Jean Delay, Robert Volmat & Marcel Raclot. Pensée magique et joie mystique. Article paru dans la revue « L’Encéphale. Journal des maladies mentales et nerveuses », (Paris), 43, 1954, pp. 481-499.
Jean Delay (1907-1987). Psychiatre, neurologue et écrivain, qui s’est beaucoup intéressé au diable et en particulier à la possession démoniaque, sujet sur lequel il publia plusieurs contributions, soit seul, soit en compagnie de collègues. Nous renvoyons pour sa biographie auprès des nombreux travaux qui lui sont consacrées. Nous avons retenu quelques publications.
— Les dissolutions de la mémoire. Préface du Pr Pierre Janet. Paris, Presses Universitaires de France, 1942. 1 vol. in-8°. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ».
— (Avec Pierre Denier, Thérèse Lemperrièee et C. Leroy). Démonopathie familiale à induction réciproque. Annales médico-psychologiques, 1954, y 2, pp. 402-405.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé plusieurs fautes de typographie. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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PENSÉE MAGIQUE ET JOIE MYSTIQUE
Par Jean DELAY, Robert VOLMAT, et Marcel RACLOT.
Nous présentons l’observation d’une malade qui nous a paru intéressante par le problème nosologique qu’elle soulève et la richesse de ses thèmes délirants, nous renvoyant à tous les caractères essentiels de la pensée magique. Il s’agissait avant tout d’un thème de naissance et de re-création du monde.
La malade, Mme T … Thérèse, institutrice, âgée de 27 ans, mariée, sans enfant, a été hospitalisée à Henri-Rousselle, le 26 juillet 1953, pour un état d’excitation maniaque. Elle y fut traitée par six électro-chocs ; puis, après une bonne amélioration, elle fit une rechute au moment de sa sortie. Elle dut être maintenue et fut transférée à l’Admission, puis dans notre service. Le certificat d’Henri-Rousselle est ainsi conçu : « Excitation maniaque. Traitée par électro-choc, a semblé guérie, rechute rapide. Agitation, cris, chants, sputation, miction ludique : « j’aime avoir le derrière dans l’eau, disait-elle. Doit être placée, etc… » (Dr Y. Porc’Her).
Son certificat immédiat du 29 août 1953 (Dr Daumézon) mentionne : « État d’excitation, logorrhée expansive, ton pénétré, coquetterie, commentaires satisfaits sur sa vie, sa famille, son mari. Complaisance dans l’accent méridional. Caractère rythmique des propos. Faible utilisation des [p. 482] éléments fournis par l’ambiance ou fixation élective sur des éléments à forte charge affective, voire complexuelle. Turbulence. »
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On ne relève aucun antécédent psycho-pathologique dans la famille. La malade fut élevée par une grand’mère maternelle trop douce et par une mère tendre et effacée. La grand’mère était croyante, protestante. « Elle m’a beaucoup marquée. Elle était vraiment le centre de toute la famille. Elle se donnait toujours pour tout le monde. Je l’ai perdue l’année dernière. À son enterrement j’ai été très touchée. J’avais l’impression d’être unie à elle au lieu d’en être séparée ; elle était spiritualisée et c’était ce qu’elle voulait. »
Nous parlant de sa mère, Mme T. nous dit : « elle est très douce, incapable de dire un mot dur et de donner une gifle. Elle nous dirigeait par intuition, sans commandements brusques. Elle ne parlait que peu. On sentait surtout l’ambiance qu’elle déterminait. » Le gendre dit de sa belle-mère : « qu’elle est douce et calme, mais qu’elle n’a aucun sens pratique. Elle se laisse dominer par son mari. Mme T. s’entendait très bien avec sa mère et se confiait à elle. »
Elle s’entendait moins bien avec son père. Celui-ci, capitaine d’administration, était le plus souvent absent du foyer. À Dakar en 1934-1936, en zone libre en 1940-42, en Indochine en 1945-46. La malade nous dit de lui : « c’était l’opposé de ma mère, un militaire. Il voulait que tout marche à la baguette. Ce qui n’était pas plus mal. »
Le gendre nous dit que son beau-père est très autoritaire et méticuleux (ordre et méthode). Par ailleurs, très idéaliste et généreux, redresseur de torts. Il fit partie en 1924-25 des « Chevaliers de la paix » et bâtissait volontiers des projets grandioses pour le plus grand bien de l’humanité (distribution de vêtements, etc…).
Voici ce que le père nous dit du caractère de sa fille avant ses troubles : (autoritaire, fille d’officier évidemment. Douée pour l’éducation. Très espiègle, ayant la réplique facile. Très égoïste et personnelle. Ne cherchant jamais à faire plaisir. En impose aux enfants et fait partager sa volonté à son mari. N’écrivait jamais et ne répondait pas aux lettres. Elle a toujours paru comme un garçon manqué, n’a jamais eu de [p. 483] goût pour les travaux féminins. Elle se plaisait beaucoup avec les garçons et avait besoin d’activité et de sports. Elle n’avait aucune patience. Elle se grisa de la situation des familles dont elle avait les enfants à charge. Elle voulait avoir un château tout de suite. Elle abandonna la préparation du baccalauréat par paresse. Elle voulait que son mari changeat de situation pour s’élever. »
Son mari la décrit comme étant de caractère très gai, exubérant. Elle aime courir dans le jardin, montant aux arbres et jouant avec le chien. Elle a une activité de jeu plus qu’une activité de travail. À la maison, le ménage était fait sans plus. Le seul travail qui l’intéressait était l’enseignement. « Elle savait s’arranger, dit-il, pour ne pas faire grand’chose. » Elle est un peu autoritaire et susceptible, mais pas méfiante. Toujours très optimiste et n’ayant jamais le cafard. Il dit que sa femme tient de son père.
