Paul Regnard. Les Sorcières. Psychologie. Extrait de « La Revue Scientifique de la France et de l’Etranger. Revue des cours scientifiques », Paris, troisième série, tome III, 2e année – 1er semestre, janvier à juillet 1882, pp. 385-397.
Paul Marie Léon Regnard (1850-1927). Médecin physiologiste et biologiste, co-fondateur avec Désiré-Magloire Bourneville (1840-1909) de l’Iconographie photographique de la Salpêtrière (service de M. Charcot).
Connu pour son Les maladies épidémiques de l’esprit. Sorcellerie, Magnétisme, Morphinisme, Délire des grandeurs. Ouvrage illustré de 120 gravures. Paris, E. Plon, Nourrit et Cie, 1887, 1 vol. in-8°, XII p., 429 p., 1 fnch de table [Cf : Yve-Plessis: 814.]
— Iconographie photographique de la Salpêtrière (service de M. Charcot). Tome premier. Paris, 1875. 88 planches de 22 cm. [En ligne sur notre site]
— Regnard & Bourneville. Un succube à la Salpêtrière. Extrait de l’Iconographie photographique de la Salpêtrière, [En ligne sur notre site]
— Sorcellerie, magnétisme, morphinisme, délire des grandeurs : les maladies épidémiques de l’esprit. Paris, E. Plon, Nourrit et Cie , 1887. 1 vol.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais nous avons corrigé les fautes de composition. – Les images ont été rajoutées par nos soins. Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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Les Sorcières,
PSYCHOLOGIE
Association Scientifique de France
Conférence du Dr Paul Regnard
Mesdames, messieurs,
On lit au vingtième chapitre du Lévitique une phrase qui à elle seule a été aussi funeste à l’humanité que les inventions les plus meurtrières de l’artillerie ou que les guerres les plus terribles : « L’homme ou la femme, dit l’Écriture, qui sera possédé de Python, ou de l’esprit de divination, sera mis à mort. »
C’est de là, messieurs, que sont parties ces grandes persécutions dont je vais avoir à dérouler devant vous le sombre tableau, Je ne sais sous quelle impression vous quitterez celle salle ; mais je ne trouve, pour ma part, rien de plus attristant que l’étude que je viens de faire et dont je vais essayer de vous communiquer les résultats.
Vous êtes venus ici chaque semaine entendre développer les inventions merveilleuses du génie de l’homme ; on a fait passer devant vous, en quelques heures, tout ce qu’a fait de grand et de noble l’époque où nous vivons, et vous êtes sortis heureux, l’esprit libre, fiers pour l’humanité, fiers pour la patrie française qui a vu naître la plupart de ces glorieuses découvertes.
La conférence d’aujourd’hui va faire comme une tache sombre au milieu de ce flot de lumières, Mon rôle, ingrat s’il en fut, sera de vous initier aux folies d’un autre âge, J’apporterai ici la note triste, mais peut-être, si je remplis bien mon but, arriverai-je à vous démontrer encore une fois le rôle de la science dans l’histoire, son influence sur l’esprit et sur les mœurs de l’humanité.
C’est au moyen âge, messieurs, et à la Renaissance que la sorcellerie a surtout fleuri ; c’est alors qu’elle a fait le plus grand nombre de victimes.
Les XVe et XVIe siècles semblent surtout avoir été infestés par cette horrible vésanie. L’antiquité en effet croyait bien aux sorciers, mais elle les considérait surtout comme des êtres inspirés de la divinité même ; elle les honorait parce qu’elle les craignait, elle ne se serait jamais avisée de leur nuire : dans les mythologies de la Grèce et de Rome, le dieu des enfers n’est pas l’ennemi du maître de l’Olympe, il est son frère, son allié et au besoin l’exécuteur de ses ordres ; le sorcier n’est pas un soldat de l’un contre l’autre, il est inspiré par tous deux et respecté par cela même.
Au moyen âge, au contraire, l’esprit religieux a pris une autre tournure : deux êtres presque égaux se disputent le pouvoir ; Dieu a un ennemi, ennemi personnel qu’il pourrait terrasser, mais qu’il conserve ; à qui, par une juste permission, il laisse le droit de tourmenter l’humanité pour que celle-ci par sa résistance même gagne des mérites ; il est le mal incarné cherchant à entraîner les âmes vers lui et à les arracher à la rédemption. Il lutte, il résiste à son maître et ne cède qu’à la dernière extrémité. L’antiquité avait créé Ormudz et Ariman ; le moyen âge, manichéen sans vouloir se l’avouer, oppose à Dieu et à ses élus, Satan et son innombrable armée.
Alors la lutte s’ouvre entre les deux principes et avec des forces qu’ils tentent de rendre égales ; l’Être tout-puissant a ses anges et ses armées célestes ; le Diable a sa troupe innombrable de démons, il se nomme légion, ses bataillons sont nombreux. Ils sont encadrés par des officiers dont nous connaissons les noms : c’est Belzébuth, Asmodée, Magog, Dagon, Magon, Astaroth, sorte de chefs de cohorte ayant leurs lieutenants, et au-dessous d’eux, la foule immense des démons aussi nombreux que les anges mêmes, luttant corps à corps avec eux. De même que chaque âme a son ange qui [p. 386] le garde pour le bien, elle a son démon qui lui souille le mal et c’est à elle de choisir.
D’ailleurs, messieurs, les mêmes procédés sont employés par les deux principes, et cela par une juste tolérance de Dieu qui veut laisser à son ennemi l’égalité des armes.
L’Être divin s’est incarné pour le salut des hommes, le Diable jaloux veut aussi s’introduire dans le corps d’êtres moins bien gardés, et s’en empare, parle par leur bouche, les annihile : il les possède. De rage, il se jette même dans le corps des animaux les plus immondes et la mort seule peut l’en déloger, si l’exorcisme fait au nom du ciel n’a pas réussi.
Alors vous concevez la terreur que peut inspirer une pareille croyance : chacun se demande si d’un instant à l’autre son défenseur céleste ne sera pas vaincu, s’il ne tombera pas aux mains du malin esprit sans défense et sans secours.
D’une pareille crainte à la folie il n’y a pas loin, vous le verrez bien tout à l’heure.
Mais la possession, l’incarnation n’est pas la seule arme de Satan : il est surtout tentateur. La puissance que lui laisse le ciel lui permettra de se transformer, il peut prendre tel travestissement qui lui plaira. Il apparaît tout à coup chez la malheureuse femme qui se meurt de misère et de faim, ses mains sont pleines d’or ; il abandonnera ses richesses, mais il faut se donner à lui par pacte écrit et signé avec du sang. Il va partout, nous le trouvons au château, dans la chaumière, au fond des forêts, partout il a quelqu’un des siens prêt à venir tenter celui que Dieu semble abandonner un instant.
On peut donc se donner à lui librement et, dans ce cas, on est sorcier. On devient son serviteur dans ce monde avant d’être son esclave dans l’autre. Dieu a ses prêtres: et ses fidèles sur cette terre, et chaque dimanche il les réunit dans ses temples ; Satan, lui aussi, a ses prêtres et ses fidèles, et il a voulu avoir ses réceptions ; il assemble les siens la nuit dans quelque lande lointaine : c’est le sabbat.
Vous le voyez, dans l’esprit théologique du moyen âge, le sorcier, c’est l’homme qui a déserté l’armée du bien pour s’enrôler dans celle de Satan, il est son esclave sur la terre, il lui obéit et commet par ses ordres tous les crimes qui lui sont ordonnés contre les élus du Seigneur.
Le sorcier est donc le pire ennemi de l’humanité ; il est le traître répandu et caché dans l’armée du bien ; il jette les maux ct les poisons, en secret, sur les ordres de son maître ; son crime est le pire qui puisse exister et il esl le plus redoutable puisqu’il est le plus mystérieux. On ne lui doit aucune pitié. Et alors reparait la terrible phrase du Lévitique : Celui-ci qui sera possédé de l’esprit de Python sera mis à mort.
Toul à l’heure nous reviendrons sur tout cela. Si j’ai voulu vous donner tout d’abord cette vue d’ensemble, c’était pour bien vous faire comprendre ce que c’était qu’un sorcier.
