Paul Richer. Les démoniaques. Extrait de  la revue « Annales des sciences psychiques », (Paris), 12e année, n° 10, 1902, pp. 354-367.

Paul Richer. Les démoniaques. Extrait de  la revue « Annales des sciences psychiques », (Paris), 12e année, n° 10, 1902, pp. 354-367.

 

Contrairement à ce qui est annoncé dans la note 1, ce texte n’est pas celui édité dans l’Art et la Médecine, mais une reprise de celle-ci, beaucoup plus élaboré, bien que sans illustration.

Paul Marie Louis Pierre Richer (1849-1933). Neurologue, anatomiste, historien de la médecine, illustrateur et sculpteur fut un des plus connus collaborateurs de Jean-Martin Charcot, avec qui il publia plusieurs travaux. Il enseigna également la physiologie du mouvement à l’École des Beaux-Arts à Paris, à l’aide de la chronophotographie. Quelques publication :

— Étude descriptive de la grande attaque hystérique ou attaque hystéro-épileptique et de ses principales variétés. Avec 33 figures dans le texte et 4 planches. Paris, V. Adrien Delahaye et Cie, 1879. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., 196 p., 4 planches hors texte.
— Études cliniques sur l’hystéro-épilepsie ou grande hystérie. Précédé d’une lettre-préface de M. le Pr. Charcot. Avec 105 figures intercalées dans le texte, et 9 gravures à l’eau forte. Paris, Adrien Delahaye et Émile Lecrosnier, 1881. 1 vol. in-8°, XVI p., 734 p., 1fnch., 9 planches hors texte.
— Études cliniques sur la grande hystérie ou hystéro-épilepsie. Précédé d’une lettre préface de M. le Pr J.-M. Charcot. Avec 197 figures intercalées dans le texte et 10 gravures à l’eau forte. Deuxième édition, revue te considérablement augmentée. Paris, Adrien Delahaye et Émile Lecrosnier, 1885-in-8°, XV p., 975 p., 10 planches hors texte.
— L’art et la médecine. Paris, Gaultier, Magnier et Cie, 1896. 1 vol. in-4°, 2 ffnch., 562 p.
— Paralysies et contractures hystériques. Avec 32 figures dans le texte. Paris, Octave Doin, 1892. 1 vol. in-8°, VIII p., 223 p.
— Hypnotisme Article « du « Dictionnaire encyclopédique des Sciences Médicales, A. Dechambre Ed. », (Paris), quatrième série, tome quinzième, 1889, HYL-INH, pp. 67-132. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyer les notes de bas de page de l’article originale fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 354]

LES DÉMONIAQUES (1)
D’APRÈS LES REPRÉSENTATIONS POPULAIRES
PAR M. PAUL RICHER

Le nombre des représentations populaires des démoniaques est considérable, conséquence bien naturelle de l’émotion profonde qui s’emparait de toute une population en présence de ces événements mystérieux, effrayants et trop souvent tragiques. Ce sont surtout des gravures religieuses, relatives à la vie des saints, ou représentant des exorcismes célèbres : des miniatures de manuscrit ; des illustrations de la Bible ; puis des tapisseries décoratives, des bannières de confréries. des plombs histories, des enseignes de pèlerinage : enfin, jusqu’à une faïence de Nevers, qui reproduit un fait populaire de possession diabolique et d’exorcisme.

Un livre entier ne suffirait pas à la description de ces documents, les uns artistiques, les autres simplement pittoresques, tous très curieux et instructifs au point de vue d l’histoire des mœurs du temps et des croyances populaires.

Mais le tableau quo nous avons essayé de tracer du retentissement de la Possession démoniaque dans les arts ne serait pas complet si nous n’en citions au moins quelques-uns.