Elle est l’aînée de 3 garçons :
— Daniel, 25 ans, marié à l’Église catholique en 1952, Instituteur, il tiendrait de sa mère.
— Gilbert, 23 ans, marié au Temple en 1951. C’est le frère préféré. Il ressemble au père physiquement et moralement. S’est engagé pour l’Indochine comme parachutiste, est employé dans une usine de camionnage. Il fait le projet d’acheter une ferme pour l’exploiter.
— Bernard, 15 ans, élève dans une École professionnelle (mécanique).
Le père de la malade juge M. T. le mari, comme étant un brave garçon un peu mou. Mme T. le gagne toujours à ses idées. Ses projets sont docilement repris par son mari, qui les fait siens. Il adhéra ainsi, au projet de monter un cours d’enseignement et à celui de changer personnellement de profession. (La malade désire que son mari quitte l’usine où il est employé, où il gagne peu et est astreint à un emploi du temps rigoureux, pour entrer dans l’affaire d’un de leurs voisins, riche américain ; elle espère qu’ainsi son mari gagnera plus et travaillera moins). Enfin elle désire que son mari adhère à la S. C. (Science Chrétienne) ce qu’elle vient d’obtenir depuis son internement.
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Avant d’aborder l’exposé de la crise d’excitation et du [p. 484] délire, nous croyons bon de mettre en perspective trois séries de faits concernant sa biographie et son état mental antérieur :
1° Son renvoi du cours libre où elle était institutrice ;
2° son état mystique antérieur ;
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
– Nous avons renvoyé les notes de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr sa vie sexuelle et sa décision de maternité.
- Le Renvoi :
La malade était institutrice dans une Institution privée, non confessionnelle, depuis octobre 1945. Elle fut renvoyée au mois de mai dernier. Elle aimait sa profession, qui avait été celle de sa mère, et elle adorait les enfants. Elle travaillait pour son plaisir et non pour gagner de l’argent. Elle était très complimentée par les parents d’élèves.
Depuis un certain temps, elle se rendit compte que sa classe n’allait plus, qu’il y avait du flottement à cause du trop grand nombre d’élèves. Elle décida de donner sa démission pour la rentrée d’octobre. Son renvoi, auquel elle ne s’attendait pas la surprit et l’indigna. La directrice lui dit qu’au point de vue professionnel elle la plaçait au-dessus de tout, mais elle lui reprocha de s’infiltrer dans les familles pour ouvrir un autre cours à la rentrée.
Effectivement certains parents mécontents de l’enseignement donné au Cours X., désiraient que Mme T. monte elle-même une école concurrente ; projet qui, au dire de la famille était réalisable, bien que soulevant certaines difficultés et notamment par l’insuffisance des diplômes de la malade. Une famille riche aurait fourni les fonds et le local.
Le père de la malade nous dit que ce renvoi constituait peut-être le premier échec que sa fille subissait. Il donna une importance accrue aux deux préoccupations majeures : la religion et la maternité.
- La Mystique:
Née de parents protestants (le père catholique se convertit après son mariage), Mme T. fut élevée dans le protestantisme. La religion fut toujours un problème important pour la famille. .
À treize ans, en septembre 1939, elle fut bouleversée par un culte sur l’Apocalypse. Elle se posa alors la question [p. 485] du sens de la vie. À la sortie du Temple, ayant vu la ferveur des fidèles, elle jugea la guerre impossible : les croyants ne se laisseraient pas mobiliser. Déçue par la déclaration de guerre du 2 septembre, elle se rejeta sur la religion.
« J’ai toujours été inspirée dit-elle. La nature, tout me disait que je devais accomplir quelque chose de grand. Pendant la guerre, vers 1943, une nuit, étant couchée et ne dormant pas, j’ai fait un « rêve éveillé ». Je me demandais ce qu’il fallait faire pour arrêter la guerre et j’ai pensé que les justes de toute confession, devaient aller dans les Temples et les Églises, qu’ils seraient protégés et que seuls les méchants seraient détruits. En approfondissant cela, je me suis dit que telle était ma mission et que je serais Jeanne d’Arc ».
Elle pratiquait régulièrement et faisait les cours du dimanche. « Vers 1947, à la sortie d’un culte où le Pasteur avait recommandé de prier pour ceux que l’on aimait, j’ai entendu comme une voix qui disait : « Il est plus facile de prier que de donner son affection à celui qui la demande ». Celui qui devait devenir mon mari m’avait déjà auparavant fait sa demande que j’avais repoussée. C’est alors que je décidai nos fiançailles. Bien que fiancée je continuai d’avancer seule dans la religion. J’avais demandé à Dieu de faire revenir Jésus-Christ sur terre. Je me demandais quel moyen il fallait employer pour que les autres retrouvent la foi. Il fallait matérialiser l’esprit. Je priai Dieu de mettre un enfant au monde qui serait une réincarnation du Christ. J’avais alors la certitude que je pouvais le faire. À ce moment-là j’avais déjà l’impression de l’avoir conçu. Mon désir était tellement ardent que je le sentais réalisé. Je me suis transformée, spiritualisée. »
Ce fut cette année là qu’une dame, parente d’élève, l’amena à la Science Chrétienne (S.C.). Elle se brouilla alors avec son Pasteur. .