Simon Glücklich – Deux sorcières.
Ce soldat de Satan, ce prêtre du mal, comment arrivait-il à ses fins ? C’est ce que l’examen minutieux des procès ct des interrogatoires nous apprendra. J’ai lu tout au long une grande partie de ces pièces judiciaires et je vous confesse que rien n’est plus triste. L’absurde s’y mêle à l’odieux, le grotesque se rencontre auprès du sublime, le courage des accusés étonne, la stupidité des juges écœure ; on sent qu’on vit au milieu des fous, mais on ne sait vraiment lequel l’est davantage du malheureux qui s’accuse à faux ou du moine et du théologien qui le condamne. C’est une lecture navrante et drôle, et, comme le dit un des maîtres de la médecine française, elle vous fait endurer comme un supplice de chatouillement, le rire se mêle à la souffrance.
La sorcière, a dit Michelet, fut une création du désespoir. C’est de la misère en effet, de la douleur ou du chagrin que naissait alors cette forme de folie, comme aujourd’hui ces diverses causes font naître souvent les délires mélancoliques ou ambitieux ; l’aspect de la folie était différent à cause des mœurs différentes de l’époque, mais le résultat demeurait le même. Un soir, une femme généralement, souvent aussi une de ces femmes nerveuses déjà sujettes aux accidents convulsifs, voyait apparaître devant elle un cavalier élégant et gracieux, il entrait quelquefois par une porte ouverte, plus souvent il apparaissait d’emblée et comme sortant de terre. Bien rarement il avait une forme repoussante : écoutez en effet les sorciers les décrire devant le tribunal : il est habillé de blanc avec une toque de velours noir à plume rouge, ou bien il est vêtu d’un pourpoint splendide couvert de pierreries et tel qu’en portent les grands seigneurs. Il est arrivé de lui-même, ou bien il n’est apparu qu’à suite d’un appel, d’une invocation de celle qui va devenir sa proie.
Alors il propose à la sorcière de l’enrichir, de lui donner la puissance, il lui montre son chapeau plein d’argent ; mais pour conquérir tous ces biens il faut renoncer au baptême, renier Dieu et se donner à Satan corps et âme.
Vous le voyez, il s’agit là d’une hallucination bien caractérisée ; une femme tourmentée par quelque chagrin voit arriver tout d’un coup une apparition semblable à celle qu’on lui a décrite tant de fois depuis son enfance ; c’est l’être redouté, c’est Satan : il offre tous les biens si on se donne à lui : il n’y a pas à hésiter. Nos hallucinés d’aujourd’hui n’agissent pas autrement, seulement ils voient les princes et des souverains qui leur offrent des décorations et quelquefois des sous-préfectures.
Satan se déguise pour apparaître, mais il ne se cache pas et déclare fort bien qui il est : à la première question, il décline ses qualités. Rarement c’est un diable de première catégorie qui apparaît ainsi, c’est généralement un simple soldat, et il n’appellera un de ses chefs à la rescousse que s’il échoue dans sa première tentative. Le principe de la division du travail semble régner en enfer ainsi qu’une hiérarchie très sévère, car un des moins absurdes démonologues que l’on connaisse, Jean Weier, reconnaît qu’il y a dans l’armée diabolique 72 ducs, marquis et comtes, et 7 405 928 diablotins.
Quand il essaye de faire une initiée, le diable trouve tous les moyens bons (et voyez comme l’hallucination continue) ; il n’est pas rare qu’il parle de Dieu et qu’il en dise le plus grand bien.
Ainsi un jour, près de Douai, il rencontre Louise Maréchal qui faisait un pèlerinage pour le repos de l’âme de son mari ; il lui conseille de prier Dieu fermement et avec [p. 387] confiance : il ne l’abandonnera pas. Puis il lui donne une petite boule colorée qui aura la propriété de faire mourir tout ce qu’elle touchera. Louise Maréchal, convaincue de s’être servie de celte boule dans sa famille, fut brûlée vive à Valenciennes.
Une autre fois, il apparaît à Saincte·le-Ducs et il l’engage à aller au pèlerinage de Saint-Guislain et à faire dire des messes pour le repos de l’âme de son mari. Ce n’était pas logique, mais cela est précieux:: pour nous médecins, car nos hallucinés d’aujourd’hui ne le sont guère davantage et il n’est pas besoin de demeurer longtemps dans un service d’aliénés pour y voir des princesses qui déclarent qu’elles recevront leur cour quand elles auront fini leur ménage ct lavé leur vaisselle.
Ne croyez pas que le diable ne s’adresse qu’à des adultes, il aime au contraire les enfants. Dans les grandes folies épidémiques les enfants sont presque toujours atteints les premiers. Catherine Polus fut sorcière à huit ans ; elle était d’une famille où tout le monde était fou et se déclarait voué au diable. Marie Desvignes fut sorcière à treize ans. Nous en verrons ainsi des quantités énormes.
Mais revenons à l’initiation. Le démon, après avoir fait ses offres à la sorcière, lui disait son nom : remarquez qu’il n’avait jamais un de ces noms bibliques qu’affectionnaient les démonologues. Dans son hallucination, la paysanne lui donnait un nom de paysan : il s’appelait Joly, Pouillon, Vert-Galant, Verdelot, Robin, etc. A son tour, et par jalousie contre le ciel, le démon baptisait la sorcière, et peu lui importait de lui donner un nom de sainte. Puis il la marquait, et ceci a la plus grande importance ; il la touchait au bras, au front, derrière l’oreille, et désormais ce point demeurait pour toujours insensible; on pouvait le piquer sans provoquer de douleur ct sans qu’il s’écoulât la moindre goutte de sang. Vous verrez le parti que l’on tirait de ce fait dans le procès de la sorcière: c’était le stigma diaboli.
Le diable revenait souvent voir son initiée, la consolait, et finalement lui donnait ses lettres de grande naturalisation infernale. C’était le pacte, où chacun apposait sa signature. On l’écrivait généralement de son sang, et le diable y mettait sa griffe. J’ai pu retrouver dans un truité de théologie, publié en 1625 par Gilbert de Vos, un fac-similé de ces signatures laissées par les esprits. Vous voyez que tous les points où les doigts ont touché ont été roussis et brûlés ; je fais projeter une autre photographie où vous voyez la trace de la main de l’esprit sur le pacte. Tout à l’heure je vous montrerai une autre lettre du diable qui existe à la Bibliothèque nationale et qui est remplie de fautes d’orthographe.
Il ne faudrait pas croire, messieurs, que le diable tint strictement ses promesses. Son mauvais naturel apparaissait bien vite, car, dès qu’il était parti, la sorcière s’apercevait qu’au lieu des pièces d’or et des bijoux qu’il lui avait donnés, il ne restait qu’un tas de feuilles sèches ou quelques morceaux de bois. Nos aliénés actuels ont aussi de ces surprises désagréables quand, leurs hallucinations passées, ils constatent que leurs sceptres, leurs épées et leurs joyaux ne sont en réalité, que des objets usuels sans beauté et sans valeur.
Je vous disais que, pour Salan, tous les moyens sont bons et tous les déguisements possibles. S’il veut séduire quelque grand saint, quelque anachorète vénéré, il enverra sa légion de diablesses d’une ravissante beauté, car il y a, parait-il, des femmes en enfer. C’est un procédé qu’il affectionne et qui lui réussit souvent ; mais quelquefois aussi il est repoussé avec perte : souvenez-vous de saint Antoine.
Il n’est pas rare que, pour mieux tromper encore, le loup se déguise en berger, le diable en ermite. Voici une vieille gravure qui vous le montre costumé en moine : il s’est introduit dans le couvent de Saint-Leufroi, mais il a ôté reconnu à ses pates de poulet, et vous voyez qu’il lui en cuit.
