeure terrestre, qui l’enchaînait à une infinité d’objets de distraction, et que nous pouvons y recueillir des preuves frappantes de la supériorité de l’intelligence humaine agissant au milieu de la confusion des songes. Nous y remarquons sa susceptibilité à se dégager des entraves du corps pour contempler ses propres images ; sa facilité à saisir tout ce qui se trouve dans la sphère de ses observations, le rappel prompt et inattendu du passé, ses conjectures hardies et probables de l’avenir ; notre action semble sans bornes, et nous passons de scène en scène, de vision en vision, avec la rapidité imperceptible de l’aigle qui traverse l’immensité des airs.

En songe, dit Addisson, la lenteur de la parole fait des discours nullement médités ; on tient sur le-champ des conversations dans des langages qu’on ne connaît nullement ; l’homme grave abonde en plaisanteries, le stupide en reparties et bons mots. Il n’y a pas d’action plus pénible pour l’esprit que, l’invention. En songe cependant, il travaille avec une aisance et une facilité dont nous n’avons point d’idée. Par exemple, je crois que chacun songe parfois lire des papiers, des livres, des lettres ; dans ce cas, l’invention le conduit si promptement, que l’esprit s’en impose à lui-même, et considère ses propres suggestions comme les compositions d’un autre.

Le chevalier Thomas Brown (Religio medici, p. 11 ) pensait que nous sommes quelque chose de plus que nous-mêmes dans notre sommeil, et que le repos du corps semble n’être que le réveil de l’âme : c’est l’enchaînement des sens, dit-il ; mais la liberté de la raison. Nos conceptions de la veille ne sont point à comparer aux fantaisies de notre sommeil. Si ma mémoire était aussi fidèle que ma raison est alors fertile, je voudrais ne jamais étudier qu’en songe. Mais nos mémoires grossières saisissent alors si peu de nos [p 20] facultés abstraites, quelles oublient facilement l’histoire de leur liaison, et ne peuvent rapporter à nos âmes éveillées qu’un compte confus el interrompu de ce qui s’est passé. »

On objectera peut-être contre la nature spirituelle de l’esprit que les bêtes paraissent rêver, quoiqu’on ne leur attribue pas d’âme, Cette objection, il faut l’avouer, a quelque solidité pour ceux qui refusent aux animaux toute espèce de raisonnement et d’intelligence. Mais leurs facultés et leurs moyens de réflexion, quoique manifestement inférieurs à l’esprit humain, n’en doivent pas moins être considérés comme distincts d’un principe matériel.

L’on objectera peut-être encore que, quelque excellentes que soient la pensée et la réflexion qu’annonce l’esprit dans le sommeil, c’est une excellence des moindres facultés, non de celles de la raison, mais de celles qui lui sont soumises comme à un chef, celle de l’imagination qui contrefait la raison, et ne veille que pour l’imiter. M. Locke à la vérité considère les songes sous ce rapport, et comme n’étant ni soumis à l’entendement ni dirigés par lui ; mais on peut affirmer que, quoique l’imagination semble encore prédominer surl le jugement, et que l’esprit puisse se tromper au point de croire à la réalité des scènes qu’il invente, néanmoins ses facultés supérieures s’exercent dans le sommeil avec un effet considérable, et son jugement se manifeste par une suite de raisonnemens.

Beaucoup d’inconséquences, que l’on croit prouver l’écart de la raison, beaucoup de contradictions dans les représentations, qui semblent avoir de l’influence, peuvent venir, comme nous avons eu occasion de le remarquer, de notre défaut de mémoire lorsque nous nous éveillons, et qui ne retient point assez l’impression des images offertes à l’esprit dans une succession rapide et légère, et qui, en conséquence, ne présente qu’une esquisse partielle et imparfaite du tableau qui engageait notre attention dans le sommeil : l’esprit est céleste, mais les organes sont grossiers et mortels.

Remarquons que l’esprit en songe est tout à la fois le théâtre de [p. 21] l’action, et qu’il en constitue en même temps les acteurs et les spectateurs, qu’il varie avec une fertilité infinie d’imagination. Ceci me rappelle, dit Adisson, une expression qui me plaît extrêmement, et que Plutarque attribue à Héraclite : que tous les hommes, lorsqu’ils sont éveillés habitent un monde commun, mais que chacun en particulier, lorsqu’il dort, se retire dans un monde qui est à lui. Mais j’observerai que ce monde qui nous est propre est quelque fois tout aussi réel, tout aussi régulier dans beaucoup de particularités que le monde ordinaire. J’ai habité pendant long-temps en songe un certain pays, occupé une certaine maison de campagne qui étaient tout-à-fait différens de ce que j’avais jamais vu, parcouru ou habité. » Ceci nous rappelle un fait qui vient à l’appui de celui de M. Halley, que nous avons rapporté plus haut. Il est dit dans la vie de M. Péries, écrite par Gassendi, que M. Péries, qui n’avait jamais été à Londres, songea une nuit, qu’il se trouvait dans cette capitale, et qu’en passant dans une grande rue il aperçut au vitrage d’un orfèvre une médaille antique qu’il n’avait jamais pu trouver. Par la suite, lorsqu’il vint à Londres, se promenant un jour dans Cheapside, il reconnut cette même boutique, qu’il avait vue en songe quelques années auparavant ; il se rappela la contenance de l’orfèvre, et découvrit dans sa boîte la médaille qu’il cherchait, et qui était je crois, un Otho.