Elle se maria civilement en 1948, mais un culte privé et familial eut lieu à la maison. Un cousin aveugle joua une partition de J.-S. Bach, une amie lut un texte qu’elle avait composé en l’honneur des époux. Une tante (mère de l’aveugle) lut enfin un passage extrait de la S.C. et qui se rapportait au mariage, et donna les anneaux.
Depuis, elle étudia la religion de Mary Baker Eddy, mais ne pratiquait pas régulièrement. Elle alla trois fois au culte [p. 486] accompagnée de son mari, à titre de curiosité dit-elle ; mais elle avait une confiance « intrépide » dans cette religion.
Dès que j’ai connu la S.C., il n’y eut plus de heurt et la vie est devenue idéale. La conception de l’Église de Boston, me satisfait pleinement. Il n’y a pas de séparation entre le spirituel et le matériel. Je me mis à lire des ouvrages assez sérieux et assez élevés sur la religion. Ce qui m’a surtout plu dans la S.C. c’est que le « soi-disant mal » n’existe pas. On est ainsi libéré de la notion de péché. Le mal n’existe pas « en soi » il n’est qu’une interprétation du sens mortel, c’est-à-dire humain. Avec la S.C. on ne voit que de bonnes pensées partout. C’est une lumière dans la vie. On arrive à une élévation qui vous met au-dessus du sens commun. On peut établir les liens naturels qui doivent exister entre les êtres. »
Le mal étant ainsi nié dans son essence tant moralement
que physiquement, il convient de lutter contre son apparence par l’enseignement de la S.C. Aussi les adeptes ont-ils une activité primordiale de guérisseurs. La malade n’a jamais cru ni en la médecine, ni aux médecins. Elle dit avoir fait elle-même pendant l’été 1947, dans une colonie de vacances en Allemagne, quatre guérisons.
« On s’identifie en quelque sorte avec Dieu, nous dit-elle et on en a les pouvoirs. On se trouve lié avec l’être que l’on veut guérir et on le transforme. C’est l’amour qui est le facteur essentiel de la guérison. Ceci est d’autant plus facile avec les enfants qui sont des êtres naturels et spontanés. Pour les adultes, il est nécessaire d’obtenir de leur part un niveau de croyance suffisant. » Un cinquième cas de guérison fut obtenu au début de juillet dernier. Ces cas, de l’aveu même de la malade, sont extrêmement banaux.
« Au début nous dit-elle, j’ai prié jusqu’à ce que je sois à la hauteur de la S.C. Ensuite ce n’était plus la peine. C’était l’évidence même. Ç’aurait même été offenser la bonté divine que de prier. »
Fin mai ou début juin, peu après son renvoi, elle ressentit la nécessité de faire quelque chose pour ses proches. Un jour une force la poussa à acheter une bible en Braille pour son cousin aveugle. Elle se rendit au local de la secte, Rond-Point des Champs-Elysées. Mais ce livre n’existait pas en français, et elle en fut déçue. Interrogée sur le mobile de [p. 487] cet acte, elle répond : « Bien sûr, je ne pensais pas lui rendre la vue ».
Immédiatement avant sa crise, elle adresse à ses parents un numéro du « Hérault de la S.C. », périodique mensuel, accompagné d’une dédicace affectueuse, qui les surprend.
- La vie sexuelle :
On ne peut aborder la question de la maternité sans dire quelques mots de la sexualité de la malade et de la vie du couple.
Sa vie sexuelle est essentiellement pauvre. Ses fiançailles furent précédées de longues hésitations. Ce n’est qu’après avoir repoussé plusieurs fois son prétendant qu’elle accepte, sous l’influence d’un état mystique, d’envisager sa demande comme nous l’avons relaté plus haut. Les fiançailles durèrent deux ans et demi. Elle n’avait jamais aimé auparavant d’autres garçons. « Je me plaisais avec les garçons, en camarade. C’était la franche camaraderie. Les garçons me disaient : « Quand on te connaît, on ne pense pas à flirter avec toi ». Pendant le temps des fiançailles, les futurs époux échangèrent baisers et caresses. Ils n’eurent pas de rapports pendant la nuit de noces. « Nous étions tellement contents d’être enfin chez nous, cela suffisait. » Ils n’eurent lieu qu’après 5 à 6 jours. Le père nous dit que sa fille ne donnait pas l’impression d’être alors très amoureuse de son mari.