En résumé, comme toutes les formes de la folle, ma sorcellerie, ou pour parler plus scientifiquement, la démonopathie, commence par une série d’hallucinations. On s’étonnera peut-être que ces hallucinations finissent les mêmes chez toutes les sorcières. Cela n’a pourtant rien de surprenant ; c’est toujours l’actualité qui décide des formes de la folie : autrefois on voyait des diables et des esprits ; les fous qu’on enferme aujourd’hui sont souvent persécutés par la physique et rêvent de bobines et d’électro-aimants. Je me souviens d’avoir vu à la Salpêtrière, où j’étais interne, une institutrice tellement persécutée par l’électricité statique, que, sachant la porcelaine non conductrice du courant, elle se promenait toute la journée et dormait même coiffée d’une cuvette de toilette. Le processus de la folie est toujours le même ; les idées régnantes en changent simplement l’aspect extérieur.
Mais revenons à noire sorcière, el voyons ce que devenait son existence dès qu’elle s’était donnée à Satan.
Tout d’abord, elle lui devait obéissance, et, puisqu’elle faisait partie de l’armée du mal, elle devait servir le démon et l’aider sur cette terre. Elle jetait des sorts et accomplissait des maléfices ; en même temps sa vie était souvent troublée par des crises convulsives sur lesquelles nous devons nous arrêter.
C’est en lisant avec soin les procès des sorciers que l’on peut se rendre compte des crimes qui leur étaient reprochés. Bodin, Boguet, de Lancre, Nicolas Rémy, magistrats chargés à différentes époques d’instruire les procès de diablerie, ont pris soin de nous les bien détailler. Ils sont au nombre de quinze: dix contre Dieu et cinq contre les hommes. D’abord les sorciers renient Dieu, ils le blasphèment, ils adorent le diable, ils font avec lui un pacte, ils vouent leurs enfants à Satan, ils les tuent avant le baptême, ils font de la propagande, ils invoquent le diable, enfin ils méconnaissent toutes les lois de la nature.
Contre les hommes, les chefs d’accusation étaient plus nets ; ils ne visaient plus des péchés contre la religion, mais bien des crimes de droit commun qui ne se distinguaient des autres que par la singularité et la provenance des moyens employés.
Dès ses premières visites, Satan fait cadeau à la sorcière de poudres enchantées ; il lui suffira d’en mêler quelques parcelles aux aliments d’une personne pour que celle-ci tombe foudroyée ou pour qu’elle soit prise d’une maladie de langueur. Il suffisait même quelquefois à la sorcière d’en [p. 388] jeter sur un passant pour le faire mourir immédiatement.
Quelquefois, pour que l’effet fût plus certain, elle devait prononcer quelques paroles magiques. Bodin et Weier nous ont conservé ces mots terribles, et si vous ne craignez pas trop l’effet qu’ils pourraient produire, je vais oser vous les répéter. C’était : Ioth, aglanabaroth el abiel ena thiel amasi sidomel gayes tolonia elias ischiros athanatos ymas eli messias.
La poudre était faite avec des cadavres d’enfants nouveau-nés, surtout avec le cœur ; on la faisait encore en pilant des os de morts avec de l’écume de crapaud. Aussi la sorcière était-elle souvent accusée d’avoir élevé de ces animaux et de les avoir mené paître, ce qui se comprend mal. A côté des poudres, on avait les onguents ; mais ils servaient rarement, étant difficiles à manier ils étaient faits de graisse de morts et de mandragore ; nous les retrouverons au sabbat.
Chose curieuse, ces poudres étaient absolument inoffensives entre des mains ordinaires ; il fallait qu’elles fussent administrées par la sorcière pour agir. C’était bien la preuve qu’elles étaient magiques, et l’innocuité même de ces préparations devenait contre la sorcière une charge écrasante : tant était grande la logique des théologiens.
Si la sorcière jetait ses poudres sur les récoltes, celles-ci dépérissaient, les terres se couvraient de chenilles, de perce-oreilles, de crapauds et d’énormes serpents ; quelquefois une aspersion de poudre ou quelques paroles magique suffisaient pour faire passer toute la récolte d’un laboureur dans le champ de son voisin. Les sorcières pouvaient encore couvrir un pays de pluies torrentielles ou de grêle : pour cela, il leur suffisait de battre une flaque d’eau avec une baguette.
Quand on se sentait en butte aux maléfices d’une sorcière et qu’on voulait y échapper, les procédés variaient. Ainsi on pouvait recourir aux exorcismes : un certain nombre de paroles magiques ont la propriété d’expulser les diables ; voici un gros volume de 600 pages qui en est uniquement composé ; mais cette multiplicité même de remèdes montre leur faiblesse, car s’il y en avait un vraiment bon, il serait resté seul. Les jésuites, les capucins et les dominicains avaient la spécialité de l’exorcisme.
En général, le mieux était de faire avec le diable une cote mal taillée et de transiger. Le premier point, pour la victime d’un sortilège, était naturellement de connaître celui qui en était l’auteur. Rien n’était plus simple : il n’y avait qu’à faire bouillir des aiguilles dans un pot de terre neuf avec du bois de chêne, et la première personne qui se présentait après l’opération était la sorcière : on pouvait aller la dénoncer à l’official sans scrupule. Vous voyez qu’il était dangereux à cette époque de faire des visites.
Puis, le sorcier connu, il n’y avait qu’à lui demander de vous délivrer : pour cela, il invoquait Satan et trempait un pain d’une livre dans l’eau bénite et tout était dit. Satan maniant l’eau bénite !
Si la sorcière nuisait sans cesse aux êtres qui l’entouraient, il ne faudrait pas croire que sa vie à elle fût une fête perpétuelle. Vous avez déjà vu que Satan la trompait et changeait en objets sans valeur les joyaux qu’il lui avait donnés.
Bien mieux, à la moindre désobéissance il la frappait, la brutalisait, s’incarnait en elle, la possédait, comme on disait alors ; il se substituait à elle et prononçait par sa bouche même une série de blasphèmes contre la divinité. Il se passait alors une série de phénomènes du plus haut intérêt médical ; j’appelle sur eux votre attention, car nous allons les retrouver dans une maladie aujourd’hui bien connue et ils nous serviront à expliquer tout ce qu’il y avait de vrai dans la sorcellerie.
C’était surtout en face de l’exorciste que la lutte s’établissait ainsi et que le diable, pour être bien sûr de ne pas abandonner sa proie, s’incarnait en elle. D’autres fois, il faisait tordre la possédée dans d’horribles contorsions : la foule des voisins s’assemblait et un procès criminel n’était pas loin, vous le pensez bien.
Une description de ces crises des sorcières serait bien longue. J’emprunte à un traité de diableries publié en 1659, à Amsterdam, par Abraham Palingh, un certain nombre d’images qui vous feront bien voir ce qu’elles étaient.
Au milieu de son repas, je suppose, la sorcière tombait tout à coup par terre en poussant un grand cri ; elle se tordait dans d’horribles contorsions ; sa figure n’avait plus forme humaine et le diable grimaçait par ses traits ; voyez, sur cette gravure, l’épouvante de tous les convives. Ses membres s’agitaient, elle hurlait, l’écume s’amassait à sa bouche. Enfin, le diable daignait partir et sortait généralement du corps au milieu de vomissements incoercibles.
Voici encore une gravure du même auteur qui vous montre une autre sorcière dans le même état, mais la crise finit autrement et les assistants ont toutes les peines d monde à empêcher cette malheureuse de se jeter par la fenêtre. – En voici une autre qui tombe tout à coup au milieu d’une réunion de famille : je vous en prie, voyez comme ses poignets sont contracturés en arrière ; c’est un signe dont je vous reparlerai tout à l’heure,
C’est surtout au milieu des sermons et des cérémonies du culte que l’attaque de possession survenait. Voici encore une gravure empruntée à Palingh qui vous montre une attaque débutant à l’église même et pendant qu’un prédicateur entretient son auditoire de la puissance du démon.
Quand on lit attentivement le récit de ces attaques, on voit que les contorsions de la possédée pouvaient atteindre des degrés inouïs ; voyez cette vieille estampe, elle vous montre une de ces malheureuses qui se tient debout sur sa tête, les jambes en l’air au grand ébahissement de la foule. D’autres se plaçaient en arche de pont, ne reposant que sur la nuque et les talons, puis elles étaient prises de mouvements convulsifs dans lesquels elles se lançaient en l’air ; finalement, l’attaque se terminait par une période de délire et par des vomissements. Nous reviendrons sur tout cela quand nous parlerons des épidémies de possession.