Mais des songes qui ont particulièrement frappé l’imagination des hommes et attiré, leur confiance dans les temps anciens, sont ceux qui ont paru liés avec des malheurs ou une mort prochaine. D’après leur importance, on a cru qu’ils pouvaient justifier la supposition d’une inspiration surnaturelle, ou le développement extraordinaire des facultés de l’intelligence, à son approche d’une existence toute spirituelle. Cette croyance était presque générale dans l’antiquité ; les poëtes et les historiens en fournissent des preuves. Nous en avons des exemples dans Homère, lorsqu’il décrit la mort de Patrocle ; dans Virgile, lorsqu’il peint celle de Turnus, dans Ciceron, celle de Possidonius ; dans Platon, celle de Socrate. [p. 21]

« Je ne suppose pas, dit Adisson, que l’âme , dans ces constances, soit entièrement libre et dégagée des liens du corps ; il suffit qu’elle ne soit pas aussi profondément plongée dans la matière ou aussi embarrassée dans ses opérations et détournée par les mouvemens du sang et des esprits vitaux qu’elle l’est lorsque, dans les momens de réveil, elle donne l’impulsion à la machine. L’union avec le corps est assez affaiblie pour fournir plus de jeu à l’âme, qui semble au contraire se rassembler au-dedans d’elle-même, et desserrer le ressort qui se rompt et se relâche lorsqu’elle vient à agir conjointement avec le corps… (Adisson’s Spectator. )

D’après les diverses circonstances que nous venons d’exposer on ne peut donc, ce semble, nier que l’esprit ne soit susceptible, dans le sommeil, de donner des preuves d’un discernement instinctif, quoiqu’il ne nous paraisse pas doué naturellement d’une faculté dite prophétique capable de fournir quelque lumière à la direction de notre conduite. Il peut bien combiner des images avec toutes sortes de variétés de représentations, devancer la rapidité du temps, lire dans l’avenir, et donner des signes d’une nature inspirée ; mais, attaché qu’il est à la matière, ses tableaux ne peuvent être pris que parmi des scènes composées de la combinaison d’objets terrestres. Quelque variés qu’ils soient par l’imagination ou spiritualisés par l’abstraction, ses idées seront toujours formées, et ne peuvent l’être que d’images corporelles ou terrestres.

Loυιѕ Wαιɴ – Cαт’ѕ ɴιɢнтмαre ~ 1890

Considérons un instant les opinions diverses qu’on a eues sur la formation de nos phénomènes, et voyons celle qui nous paraît la plus vraisemblable. Hobbes prétend qu’on doit les attribuer généralement à diverses maladies. Le docteur Hartley, plus indulgent que Hobbes, considère les songes comme provenant de trois causes, savoir : impressions naturelles, superfluité d’humeurs aqueuses, et grande chaleur. Haller, et quelques autres écrivains, qui pensent que les songes n’accompagnent pas nécessairement le sommeil, supposent qu’ils résultent de quelque cause fortement stimulante, de quelque [p. 23] impression puissamment excitée par l’influence d’une nourriture indigeste, et qu’on n’en a point dans un profond sommeil. Cependant on sait qu’on rêve tout autant vers le matin, quoique les impressions des excitons soient moins immédiates, et que les effets des alimens soient moins perceptibles qu’au commencement de la nuit.

D’autres ont dit que pendant le sommeil l’esprit n’avait aucune idée de ses perceptions, ou de ce qu’il avait dans la mémoire, ou qu’il ne s’occupait que d’objets corporels déjà passés, et déposés dans le répertoire commun, et dont les vives représentations excitent à la fois les mêmes perceptions que celles reçues d’abord par les impressions des objets extérieurs sur les organes des sens. Les représentations , disent-ils, auxquelles on donne le nom de songes arrivent toutes les fois qu’une petite portion du cerveau ou du sensorium commun est tenu dans un état d’éveil par le mouvement des esprits vitaux ; tandis que ce qui reste de l’empire du sentiment et du mouvement volontaire est dans le silence et en repos. Mais il n’est nullement certain que l’intelligence soit tellement assoupie, que sa propre essence ne soit d’être sans cesse en action, car ses fantaisies sont rappelées ou oubliées suivant qu’elles sont plus ou moins fortes. Celles qui excitent des sensations vives ou intéressantes, telles sont celles de la crainte ou du danger, ou d’une joie excessive , sont probablement toujours rappelées à la mémoire. Si l’on s’endort, dit M. Dugalt Stewart, à la suite d’un danger imminent auquel on a eu peine à échapper, il arrive que le sommeil est troublé, et qu’on est disposé à s’éveiller en sursaut : on rêve alors qu’on est en péril, ou de se noyer ou de tomber dans un précipice. Un grand malheur qui affecte l’âme profondément a sur nos songes à peu près la même influence ; il nous suggère l’idée d’une multitude d’événemens analogues à celui qui cause notre chagrin. Le principe fondamental de M. Dugalt Stewart, relativement à l’état de l’âme pendant Je sommeil, n’est pas, selon M. Prévost, son traducteur, qu’en cet état la faculté de vouloir soit suspendue, mais que l’influence de la volonté [p. 24] sur les facultés tant du corps que de l’esprit, se trouve alors interrompue. Pendant le sommeil, dit-il, le corps est peu ou point soumis à l’empire de la volonté ; mais les mouvemens involontaires et vitaux ne souffrent point d’interruption ; ils continuent pendant le sommeil comme pendant la veille, par l’action de quelque cause qui nous est inconnue. De même il semble que les opérations de l’âme qui dépendent de la volonté demeurent suspendue , tandis que quelques autres opérations continuent de s’exécuter, au moins occasionnellement. Cette analogie suggère naturellement la pensée que toutes les opérations de l’esprit qui sont indépendantes de la volonté peuvent avoir cours pendant Je sommeil, et que les phénomènes des songes peuvent être produits par les opérations involontaires, diversifiées dans leurs effets apparens, en conséquence de la suspension de nos facultés volontaires. (Voy. les Elémens de la philosophie de l’esprit humain, traduct. de M. Prévost, chap. 5, sect. 5.]