Les rapports sexuels demeurèrent rares, à la suite d’un accord tacite entre les époux ; la femme étant frigide et le mari semi-impuissant. Ils n’ont de rapports que tous les 3 ou 4 mois. La sexualité n’intéresse pas le couple qui, nous dit la malade, vit « dans la compréhension », dans « l’harmonie » nous dit le mari. Celui-ci voulait monter la maison avant d’avoir des enfants. Ce qui est fait actuellement. Au début de l’année, ils décidèrent que dès que Mme T. aurait cessé d’enseigner, ils auraient des enfants. Dès avril, grâce à la méthode d’Ogino, la date du 12 juillet fut arrêtée. Elle permettait d’espérer une naissance pour le printemps suivant. La malade nous dit « mon mari était décidé, je ne devais plus travailler à partir d’octobre, et j’étais contente à l’idée d’avoir des enfants. »
Elle dit avoir désiré des jumeaux. Sa mère était jumelle [p. 488] et il y en avait eu d’autres dans la famille. Ce serait bien si elle pouvait avoir quatre enfants (elle-même a trois frères plus jeunes), et un jour elle plaisanta disant qu’elle trouverait amusant d’avoir des quadruplés. « Quatre d’un coup ; ce serait plus vite fait. »
Au début du mois de juillet, elle dit à son mari : « si je n’avais pas d’enfant ce mois-ci, ce serait terrible ». Le 12 juillet, comme prévu, eut lieu le rapport sexuel unique en vue de la fécondation.
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LA CRISE.
La première journée
« Dans l’après-midi du 21 juillet, je vis tout à coup le soleil très riche en couleurs extrêmement vives et étincelantes « comme un diamant », « comme ces boules de verre que l’on emploie comme presse-papier ». C’était le centre de l’univers, et c’était Dieu. Au bout d’un instant, à la place du soleil, la tête du Christ s’est formée. La croix est apparue ensuite ; elle était lumineuse. La tête était en relief sur la croix. La croix était inclinée et le pied de la croix venait jusqu’à moi comme une source de lumière émanant de la tête du Christ. Tout était fait de la même matière que le soleil : la tête de Dieu, la croix ; tout était « en soleil ». La croix s’arrêtait à 50 cm en avant du milieu de ma poitrine. J’aurais voulu qu’elle me pénètre et être foudroyée. J’étais debout devant un arbre, et je tenais l’arbre par-derrière. Je ressentis alors une joie, certes déjà pressentie, mais encore jamais éprouvée.
Q. — Combien de temps cela a-t-il duré ?
R. — Assez longtemps. Cinq bonnes minutes, sans doute. Je ne puis me rendre compte. Ces états-là sont vécus de façon si intense qu’on ne peut se rendre compte du temps. Quand ce sentiment décrut, j’eus un moment de déception. J’avais crû être foudroyée, que mon corps n’existait plus. Je m’étais sentie comme pulvérisée. Mais je pris à nouveau conscience que j’étais toujours dans mon corps ; et alors, le phénomène cessa. »
Q. — Avez-vous entendu des voix ? [p. 489]
R. — Non, je n’ai rien entendu.
Q. — Pensez-vous que cette vision venait de vous, ou vous a-t-elle été envoyée par Dieu?
R. — C’est à la fois l’un et l’autre. À la fois un commencement et une fin.
Q. — Est-ce une manifestation de la puissance divine, ou non ?
R. — Si c’est ainsi, je crois que c’était une manifestation de la puissance divine. Ça venait bien de lui.
Q. — Quelqu’un qui aurait été près de vous l’aurait-il vu ?
R. — Non, certainement pas.
Q. — En somme, cette vision était envoyée par Dieu, mais ne pouvait être perçue que par vous. Qu’avez-vous fait après ?
R. — Je suis rentrée à la maison, j’ai ouvert la bible au hasard et j’ai trouvé un passage qui correspondait à mon besoin. J’avais atteint mon but. L’immortalité m’était dès lors donnée. Elle s’était réalisée instantanément. Cet instant, c’était la limite, la joie totale. J’éprouvais une joie pure et forte.»
Par la suite, dans la journée, elle se sentit plus légère. « Mon corps n’était plus pesant, il suivait mon esprit ». Elle réussit plusieurs tractions à une échelle qui se trouve dans leur jardin, facilement et sans fatigue. « Il y a longtemps que j’essayais de faire des tractions à cette échelle, mais je n’y arrivais pas et ma famille se moquait de moi. Le soir quand mon mari est rentré, je lui ai montré comme je le faisais facilement. » (On fait préciser à la malade qu’il ne s’agissait pas d’une augmentation de la force musculaire, mais d’une diminution de la pesanteur de son propre corps). « C’était comme si j’étais faite d’une autre matière, je me sentais le centre de tout ce qui existait, seule, séparée des autres, nettement au-dessus d’eux. J’étais faite d’une seule substance. Il n’y avait pas d’os, de chair, de muscles, mais une seule chair, pas translucide, mais … Je me suis sentie ensuite comme soulevée. Cependant, j’avais conscience que mes pieds ne quittaient pas le sol. Je n’avais pas l’impression que je touchais la terre, et cependant je la touchais.
Q. — Aviez-vous l’impression que vous étiez tirée vers le haut, comme si, par exemple, on vous tirait par les épaules. [p. 490]
R. — Non, c’était plutôt moi qui me soulevais naturellement.»
Elle éprouva alors le besoin d’écrire. Elle écrivit deux lettres, qu’elle nous récita par cœur, faisant preuve d’une mémoire étonnante. Voici la lettre écrite à un parent d’un de ses élèves, homme catholique à tendances mystiques très poussées :
« Cher Monsieur W., la pureté de Jésus-Christ, notre sauveur, m’a toujours obligée à la recherche sur la terre en attendant que le règne de Dieu vienne.