J’ai hâte d’arriver à un point très important de la sorcellerie, à une série d’hallucinations provoquées qui constituaient ce qu’on a toujours appelé le sabbat. [p. 389]
Jaloux de Dieu, Satan veut comme lui réunir ses fidèles dans son temple un jour par semaine et il imagine le sabbat où se parodient toutes les cérémonies de la religion.
Il y a deux sabbats principaux : le petit et le grand; ils sont identiques, sauf que le grand sabbat réunit les sorciers de toute une région.
C’est la nuit que la cérémonie a lieu à l’endroit choisi est quelque bruyère déserte, un cimetière abandonné, un gibet, un château ou un monastère en ruines ; le procédé pour s’y rendre est des plus simples : le diable a remis à la sorcière une graisse spéciale faite du foie d’enfants morts sans baptême. Il lui suffit de s’en frotter le corps, de prononcer des paroles magiques et d’enfourcher un manche à balai pour être aussitôt transportée à travers les airs ; dès maintenant, je puis vous dire que, de l’avis de tous, ces onguents contenaient des sucs de solanées vireuses, de mandragore et de belladone, qui ont pour action précisément dc provoquer des hallucinations persistantes et enchaînées. Voyez cette gravure
du XVIe siècle, elle vous montre une sorcière qui est en train de se graisser, pendant qu’une autre se sauve par la cheminée, à cheval sur son bâton. Dans quelques cas, la sorcière appelait simplement son démon qui la prenait sur son dos et la portait dans les airs. C’est ce que vous montre cette gravure extraite du Traité de théologie du R. P. Fr. Guaccius.
En cas de pluie, on se protégeait durant le trajet par quelques paroles magiques. En arrivant au sabbat, on devait subir un léger examen et faire constater qu’on portait bien le stigma diaboli :Téniers, le grand peintre, nous a laissé un merveilleux tableau de cette arrivée au sabbat et je vous demande la permission de le faire passer sous vos yeux.
Une fois entré sur le lieu du sabbat, il fallait rendre hommage à Satan, au président de l’assemblée. Il se tenait sur un trône, et cette fois il n’était ni déguisé ni travesti. Il avait une tête et des pieds de bouc (vieux souvenir du dieu Pan), une queue immense, des ailes de chauve-souris. Il lui arrivait bien quelquefois de se costumer autrement (les hallucinations des sorcières ne pouvaient être toujours les mêmes) et alors il se présentait sous la forme d’un baudet, d’un grand cyprès, d’un chat noir, etc.
Tout au sabbat se passait à rebours : on faisait à. Satan une révérence, mais en lui tournant le dos ; puis, solennellement, on renonçait à Dieu, à la Vierge, aux saints, et on se vouait au diable. Voici encore de ces vieilles gravures du XVIe siècle, elles vous représentent ces épisodes. Ce n’était pas suffisant : Satan baptisait chaque néophyte en ridiculisant la cérémonie ordinaire, et il forçait chacun à piétiner sur une croix ; puis, muni chacun d’une torche, tous les sorciers dansaient en rond, en se tournant le dos. Minuit sonnait, et tous se prosternaient devant le maître, c’était le moment de l’hommage suprême.
Après cela avait lieu le banquet ; la plus vieille sorcière, la reine du sabbat, s’asseyait à côté de Satan et tout le monde se mettait à table. On mangeait surtout des crapauds, des cadavres, des foies et des cœurs d’enfants non baptisés.
Après quoi les danses recommençaient de plus belle et Satan ne dédaignait pas d’y prendre part ou même de servir d’orchestre : Marie Desvignes, une pauvre fille qu’on a brûlée à Valenciennes, raconte l’avoir entendu chanter un jour une chanson comique ; Guizelire ou le pot d’étain, Les danses étaient de la dernière obscénité, et je suis obligé, pour ce qui en est, de vous renvoyer aux auteurs originaux qui fort heureusement ont écrit presque tous en latin.
Vers la fin du sabbat commençait la messe noire. Satan, revêtu d’une chasuble de deuil, montait à l’autel et parodiait la messe en tournant le dos au tabernacle. C’était une risée générale : au moment de l’élévation, l’officiant offrait à l’adoration un rond de rave ou quelque grosse carotte rouge. A ce moment la ronde macabre reprenait de plus belle jusqu’au moment où, l’aube paraissant, le chant du coq se faisait entendre : alors tout s’évanouissait et les assistants s’enfuyaient comme une bande d’oiseaux nocturnes effrayés par le jour. Sur sa route la sorcière répandait ses graisses et ses poisons sur les récoltes de ses ennemis.
Si, par hasard, la roule était longue, le diable transformait la sorcière en quelque animal vulgaire et elle pouvait regagner ainsi sa maison sans être reconnue.
Ce que je viens de vous dire a pu vous paraître singulier, ridicule même : peut-être vous êtes-vous étonnés que l’esprit humain ait été amené à de pareilles aberrations, et que la folie épidémique, contagieuse, ait pu conduire de malheureuses hallucinées à s’avouer coupables des crimes bizarres dont je viens de vous entretenir. Mais ce qui va vous paraître plus extravagant encore, ce sont les procédés qu’employaient les tribunaux contre les sorcières. Je m’abstiendrais de vous détailler tous ces faits si, au point de vue médical, nous ne devions y trouver des enseignements précieux.
La sorcellerie était un crime d’exception et les règles ordinaires des instructions juridiques n’étaient pas observées contre elle. Une bulle du pape Innocent VIII défend même que l’accusée puisse avoir un avocat.
Quelquefois la cour appelée à juger le procès était composée uniquement de laïques, c’est ce qu’on voyait particulièrement à Valenciennes où beaucoup de sorciers furent exécutés.
D’autre fois, le tribunal était mi-parti laïque et mi-parti ecclésiastique. Le plus ordinairement, il était entièrement ecclésiastique.
La sorcière, ou la femme soupçonnée d’être telle, était généralement dénoncée par les siens:: on l’avait vue rôdant la nuit, elle était entrée chez une voisine dont l’enfant était mort quelques jours après, ou dans une étable où le bétail était devenu malade : la grêle était tombée un jour qu’on l’avait vue près d’une mare. De plus, on l’entendait chez elle se débattre ; ses enfants, son mari avaient raconté qu’elle avait des crises dans lesquelles elle écumait, se tordait et prenait des positions extraordinaires.
En face de la dénonciation, les juges examinaient les indices qui pouvaient les amener à croire à la culpabilité.
Le premier de ces indices était le nom même de la femme soupçonnée. C’est à n’y pas croire, le nom de l’accusé devient une preuve contre lui. J’ai peur que vous ne m’accordiez [p. 390] aucune confiance quand je vous dirai que s’appeler Payen, Sarrazin, Rucher, Verdelet, Jolibois sont des preuves déjà convaincantes de culpabilité ; or c’est Del Rio qui nous l’affirme. En second lieu, la pâleur, la malpropreté, qui devait provenir des fréquentes transformations en bêtes, le sexe (mille sorcières pour un sorcier), le costume un peu excentrique, devenaient des présomptions très sérieuses contre la malheureuse accusée.
Le tribunal ordonnait l’arrestation. Les sbires attendaient la sorcière au coin d’une rue et se jetaient sur elle par derrière, par crainte de ses crachats ou de la poudre qu’elle leur jetterait et qui les ferait immanquablement périr. On la traînait alors devant les juges et on l’interrogeait en secret.
J’emprunte à un homme qui se vante d’avoir fait brûler plus de mille sorcières, à Boguet, la procédure employée contre ces malheureuses ; j’en extrais ces quelques articles : « On ne doit pas suivre les formes ordinaires contre les sorcières, la simple présomption suffit par excuser l’arrestation. Si la prévenue regarde à terre ou marmotte à part, c’est un indice grave. On ne doit pas faire prendre de bains aux prévenus, l’évêque de Trèves dit que c’est un péché. Si l’accusé n’avoue pas, il faut le mettre dans une dure prison. Il est permis de faire usage de la torture même un jour de fête. Si le bruit public accuse le prévenu de sorcellerie, il est sorcier. Le fils est admis à déposer contre son père. Le repris de justice peut être accepté comme témoin. On doit aussi entendre les enfants. Les variations dans les témoignages ne peuvent prouver l’innocence de l’accusé si tous les témoins le déclarent sorcier. La peine est le supplice du feu : on doit étrangler les sorciers et les brûler après. Les loups-garous doivent être brûlés vifs. La condamnation peut être juste même sans preuves pourvu qu’on ait des présomptions. » J’en passe et des meilleures.