L’imagerie populaire et religieuse nous a légué un assez grand nombre de scènes de possession. Pour honorer les saints, suivant la coutume chrétienne, on avait l’habitude de [p. 355]  les représenter dans une des circonstances de leur vie qui avaient décidé de leur sainteté : cette circonstance devenait, en outre, la raison d’une dévotion toute spéciale. C’est ainsi que des saints qui, pendant leur vie, s’étaient fait remarquer par leur pouvoir sur les malades qui nous occupent, étaient habituellement figures exorcisant les démoniaques. Saint Mathurin fut un des plus célèbres, et son pèlerinage à Larchant a joui, du XIe au XVe siècle, d’une vogue extraordinaire. Selon la légende, saint Mathurin, prêtre, aurait été appelé à Rome par un empereur nomme Maximien, pour délivrer la fille du prince. C’est pourquoi il est habituellement représenté bénissant une femme, tandis que le diable s’échappe du crane ou de la bouche de la patiente. Saint Benoît, saint Ignace, saint Hyacinthe, saint Denis el bien d’autres, ont été également représentés exorcisant des possédés, ainsi qu’en témoignent les nombreuses estampes que nous avons trouvées a la Bibliothèque nationale.

Toutes ces gravures ne sont pas sans valeur artistique, car certaines sont signées de van Orley, Hondius, Corneille Galle, Jean Collaert, de Poilly, P. de J ode, van Noort, Sadeler, Callot, Sébastien Le Clerc, Parrocri, Picart, etc.

C’est à la vogue dont jouit saint Mathurin comme exorciste que nous devons les plombs historiés, méreaux de corporation ou enseigne de pèlerinage on sont figurées des scènes de possession. La scène est toujours la même ; saint Mathurin exorcise la princesse Théodora agenouillée à ses pieds.

Jacques Callot.

C’est encore une fille d’empereur, Eudopia, fille de Théodose, dont les tapisseries d’Arras (fin du XVe siècle), que possède le musée de Cluny, racontent la possession et la délivrance (2). [p.356]

Sur les tapisseries de la sacristie de Saint-Rémy, à Reims une scène analogue a un caractère plus intime. C’est d’ailleurs une fille du commun qui est tombée au pouvoir du diable, et l’exorcisme se passe dans une chambre étroite percée d’un large baie qui nous permet d’y assister. La malade est sur son lit tout habillée, les mains jointes et comme frappée de stupeur. Une légende nous conte l’histoire :

Une pucelle avait le diable au corps,
Qui, au sortir, il dure mort la livre,
Saint Rémy faict que, par divins recors,
La ressuscite et du mal le délivre.

Faut-il conclure de ce récit que les crises de la possédée avaient dû revêtir les caractères de la léthargie ? Le petit nombre des assistants, l’attitude de la malade plaident dans [p. 357] ce même sens. Et la chose n’a rien que de fort plausible, car les auteurs du temps nous racontent par quelles alternatives contraires, depuis l’immobilité de la mort apparente jusqu’aux plus violentes convulsions, le diable faisait passer les malheureuses qu’il possédait, et nous savons que de nos jours la grands névrose est coupable des mêmes méfaits.

Les plus anciennes gravures relatives aux possédés que nous connaissions sont trois gravures sur bois exécutées d’après les dessins de Hans Burgkmair (1473-1559) et qui font partie d’une suite de planches représentant les saints et saintes issus de la famille de Maximilien 1er.

Les trois démoniaques sont conformes à la tradition. Deux ont des jeunes filles dont l’une est nue jusqu’à la ceinture : le troisième est un homme vigoureux. Ils se contorsionnent d’une façon violente pendant qu’un diable fantastique s’échappe de leur bouche. Mais les exorcistes ont trouvé un ingénieux moyen de contenir les énergumènes. Ils sont tous trois solidement attachés aux piliers de l’église par des liens qui entourent les épaules, le torse et les mains. Un semblable résultat était ailleurs obtenu d’une autre façon. Dans la chapelle des Bienheureux, par exemple, à Vallombroso, chapelle renommée pour la guérison des démoniaques, existent près de l’autel deux grands creux assez profonds pour qu’un homme y disparaisse jusqu’au sommet de la poitrine. II paraît que l’on introduisait le possédé dans l’un de ces trous et que dans l’autre pénétrait l’exorciste.

Le bénitier lui-même était parfois assez grand pour remplir le même office et le possédé y était plongé tout entier, ainsi que nous le montre une gravure de Sébastien Le Clerc dédiée a l’abbesse des religieuses bénédictines de Vergaville, « lieu célèbre par la délivrance des énergumènes, possédés et autre malades travaillées de sortilèges ». Le goupillon à la main, saint Eustase, abbé bénédictin, s’avance vers le malheureux revêtu d’une étole dont l’abbé retient les deux extrémités et maintenu dans le réservoir sacré par un aide vigoureux.