Un auteur plus moderne attribue les songes aux trois premières facultés de l’esprit : l’imagination, le jugement et la mémoire. Il pense que dans l’état de veille ces trois facultés sont toujours actives ; mais elles ne le sont pas parfaitement ni également dans le sommeil. En proportion donc qu’elles sont assoupies pendant la durée d’un songe, ce songe, dans la même proportion, sera raisonnable ou fantasque, rappelé ou oublié, les objets prendront la teinte de la faculté qui agira ou l’emportera. Lorsque la mémoire s’éveille, elle nous rappelle les objets comme un trait de lumière, et souvent le songe avec eux.

Osons ramener à un principe plus simple les opérations des songes dont nous nous sommes occupé jusqu’à présent. C’est une vérité généralement reconnue, quoique rarement considérée comme elle devrait l’être, que l’homme renferme en lui l’image complète de Dieu et de la nature. En lui se trouvent les principes et les propriétés de toutes choses, des corporelles comme des spirituelles, c’est-à-dire, qu’il est doué d’une substance élémentaire ou palpable, [p. 25] développée ou animée par un esprit éthéré. Par l’une, il correspond au grand corps de l’univers, d’où le sien est tiré, et dont il est un abrégé ; par l’autre, il a des relations avec ce puissant esprit qui donne le mouvement et la vie au corps : de l’une il tient les élémens grossiers, qui sont comme la mère nourricière de son corps ; avec l’autre il partage cette puissance vivifiante et prodigieusement créatrice et conservatrice répandue dans le vaste système des choses que nous appelons le monde, et qui en maintient toutes les parties en beauté et en harmonie : principe vivifiant et créateur qui continue sans cesse d’opérer et de créer ; car, par son repos, le système entier de l’univers s’anéantirait immédiatement. Les mêmes considérations s’appliquent à l’abrégé du monde que nous appelons homme : tous ses mouvemens, sa force, sa vigueur, sa beauté, dépendent de son esprit ou de cette âme chez laquelle on ne trouve pas plus de repos que dans la grande âme du monde ; et de même que l’esprit universel travaille continuellement à produire, à se manifester et à revêtir de formes élémentaires les esprits divers, ainsi l’esprit ou l’âme de l’homme est sans cesse en action et en produisant. L’âme ou l’esprit ne peut sommeiller, car il ne serait pas éternel ; mais, lorsque le corps et les sens se trouvent enveloppés dans les bras de Morphée, l’esprit alors se trouve comme dégagé de ses liens et débarrassé du commerce continuel des occupations terrestres qui le tiennent comme enchaîné lorsqu’ils sont éveillés et jouissent de toute leur vigueur en l’empêchant d’engendrer et de faire des progrès, comme cela lui arrive dans le sommeil. En effet, l’esprit de l’homme a tant de moyens lorsqu’il n’est plus en communication avec les objets terrestres, qu’il peut exécuter quelque chose de rien : trouver et former des représentations de feu et d’eau, de bois ou de fer, là où il n’y a réellement aucune ressemblance de semblable substance ; confondre et varier d’une manière fantasque et sous des milliers de combinaisons des événemens particuliers ; métamorphoser sous des formes infinies des êtres qui, semblables à de nouveaux Protées, paraissent mettre en usage toutes sortes de ruses ; mais ces [p. 26] formes deviennent pour lui de véritables substances matérielles et réelles. Maintenant donc, pour en venir à notre sujet c’est de cette âme ou de cet esprit de l’homme, image de l’esprit éternel de la Divinité, qui ne s’arrête et ne sommeille jamais, que viennent les songes et les visions de nuit ; car tandis que les sens ou les moyens et facultés de la nature Corporelle sont assoupis ou discontinuent leurs fonctions, l’âme ou l’esprit ne cesse point ses opérations, mais continue de former, de se représenter les objets tout aussi réel et aussi matériels qu’ils le sont dans la nature. En effet, quoique nous ne puissions très-souvent nous rappeler les circonstances, cependant nous pouvons dire que, toutes les fois que nous dormons, nous rêvons ; l’on ne peut pas plus se figurer le feu sans chaleur ou le soleil sans lumière que l’âme intellectuelle et immortelle de discontinuer pour un instant les opérations inhérentes à sa nature.