En somme, au début, on interrogeait la sorcière et on tâchait de lui prouver sa culpabilité. Quelquefois elle l’avouait d’emblée, tant ses hallucinations étaient vives ou tant elle craignait la torture : d’ailleurs, à quoi bon nier en face de raisonnements juridiques comme celui que je vais vous soumettre.
J’emprunte le fait à Axenfeld et je le cite textuellement. « Une sorcière avoue avoir déterré un enfant récemment mort et l’avoir mangé : on la condamne au feu. Le mari réclame, il demande qu’au moins le fait soit vérifié. La fosse est ouverte et le petit cadavre est trouvé parfaitement intact. Mais le juge n’a garde de se rendre à cette preuve, il s’en tient à l’aveu de l’accusée et déclare le corps de l’enfant une simple apparence produite par la ruse du démon. La femme fut brûlée vive. »
Une fois l’interrogatoire terminé, on passait aux épreuves. Dans certains pays et en Allemagne surtout, à ce que nous raconte Bayle, on faisait l’épreuve de l’eau : on jetait la femme soupçonnée à la rivière, si elle enfonçait et se noyait, c’est qu’elle était innocente ; si elle surnageait, elle était sorcière et on la brûlait ; l’alternative n’était pas rassurante.
En France, c’est surtout à l’épreuve du stylet qu’on avait recours : Le juge assisté d’un chirurgien faisait déshabiller l’accusée et lui bandait les yeux. Puis, au moyen d’un stylet aigu on lui perforait la peau en maints endroits : on cherchait le stigma diaboli, ce point insensible qu’on pouvait piquer sans provoquer l’issue du sang. Je vous montrerai tout à l’beure qu’on devait le rencontrer presque toujours.
Dès qu’on l’avait, la conviction était faite ; mais on voulait l’aveu de l’accusée et la dénonciation de ses complices et l’on procédait à la torture. – Certes, messieurs, je ne voudrais pas noircir le tableau à l’excès, et si je vous parle de toutes ces hontes, c’est pour y prendre une série d’éléments dont j’aurai besoin pour faire plus tard votre conviction scientifique.
Je vais emprunter à Louise, qui en a fait une bonne étude, la nomenclature de ces procédés d’examen ; je ferai en même temps passer sous vos yeux quelques gravures tirées des dialogues sur la sorcellel’ie, publiés en 1659 par Abraham Pallingh.
On variait naturellement les supplices, et je crois que la justice ecclésiastique partage sur ce point le monopole des inventions avec la justice chinoise.
La torture la plus ordinaire dans les procès de sorcellerie était la question du brodequin. La jambe de l’accusée était placée entre deux planches serrées avec des cordes, et, entre la jambe et les planches, on enfonçait des coins à coups de maillet. La jambe serrée finissait par éclater, au point, dit un vieil auteur. qu’on en voyait « yssir la mouelle ».
Puis venait l’estrapade. On suspendait la prévenue par les mains à une corde attachée au plafond et on lui attachait des poids aux pieds. On la laissait ainsi jusqu’à ce qu’elle poussât des hurlements de douleur. Alors le juge lui ordonnait d’avouer; si elle refusait, l’exécuteur la fustigeait violemment avec des verges et les soubresauts que la douleur imprimait à son corps doublaient encore ses tourments. Si l’aveu ne venait pas, l’exécuteur enlevait la sorcière avec une poulie jusqu’au plafond et la laissait retomber tout d’un coup sur le pavé de la salle. Et cela recommençait jusqu’aux aveux.
Si l’estrapade était impuissante, on avait le chevalet. C’était une poutre de bois triangulaire à angle supérieur aigu, sur lequel on mettait à cheval la prévenue. Puis on lui suspendait aux pieds une série de poids. L’arête de bois entrait lentement, mais surement dans les chairs et, à chaque refus d’avouer, l’exécuteur ajoutait un poids ; Marie Carlier, âgée de treize ans, fut mise au chevalet en 1647. Elle y resta plusieurs heures, et il fallut ajouter trois fois des poids pour la faire avouer. Elle fut brûlée vive. A cause de son jeune âge et pour ne pas apitoyer la foule, on décida que l’exécution aurait lieu dès l’aube.
On avait encore la ressource du collier, On nommait ainsi un collier de fer garni de pointes à l’intérieur. Il était attaché à un poteau et on y mettait le cou de l’accusée. Les pointes étaient calculées pour entrer à peine dans les chairs. Mais on rôtissait avec des brasiers ardents les jambes de la prévenue et la douleur faisait qu’en remuant, elle s’enfonçait elle-même les pointes de fer dans la gorge On se demande comment dans de pareils tourments l’aveu [p. 391] n’arrivait pas immédiatement. N’oubliez pas cependant que cet aveu entraînait d’emblée le bûcher sans grâce possible. Et puis beaucoup de ces malheureuses supportaient la torture précisément parce qu’elles ne sentaient rien ; comme les sorcières d’aujourd’hui, dont je vais bientôt vous parler, elles étaient anesthésiques. Quelquefois, l’immensité même de la douleur les faisait tomber en une sorte d’extase. Elles apercevaient tout à coup leur démon favori ; elles se vantaient de le voir, et, disaient-elles, il leur conseillait de ne rien dire, d’avoir courage, car il leur supprimait toute douleur : cela s’appelait le charme de taciturnité.
Quelquefois, la sorcière n’hésitait pas : l’intensité des souffrances était telle qu’elle avouait d’emblée, puis elle nommait ses complices. Elle désignait n’importe qui comme ayant été au sabbat, et toutes les personnes nommées étaient aussitôt arrêtées et jugées.
Un jour une accusée, à la torture, désigna à un juge sa propre femme : elle fut immédiatement arrêtée.
Le juge Nicolas Remy a fail un long traité sur les tortures qu’il avait ordonnées, et, dans ses vieux jours, au milieu des douceurs de la retraite, il écrivît là-dessus un grand poème totalement absurde dont j’extrais ces quelques vers qui nous intéressent tout particulièrement :
Autant on s’édifie en face des sorcières,
Qui savent profiter de leurs heures dernières,
Autant chacun s’indigne à l’obstination
Qu’elles montrent souvent dans leur opinion.
Ces femmes, en effet, au milieu des tortures,
Vantent leur probité, leurs intentions pures,
Éludent du questeur les arguments pressants
S’indignent de se voir en proie à ses tourments,
Et par aucun aveu n’indiquent leur défaite ;
Mais d’où vient que leur bouche est ici si discrète ?
On croirait le démon en leur gosier placé,
Tant il se gonfle et tant le silence est gardé.
Mais déjà si l’on sait les verser sur le dos,
Et dans leur bouche ouverte infuser un peu d’eau,
Surtout de l’eau sacrée empruntée à l’église,
Une confession aussitôt est émise.
Les Grecs, en leurs tourments si raffinés, si forts,
N’en obtiendraient jamais l’aveu des moindres torts ;
Tous leurs poils tomberaient de leurs peaux ratissées
Qu’on les verrait dormir sans crainte, déhontées.
Pour le sûr, le démon, dans quelque coin caché,
Conduit toute la scène avec autorité.
C’est lui qui leur impose une mâle constance
Et contre la douleur leur ferme résistance.
On sait qu’il est instruit des tourments préparés,
Et les en avertit en termes mesurés,
Qu’il leur déclare aussi la peine rigoureuse
Qui suivrait de leur pacte une capture honteuse ;
Qu’au moment que quelqu’une en danger de mourir,
Et sous d’affreux tourmente sur le point de trahir,
Il se rend auprès d’elle ct lui donne courage,
Lui promettant ses soins pour réparer l’outrage.