Pantagruel assista, dans l’île des Papefigues, à une cérémonie analogue : « En la chapelle, entrés et prenant de l’eau béniste, apperceusme, dedans le benoistier, un homme vestu [p. 358] d’estoles, et tout dedans l’eau caché, comme un canard au plonge, excepté un peu du nez pour respirer. Autour de luy estaient trois prebstres bien ras et tonsurés, lisans le grimoyre, et conjurans les diables (3).

On peut se faire une idée de l’aspect que pouvaient prendre de semblables scènes, pour peu que le cas de possession ait eu du retentissement.

Une gravure de 1575·(4) nous raconte par le menu comment se fit l’exorcisme d’une jeune possédée de Vervins, qui eut lieu en grande pompe en l’église Notre-Dame de Laon par l’évêque de cette ville. Les cérémonies de l’exorcisme seulement durèrent neuf jours. La possédée était une jeune mariée, Nicole Aubry, âgée de seize ans. La gravure reproduit en un même cadre tous les événements qui se succédèrent pendant ce laps de temps.

« Le premier jour, Nicole Aubry, dit la légende de cette gravure, fut amenée à l’église par plusieurs hommes qui la contenaient avec peine ; les jours suivants, on la porta dans son lit, derrière la chasse de Notre-Dame, la croix et le saint-sacrement. Après avoir fait trois fois le tour de l’église, elle était placée sur un matelas derrière le chœur. La procession finie, un cordelier faisait le sermon. Puis l’évêque disait la messe à l’autel de l’Image. Assis au milieu de son clergé, il prononçait les formules de l’exorcisme et interrogeait la démoniaque, dont un notaire royal enregistrait les réponses. De temps à autre, il élevait l’hostie en ordonnant au diable de sortir. Nicole se démenait affreusement, le corps enflé, la face presque noire, hurlant, tirant la langue, les yeux hagards, et elle s’élançait de son lit a plus de six pieds en l’air, malgré les efforts de huit ou quinze hommes vigoureux. Perdant tout à coup cette horrible difformité, elle retombait comme une masse, aveugle, sourde et muette à la fois, le corps raide et dur, arrondi comme un hérisson. Mais à peine [p. 359] avait-elle reçu l’hostie qu’elle rentrait dans son état naturel. Elle baisait ensuite la croix et un homme seul l’emportait dans ses bras, tant elle était faible. Les catholiques, tête nue, criaient au miracle ; les huguenots, qui restaient couverts, ne voyaient là qu’un jeu industrieux. »

Des trente démons qui possédaient Nicole et qu’on a représentés sur la carte, vingt-six furent chassés à Notre-Dame de Liesse ; le diable Légion fut expulsé a Pierrepont ; Astaroth, Cerbère, enfin Belzébut, le plus puissant de tous, à la cathédrale de Laon, le dernier jour de l’exorcisme.

On voit combien il fallut de temps et de cérémonies différentes pour chasser tous les diables qui possédaient la pauvre fille.

Il était habituel, en effet, que le diable habitât en société le corps ou il avait élu domicile, et la compagnie était toujours nombreuse. Les phénomènes si variés que présentaient les démoniaques avaient frappé les exorcistes et il était bien naturel d’attribuer à un diable différent chacune des forme si opposées, parfois même si contradictoires, que pouvait revêtir la convulsion. La sœur Agnès de Loudun, par exemple, était tourmentée par quatre démons. Asmodée la faisait paraître en rage « secouant diverses fois la fille en avant et en arrière et la bastre comme un marteau avec une si grand vitesse que les dents lui en craquaient et que sou gosier rendait un bruit forcé… son visage devenait tout à fait méconnaissable, son regard furieux, sa langue prodigieusement grosse, longue et pendante ». Mais Beherit, un autre démon, lui faisait un second visage riant et agréable, qui était encore diversement changé par deux autres démons, Acaph et Achaos (5).

Tel diable présidait aux crises de léthargie ; tel autre aux crises de catalepsie, ou de somnambulisme ; tel autre encore prophétisait et parlait latin, etc., etc.