On cite cependant plusieurs faits de personnes qui, arrivées jusqu’à un certain âge, n’avaient jamais eu de songes. Mais il est probable, et c’est ce que je crois, que ces personnes ont eu des songes, quoique l’impression faite sur leur esprit eût été si légère, qu’elle ne leur aura excité aucun souvenir. Aristote observe que ceux qui ne songent qu’à un certain âge sont ordinairement sujets à quelque changement de, constitution. Plutarque, dans son traité des oracles, l’attribue à une complexion et température particulière du corps. L’habitude de songer néanmoins est si générale, qu’elle peut être considérée comme un exercice ordinaire de l’intelligence humaine, tendent à prouver sa spiritualité ; car il est probable que, si l’esprit semble susceptible, dans certaines occasions, d’arriver à un repos absolu, il cesse rarement de penser, malgré que ses pensées puissent être quelquefois aussi promptement oubliées que formées.

J’aurais pu rapprocher de cette doctrine celle des visions en songe ou des apparitions dites de l’âme des morts, si répandue dans l’antiquité et reconnue de plusieurs savans modernes. Celle dernière n’eût fait certainement que confirmer plus amplement et plus évidemment même un principe rejeté par une foule d’écrivains, mais [p. 27] auquel on est obligé de revenir ; mais cet objet nous eût entraîné trop loin par ses développemens nécessaires dans une matière qui semble tant prêter au ridicule, et être, pour le plus grand nombre, le fruit de l’imagination. Cette partie, aussi négligée, et bien plus curieuse que la première, ne manque pas plus de témoignages et de preuves, et mérite tout autant, je pense, la considération des médecins et des philosophes.

Mais abandonnons un pays encore peu connu pour entrer dans le domaine plus réel de la science. Passons aux songes qui ont quelques connexions avec nos idées de la veille, ou qui dépendent entièrement d’une disposition particulière du corps.

Celte connexion entre nos pensées de la veille et celles du sommeil avait été observée par Salomon, qui remarque qu’un songe vient il travers une multitude d’affaires. Personne peut-être ne l’a mieux développé que Lucrèce, dans son quatrième livre de la Nature des choses. « Les objets habituels de nos occupations, ceux qui nous ont retenus le plus long-temps, et qui ont exigé le plus de contention de la part de l’esprit, sont les mêmes auxquels nous paraissons nous livrer ordinairement pendant le sommeil. Les avocats plaident des causes et interprètent les lois en songe ; le général livre des combats et des assauts ; le pilote fait la guerre aux vents ; moi-même je n’interromps point mes doux travaux pendant la nuit ; je continue d’interroger la nature et d’en dévoiler les secrets à ma patrie. En un mot, les autres études et les autres arts occupent ordinairement en songe les hommes par de semblables illusions. »

Le savant et agréable chevalier Henry Wotton, en parlant de l’enfance, dans un plan de l’éducation, dit : « Ne négligez pas ses songes ; car il y a certainement une grande analogie entre les idées qui ont occupé son imagination pendant le jour et les impressions nocturnes ; c’est particulièrement à cet âge, qui n’est point troublée par des inquiétudes du monde, que l’âme agit plus librement et plus nettement. [p. 28]

Nous avons une autre preuve de cette connexion de nos pensées de la veille et du sommeil, en ce que nous songeons souvent songer ; ce qui résulte de la conviction que nous avons déjà été trompés, et ce qui est une preuve de plus que l’esprit, dans cet état, est susceptible de raisonnement, sans avoir besoin de l’interférence du corps.

Un auteur regarde les songes comme les vestiges de nos pensées du jour, et observe que nos réflexions et nos discours font naître une correspondance de circonstances semblables dans le sommeil. II est certain que l’esprit, après l’agitation des passions, doit continuer d’être troublé encore quelque temps. Les personnes dont les affections sont dérangées par l’amour éprouvent cet effet très-sensiblement ; leur sommeil est ordinairement harassé par la crainte et l’espérance qui les tourmentent lorsqu’elles sont éveillées ; elles sont troublées par les songes dont se plaint Didon, trouvant, comme elle que les paroles et les traits de l’objet aimé sont profondément gravés dans le cœur malade, et que l’inquiétude prive du repos leurs organes fatigués.

Harent infixi pectore vultus,
Verbaque,
nec placidam membris dat cura quietem.
Aenid, lib. 4.

Dugald Stéwart, ouvrage cité, 1. 5, sect. 5, observe avec raison qu’on peut encore remarquer, comme une preuve de l’influence qu’ont sur nos songes nos habitudes d’association, que les objets qui nous occupent le plus pendant le sommeil sont les scènes de la jeunesse et de l’enfance. A cette époque de la vie, l’association des idées s’opère avec beaucoup plus de facilité que dans un âge plus avancé. Dans l’activité de la veille, le souvenir des événemens, associés de si bonne heure dans notre pensée, est écarté par les objets sensibles, ainsi que par les recherches et les travaux qui en dépendent : mais le souvenir n’en est pas moins présent ; il est plus durable que celui, des faits observés plus tard ou des acquisitions de [p. 29] l’âge mûr; semblable à la connaissance que nous avons de notre langue maternelle, il est entrelacé et incorporé avec toutes nos habitudes, en particulier avec celles qui sont une partie essentielle de notre existence. En conséquence, on observe que les vieillards, retirés du monde, oublient les événemens qui les ont frappés pendant leur âge mûr, et qui alors avaient pour eux le plus d’importance : leur esprit revient, comme par une espèce de rêve, sur les plaisirs de leur enfance, et sur les amis qui les ont partagés. »