Cette pureté, la seule qu’il nous reste en ce monde, je l’ai trouvée : c’est la logique, seule forme de pensée qui n’admette pas de contradiction.
De quel problème s’agit-il? .
Celui de l’humanité.
Qu’est-ce que l’humanité ?
Un individu multiplié par un certain nombre.
Il suffit donc de déterminer le But de l’individu et les moyens d’y arriver.
Quel est ce But ?
Seul, notre cœur le sait.
Où sont les Moyens ?
Seul, notre cœur les a.
Le problème de l’individu étant résolu, celui de l’humanité toute entière l’est aussi pour son noble idéal qui est le cri du cœur : Liberté, Égalité. Fraternité.
Vérification : En effet, on remarque que seules dans ce cas la liberté existe, l’Égalité existe, la Fraternité existe.
La Liberté existe : les hommes suivant la même Loi, ont les mêmes droits inspirés par leur cœur.
L’Égalité existe : … (Amnésie)
La Fraternité existe : Elle est dans leur cœur.
Le Cœur libre, l’homme est heureux et englobe tout naturellement toute l’humanité dans son cœur.
Et enfin nous pouvons tous dire d’un même cœur :
O Dieu, ton règne est venu sur la terre comme au Ciel.
Que signifieraient donc les battements de notre cœur devant le bonheur et devant le malheur si ce n’était pas pour nous faire connaître le Loi de Dieu.
Devant le bonheur, par les battements de notre cœur. Dieu ne nous dit-il pas: viens avec moi,
Si tu ne veux pas ployer sous le fardeau de ton bonheur.
Devant le malheur, par les battements de notre cœur
Dieu ne nous dit-il pas : viens avec moi,
Si tu ne veux pas être terrassé par la peur.
O Dieu tout harmonieux, unité indivisible et éternelle, tu es en chacun de nous, tu nous le prouves en faisant battre notre cœur.
Un cœur tranquille.
T.»
[p. 491]
« Ce texte est musical et mathématique à la fois », dit-elle.
À midi, elle prépare son repas comme d’habitude, elle est très heureuse. Mais ne dîne pas. Elle dort normalement cette nuit-là.
La deuxième journée
Le lendemain 22 juillet, elle était seule à la maison avec sa petite nièce, âgée de 8 ans. Le matin de ce jour elle se sentit poussée à brancher son appareil de T.S.F. « J’étais comme téléguidée, dit-elle, j’ai pensé que c’était la S.C. qui me commandait. L’émission n’était pas composée comme à l’habitude. Je me suis trouvée en communication avec tout. Ça me rappelait ma vie. On aurait dit que l’émission était faite pour moi. Il n’y avait que des chansons, très peu de textes lus. Ces chansons me rappelaient des souvenirs d’enfance. Ces souvenirs étaient intensifiés. Il y avait des chansons que ma mère nous faisait chanter, étant enfants : « La France est belle et son destin est béni » et d’autres chansons que j’avais apprises avec des compagnes d’une colonie de vacances protestante, « Les franches camarades ». Puis des duos de Mme X. et de M. Y. Je les connaissais comme parents d’élèves. Je les savais séparés. Ces chansons signifiaient qu’ils allaient être à nouveau réunis, et je m’en suis réjouie. J’avais l’impression que tout le monde était au courant de ce qui c’était passé la veille. La radio me donnait des messages. Les chants se traduisaient par des images. J’ai eu ainsi le message que Versailles revivrait, qu’on aurait un roi et une reine, et que la France serait à la tête des Nations. Je sentais déjà que j’étais destinée à être cette Reine. Nous devions habiter Versailles, et nous aurions quatre enfants, des quadruplés : deux garçons et deux filles. (Signalons qu’un arrière grand-père du mari, s’étant illustré lors de la guerre de Crimée, fut nommé gardien du château de Versailles et que c’était devenu une plaisanterie de famille que de dire en se rendant au Château : « Allons chez nous ».
Q. — Vous les auriez eus de votre mari ?
R. — J’aurais eu ces enfants de mon mari parce qu’il se serait converti. Cependant, ils seraient d’essence divine, par participation obligatoire du St-Esprit. J’avais l’impression [p. 192] d’être la conclusion de toutes les recherches. J’étais la clef du mystère. J’ai pensé que la solution était trouvée. Je me sentais partir vers les étages supérieurs. Alors je pensais être vierge.
Tout à coup, j’ai ressenti quatre petits claquements en moi, dans le bas-ventre, et j’ai eu l’image d’une fleur à quatre pétales qui s’épanouissait dans mes régions génitales ; une fleur très simple, comme une aubépine. J’étais environnée de joie mystique, et les quatre claquements étaient accompagnés de sensations voluptueuses. Un liquide s’est écoulé par ma vulve. Je l’ai recueilli dans une serviette. Je l’ai respiré, c’était un parfum qui m’énivrait. Je ne sentais plus mon corps comme avant. J’étais faite d’une seule substance qui avait cette odeur. Cette odeur qui venait de moi régnait partout dans la mai son et se répandait sur toute la terre.
