Philippe Chaslin & Ignace Meyerson. Une rêverie de défense. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), XVIIe année, 1920, pp. 59-68.
Philippe Chaslin (1857-1923). Aliéniste, grand spécialiste de la nosographie française et allemande, il fait une description fort pertinente de la confusion mentale et de la folie discordante, synonyme de schizophrénie [La confusion mentale primitive. Stupidité, démence aiguë, stupeur primitive. Paris, Asselin et Houzeau, 1895. 1 vol. in-8°, IX p., 264 p.]. Il fut chef à la Salpêtrière, après avoir exercé à Bicêtre. Il est le premier à s’opposer avec vigueur à la théorie de la dégénérescence alors dominante. On lui doit un ouvrage resté sans égal : Eléments de sémiologie et clinique mentales. Paris, Asselin et Houzeau, 1912. 1 vol. in-8°, XXIV p., 956 p. Mais aussi :
— Du rôle du rêve dans l’évolution du délire. Thèse de médecine de la faculté de médecine de Paris. Paris, A. Davy, 1887. 1 vol. in-8°, 1 fnch., 61 p. — Autres éditions identiques : Paris, A. Parent, 1887. Et édition de librairie : Paris, Asselin et Houzeau, éditeur, 1887. 1 vol. in-8°, 1 fnch., 61 p. Avec un complément bibliographique par Michel Collée. [en ligne sur notre site]
— (Avec T. Alajouanine). Un cas de délire d’influence obsédante. Article parut dans le « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), XVIIIe année, n°10, 15 mars – 15 décembre 1920, pp. 945-955; [en ligne sur notre site]
— La psychanalyse. Freud et le freudisme. Article parut dans « La Revue de France », (Paris), 2e année, n°24, 15 décembre 1922, pp. 737-760. [en ligne sur notre site]
— Le Freudisme. Revue critique extraite du « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris) ; XXe année, 1923, pp. 655-668. [en ligne sur notre site]
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. . – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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UNE RÊVERIE DE DÉFENSE
Les obsessions donnent lieu quelquefois à des réactions de défense, réactions presque toujours simples, « trucs » psycho-moteurs d’arrêt, de renforcement ou de diversion. Dans un cas que nous avons eu l’occasion d’observer, cette défense a pris la forme d’un système extrêmement étendu et complexe, semblable à certains égards au délire de défense que présentent des persécutés chroniques. La ressemblance n’est pas complète ; reconnu comme création de l’esprit, le système reste rêverie, procédé de défense ; il ne s’objective pas, ne s’intègre pas dans la réalité. Il n’y a pas de troubles du jugement, pas de croyance morbide, donc pas de vrai délire.
B… est un homme de trente ans. Il donne un peu l’impression d’un acteur. Il est grand, large d’épaules, la figure glabre, habillé avec une certaine prétention, toujours ganté ; il parle d’une voix nuancée, tantôt avec un sourire, comme s’il se complaisait dans certains détails de sa maladie, tantôt avec des éclats de voix dramatiques ; il recherche les mots et forme les phrases avec grand soin, parle souvent par tirades très bien enchaînées. La mimique et les gestes sont assez sobres.
L’affection actuelle, qui se manifeste surtout par la folie du doute et la phobie-obsession des matières fécales, s’est installée progressivement depuis sept ans, mais on en retrouve les éléments dans les premières années de B…
Enfant, il était très méticuleux et très propre, et la préoccupation de propreté a toujours joué chez lui un rôle important. Il s’observait à cet égard et inscrivait dans un petit calepin les incidents qui le frappaient et particulièrement tout ce qui lui inspirait une crainte de malpropreté ou d’imperfection. Il notait pour être sûr de ne pas oublier. Ainsi il se rappelle avoir écrit : « fait pipi au lit », une autre fois « chaussures usent trop » ; il avait alors dix ans, peut-être moins ; dans un autre ordre d’idées : « chagrin à papa », un jour qu’il avait fait une scène à ses parents. Une tache de boue, de poussière sur ses vêtements le désespérait. Dans une excursion à Argenteuil il avait fait une [p. 60] petite tache de graisse à son complet ; cela suffit pour lui gâcher sa journée, « et c’était une tache, dit-il, que vous n’auriez pas vue ».