En conséquence de ce retour d’images dans le sommeil, de la nature de celles qui fixent notre attention pendant la veille, il arrive que les hommes convaincus de leur probité, ou qui jouissent d’une bonne conscience, ont un sommeil tranquille et agréable, tandis que ceux qui sont tourmentés par des passions vives et criminelles, les assassins, les hommes vicieux, doivent avoir leur esprit harassé par des songes sinistres, effrayans ; effets des projets et des craintes qui les ont occupés pendant la veille. Nous pouvons en croire Shakespear, lorsqu’il représente le duc de Clarence, la veille de son exécution, passant une nuit remplie de visions effrayantes, de songes mélancoliques et épouvantables,

… A miserable night,
So full of ugly sights, of ghastly dreams,
That as I am a christian faithfull man
I woldi not spend another such a night.

King Richard iii, act. I, scen. 4.

Car tant, que le jour dure, dit Plutarque, le vice, regardant au-dehors et se composant au gré des autres, a quelque honte, et couvre ses passions, ne se laissant point aller du tout à ses appétits désordonnés, mais y résistant et contestant quelquefois. Mais en dormant, échappé à la crainte des lois et à l’opinion du monde, et le trouvant à l’abri de toute crainte et de toute honte, alors il met en jeu toute cupidité, il réveille sa malignité, il déploie son intempérance, il s’efforce d’habiter charnellement avec sa propre mère, comme dit Platon ; il mange des viandes abominables, et [p. 30] n’y a chose vilaine dont il s’abstienne, employant et exécutant sa mauvaise volonté en tout ce qui lui est possible, par illusions et imaginations de songes, qui se terminent non en aucune volupté ni jouissance de sa malheureuse cupidité, mais par émouvoir, exciter et irriter davantage ses passions et ses maladies secrètes ….. Traité du vice et de la vertu, trad. d’Amyot.

Quoique nous ayons admis que les songes doivent être regardés dans bien des circonstances comme la production de l’esprit, nous avons cependant observé que les sensations du corps en font naître qui affectent le caractère de nos pensées et produisent des réflexions correspondantes aux impressions reçues. La sympathie et l’influence réciproque qui existent entre eux ne sont jamais détruites ; ils se communiquent promptement leurs sentimens mutuels. Il n’existe peut-être jamais une insensibilité absolue ; et on ne peut marquer exactement le moment où nous passons de la veille à une indifférence d’oubli ; du moins personne n’a encore marqué l’instant qui précède le sommeil. Le moindre bruit ramène la connexion entre l’esprit et le corps ; les impressions extraordinaires se transmettent sur-le-champ de l’un à l’autre ; le corps affamé suggère à l’esprit, dans le sommeil, des visions d’alimens ; l’homme altéré voit en songe des fleuves ou des fontaines, et s’imagine y puiser pour étancher sa soif. L’oppression, venant de la réplétion d’alimens indigestes, fait naître des songes effrayans ; un membre malade fixera même l’attention, si la douleur augmente. Dugald Stewart, ouvrage cité, chap. 5, sect., 5, observe de même que les sensations du corps suggèrent fréquemment des songes. Un ami, dit-il, m’a conté qu’à l’occasion de quelque légère indisposition, il mit à ses pieds, en se couchant, une bouteille pleine d’eau chaude, et qu’en conséquence il rêva qu’il faisait le voyage au sommet du mont Etna, et qu’il y trouvait le sol sur lequel il marchait d’une chaleur insupportable. Un autre homme, s’étant fait appliquer un vésicatoire sur la tête, songea qu’une troupe de sauvages lui enlevaient la chevelure avec la peau du crâne. Je crois que tous ceux qui sont sujets [p. 31] à rêver en dormant n’auront pas de peine à trouver dans leurs propres rêves des exemples de même nature.

Les anciens attribuaient beaucoup de la composition de nos songes à la sobriété du corps, lorsqu’il va se livrer au sommeil ; et ils supposaient qu’aucun de ceux qui proviennent des vapeurs de l’indigestion ne pouvait servir à la divination. Socrate, seIon Platon, remarque que, lorsque l’entendement languit dans un profond sommeil, et que les affections les plus sensuelles prédominent et s’exaltent, les idées qui s’offrent alors sont vides de sens et toutes portées à des goûts dépravés. C’est d’après cette considération sans doute que les anciens considérèrent les songes du matin comme les plus lumineux et les plus prophétiques, ces songes n’étant point, selon les apparences, suggérés par des sensations pénibles.

Des songes extraordinaires indiquent donc, non-seulement un trouble de l’esprit, mais un corps appesanti et surchargé d’humeurs. Les médecins, entre autres Hippocrate, tirent, avec quelque apparence de vérité, des conséquences sur le tempérament, de la nature et du caractère de nos songes. On remarque que les personnes ivres, ou qui ont la fièvre, voient des spectres horribles dans leur sommeil ; que les bilieux et les mélancoliques aperçoivent des figures tristes et cadavériques ; les tempéramens colériques songent au feu et aux meurtres ; les phlegmatiques à l’eau, et les sanguins aux plaisirs.