Q. — Pouvez-vous me la décrire ?
R. — Elle ne correspondait à rien de ce que je connaissais. C’était un parfum tout à fait spécial, comme ceux que l’on brûle dans les brûle-parfums, mais moins fruité. Cette odeur donnait une impression de doux, de moelleux. Si l’on veut la rapprocher d’une couleur, je dirais qu’elle me paraissait rose très pâle, saumon.
Je vibrais avec une intensité inconnue. J’ouvrais souvent mes fenêtres. Le vent était merveilleux. Des nuages avaient la forme de grands voiliers voguant vers l’Amérique, nouvelle terre promise. Il me semblait que notre maison était destinée à être l’image du bonheur humain. Toute la maison et tout dans la maison, les objets, les plus coutumiers (cuillers, fourchettes, etc…) avaient une signification.
Mon mari n’existait plus alors. Je comprendrais en moi tout le passé de l’ humanité. La vie était tout le monde. Je sentais que j’absorbais le monde entier. L’humanité apparaissait comme si on se trouvait au seuil d’une ère nouvelle. »
Sa petite cousine était alors considérée comme étant son ange gardien. Elle branche la télévision et là encore, l’émission est faite pour elle. « Je sentis une goutte de sueur perler sur mon front et ma tête était serrée comme par une couronne d’épines ». Les images défilent. « À un moment il y avait une tente et des gens y venaient demandant à être guéris. Ces gens étaient les sosies de personnes que je connaissais (famille et amis). La ressemblance était frappante. Je retrouvais[p. 493] les traits de ces personnes, et alors, j’avais l’impression que c’était bien elles. J’avais le pouvoir de les guérir. »
Le soir le mari rentre comme à son habitude. Il fut surpris d’entendre la T.S.F. marcher à plein rendement. Sa femme regardait la télévision avec une attention inhabituelle. Elle lui dit avoir dîné. Il fait son repas lui-même, essaie de faire coucher sa femme qui refuse. À la télévision passait un film documentaire sur l’élevage des poulets. La malade pensa que ce film contenait une allusion déguisée à ses petits élèves. On voyait des couveuses artificielles, des poussins sortant des coquilles. « Pour une fois, dit son mari, çà l’intéressait. » Comme lui n’était pas intéressé, il alla se coucher.
Au bout d’un certain temps, sa femme ne venant pas le rejoindre, il vient la chercher et d’un seul coup la malade pousse des cris inarticulés, pleure, repousse son mari, parle fort et sans arrêt. Les thèmes religieux sont au premier plan. Elle parle de la bible, des anges ; elle a une mission pour sauver le monde. Elle est agitée, chante, se montre agressive, repousse son mari : « Tu est un étranger, vas-t-en, tu es mou, tu ne comprends donc rien. » Elle lui dit : « je sais ce que c’est le rideau de fer, c’est le cœur de l’homme qui n’a pas encore éclaté. Il faut faire abstraction de sa personnalité pour atteindre le bonheur ». Elle le mord. C’est alors qu’il la maîtrise, la couche à plat ventre sur le lit et la maintient en s’asseyant sur elle. Immédiatement, elle change d’attitude : « Tu as enfin compris, s’écrie-t-elle, ah que c’est bien ! On n’est pas comme tout le monde. On est le premier couple scientiste. » Elle se calme, mais désire attendre minuit avant de s’endormir. À minuit doit se passer une chose très importante. Elle se calme progressivement et comme à minuit il ne se passe rien, elle s’endort.
La troisième journée
Le lendemain 23 juillet, sa mère vient la chercher pour l’emmener chez elle. « L’après-midi, j’étais chez ma mère, étendue sur une chaise-longue. J’ai demandé à ma mère : Est-ce que j’aurai mes quatre enfants ? Elle me répondit : Si tu veux des enfants, ourle ce mouchoir. Et ma petite nièce m’apporta un baigneur en celluloïd.
Victor Vasnetsov, 1896.
J’ai ourlé le mouchoir. Puis je l’ai posé sur mon ventre, [p. 494]
je mis la poupée par dessus, et je ressentis une chaleur dans mon ventre. J’ai pensé que j’étais fécondée. J’ourlai trois autres mouchoirs et chaque fois, je les posais sur mon ventre, plaçant dessus le baigneur en celluloïd et ressentant une chaleur. J’ai pensé ainsi que je venais d’être fécondée de quatre enfants, d’origine divine, et que j’allais être Reine de France. Le baigneur me servait de modèle. Je pensais que je n’accoucherais pas comme les autres femmes. J’accoucherais par le nombril : ce serait la césarienne naturelle. Je n’aurais pas eu non plus de grossesse, j’étais fécondée et cela suffisait, les enfants sortiraient par le nombril et prendraient leur volume normal au contact de l’air. La main divine me les retirerait comme on retire des bonbons d’un sac. J’avais trouvé des prénoms pour chacun d’eux : Marc-Robert, Anne-Robert, Bruce-Robert, Line-Robert. Le deuxième prénom est celui de mon cousin aveugle. Je l’avais donné pour bien marquer l’origine divine de ces enfants. Car Robert, cela signifie pour moi « la lumière ».