En ma présence, un jour, ce fait est arrivé :
Comme à mes questions d’un air embarrassé
La sorcière restait entièrement discrète,
Je soupçonnai près d’elle une cause secrète.
Elle baissait les yeux et puis les relevait,
Par ses gestes à soi du secours appelait.
J’exigeai la raison d’une si grande crainte ;
La sorcière alors déposant la contrainte :
« Hélas, s’écria-t-elle dans sa vive douleur,
Voilà de tous mes maux l’abominable auteur.
Il se tient sur ce mur, placé dans cette fente ;
Pour me couper la voix, il sème l’épouvante ;
Des pattes d’un homard ses mains ont le contour ;
Dans la fente il s’avance et rentre pour à tour,
Semblable au limaçon qui rencontre une borne.
Ah 1 voici qu’il recule avec sa double corne ! »
De la société, sages modérateurs,
De tous crimes commis, inflexibles vengeurs,
Juges, ne craignez point de vous montrer sévères
Dans vos arrêts portés pour punir les sorcières.
Traitez, si vous voulez, de récits fabuleux,
Leur pacte et leur pouvoir sur un ciel orageux ;
Mais en tout lieu, bétail, arbres, vignes, moissons,
Hommes, femmes, enfants, tombent sous leurs poisons,
Sur ces faits, prononcez du bûchcr le supplice,
Tous les siècles loueront ces actes de justice.
A la suite de la torture, la sorcière était condamnée. Les peines variaient : quelquefois on la bannissait du pays ; c’est quand les preuves avaient tout à fait manqué ; on décapitait quelquefois, mais rarement. On trouve quelques exemples de sorcières jetées dans une marmite d’eau bouillante. Plus généralement, on brûlait soit après strangulation soit d’emblée. Dans quelques cas, la sorcière était rôtie à petit feu pour que la douleur fût plus longue et plus cruelle.
Quelques sorcières furent condamnées à l’enfouissement. A Valenciennes, une jeune fille de dix-huit ans fut enterrée vive pour sorcellerie ; les cris de la malheureuse enfant étaient si horribles que le bourreau ému se trouva mal et refusa de continuer. Le juge, très tranquille, lui ordonna de finir.
Souvent la sorcière était menée au bûcher sur la claie, c’est-à-dire qu’on l’attachait au derrière d’une charrette et qu’on la traînait par les rues la face contre terre, dans la boue, sur les pierres et dans la poussière.
Louise a retrouvé une série de factures du bourreau, on y voit exprimée chaque phase de la torture pour laquelle il demande quelques deniers ; chaque note se termine par une réclamation de deux sous pour le blanchissage de ses gants blancs.
Voilà, messieurs, le tableau, non chargé, des horreurs de la sorcellerie. Pour que ma tâche soit complète, il faut maintenant que j’en examine avec vous les cas les plus célèbres et que je vous montre à quel degré cette plaie terrible s’était répandue sur la terre il y a deux cents ans.
L’histoire des sorcières célèbres commence par un nom qui va vous émouvoir, car il s’agit d’une des gloires les plus pures de la France. Jeanne d’Arc fut condamnée et brûlée par le tribunal ecclésiastique français pour avoir appelé Satan à son aide et exterminé l’armée anglaise.
Cinq ans après cette mort tragique, il se répandit bientôt le bruit qu’il existait dans le pays de Vaud une quantité considérable de sorciers. Ceux-là avaient la spécialité d’être anthropophages. Ils se saisissaient des enfants nouveau-nés et les mangeaient : ils commençaient par leurs propres [p. 392] enfants ; le juge Bolingen et l’inquisiteur Eude firent périr un nombre immense de ces malheureux, plus de mille certainement. Ces pauvres fous étaient hallucinés à ce point qu’ils venaient s’accuser eux-mêmes d’avoir déterré des morts, de les avoir fait bouillir et de les avoir mangés. Un jeune villageois alla dénoncer sa femme qu’il avait épousée quelques jours avant et accepta avec joie l’idée qu’elle serait brûlée sur le même bucher que lui, jamais les juges ne cherchèrent une preuve : ils s’en tinrent aux aveux, ne s’apercevant même pas qu’ils avaient affaire à une série d’aliénés.
Moins de vingt ans après, une grande épidémie éclata dans la ville d’Arras. Une foule de femmes se figurèrent avoir assisté au sabbat, elles étaient prises le soir de crises convulsives, tombaient dans une sorte d’extase et en se réveillant racontaient les choses les plus étranges. Les chroniques de Monstrelet nous racontent qu’un nombre considérable furent brûlées vives, sauf celles qui donnèrent aux juges de l’argent pour n’être pas inquiétées. Vers 1500, ce fut en Allemagne que l’on vit tout à coup les sorciers paraître en quantité. En 1484, innocent VIII avait fulminé la bulle où il ordonnait de procéder contre eux avec la dernière rigueur. Pour débuter, quarante et une femmes de Burbie furent brûlées vives pour avoir mangé des enfants après les avoir fait bouillir : remarquez que jamais personne ne s’était plaint de disparition d’enfants ; les accusées déclaraient leur crime avec orgueil, cela suffisait aux tribunaux. Quarante-huit autres furent brillées à Constance pour avoir assisté au sabbat.
Une, entre autres, se vanta d’être capable de déchaîner un orage par une parole magique ; elle fut immédiatement mise à mort.
A la même époque le diable envahit un couvent de Cambrai et il entra dans le corps des religieuses .Aussitôt toutes ensemble elles se mirent à miauler, à aboyer, à courir, à grimper aux arbres et à se tordre par terre. Un exorcisme envoyé par le pape lui-même ne produisit aucun effet, on fut obligé de juger et de condamner les malheureuses.
En 1507, nouvelle épidémie, cette fois en Catalogne:: trente femmes sont brillées vives.
De 1504 à 1523, commence en Lombardie la grande épidémie de Côme dont la répression est confiée aux dominicains. Les symptômes de la maladie sont ceux que je vous ai fait connaître. Le traitement est violent, car les frères de saint Dominique font brûler plus de mille sorciers par an.
C’est à ce moment que la démonomanie règne avec fureur : cent cinquante femmes sont fouettées à Estella et une centaine brûlées à Saragosse.
Les nonnes d’Uvertet, de Brigitte, du mont de Hesse, de Kintorp, se mettent à pousser des hurlements, à gambader, à miauler. Les orphelines d’Amsterdam sont prises à la même époque ; un monomane de Dôle est brûlé pour avoir mangé des enfants vivants ; quatre-vingts sorcières sont brûlées en Savoie, quatre cents à Toulouse ; à peu près autant à Avignon.
En 1580, éclata la grande épidémie de Lorraine, où Nicolas Rémy fait brûler plus de neuf cents sorciers et sorcières ; au même moment, Boguet en brûle six cents à Saint-Claude, et de Lancre des milliers dans le pays basque. Ici on rencontre une grande quantité d’enfants, de ceux que Boguet disait ne pas devoir être brûlés à cause de leur jeune âge, mais étranglés après avoir véhémentement senti les flammes.
Les prêtres même n’échappent pas au supplice. Le malheureux curé Gaufridi, à force de s’occuper de sorcellerie, se met à déraisonner, et il est brûlé vif en même temps qu’une jeune fille aveugle.
Dans le Berry, on brûle jusqu’à vingt et un sorciers le même jour.
Je ne vous trompais donc pas quand je vous disais que la sorcellerie avait été plus funeste à l’humanité que de grandes guerres.
J’en ai fini, messieurs, avec la sorcellerie proprement dite, avec ce que plusieurs auteurs ont appelé la diablerie active, et j’arrive à une autre forme de démence, à la possession, à la diablerie passive.
Satan, vous ai-je dit, a deux manières de procéder : il séduit la sorcière et l’entraîne avec son consentement, ou bien il entre en elle sans lui en demander la permission ; il parle par sa bouche et se sert d’elle pour arriver au mal. Il peut même posséder ainsi des animaux. Il peut envahir des cadavres et en faire des revenants.
Il y a eu des possédés de tous temps. On en trouve à chaque instant la trace dans la bible et dans les Évangiles. Mais, c’est surtout au XVIIe siècle que la possession a remué les esprits. Ç’a été la maladie de l’époque, comme la sorcellerie avait été la maladie du XVIe siècle, comme la monomanie des grandeurs est le mal de notre siècle.