Et lorsque la possédée appartenait à une congrégation religieuse, la contagion sur ce terrain éminemment propice ne tardait pas à se développer. L’on voyait alors se produire ces [p. 360] terribles épidémies de possession démoniaque qui ont laissé dans l’histoire de si lugubres traces.

Mais nous n ‘avons pas à raconter ici ces drames effrayant au récit desquels l’imagination demeure aujourd’hui confondue et qui se terminaient toujours par le bûcher pour quelques malheureux prêtres accusés de sorcellerie, Gauffridi à Aix, Urbain Grandier à Loudun, Thomas Boullé a Louviers. Et nous continuerons l’examen de quelques-unes de nos gravures dont !es sujets sont d’ordinaire moins tragiques.

Les Vies des Saints illustrées nous donnent des documents le plus souvent fort curieux.

Saint Benoit, par exemple, eut souvent maille à partir avec le démon : Carrache nous l’a montré exorcisant un possédé. Mais les estampes qui illustrent ses Vies sont plus explicite…

J’ai trouvé dans une Vie de saint Benoit (6), au cabinet de estampes, plusieurs gravures relatives aux démoniaques. M. Tommasi nous les avait également signalées, mais avec une indication bibliographique un peu différente et en les accompagnant de notes explicatives que nous reproduisons ici (7).

La première gravure est commentée ainsi qu’il suit :

« Le saint allant un jour à l’oratoire de Saint-Giovanni, qui est en haut de la montagne, rencontra notre vieil ennemi.

« Il avait pris la figure d’un maréchal ferrant et portait une cruche avec de la nourriture.

« Le saint lui dit : « Où vas-tu ? — Je vais, répondit l’ennemi, donner à boire à ton frère. » Saint Benoît alla faire oraisons comme à l’ordinaire ; mais, en réfléchissant à sa rencontre, il n’était pas sans inquiétude. Le malin esprit, en effet, trouvant un moine d’âge avancé qui acceptait le breuvage, il lui entra subitement dans le corps, le jeta à terre, et le tourmenta avec une étrange violence. L’homme de Dieu, à son retour de l’oratoire, vit le malheureux moine dans cette cruelle agitation. Alors il se contenta de lui donner un soufflet [p.361] et chassa ainsi l’esprit maudit qui s’en fuit aussitôt et n’eut pas le courage de revenir. »

La gravure nous représente le moment ou saint Benoit avance la main droite tendue pour former le soufflet. Trois religieux soutiennent le possédé qui se renverse, écartant les bras, et reproduit bien mal l’étrange et cruelle agitation dont parle le texte. Il ne faut point chercher là les signes précis de la convulsion démoniaque. Cette figure est plus proche de la fantaisie que de la réalité.

Le démoniaque de la seconde gravure n’est plus guère expressif. L’idée de violence et d’agitation est cependant mieux rendue, les aides qui maintiennent le patient sont au nombre de quatre, mais l’attitude garde dans son ensemble quelque chose de théâtral et d’apprêté, sans aucun signe précis et caractéristique.

L’histoire de cette gravure est la suivante :

« En ce même temps il arriva qu’un ecclésiastique de l’église d’Aquino fut cruellement tourmenté du démon. Le vénérable Costanza Vescovo, de cette église, l’avait déjà fait conduire aux divers lieux consacrés aux saints martyrs pour obtenir sa délivrance, mais c’était an vain. Or, tout le monde savait l’éminente grâce que Dieu avait accordée à saint Benoît. Le possédé fut conduit à l’homme de Dieu, qui aussitôt implora Notre-Seigneur Jésus-Christ et chassa l’antique ennemi du corps du malheureux. »

Nous voyons, en effet, sur la gravure que saint Benoit est en prière, pendant que les diables sortent du corps du malheureux. On en compte quatre. Dans un lointain qui représente plusieurs épisodes du même fait, on distingue le possédé en proie aux agitations de son mal.