Les sensations désagréables occasionnées par l’incube ou cauchemar sont ou accidentelles ou habituelles, et paraissent affecter autant l’esprit que le corps. Les premières sont souvent occasionnées par des alimens succulens, surtout venteux, pris le soir ; par un lit trop chaud et une surcharge de couvertures, et arrivent assez ordinairement quand on se couche sur le dos ; car alors l’estomac, étant dilaté, presse davantage le diaphragme et les muscles de la poitrine, et par ce moyen empêche la descente de l’un et l’expansion de l’autre, qui sont nécessaires à la respiration. De cette [p. 32] manière le sang séjourne dans les poumons, et distend les vaisseaux du cerveau. Le cauchemar habituel est occasionné, selon quelques auteurs, par une acrimonie qui attaque les nerfs et cause une disposition paralytique ou convulsive du diaphragme et des muscles, qui, comprimant ceux de la trachée-artère, produisent le sentiment de l’étranglement. Les hypochondriaques, les scorbutiques, ceux qui mènent une vie sédentaire et se nourrissent bien, sont particulièrement sujets à ce dérangement, auquel ils peuvent remédier par une diète légère, l’exercice, la dissipation, et quelquefois par quelques spiritueux, ou des amers pour ceux qui ont l’estomac faible et sont sujets aux ventuosités.

Les songes qui sont le produit du cauchemar offrent un caractère sombre et effrayant, suite des vapeurs provenant des gaz de l’estomac ou de la lenteur de la circulation, ou peut-être d’une compression de nerfs. Virgile a très-bien décrit cet état dans son douzième livre de son Énéide.

Ac velut in somnis oculos ubi languida pressit
Nocte quies, etc.

Mara, d’où est dérivé le mot anglais night-mare , monture de nuit, fut regardée avec terreur dans l’ancienne superstition des Goths ou de la Scandinavie. La théologie runique la considéra comme un spectre de la nuit qui s’emparait des hommes dans leur sommeil, et les privait tout à coup du mouvement et de la parole. Le vulgaire l’appelait wicth-riding, monture de sorcière, et la considérait comme la suggestion immédiate d’esprits enfumés qui se reposaient sur la poitrine.

Quant aux songes qui semblent annoncer une surabondance de santé, l’on n’est pas encore certain s’ils proviennent d’une ardente imagination qui influe sur l’esprit, ou d’une réplétion du corps qui suggère des idées à l’imagination. La connexion qui subsiste entre le corps et l’esprit, comme nous l’avons déjà remarqué plusieurs fois, est si intime, et leur influence réciproque si immédiate, [p. 33] qu’il est difficile de marquer les limites de leurs opérations respectives.

Nous allons nous occuper maintenant des moyens de se procurer un sommeil paisible et des songes agréables.

Les favoris de la fortune recevront peut-être avec indifférence les moyens d’obtenir pendant leur sommeil quelques-unes des sensations agréables qu’ils ont éprouvées pendant le jour ; mais si nous nous adressons aux malheureux, si nous tournons nos regards vers des milliers d’individus dans l’affliction, il en sera bien autrement sans doute. On n’a pas besoin d’une grande portion d’intelligence pour savoir que Ie sommeil occupe une grande partie de la vie ; mais il faut quelques connaissances pour être dans le cas d’indiquer les moyens qui peuvent nous faire vivre dans cet état de mort apparente, ou mieux, qui peuvent nous faire éprouver des sensations si agréables et si intéressantes, qu’elles surpassent souvent celles de nos heures de la veille. C’est pourquoi je commencerai ce sujet curieux par dire, avec plusieurs philosophes et médecins célèbres que l’exercice, la tempérance et l’enjouement sont les trois moyens principaux pour en obtenir de semblables. En effet, ils doivent régler et amener cet état nécessaire au sommeil, d’où doivent s’en suivre des songes agréables. Il est bon de faire précéder le repas par l’exercice et de l’en faire suivre ; l’estomac en acquiert un surcroît, de forces qui rend son action plus effective sur les substances alimentaires reçues ; et si ces substances sont par elles-mêmes de facile digestion et prises modérément, elles se digéreront aisément ; le corps en sera plus dispos, plus actif, l’esprit plus gai, plus serein ; toutes les fonctions s’exécuteront d’une manière régulière ; le sommeil sera alors naturel, rarement troublé, et les réparations auront lieu en bien moins de temps. Il n’en est pas de même lorsqu’à l’état d’indolence, d’inactivité, on ajoute encore les inconvéniens qui résultent de la bonne chère : c’est alors que le cauchemar arrive, et tout le trouble qui en est la suite. L’embarras d’une digestion difficile contribue, on n’en peut douter, à produire des songes [p. 34] pénibles : nous ferons donc bien de nous en tenir au vieil adage : Somnus ut sit levis, sit tibi cœna brevis.

Le docteur Cheyne, qui fut un-médecin distingué, et qui opéra sur sa constitution un changement remarquable par une attention suivie à son régime, conseille aux convalescens et aux gens de lettres, ou de s’abstenir entièrement de souper, ou de s’en tenir à la nourriture des végétaux, et de mettre un certain intervalle entre leur repas et leur coucher.