Plus tard, elle vit des nuages aux formes nettes et précises qu’elle interpréta. Il est pourtant mal aisé de lui faire préciser ses interprétations. Elle dit pourtant que ces formes blanches sur le ciel bleu s’enchaînaient pour raconter une histoire cohérente. C’étaient des têtes d’hommes, de femmes et d’enfants. Elles racontaient l’histoire de l’humanité, celle du cousin aveugle, celle de Moïse, celle de la résurrection de Versailles, celle de son mari et d’elle-même qui étaient désignés pour habiter le château qui serait le centre du monde des croyants et qu’ils auraient des quadruplés. Tout disait la grandeur de Dieu et celle de la nature, l’histoire de la création pour glorifier Dieu, et présageait l’harmonie universelle. En effet, les nuages indiquaient également les événements à venir et le mal n’existerait plus. « La tête de Moïse prouvait que mon secret était connu des cieux. Quant aux têtes d’enfants, elles indiquaient ma descendance. Je vis d’abord quatre têtes de petits garçons aux cheveux blonds bouclés et aux yeux bleus. Mais je me dis que c’était être égoïste que d’avoir seulement des enfants blonds aux yeux bleus. Je vis alors quatre nouvelles têtes de garçons aux cheveux différents : noirs, blonds, châtains et roux. J’assortis les petites filles. J’étais encore égoïste de n’avoir choisi qu’une couleur de peau et je vis encore un petit blanc, un petit nègre, un jaune [p. 495] et un peau-rouge. En tout, cela me faisait seize enfants. Puis, j’ai pensé qu’une Reine ne pouvait avoir des enfants dépareillés, et je revins à la solution des quatre enfants blonds aux yeux bleus, en pensant qu’ils pourraient symboliser toute l’ humanité. »
Le soir, elle vit une étoile filante. Elle eut la certitude que ce qui était prédit dans les évangiles arriverait. C’était l’étoile de Bethléem. Cet état ne s’accompagnait pas d’angoisse, ni de souffrance, mais la malade au contraire était baignée de joie mystique.
Cet état d’excitation, d’exaltation et d’agitation psycho-motrice, avec de courtes accalmies dura donc pendant trois jours, jusqu’à son admission à Henri-Rousselle. La malade subit alors une série d’électro-chocs, qui amenèrent une amélioration. Ses règles apparurent le 28 juillet, à leur date normale. Peu de jours avant la date fixée pour sa sortie, l’agitation reprend. Des caméras sont placées dans la pièce pour la filmer. Elle urine sous elle, en disant qu’elle aime avoir le derrière dans l’eau. Elle doit être maintenue. Elle est passée à l’Admission, et entre dans le service le 30 août.
À l’entrée, la malade est calme bien que toujours un peu hypo-maniaque. Lors de notre premier entretien, elle semblait être à l’aise, à peine gênée par l’exposé de certaines idées délirantes, qu’elle corrigeait d’ailleurs. Elle était facilement souriante, sans ironie, d’un parler franc et direct, sans réticence. Jamais rebutée par les questions et se mettant à notre disposition pour mieux expliquer certains points.
Elle n’a pas conscience de l’état morbide : « Je n’ai pas souffert à un seul moment, je ne me sens pas malade, j’étais agitée, mais cela me faisait du bien, c’était une réaction, je ne sais pas. J’ai eu vraiment des problèmes difficiles à résoudre. Cela a été comme un passage vers une vie meilleure et pleine. J’avais besoin d’être seule avec moi-même, sans doute pour faire le point. Je suis très contente d’être ici. Je trouve ce séjour idéal. Je n’ai pas une seconde d’ennui. Tous les dimanches, je reçois la visite de ma famille avec le plus grand plaisir. J’espère partir avant la fin du mois. » [p. 496]
Examen. — L’examen somatique et neurologique de Mme T. est entièrement négatif.
L’urée, à l’entrée, est à 0,28, la glycémie à 0,90. Toutes les réactions sérologiques dans le sang sont négatives.
Son fond d’œil est normal avec une tension artérielle rétinienne à 45.
Des radios du crâne montrent de petites calcifications de la faulx du cerveau, bien médianes, et paraissant sans signification.
Une ponction lombaire montre 0,8 éléments, 0,35 d’albumine, un Bordet-Wassermann négatif, pas de déviation du benjoin.
Un électro-encéphalogramme montre un tracé altéré dans son ensemble en raison de la présence d’un rythme Théta ample, survenant en courtes bouffées, mais sans localisation particulière. Il est probable que ces altérations sont dûes à une série de chocs récemment subis.
Le Caravane 2. L’extase de Saint François.
EVOLUTION POST-CRITIQUE
Elle fut mise au Largactil (3 injections intra-musculaires par jour à 0,050). Dans l’ensemble, elle fut calme, ne fut signalée comme étant énervée qu’à l’approche de ses règles, mais ne fut pas maintenue. Elle corrigea peu à peu ses idées délirantes. Cependant il fut très difficile de lui faire prendre conscience de l’état morbide qu’elle avait présenté. Ce n’est qu’après ses dernières règles notamment qu’elle abandonna son idée d’être enceinte. Elle reste toujours assez hypo-maniaque et conserve son mysticisme.
Le 19 septembre, le père la trouve « plutôt à tendance habituelle ». Il la voit d’ordinaire avec « la folie des grandeurs ». Le 9 octobre, son mari la trouve « tout à fait dans son état normal ».
Ce même jour, nous l’interrogeons à nouveau, lui demandant si elle reconnaissait le caractère pathologique de sa crise.