Saint Benoît avait recommandé à cet ecclésiastique guéri de ne plus se présenter aux ordres sacrés sous peine de retomber au pouvoir du démon. L’histoire rapporte que plusieurs années après cet homme, oubliant la recommandation du saint, recevait les ordres sacrés ; mais « au même moment, le démon, qui l’avait laissé libre jusqu’alors, lui rentra dans le corps et ne cessa de le tourmenter, jusqu’à ce qu’il lui eût arraché l’âme ». [p. 362]

Dans un livre consacré aux saints de la Bavière et illustré de nombreuses gravures (8), nous avons trouvé deux scènes de possession ; l’une, relative à saint Virgilius ; l’autre, à saint Bertoldus.

La première est la plus intéressante.

Saint Virgile, évêque de Salisburg, bénit un possédé maintenu par deux hommes vigoureux. Au-dessus du démoniaque, dont !’agitation ne présente rien de caractéristique, un monstre s’envole, sans bras ni jambes, muni d’une grosse tête et pourvu d’ailes de papillon.

La scène se passe sur les marches d’un autel, en présence d’une foule nombreuse.

Une gravure de 1625, consacrée à saint Wolfgand (9), représente l’intérieur d’une chapelle. Au premier plan, à droite, un homme est renversé à terre, agitant les membres, et les poignets enchaînés. A gauche, une femme tombe en arrière, maintenue par deux hommes, et de sa bouche s’échappe une fumée épaisse au milieu de laquelle s’enfuit un petit diable ailé. Plus loin, près du maître-autel, des religieux entourent un infirme sur une chaise. En haut, entouré de nuages, le saint évêque Wolfgand domine ces différentes scènes, les bénissant de la main droite.

Au bas de l’image on lit : Wolfgandi precibus miracula mille patrata sunt olim plusquam mille patrantur adhuc.

Une belle gravure de P. de Jode (vers 1619) est consacrée à saint Didier (10). Le saint occupe le centre, et tout autour sont représentées en vignettes les circonstances remarquables de sa vie ou de sa mort. L’une d’elles représente son tombeau auprès duquel ont lieu plusieurs miracles ; on voit, entre autres, trois morts sortir de leur tombeau. Dans un coin, un [p. 363] homme enlève dans ses bras un possédé qui agite les deux bras en l’air, tourne les yeux, ouvre une grande bouche, d’où s’ échappent plusieurs diablotins.

P. de Jove.

Nous avons vu du même auteur une gravure consacrée à sainte Claire ; la guérison des possédés y est représentée en deux vignettes. Dans l’une, la scène se passe au tombeau de la sainte. Dans l’autre, ii s’agit d’une dame de Pise qui fut délivrée par sainte Claire de cinq démons. Ce dernier sujet a été traité d’une façon assez remarquable par Adam van Noort. Nous en avons parlé plus haut.

Un peintre graveur qui se fit remarquer par une fécondité extraordinaire et un dessin plein d’énergie, Antoine Tempesta (1555-1630), a dessiné et gravé une suite d’estampes consacrées à la vie de saint Antoine, dans lesquelles il a pu donner libre carrière à son imagination. Nous y trouvons deux scènes d’exorcisme. La planche XI (fig. 26) représente un possédé en état de crise. II est à genoux, maintenu par deux hommes vigoureux, violemment renversé en arrière, crispant les poings, la bouche ouverte, les yeux égarés. Saint Antoine le délivre et le diable fuit dans les airs. Plus loin, la planche XVI nous montre une jeune fille possédée rendant son diable avec plus de calme. Elle est à genoux dans l’attitude de la prière.

Mais, de tous les saints. nul n’égala saint Ignace dans son pouvoir pour chasser les démons. Aussi, sans rappeler ici les tableaux que Rubens lui a consacrés, nous avons trouvé un grand nombre de gravures qui le représentent délivrant des possédés. J’en citerai quelques-unes.

Rubens.

Dans une suite de 79 estampes de 0m,145 de haut gravée par Corneille Galle le père, et quelques-unes d’après les dessins de Rubens, deux gravures nous intéressent :

N° 44. Comitiali morbo laborantem sublatis in cœlum oculi, ac precibus extemplo sanat.

Le malade est un jeune homme soutenu par deux aides. Il est dans l’affaissement le plus complet : les yeux sont fermés, la face est bouffie ; état qu’en somme on pourrait parfaitement prendre pour l’épuisement qui suit les véritables crises d’épilepsie. [p. 364]

N° 45. Multos sæpe Energumenos liberat crucis signo. Gravure retouchée.