Il insiste volontiers sur l’importance qu’il donnait à son calepin. A titre d’exemple, il raconte que vers l’âge de dix ou douze ans, il était tombé, la tête la première, et s’était fendu la lèvre si sérieusement qu’il avait été nécessaire de lui faire des points de suture ; il n’avait eu, en dépit de la douleur et de l’hémorragie, qu’une préoccupation, celle de savoir si, dans sa chute, il n’avait pas perdu son carnet.
A l’âge de se faire une situation, B… n’a su agir. Sa faiblesse de volonté et son inadaptation au monde extérieur, révélées déjà par le besoin de vérification et la crainte des choses malpropres, le laissaient désarmé devant la vie. Il a été balloté au gré des circonstances, a fait un peu tous les métiers, surtout ceux qui demandent un travail automatique, un effort intellectuel et physique faible. Il ne s’est attaché à rien.
Cet insuccès dans la vie pratique l’a amené à se réfugier dans la rêverie. Là il était libre ; le succès devenait possible. Il semble qu’enfant déjà il ait pris l’habitude de se tenir de longs discours à lui-même. Plus tard, ces discours devenus fréquents ont pris la forme de récits de gloriole et de luxe. L’exagération précoce du langage intérieur a, sans doute, favorisé le choix des procédés de défense et leur développement.
Quelques années s’écoulèrent ainsi. La vie dure a continué, la dépression psychique s’est accentuée ; le doute est devenu folie du doute, la crainte des choses malpropres a abouti à l’obsession angoissante des matières fécales.
Le doute semble avoir évolué plus rapidement que l’obsession ; ses premières manifestations vraiment gênantes, pénibles, datent de six à sept ans environ. B… est chargé à ce moment des fonctions de secrétaire particulier de M. X…, gros entrepreneur de travaux publics. X… voulant échapper à l’impôt sur le revenu menaçant, fait fréquemment inscrire au nom de B… des sommes considérables, et B… a ainsi dans sa caisse, à certains moments, jusqu’à 100.000 francs de papiers et valeurs. Il est très préoccupé de sa responsabilité, fatigué par un gros travail matériel et il vérifie sans cesse. Il vérifie plusieurs fois si la caisse et le coffre-fort sont bien fermés ; fait jouer les serrures, rouvre et referme ; s’en va et revient à plusieurs reprises pour constater qu’il ne s’est pas trompé. [p. 61]
Lorsqu’il encaisse des papiers ou des valeurs qu’il reconnaît très bien de loin, il les regarde longuement de très près, relit les chiffres et les indications inscrites, souvent à haute voix, compte et recompte le tout cinq ou six fois, et, après les avoir mis finalement dans le portefeuille, est repris d’un doute : « Etait-ce bien une action du Crédit Foncier ? Mais oui, cela avait une couleur verte. Etait-ce bien vert ? Mais oui, je suis un nigaud. Mais est-ce bien sûr ? » etc.
L’incertitude et le doute prennent bientôt des proportions telles qu’il n’ose plus mettre lui-même sous enveloppe les papiers qu’il est chargé d’envoyer, et il est obligé de demander à un collègue du bureau de le remplacer.
Pour les lettres, même doute : « Ai-je bien mis l’adresse ? Mais oui, j’ai mis l’adresse. N’ai-je pas oublié de mettre le timbre ? Mais non… et pourtant… », etc. »
Même difficulté pour s’habiller le matin. Il met deux heures en semaine. Il y consacre toute sa matinée le dimanche. Il vérifie et il récapitule, mais ici la préoccupation de propreté donne à la vérification une teinte particulière. D’une part, en effet, il ne cesse de se demander : « ai-je bien mis ma cravate, n’ai-je pas oublié mon pantalon », compte et recompte indéfiniment les boutons du gilet et des chaussures, et d’autre part il lui faut la certitude que ses vêtements sont d’une propreté immaculée, que son plastron est très blanc, que sa cravate tranche bien sur le plastron. La cravate lui donnera d’ailleurs un souci particulier, il la choisira très foncée pour que le contraste avec le plastron soit plus grand ; il la vérifiera dans la glace à plusieurs reprises.
Bientôt le doute s’étend à des notions plus générales. « Est-ce que j’existe ? » Et il claque des mains pour savoir, pour entendre qu’il existe.