R. — « Je me rends compte que j’étais au bout d’un certain stade d’évolution. C’est la maladie qui m’a fait interpréter tout cela comme étant un miracle. Cet état n’était pas mon état normal. J’étais trop spiritualisée. Mais cette expérience [p. 497] pathologique m’a donné la preuve de ce que je croyais : c’est bien l’esprit qui fait tout. Ce que je voulais surtout, c’est que mon mari et moi soyons au même diapason, ce qui est maintenant. C’est une expérience extrêmement enrichissante, pour moi et pour mon mari surtout. Le point culminant que je voulais atteindre est atteint. J’aimais beaucoup mon mari, J’avais le désir qu’il adhère à la C.S. car sans cela, il ne connaîtrait pas le bonheur. À tous points de vue mon séjour ici a été très bien pour moi, ma famille, mon mari. C’est une épreuve, mais pas au sens désagréable du mot. Cela peut être salutaire pour tous. »
*
* *
Le samedi 17 octobre, le mari, au cours d’une visite trouve sa femme bien portante, « comme auparavant ». Il nous dit que depuis l’internement de sa femme, il fréquente régulièrement chaque dimanche les cultes S.C. Cela lui est d’un grand secours moral. Il désire s’instruire en S.C. pour pouvoir accompagner sa femme et ne pas la laisser seule dans cette voie.
Bien que reconnaissant aisément le caractère pathologique des troubles présentés par sa femme, il dit cependant qu’on voit des choses bien étonnantes lorsqu’on approfondit la religion. Cependant, il ne semble pas délirer. Il dit d’autre part que la famille de sa femme (père et mère) bien que conscients de la maladie de Mme T. ne sont cependant pas « catastrophés » et qu’ils pensent à la possibilité d’une intervention divine. Le mari dit que, cependant, lorsqu’on a vu sa femme en état de crise, on ne peut douter qu’il s’agisse bien d’une malade, et non d’une sainte.
La malade sort du service le 12 novembre 1953.
Nous la revoyons 5 semaines après. Elle est accompagnée de son mari. Dans l’ensemble, elle est parfaitement remise, en ce sens qu’il ne reste aucun élément de sa crise délirante. EIle est calme, d’humeur égale et équilibrée. Elle travaille normalement à son ménage. Elle dort beaucoup, 12 heures par nuit, d’un sommeil régulier, profond, non entrecoupé de réveils. Elle critique mieux son accès qu’elle reconnaît pathologique. Elle incrimine la tension nerveuse que lui causait sa classe « j’ai été minée moralement par la classe. Depuis mai [p. 498] 1953 surtout, je recherchais une harmonie pédagogique, j’avais comme une fusion dans les idées ».
Quant aux idées mystiques, elles sont redevenues ce qu’elles étaient avant la crise. Elles semblent, pour l’immédiat, plutôt un élément d’équilibre. En tout cas, elles paraissent indispensables à la malade et au mari qui, non seulement converti, est actuellement, instigateur des pratiques religieuses; le couple est allé au culte de la S.C. 2 ou 3 fois depuis la sortie de la malade. La S.C. est la bonne religion parce que « pratique, logiquement pure, et faisant évoluer spirituellement ».
CONCLUSION
Nous nous sommes donc trouvés en présence d’un état d’excitation d’allure maniaque, comme en témoignent les certificats et les éléments séméiologiques : agitation, turbulence, euphorie, logorrhée expansive, fuite des idées.
Cependant la syntonie de cette malade n’était pas aussi marquée qu’il est de règle dans un état maniaque franc : peu d’intérêt aux objets extérieurs, pas de causticité, la malade paraissant au contraire « préoccupée intérieurement » et se prêtant volontiers à une investigation compréhensive.
C’est qu’en réalité, en profondeur, il s’agissait non seulement d’un état d’excitation, mais d’une crise délirante qui, malgré son apparence polymorphe liée à sa richesse et à une certaine fuite des idées, présentait cependant une structure, et en tous cas un thème majeur, comme nous l’avons exposé tout au long: thème d’une naissance surnaturelle, c’est-à-dire essentiellement magique ; thème de la naissance non seulement de quatre enfants, mais par là d’une autre humanité régénérée par une nouvelle mystique. Et ce thème conserve son unité, tout en se développant au cours de la crise.
Cette thématisation nous éloigne à notre sens d’une crise de manie pure et simple. En réalité cette malade effectivement excitée et cliniquement maniaque, vivait une « expérience » d’extase religieuse avec tous ses caractères habituels : état essentiellement affectif avec abolition des catégories du temps, de l’espace. Il n’existait pas, comme dans une crise de manie une impression de puissance physique, mais d’élation, de lévitation, de légèreté corporelle et de toute-puissance [p. 499] mystique liée à sa croyance délirante magique, puissance bien différente de celle du maniaque plus proche, elle, de ses pulsions instinctives.
Quant à l’évolution, un moment inquiétante, puis finalement résolutive, elle ne saurait trancher le problème, puisqu’une manie franche et une expérience délirante sont, l’une comme l’autre, en elles-mêmes, des syndromes aigus.
Quoi qu’il en soit, l’intérêt de cette observation nous paraît de montrer derrière la façade symptomatique indiscutablement maniaque, une structure délirante extrêmement riche alimentée par la pensée magique la plus évidente.
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