Saint Ignace y est représenté entouré de trois énergumèmes dont une femme et deux hommes. Leur altitude et leurs gestes n ‘offrent rien de caractéristique.

Une autre vignette de la dernière planche d’une autre Vie de saint Ignace (11) est consacrée au pouvoir du saint sur les démons. L’inscription latine qui y correspond est la suivante :

Multos Energumenos a demonibus liberat. On y voit saint Ignace faisant le geste hiératique, délivrer du démon un jeune garçon qui se renverse en étendant les deux bras, et tournant de côté la tête qui grimace. II est soutenu par un homme. Le diable s’échappe à grandes enjambées. Plus loin, deux hommes amènent un autre possédé. Cette gravure est signée « Jean Collaert, sculpsit ».

Une grands gravure de 1625 réunit en de nombreuse vignettes les circonstances mémorables de la vie du saint. Deux d’entre elles sont consacrées à la figuration des possédés.

Nous signalerons encore deux grandes gravures de Poilly représentant Saint Ignace guérissant des possédés. Dans l’une d’elles, c’est une femme portée presque la tête en bas par deux aides. L’autre est la reproduction du bas-relief d’Ange Rossi, signalé plus haut. Sans rencontrer ici rien de remarquable au point de vue du naturalisme de la convulsion, nous constatons que ces gravures s’éloignent de la tradition, et nous n’y retrouvons plus l’image du diable qui s’échappe.

Nous pourrions multiplier ces exemples ; mais ce serait, je crois, sans grand profit.

Je ne puis, cependant, passer sous silence quelques gravures de Jacques Callot (1593-1635), dont tout le monde connaît les diableries si pleines de fantaisie et d’étrangeté. II était assez naturel qu’il ne laissât pas passer l’occasion de représenter [p. 365] quelques diablotins lorsqu’elle s’offrait à lui. Dans le Calendrier pour tous les Saints de l’année (12), qu’il a illustré, il y a sept scènes d’exorcisme. Je ne m’y arrêterai pas, pour dire un mot d’une œuvre plus importante du maître relative aux possédés.

Jacques Callot. – Les Possédés (vers 1620).

C’est une grande gravure in-4° avec encadrement, datée de 1630, signée et dédiée au très illustre seigneur D. Christoforo Bronzini.

Elle représente une scène d’exorcisme. Une jeune femme possédée est amenée par deux hommes. Elle se renverse en arrière et est presque entièrement soulevée par un fort gaillard dont le bras est passé autour de sa taille. Les deux bras sont étendus, la tête penchée de côté, la bouche ouverte et tordue, etc. L’œil exprime la souffrance.

La délicatesse de la jeune possédée, dont le corps disparaît presque sous les plis de la robe ; ses traits gracieux à peine déparés par la torsion de la bouche, et encadrés par de longs cheveux retombant sans être épars ; la pose des bras et des jambes qui n’ont rien de convulsif, composent un ensemble qui, loin d’être effrayant, ne manque pas d’un certain charme à regarder, mais qui ne saurait avoir d’autres prétentions que celles d’une agréable fantaisie.

Enfin, quelques traits piquants, tels que la bonhomie du  prêtre qui cherche dans son livre l’oraison qui doit calmer toute cette agitation ; la frayeur du jeune enfant de chœur qui se cache derrière l’exorciste ; les sentiments divers qui partagent l’assistance, parmi laquelle on distingue de fort grandes dames ; au premier plan un malingreux et un hallebardier, ajoutent à l’intérêt tout pittoresque de l’œuvre du maître lorrain.

Faut-il parler ici des gravures de Sébastien Le Clerc (1637-1714) ? Nous en avons déjà cité une plus haut. Une seule autre nous retiendra quelques instants, parce qu’elle présente quelques traits naturalistes nettement marqués. [p. 366]

Elle fait partie d’une suite relative à la vie de saint Bruno.

Une femme se débat dans d’horribles convulsions, maintenue à grand’peine par cinq hommes. La violence des mouvements est bien rendue. Nous remarquons, en outre, la crispation du poing gauche, le strabisme oculaire, le corsage à demi-dégrafé : Le saint est en prière, pendant que le diable s’éloigne au milieu d’un léger sillon de fumée.