L’idée lui vient de vérifier également quand il va aux water-closets, et c’est de là que naît son obsession actuelle, l’obsession des matières fécales.
Le malade ne se rappelle pas à quel moment la simple vérification et préoccupation de propreté de ce côté s’est transformée en obsession angoissante. Cette transformation semble s’être produite lentement, progressivement, il y a quatre ou cinq ans, sans qu’il puisse la rattacher à un fait extérieur ou à un événement quelconque. Il note simplement [p. 62] qu’il était très fatigué par le travail chez X… Une fois installée, l’obsession a fait tache d’huile et s’est vite étendue à toutes les idées, tous les actes ou événements, tous les mots qui de près ou de loin pouvaient se rattacher à la pensée abhorrée. En peu de temps elle est devenue tellement pénible, que, pour diminuer son angoisse, pour se défendre, B… a été amené à imaginer des trucs mentaux et actuellement l’ensemble de ces trucs mentaux forme un véritable système qui ne diffère d’un délire que par la conscience que le malade a de sa non-réalité et du but dans lequel il l’a conçu.
Voici quelques traits caractéristiques de ce système et quelques exemples de son application.
B… est assis, à table ; il regarde son assiette et immédiatement l’appréhension lui vient d’y voir apparaître brusquement des excréments. Pour se défendre contre cette idée il regarde l’assiette longuement, attentivement et il pense et souvent répète à haute voix : « Elle est blanche, elle est pure, elle est immaculée ». Il regarde longuement les aliments et s’enquiert de leur provenance. « Ces haricots, sont-ce bien des haricots et non cette autre chose ? Et cette viande de veau, est-ce bien du veau ? » Il lui faut une certitude ; pour se donner cette certitude il imagine, il mit un veau broutant dans une prairie.
Il sort. Dehors une multitude de petits faits lui rappellent sa préoccupation angoissante. Il veut ne pas les voir. Il ne les voit pas. Il veut voir un autre monde plus beau, parfait, d’une propreté immaculée.
Il dit : « Je veux la nature plus belle. Quand je vais me promener aux Champs-Elysées, je voudrais qu’ils soient tout entiers comme un court de tennis, entouré d’orangers et d’acacias en fleurs, de maisons toutes neuves. Les arbres, les fleurs sentent bon ; je n’ai pas à me tourmenter.
« Dans les maisons je vois des escaliers cirés, reluisants, de la maçonnerie neuve, des tentures, des fleurs, pour jouir tranquillement. Je veux le progrès partout, dans les maisons, dans les salles de bains, dans les water-closets ; je les vois parfaits.
« La foule… je n’aime pas la foule parce que je n’en vois pas les détails ; je vois des enfants, des officiers en belle tenue, comme celle que j’ai vue une fois, flamboyante.
« Les tramways, les autobus, les autos… je vois des autos, toutes du même type, découvertes, jaunes ou vertes, vernies. Moi-même, je [p. 63] m’imagine toujours en complet neuf ; je me vois dans toutes les tenues, même en roi. Tout cela pour avoir la tranquillité. »
Le système s’étend également à l’espace, mais là il y a une complication de plus ; l’espace semble donner au malade un gros malaise indéfinissable, un sentiment d’étrangeté, peut-être même une anxiété de l’ordre de celle que donne l’infini à quelques sujets de M. Pierre Janet, atteints de la « manie de l’au-delà ».
Il est difficile de savoir exactement le genre et l’intensité de cette sensation : le malade est très réticent sur la question ; mais cette réticence même pourrait être interprétée comme une crainte d’entendre des allusions à des phénomènes dont l’existence lui donne de l’angoisse.
Il dit : « L’espace m’étonne. Oui l’espace me fait drôle… Je pense qu’il est pur. Que peut-il y avoir. Je peux dire : aéroplane, neige, temps… Je vois le ciel très bleu, très pur. Je vois des pigeons. Je ne veux pas savoir s’il y a des microbes. Pour moi l’air est pur.