Après la tempérance et l’exercice vient la bonne humeur ou la gaîté, qu’on peut considérer comme le troisième point nécessaire pour tirer le plus d’avantage possible de celle espèce d’anéantissement temporaire où nous plonge le sommeil ;elle dirige les idées vers des objets agréables, et, en épanouissant toutes les ramifications du sentiment, elle livre accès à ceuxqui, nous ayant intéressés pendant le jour, conservent assez d’énergie pour se reproduire dans le sommeil sous toutes les formes variées que peut suggérer l’illusion.

Après avoir dit un mot des trois points principaux que nous pouvons considérer comme nécessaires au but que nous nous proposons, portons notre attention vers l’atmosphère du lieu où nous couchons. Nous sommes très-exigeans sur les mets que nous prenons par rapport à la variété des goûts qu’ils peuvent procurer, avant qu’ils arrivent au lieu où la digestion doit se faire ; mais nous sommes très-indifférent sur l’air que nous respirons, parce que nous ne pouvons le goûter.

On a calculé qu’une personne peut dépenser quatre pintes d’air par minute ; d’où l’on peut facilement concevoir combien il faut peu de temps pour vicier l’air d’une chambre étroite, d’une étendue donnée. Un air stagnant, surchargé de matières exhalées n’est nullement propre à être absorbé de nouveau ; il s’ensuit qu’avec toutes ses propriétés nuisibles, il séjourne sur la peau, occasionne aux, personnes délicates un prurit désagréable qui les réveille, leur fait perdre un sommeil sain, et tranquille et les prive, de ses douceurs ; elles se retournent et s’agitent on vain, tant que Û. 35] l’atmosphère qui les environne est impure. Dans ce cas, elles peuvent se délivrer promptement de la gêne où elles se trouvent en jetant de côté ce qui sert à les couvrir, en donnant par-là accès à l’air, qui se chargera de la matière transpirée et enlèvera à la peau un poids incommode. S’il vous arrivait, dit Francklin, d’avoir trop de paresse pour sortir de votre lit, vous pouvez soulever vos draps avec la main et le pied pour y introduire une assez grande quantité d »air frais, et ensuite les laisser retomber pour forcer cet air à en sortir. En répétant cela vingt fois de suite, vous délivrerez votre lit de la matière transpirable dont il sera imprégné, et vous pourrez vous rendormir pour quelque temps. » Il conseille encore aux riches et à ceux qui craignent la fatigue d’avoir deux lits, et de passer de l’un dans l’autre. Un précepte important, c’est celui qui est relatif à la position de la tête ; je conseillerais de l’avoir plutôt sur un traversin que sur un mol oreiller, parce que celui-ci conserve trop de chaleur ; je voudrais ensuite qu’on portât un bonnet de nuit très-léger, et comme sous ce rapport il est important de chercher à rendre la circulation dans le cerveau aussi aisée que possible, on doit avoir la tête passablement élevée, et dormir sur le côté droit de préférence au gauche.

Nous sommes arrivé à la partie la plus difficile de notre tâche : nous allons en conséquence laisser le sujet du sommeil pour nous occuper de celui qui, quoique épineux, est de démontrer comment on peut se procurer des songes agréables ; c’est toujours quelque chose d’avoir indiqué la méthode par laquelle on peut éviter les désagréables, conformément aux règles de l’hygiène.

Nos songes ne sont le plus ordinairement, comme nous l’avons observé plus haut, qu’une réminiscence de certaines circonstances dont l’esprit s’est occupé pendant le jour ; mais, pour que celle opération puisse se faire convenablement, l’énergie ou la puissance qui les réunit en une suite d’actions doit être libre dans ses procédés, et n’éprouver aucune résistance dans ses moyens, ce qu’on obtiendra par une observation des règles précédentes. Avant donc de [p. 36] chercher à se procurer des songes agréables, il est nécessaire d’atteindre à cet étal intermédiaire dans lequel les fibres possèdent une énergie vitale suffisante.

Tout étant ainsi disposé favorablement du côté de l’esprit et du corps, s’il arrive que des impressions gaies et agréables viennent émouvoir les filets médullaires, le premier chaînon de celle nature qui reçoit l’impulsion s’unit avec le suivant ; ceux-ci, à leur tour excitent au concert d’action toutes les sensations secondaires, et font naître les scènes agréables que nous désirerions tant prolonger, et qui amènent les songes que nous voulons exciter. Je recommanderais donc à ceux qui désirent avoir des songes couleur de rose de se pénétrer fortement, avant d’aller se coucher, d’idées gaies et agréables, et de continuer d’y réfléchir jusqu’à ce qu’ils s’endorment. En observant constamment les précautions que nous avons conseillées relativement aux positions du corps, il y a tout lieu d’espérer que nos songes s’accorderont avec l’espèce de pensée, qui nous aura occupés avant de nous endormir.

Mais si les impulsions ont lieu d’une manière vive et sans interruption, le résultat sera pénible et discordant. Les songes, du moins ceux qui dépendent plus particulièrement de l’influence de l’organisation et des sensations extérieures, sont donc une perception secondaire, provenant des mouvemens d’une certaine partie du cerveau, qui a d’abord été mise en jeu par une sensation. Il résulte de là que, pour avoir beaucoup de songes, le magasin de la mémoire doit être bien fourni, et nous devons avoir fixé notre attention pendant un certain temps sur un objet donné et qui puisse occuper puissamment l’esprit.