Enfin, les Bibles illustrées ne sont pas sans reproduire les scènes d’exorcisme dont la vie du Sauveur est semée. La plupart de ces illustrations, conformes aux traditions signalées plus haut, n’ont qu’un intérêt secondaire. Je me contenterai d’en signaler quelques-unes en passant. On me permettra cependant d’insister un peu plus sur deux belles gravures de Bernard van Orley {1490-1560), le grand artiste décorateur qui a dessiné de si magnifiques cartons pour tapisseries ou pour vitraux. Les compositions dont il s’agi offrent, d’ailleurs, plus d’intérêt au point de vue de la mise en scène et de l’effet décoratif qu’au point de vue de la justesse et de la vérité des attitudes.

Les démoniaques de van Orley ne manquent point de vigueur, mais il n’y faut point chercher la précision du détail et la justesse de l’observation.

Le premier dessin retrace la scène dans laquelle le Christ ordonna aux esprits qui possédaient un démoniaque de sortir et d’entrer dans le corps de pourceaux qui passaient par là. Ite, et illi exeuntes abierunt in porcos.

Le paysage est grandiose. La vue s’étend au loin sur la mer.

Au premier plan, doux possédés renversés à terre s’agitent désespérément. Le Christ s’approche et leur impose les mains. Tout autour, de nombreux disciples manifestent le sentiments les plus divers. De la bouche des démoniaque s’échappe une fumée épaisse au milieu de laquelle on distingue une foule de petits diablotins, qui se dirigent vers Ie troupeau de porcs paissant au sommet de la falaise.

La seconde gravure du même auteur nous offre la guerison de l’enfant possédé. Et increpavit Jesus spriritum immundum et sanavit puerum (Luc., ch. IX). La scène se passa [p. 367] au milieu d’un magnifique paysage où les colonnades, statues et motifs architecturaux tiennent la plus grande place. L’assistance est nombreuse, agitée de sentiments divers. Au premier plan, le jeune garçon se démène, maintenu par un homme vigoureux. Au loin, la foule accourt, attirée par le bruit du miracle. ll ne faut pas demander à cette vaste composition décorative autre chose que de belles lignes, du pittoresque et du mouvement.

Je terminerai cette revue des figurations populaires des possédés en signalant le curieux document céramique que M. Chanfleury avait communiqué à Charcot, en le faisant accompagner de la courte description suivante :

« Un évêque fait sortir du corps de deux paysans deux diables qui s’envolent effarés. Au-dessous est écrit : Mathurin Rattefons.

« C’est le nom du paysan pour qui le potier avait peint le sujet, en plaçant son client sous les auspices de saint Mathurin. Cette faïence, décorée en bleu avec quelques rehauts de jaune, est attribuable aux fabriques de Nevers, vers 1750.

« Je n’ai remarqué qu’une fois, dans ma carrière, un sujet semblable. Je n’en garantis pas moins l’authenticité.

«  En tout cas, il fallait que le cas de possession diabolique ci-dessus fût très repandu dans le pays pour donner naissance à une telle représentation populaire. »

PAUL RICHER.

Notes

(1) Extrait de l’important ouvrage de M. Paul Richer, l’Art et la Médecine, éditeurs Galutier, Magnier et Cie.

(2) Le musee de Cluny possède une suite de tapisseries d’Arras relatives à l’histoire de saint Étienne, premier martyr, et de sa légende de l’invention de ses reliques. (Catalogue par E. du Sommerard, 1883, p. 494.)
Parmi ces tapisseries, ii en est deux qui représentent la fille de l’empereur Théodose, possédée du démon, en proie à un accès de son mal.
Voici, d’après le Catalogue, la légende et la description de ces deux morceaux :
« I. — Eudopia, fille de l’empereur Théodose, possédée du démon, déclare qu’elle serait guérie si le corps de saint Étienne est apporté à [p. 356] Rome. L’empereur l’envoie chercher promettant en échange le corps de saint Laurent.
« Un cardinal est devant les marches du palais, vêtu d’une longue robe et tenant son chapeau sur sa poitrine ; auprès de lui sont l’empereur et le souverain pontife, accompagnés d’évêques et d’un personnages de la cour. Un singe est accroupi près d’un pilastre ; à gauche un écuyer de l’empereur invite le cardinal à monter sur le cheval que tient prêt un homme de service. Dans le fond, on voir la princesse Eudopia en proie à un accès de son mal.
Légende :
CÔME EUDOPIA FILLE DE THÉODOZE EPERE DE ROME ESTAT POSSESSÉE DE DIABLE QUI A PRÈS PLUSIEURS CÔJURATION DIRE NE PARTIRAIT POINT QUI NE APPORTEROIT LE CORPS DE SAINT ESTIENNE A ROME. LE PAP ALA REQUESTRE DE LEPERE ENVOYE A CONSTANTINOPLE QUÉRIR CORPS SAINCT ÉTIENNE LEQUEL FUT BAILLIE ET PROMETTANT BAILLE LE CORPS SAINT LAURENS…