« D’ailleurs je ne pense pas à l’air, je pense à l’oxygène. Je sais que l’oxygène forme un cinquième de l’atmosphère. L’oxygène donne la vie ; l’oxygène est pur ; je n’ai pas à me tourmenter. »
Nous lui demandons : « Pourquoi mettez-vous de la neige dans l’espace ? » — « Pour combler le vide ». — « Il vous donne un malaise, ce vide ? » — « Non, cela m’étonne » (coupe court). « Maintenant, je ne pense plus à cela, je ne veux plus y penser, je n’en parlerai plus. »
Le monde extérieur donne donc à B… une impression générale de malpropreté ; B… crée un monde artificiel d’une grande propreté « pour ne pas avoir à se tourmenter ».
Mais la grosse angoisse vient de la « bête humaine », du fonctionnement physiologique de notre corps. B… semble affolé par la pensée qu’il produit lui-même cette chose « qui ne devrait pas exister ». Les idées de défense prennent ici un caractère de précision beaucoup plus grande. B… se fait une sorte de physiologie immaculée qu’il résume ainsi :
« Je fais une récapitulation de l’existence de chacun. Les aliments passent dans le tube digestif ; une partie est assimilée, les matières non assimilables sont évacuées par l’anus. Je vois une femme qui va aux water-closets. Je décompose ses gestes. Je dis : la cuvette, elle, les dessous, etc., tout est propre. Je dis : elle va médicalement. » [p. 64] Médicalement, c’est-à-dire selon un ordre préétabli, d’une façon fatale, logique, que je veux croire pure. « Je dis : elle va au commandement ; elle s’assied, commande un, deux ; tous ses gestes sont voulus, surveillés, réglés ; il faut que l’acte soit pur.
« Je me répète : l’intestin est libre. L’estomac est libre. La salive est claire, transparente. Le sang est rouge. Tout est propre. Cette femme est propre.
« Moi, je vais aussi médicalement et au commandement et je me dis la même chose. »
Ce chapitre du système de défense a une double signification : valeur de réponse rassurante à l’idée obsédante, valeur de renforcement par « un truc » de l’ordre de ceux que l’on connaît. Quand B… décompose ses gestes, qu’il les dit à haute voix, qu’il commande : un, deux, il renforce mécaniquement en quelque sorte l’idée de défense purement intellectuelle, il lui donne un appoint moteur.
Mais ces précisions physiologiques ne lui suffisent pas ; il lui faut des précisions anatomiques ; il les trouve.
« Je fais la récapitulation suivante. Je fais un sophisme… est-ce bien le mot (1) ? Je prends un poids type, 63 kilos. Une femme parfaite doit avoir 63 kilos. Je vois l’intestin en argent, l’estomac en or, le corps tout entier en or mat, le sang de la teinture rouge ou de l’encre rouge. Dans la bouche il y a une statuette. L’anus est en or liquide.
« Je vois les hommes et les femmes en or et moi-même en diamant pour être plus pur que les autres. J’ai besoin d’un complément de sûreté.
« Je vois le fond des choses, je suis sûr de tout, je veux n’avoir pas à me tourmenter. »
En s’habillant le matin, pour se rassurer, B… emploie un procédé de renforcement analogue à celui du « commandement ». Il répète en touchant ses dents : « diamant blanc », etc…
Il dit à sa femme : « Tu es grande comme cela » (montre un espace de quelques centimètres avec son pouce et son index), moi je suis grand comme cela (même geste)… Je n’ai pas à me tourmenter ». [p. 65]
Cela signifie : je suis petit, je peux me voir tout entier facilement, examiner tous les détails et constater que je suis pur. Tout mot, tout objet en rapport avec notre fâcheuse infirmité physiologique provoque une réaction violente. Le malade a travaillé chez Farman et parle avec indignation de ses camarades qui étaient grossiers et disaient notamment « m…. ». « Ceux qui disent ce mot devraient mourir ! » Sa belle-sœur a prononcé devant lui, il y a quelques jours, le mot « bassin ». « Cela ne devrait pas exister, ce n’est pas comme un plat en argent. J’ai lutté quinze jours contre ce mot, le remplaçant par mandoline, etc., que sais-je ? Des gens disent : je me suis purgé. Eh bien, non, ça ne se dit pas ! »