La première grande épidémie que nous rencontrons eut lieu dans un couvent de Madrid. C’est, en effet, presque toujours dans les couvents, et surtout dans les couvents de femmes, que les pratiques religieuses et la préoccupation perpétuelle du merveilleux a entraîné les désordres nerveux constituant la possession.
Celle de Madrid débuta dans un couvent de bénédictines, dont l’abbesse, dona Theresa, avait à peine vingt-six ans. Une religieuse fut tout d’un coup atteinte de convulsions étranges ; elle était prise de secousses subites, ses mains se raidissaient et se tordaient, l’écume lui venait à la bouche, elle exécutait des mouvements, dans lesquels son corps était projeté en l’air et ne reposait plus que par la nuque et les talons, elle poussait des hurlements la nuit et finissait par avoir un véritable délire incohérent. Elle déclara qu’un démon nommé Peregrino (vous remarquerez qu’en Espagne le diable a un nom espagnol) avait pénétré en elle et ne cessait de l’obséder. Bientôt toutes les sœurs, sauf cinq, et dona Theresa elle même furent atteintes, et alors ce fut une suite de scènes indescriptibles ; les religieuses passaient leurs nuits à hurler, à miauler, à aboyer, se déclarant chacune possédée par un ami de Peregrino. Le confesseur du couvent, François Garcia, se mit à exorciser chacune des démoniaques, mais sans succès, et il fallut que le Saint-Office prît la chose en main et isolât chaque religieuse dans les cachots des différents couvents. Garcia, qui, dans toute l’affaire, avait montré un certain bon sens qu’on n’a guère coutume de rencontrer [p. 393] dans l’espèce, fut condamné pour s’être mis en relations avec les démons avant de les avoir attaqués.
La possession des bénédictines eut certes un grand retentissement ; mais leur célébrité n’est rien à côté de celle des ursulines de Loudun, qui furent possédées l’année suivante, c’est-à-dire en 1631.
L’histoire de cette possession fameuse va être pour moi une occasion de vous faire connaître la maladie dans tous ses détails. Il faut que vous sachiez qu’il y avait alors à Loudun un prêtre nommé Urbain Grandier, âgé d’environ quarante ans, très intelligent, d’extérieur et de manières agréables, et dont on parlait beaucoup, un peu trop peut-être. Il avait eu de grands succès comme homme du monde et comme prédicateur, et cela lui avait attiré la haine féroce de tous ses confrères.
Il fut, sur des dénonciations anonymes et pour manque à la discipline ecclésiastique, condamné par son évêque à jeûner au pain et l’eau tous les vendredis ; mais cet arrêté fut annulé par l’archevêque de Bordeaux. Urbain Grandier en conçut un orgueil facile à comprendre et revint à Loudun avec la palme du martyre. Sur ces entrefaites, le cardinal de Richelieu envoya dans cette ville le conseiller Laubardemont chargé d’en raser les fortifications. Cette mesure n’était pas populaire. Grandier s’associa aux opposants, et peut-être même alla-t-il jusqu’à publier contre le grand cardinal un pamphlet resté célèbre. Toujours est-il qu’il eut dès lors contre lui ses rivaux et le gouvernement. Sa perte était décidée, et l’occasion de la réaliser se présenta d’une manière que personne, sans doute, n’attendait.
Il y avait à Loudun une communauté d’ursulines qui se vouaient à l’enseignement. Elle était composée de filles de grande maison, car on y voyait Mme de Belciel, Mme.de Sazilly, parente du cardinal, Mme de Barbezieux, Mme de Sourdis, etc. Il n’y avait même qu’une seule roturière, sœur Séraphique Archer. Le prieur était un certain abbé Moussaut, qui ne tarda pas à mourir. Peu de temps après, Mme de Belciel vit son cadavre lui apparaitre une nuit et s’approcher de son lit. Elle poussa des cris qui réveillèrent tout le couvent. Ce spectre revint toutes les nuits. La religieuse raconta ses terreurs à ses compagnes, et toutes ensemble elles se mirent à trembler de peur. Il en résulta que bientôt le spectre apparut à chacune d’elles ; ce ne fut plus dans le dortoir que cris de terreur et courses folles. Le mot de possession fut lancé et accueilli par tout le monde : le chanoine Mignon, aidé de deux collègues, vint au couvent pour chasser les diables. La supérieure, Mme de Belciel, déclara qu’elle était possédée par Astaroth, et dès que l’exorcisme commença, elle se mit à pousser des hurlements et entra en des convulsions horribles ; elle prétendit, dans son délire, que c’était le curé Grandier qui l’avait enchantée en lui offrant des roses.
Grandier n’était pas le confesseur du couvent, mais là, comme partout, on parlait beaucoup de lui et on l’admirait, malgré sa réputation d’homme léger.
La supérieure dit en outre que Grandier venait chaque nuit dans le couvent depuis quatre mois et qu’il y entrait et en sortait en passant à travers les murs.
Les autres possédées, Mme de Sazilly, entre autres, entrèrent dans des convulsions qui se reproduisirent tous les jours surtout au moment des exorcismes.
Les unes, se mettant sur le ventre, rejoignaient leur tête à leurs talons. D’autres arrivaient à poser leur nuque sur la pointe de leur pied, d’autres encore fuyaient en roulant, poursuivies par des prêtres qui les pourchassaient, tenant en main le saint-sacrement : leur langue sortait de leur bouche et devenait noire et toute tuméfiée.
Les hallucinations se joignaient aux convulsions, les possédées voyaient leur diable : Mme de Belciel s’en connaissait sept ; Mme de Sazilly, huit, Mme de la Mothe, quatre ; c’étaient surtout Asmodée, Astaroth, Leviathan, lsaacharum, Uriel, Béhémoth, Dagon, Magon, etc. Dans les couvents, le diable reprend les noms qu’il porte en théologie.
Dans quelques cas les religieuses tombaient en catalepsie ; dans d’autres, elles devenaient somnambules et erraient dans un état d’automatisme complet. Elles sentaient toujours le diable en elles, et c’était pour lui obéir qu’elles se roulaient ou prononçaient des discours incohérents, injuriaient Dieu, blasphémaient et commettaient des actes abominables.
Laissez-moi vous lire dans le père Joseph le récit d’un de ces exorcismes qui réussissaient surtout à développer la fureur hystérique des malheureuses.