« Ici la scène de possession est reléguée au second plan. La princesse est au milieu de la plus vive agitation. Elle se renverse soutenue par deux aides étendant les bras et le visage dirigé en haut.

« II. — Eudopia, possédée du démon, déclare, dans l’un de ses accès, que saint Etienne veut reposer près de saint Laurent.

« La princesse est agenouillée sur le premier plan, en proie à un accès de délire ; elle se renverse sur le côté droit, les deux bras levés, les mains à hauteur de la tête, la paume tournée en avant, dans un geste qui rappelle celui de l’étonnement ; près d’elle est un personnage qui semble être un médecin ; dans le fond est le souverain pontife entouré de hauts personnages de l’Église. »

Légende :

« CÔME LE CORPS S. ÉSTIENNE EST APPORTÉ EN L’ÉGLISE DE S. PIERRE MAYS LE DIABLE PAR LA BOUCHE DE LA FILLE DIT QUE LEDIT S. ÉSTIEN VOULAIT ESTRE PRÈS DE CELUY DE S. LAURENT.

(3) Rabelais, Pantagruel, liv. IV, chap. XLV.

(4) Cette gravure, qui se trouve dans le Manuel de la victoire du corps de Dieu sur l’esprit du malin, Paris, 1575, a été reproduite par P. Lacroix dans la Vie militaire et religieuse au moyen âge et à l’époque de la Renaissance .

(5) Histoire des diables de Loudun, 226.

(6) Vita et miracula sanctissimi Patris Benedicti. Ex libro ii dialogorum beati Gregorii popæ et monachi collecta, et ad instantiam devotorum monachorum congregationis ejusdem sancti Benedicti Hispaniarum æneis typis accuratissime delineata. Romeæ. Anno Domini M. D LXX. VIII.

(7) Vita et miracula sanctissimi Patris Benedicti… collecta per Thomam Thritetum. Romæ, 1597.

(8) Bavaria Sancta Maximiliani sereniss. principis imperii, comitis pata tini Rheni utriusq. Bav. Ducis auspiciis cœpta, descripta, eidemq. nuncupata a Matthæo Radero de Soc. J. CD.DC.XV. Raphael Sadeler Antuerpiunus Sereniss. Maxil. Chalcographus tabulis areis expressi et venum exposuit.

(9) lmaqines sanctorum Ord. S. Benedicti, Tubellis areis expressa cum eulogiis ex eorumdem vitis. Auctore, R. P. F. Carolo Stengelio ejusd. Ord. Mon. SS. Udalrici, etc… M.DC.XXV.

(10) Vita beati P. Ignatii Loyolæ Societutis Jesu fondatoris, Romæ, 1609.

(11) Vita beati patris Ignatii Loyolæ religiomis Societatis Jesu fondatoris ad vivum expressa ex ea quarn P. Petrus Ribadeneyram ejusde Societatis Theologus. Ad Dei gloriam et piorum hominum usum ac utilitatem olim scripsit ; deinde madriti pingi, postea in æs incidi et nunc demum typis excudi curavit. Antuerpiæ, anno salutis CIC-CCX.

(12) Les images de tous les saincts et sainctes de l’année suivant le martyrologue romain, faictes par Jacques Callot, et mises et mises en lumière par Israël Henriet. Dédiées à monseigneur l’éminentissime cardinal de Richelieu. A Paris. chez lsrael Henriet, 1636.

(13)

 

 

 

 

 

 

LAISSER UN COMMENTAIRE