Lui-même évite également de prononcer tout mot fâcheux. « Vous ressentez une chose mauvaise, vous la combattez tout de suite, et elle passe. Vous ne l’énoncer pas à haute voix. »
On lui demande : « Si je disais devant vous un mot que vous n’aimez pas ? » — « Longtemps ? — Je vous donnerais des coups de parapluie ! »
A Paris, il ne sort jamais après dix heures du soir pour ne pas faire de mauvaises rencontres. « Lesquelles ? » — « Les voitures qui ressemblent à de grosses goudronneuses… Vous allez me comprendre… Je ne veux pas y penser. Je pense : vendange, vendangeur, argenteur, doreur ; je me représente le champ de courses d’Auteuil et là la richesse sous forme d’une énorme pépite d’or (ronde), d’un lingot d’or, d’une mine d’or. Je me dis : Argenteuil… Je vois un océan d’eau transparente, un océan de lait, d’alcool à 90°, d’eau de Cologne. La chose m’inspire un dégoût profond, m’enlève tout le charme de la vie… Vous, cela ne vous émeut pas ? C’est que vous êtes autrement fait… Je ne comprends pas… Et vous aurez le souvenir de cette chose, cela ne vous empêchera pas de lire du Lamartine, de vous représenter ce qu’il décrit et de penser alternativement aux deux choses ?… Je ne veux pas que cela existe ! Pour moi cela n’existe pas ! Mon esprit est comme une plaque photographique, il faut qu’il ne soit impressionné qu’en bien. »
Voilà les éléments constitutifs essentiels du système. Il emplit actuellement la vie du malade, B… y applique toute son activité intellectuelle.
« Au début, nous dit-il, je combattais pour moins de choses et plus [p. 66] facilement pour tout. Et puis j’avais plus de tranquillité, j’avais des journées ou des heures heureuses, plus maintenant. »
Au cours des dernières années le nombre d’impressions extérieures et de pensées involontaires, susceptibles de déclencher une crise d’angoisse, a augmenté d’une manière continue. Le malade s’en rend compte ; il complique parallèlement son système ; il cherche à réaliser des conditions extérieures de beauté et de calme, mais comprend en même temps que ses efforts sont vains, qu’il n’y arrivera pas.
« Il me faudrait… une pelouse… une cabane en bois… Je ne sais pas ce qu’il me faudrait… Des choses impraticables par manque d’argent… Sanatorium ?.,. Villejuif ?… Bois de Boulogne ?… Travailler ?… Un emploi ?… je ne le tiendrais pas. La vie me meurtrit… Tout me fait mal. Tout cela me fait travailler l’esprit, c’est tout ce que cela me fait. »
Les rares moments de tranquillité sont vite interrompus par l’idée angoissante que cela ne va pas durer, que le mal reviendra, et alors c’est une sensation à la fois de souffrance, de colère et de révolte. « Enfin, pourquoi est-ce que je suis comme cela ? Que j’aie été heureux quelque temps, cela est démoli comme un château de cartes par une obsession d’une seconde. »
Dans les intervalles entre les paroxysmes d’angoisse B… vérifie et récapitule. Il lui faut à chaque instant la certitude de pureté extérieure et intérieure ; le soir il ne se couche pas avant d’avoir récapitulé soigneusement tout ce qui se trouve dans sa chambre — dès le réveil il recommence. « En sortant d’ici il faudra que je me représente cette chambre immaculée, ce plafond blanc, vous, Docteur, en or, etc. »
Cette rumination mentale est actuellement devenue une nécessité, un besoin. Il ne peut s’en passer ; il s’y complait. A certains moments il semble vouloir provoquer la sensation pénible pour pouvoir lutter contre elle. « J’irais chercher une mauvaise idée pour le plaisir de la combattre. »
Il y a, dans ces mots, l’indice d’une tendance nouvelle. Le système de défense semble s’émanciper, il devient autonome, acquiert une existence propre. En même temps, d’une part sa valeur de défense s’affaiblit, diminue progressivement, et d’autre part l’activité psychique qui lui est consacrée prend, aux yeux de B…, une importance croissante. [p. 67]
Le malade est assez réticent sur la diminution de l’action du système ; il a peur d’affaiblir, en en parlant trop, ses moyens d’action. Il se comporte un peu comme ces demi-croyants qui fuient la discussion sur les choses de la religion de peur de voir disparaître le reste de leur foi.