Collage de François-xavier Delmeire – Comme un dernier rêve.

Il n’y a pas de bonne femme qui ne sache que les dernières idées qui ont frappé notre sensorium avant le sommeil sont les premières à s’offrir dans nos songes. Elles sont toutes persuadées que si le soir précédent elles occupent l’esprit de leurs enfans d’histoires de voleurs, de loups, de revenans, il est presque certain que quelques­uns d’eux auront pendant la nuit des songes du caractère le plus [p. 37] fâcheux. Ainsi la dernière sensation, qu’on peut considérer comme la cause productive des songes ordinaires et les plus communs, en détermine souvent l’espèce particulière, et suffit pour mettre en action la chaîne qui y est unie, et produit les visions ordinaires de la nuit. Ceux qui rêvent souvent savent qu’il est très-difficile de rappeler la série des songes qu’on a eus, parce que la chaîne en étant rompue en beaucoup d’endroits , nous ne pouvons la réunir par l’acte seul de la réminiscence. Un songe commencé continue jusqu’à ce que la cause qui l’a produit cesse : alors le sommeil continue comme au commencement, sans aucune perception, jusqu’à ce qu’une nouvelle action opère et qu’un autre songe soit exploité. Et n’est-ce pas absolument ce qui se passe la plupart du temps dans nos pensées de la veille. « Rien ne ressemble davantage à la nature de nos rêves, dit M. Mesmer dans ses lettres sur l’imagination, que la marche de notre esprit, lorsque nous l’abandonnons entièrement à lui-même, à la vivacité de ses caprices, aux langueurs de son inertie. Ce que nous pensons alors, ce que nous imaginons, ce que nous avons de souvenirs, de pressentimens, d’inspirations, de désirs, d’espérances, de projets, de volontés, tient toujours plus ou moins d’une pure rêverie. On a donc eu raison de dire que la plupart des hommes étaient de vrais somnambules, errans sur les bords d’un abîme, et qu’il serait par là même fort dangereux de vouloir réveiller trop brusquement :

We are such stuff as dreams are made of ;
A little life is ended with a slee
Shakespear.

Une altération subite dans position de la tête, qui en occasionne une dans la: circula lion du sang à l’intérieur, suffit quelquefois pour produire l’effet dont nous venons de parler. Les songes peuvent être encore détruits par quelque bruit soudain, dont l’âme se trouve affectée. Le corps, dans ce cas, n’est qu’une sentinelle endormie, qu’un grand bruit éveille, et qui jette l’alarme dans Ie [p. 38] corps-de-garde. Supposez, dit Formey à cette occasion, que nos songes continuassent sans interruption pendant toute la nuit, et que la chaîne restât entière, l’on peut douter avec raison quel état contribuerait le plus à notre bonheur, de la réalité ou de l’illusion ; et l’on peut demander quel serait le plus digne d’envie ou du sultan plongé tout le jour, dans ,les délices-de son sérail, et tourmenté la nuit par des rêves effrayans, ou du dernier de ses esclaves chargé de chaînes la compagnie et l’entretien d’houris aimables et choisies.

Dans les temps de prospérité, dit Dryden, des songes glorieux sont tout prêts à renouveler les images agréables de tout ce que nous avons vu auparavant. Dans les temps d’affliction, au contraire, selon la plainte touchante de Job, le chagrin, ne finit point avec le jour. Si je dis, mon lit me fortifiera, mon grabat soulagera ma peine ; alors tu m’effraies par des songes, tu m’épouvantes par des visions. Plutarque a exprimé le même sentiment en disant : « Lorsque je me couche en chagrin, je suis alors troublé par des songes. » Les passions tristes ne peuvent se calmer sur-le-champ ; les agitations de l’esprit, semblables aux vagues de la mer qui subsistent après une tempête et ne se calment que par degrés lents et imperceptibles, continuent encore long-temps leur impression.

Nous ne devons donc pas considérer les songes comme tout-à-fait inutiles dans la conduite de la vie. Aussi incohérens qu’ils peuvent.être, ils nous mettent dans le cas, en y réfléchissant, de veiller sur notre caractère, d’observer les goûts dominans de l’esprit, de remarquer nos penchans déréglés. En conséquence, ceux qui désirent n’être point affligés dans leur sommeil par des songes épouvantables, de mauvais augure, doivent autant observer les règles d’hygiène que nous avons prescrites que veiller à calmer leurs passions, à mettre de l’ordre dans leurs sentimens, en un mot, à avoir une bonne conscience.

Voilà ce que j’avais à dire sur une matière qui m’a paru [p. 39] beaucoup trop négligée jusqu’à cette heure et très-mal interprétée ; j’en offre l’explication à la première faculté du monde. J’attends avec impatience son suffrage et son jugement pour hasarder, peut-être sur le même objet et les visions un travail plus étendu. Loin d’ambitionner le litre d’auteur, je le redoute même sous bien des rapports, mais j’y serais infailliblement conduit, si l’avis des illustres professeurs qui m’ont marqué tant d’indulgence pouvait m’être favorable, et en suivant après eux le conseil du grand Bacon: The spreading and publishing dreams is in no sort to be despised, for they have done muche mischief.

LAISSER UN COMMENTAIRE