Nous avons cependant acquis la certitude, au cours de ses visites successives (nous l’avons vu quatre fois de décembre 1915 à juillet 1916), que l’efficacité des représentations anatomiques et physiologiques dont nous avons parlé allait en diminuant, sans que pour cela B… ait abandonné son système, ni qu’il en ait imaginé un autre. Il nous a avoué, il est vrai, une fois qu’il avait « combattu par écrit ». « J’ai fait des récapitulations tout idéales, en abrégé, par points et bâtons ». Il n’a pas voulu nous donner de précisions sur ces récapitulations écrites, et il est difficile de savoir s’il s’agissait d’un essai de système nouveau ou simplement d’un procédé de renforcement. Nous penchons vers cette dernière explication.
A son avant-dernière visite il nous a dit : « L’or, ça ne me frappe plus, comme ça me frappait ». — « Pourquoi alors continuez-vous à utiliser votre système ? » — « J’agis par remplacement pour ce que je n’aime pas. »
L’autre côté de l’évolution, cette augmentation de l’importance du travail de récapitulation en dehors de l’obsession, est plus visible encore. B… ne sent plus qu’à demi que son activité psychique est pathologique ; il lui attribue une valeur intellectuelle et morale et se croit, au fond, un esprit supérieur. « C’est bien simple. Moi, je suis idéaliste par nature, c’est pourquoi j’ai remarqué les imperfections… Je suis idéaliste, je voudrais tout transformer sur terre… Mon mal est d’approfondir, il me faudrait une vie superficielle… Comme je le dis à ma femme : vous êtes des inutiles prenant la vie comme elle est. » Il a donc aussi un certain sentiment de grandeur où il trouve une compensation à ses misères.
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Pourquoi ce système compliqué et étrange, qui frise le délire, au lieu d’un simple truc mental ?
On peut l’expliquer d’abord par ce que les physiologistes appelleraient le jeu des appareils. L’appareil ici c’est la parole intérieure. Son [p. 68] développement a été précoce ; rapidement le discours intérieur est devenu la seule, la vraie activité. Là où un autre aurait su peut-être agir, B…, pour sa défense, n’a pu trouver que des paroles. Mais les paroles sont des actes médiocres. Les paroles s’usent, se fanent. Il faut les renouveler, les multiplier, les accumuler, les renforcer les unes par les autres jusqu’à ce que leur enchevêtrement donne à la représentation les qualités de force, de grandeur et de réalité. La sécurité dure peu. Le doute revient. L’on construit mal avec du doute, l’on démolit plutôt. Et alors c’est la lutte pour maintenir le système quand même, lutte contre le doute qui envahit le système en même temps que lutte contre l’obsession. La construction, attaquée du dehors, minée du dedans, s’étend sans cesse pour ne pas s’écrouler.
N’y-a-t-il que cela ? Non, certes. Il y a surtout le fond mental, le déséquilibre affectif, l’inadaptation, le trouble de la fonction du réel avec sa gamme de « sentiments d’incomplétude » : incapacité d’action, besoin d’excitation, étrangeté du moi et de l’espace, etc. Le réel, tout le réel est hostile. Son contact est irritant et pénible. Une obsession naît et c’est une obsession d’impureté, donc de contact. L’obsession s’étend à tout ce qui est contact possible. Le monde extérieur devient impureté. La lutte contre l’un se confond avec la lutte contre l’autre.
Le système, avons-nous dit, frise le délire. Sa structure, son mécanisme sont en effet ceux d’un délire, mais le trouble de la personnalité est très différent. Le persécuté se défend contre un fragment du réel. L’origine subjective de l’idée de défense n’est pas reconnue par le malade. La construction immédiatement objectivée remplace en partie le fragment du réel qui a motivé son apparition. L’idée, devenue ainsi réalité, est efficace d’emblée.
B… n’a pas la foi. Il n’oublie pas l’origine subjective de sa construction. Il essaie en vain de la faire entrer dans la réalité. La réalité résiste. La valeur de défense du système est faible. Il devrait remplacer tout, tout le réel hostile. Il ne remplace rien. Le rêve d’or ne cache pas la misère.
PH. CHASLIN, et IGNACE MEYERSON.
Note
(1) B… n’a reçu qu’une instruction insuffisante, connaît peu les termes scientifiques et les emploie de travers.
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