Un jour la supérieure pria le père de faire une neuvaine en l’honneur de saint Joseph, pour obtenir que ses dévotions ne fussent pas si souvent troublées et interrompues ; ce qui fut aussitôt accordé par l’exorciste, lequel ne douta pas du bon succès de cette dévotion extraordinaire, et qui promit de son côté de dire des messes à la même intention, dont les démons furent enragés, et, pour s’en venger, le jour des Rois, qui était le troisième de celte neuvaine, ils la troublèrent. Ils rendirent son visage bleuâtre et firent arrêter fixement ses yeux sur une image de la Vierge… Il était déjà tard ; mais le père Surin prit la résolution d’exorciser puissamment, et de faire adorer avec effroi au démon celui devant lequel les mages s’étaient prosternés… Pour cet effet, il fit passer l’énergumène dans la chapelle, où elle prononça quantité de blasphèmes, voulant frapper les assistants et faisant de grands efforts pour outrager le père même, lequel la conduisit pourtant enfin doucement à l’autel où il la fit lier sur un banc, et, après quelques oraisons, il ordonna au diable Isaacharum de se prosterner en terre avec signes de révérence et de sujétion, pour honorer l’enfant Jésus ; ce que le démon refusa de faire en blasphémant horriblement. Alors l’exorciste chanta le magnificat, et lorsqu’il vint à ces paroles : gloria patri, etc., cette impie religieuse, dont le cœur était véritablement rempli du démon, s’écria : « Maudit soit le père, maudit soit le fils, maudit soit le Saint Esprit, maudite soit Marie et toute la cour céleste !… »
Le diable redoubla encore ses malédictions contre Marie, à l’occasion de l’Ave maris stella, ct dit qu’il ne craignait ni Dieu ni Marie et qu’il les défiait de l’ôter du corps qu’il occupait… On lui demanda pourquoi il défiait un Dieu qui est tout-puissant ? « Je le fais par rage, répliqua-t-il, et désormais ni moi ni mes compagnons ne feront plus autre chose. » Alors il recommença ses malédictions et il maudit en même temps la neuvaine. Le père Surin commanda de nouveau à lsaacharum d’adorer Jésus et de faire satisfaction tant à ce divin enfant qu’à la sainte Vierge, de tant de blasphèmes qu’il avait vomis contre eux… Isaacharum n’étant pas traitable, il refusa d’obéir… Le gloria qui fut chanté [p. 394] sur-le-champ ne servit qu’il lui faire proférer de nouveaux blasphèmes contre la Vierge. Il fut fait encore de nouvelles insistances pour obliger le diable Béhémot à faire amende honorable à Jésus, et Issacharum à sa sainte mère, pendant lesquelles la supérieure ayant eu de grandes convulsions, elle fut déliée, parce que l’on s’imagina que le démon voulait obéir ; mais Isaacharum, la laissant tomber par terre, s’écria : « Maudite soit Marie, et maudit soit le fruit qu’elle a porté. » L’exorciste lui recommanda à l’’instant de faire satisfaction à la Vierge de ces horribles paroles en se vautrant sur la terre comme un serpent… et en léchant le pavé de la chapelle, en trois endroits, de demander pardon en termes exprès… Mais il eut encore refus d’obéir, pour le coup, jusqu’à ce que l’on vînt à continuer le chant des hymnes. Alors le diable commença à se tordre, et en se vautrant et se roulant, il conduisit son corps jusqu’au bout de la chapelle où il tira une grosse langue bien noire, et lécha le pavé avec des trémoussements, des hurlements et des contorsions à faire horreur. Il fit encore la même chose auprès de l’autel, après quoi il se leva de terre et demeura à genoux, avec un visage plein de fierté, faisant mine de ne vouloir pas passer outre ; mais l’exorciste, avec le saint-sacrement en main, lui ayant commandé de le satisfaire de paroles, le visage changea et devint hideux, et, la tête se pliant en arrière, on entendit prononcer d’une voix forte et précipitée, qui était tirée du fond de la poitrine : « Reine du ciel et de la terre, je demande pardon à Votre Majesté des blasphèmes que j’ai dits contre votre nom. »
Et maintenant, ces quelques figures, copiées des tableaux : de nos plus grands maîtres, vous donneront bien une idée des attaques de possession et des exorcismes, puisqu’elles ont été prises par des témoins oculaires et rendues par des hommes de génie.
En 1635, on ne parlait en France que des possédées de Loudun ; le frère du roi, Gaston d’Orléans, fit le voyage pour les voir. Les exorcistes, les pères Surin, Tranquille et Lactance, lui donnèrent le spectacle des convulsions, et c’est ce jour-là que survint un phénomène curieux ; le père Surin, en train d’exorciser, fut pris lui-même d’une attaque de possession ; il perdit connaissance et se roula par terre : il déclara ensuite que Isaacharum avait pénétré dans son corps. – Devant le prince, Mme de Belciel prit les postures les plus inouïes. – Sœur Agnès était possédée par Asmodée et Behérit ; devant le duc d’Orléans, elle fut prise de convulsions pendant l’exorcisme. Elle refusa d’embrasser le ciboire et se tordit sur elle-même au point qu’elle formait un vrai cercle et que ses pieds touchaient son front : elle proféra d’horribles blasphèmes. Mme de Sazilly était possédée par le diable Sabulon : il la fit courir autour de l’église, tirant une grande langue noire et toute parcheminée.
Au milieu de ces folies, les ursulines de Loudun n’oubliaient pas d’accuser Grandier et de se dire ensorcelées par lui. Il arrivait avec le diable des pactes dont l’un venait du sabbat d’Orléans et était composé de chair d’enfants morts sans baptême. L’archevêque de Bordeaux ordonna de laisser Grandier en paix et de soigner les nonnes. Mais cela ne faisait pas l’affaire de Laubardemont qui partit pour Paris et en revint avec un ordre qui lui donnait plein pouvoir pour instruire contre le magicien Grandier et le condamner sans appel au parlement et sans recours au roi. Il avait sn vengeance, et Grandier allait payer cher son pamphlet.
Il fut immédiatement jeté en prison malgré ses protestations et les supplications de sa vieille mère, et on procéda aux constatations. Une série d’exorcismes furent tentés contre les énergumènes et contre lui, et c’est dans une de ces séances mémorables que l’on reçut une lettre du diable, encore aujourd’hui à la Bibliothèque nationale et dont je vais projeter la photographie. Vous voyez qu’Asmodée y promet en son nom et au nom de ses camarades Grésil et Amand de tourmenter particulièrement Mme de Belciel.
Un jour enfin, après des mois entiers, où les exorcismes avaient été infructueux, Grandier demanda à chasser lui même les démons. On le lui accorda. Une grande assemblée fut convoquée en l’église Sainte-Croix, et, après les prières, on amena les possédées. A la vue de Grandier qui prononçait les paroles sacramentelles, elles entrent en fureur, poussent des cris de rage, gambadent, se roulent sur le sol. Jamais on n’avait vu pareil scandale.
On apporte les pactes de Grandier et on les brûle dans un brasier. Les possédées s’échappent de nouveau, entourent le pauvre prêtre, le griffent, le frappent, au point qu’on est obligé de le ramener en hâte à sa prison.
Peu de jours après, le tribunal s’assembla et déclara Grandier magicien. Il fut condamné à faire amende honorable en chemise, tête nue, la corde au cou, et à être ensuite brûlé vif. L’arrêt ajoutait qu’il subirait en outre la question.
Mais auparavant, il fallait chercher sur Grandier le sigillum diaboli, le point insensible que vous connaissez. Laubardemont ne put trouver pour cela de chirurgien, il fut obligé d’en faire arrêter un par les archers. On ne rencontrait nulle part le sceau du diable. Laubardemont ordonna alors au chirurgien d’arracher à Grandier les ongles des mains et des pieds pour voir si le fameux sceau ne serait pas au-dessous. Le chirurgien refusa d’obéir, il fondit en larmes et demanda pardon à Grandier de ce qu’il avait déjà été obligé de faire.
On conduisit alors le malheureux condamné à la chambre de la torture où le tribunal était assemblé.
Les moines exorcisèrent les instruments de supplice, et on commença la question du brodequin : dès le premier coup de maillet, en entendit un horrible craquement; c’étaient les jambes du pauvre prêtre qui venaient de se briser. Le malheureux poussa un tel cri que le bourreau recula. Le moine Lactance se jeta sur le tortionnaire en lui criant : Cogne ! mais cogne donc ! » Grandier, revenu à lui, déclara qu’il n’était pas coupable de magie. Le bourreau, les larmes aux yeux, lui montra alors quatre coins qu’il allait être obligé d’enfoncer. « Mon ami, lui dit Grandier, vous pouvez en mettre un fagot. » Le père Tranquille fit alors remarquer au bourreau qu’il s’y prenait mal et lui montra comment il fallait faire pour que la douleur fùt plus grande. Les huit coins furent placés.
Le Bourreau n’en avait plus.
Laubardemontt lui ordonna d’en mettre deux autres ; ému comme il était, cet homme ne put y parvenir. On vit alors [p. 395] un horrible spectacle : les capucins Lactance el Tranquille, relevant leur froc, s’emparèrent des maillets et enfoncèrent eux-mêmes les coins avec rage.
Laubardemont, pris de pudeur, ordonna d’arrêter : les jambes du malheureux: prêtre étaient crevées, réduites en bouillie et les esquilles d’os sortaient de toutes parts.
La torture avait duré trois quarts d’heure. On coucha Grandier sur de la paille en attendant l’heure du supplice. A quatre heures, on le porta sur une charrette et, au milieu d’une foule immense, on le conduisit devant l’église Saint-Pierre où il fit amende honorable, et finalement au bûcher, autour duquel se trouvaient des estrades chargées des plus belles dames de la ville. Le bourreau le prit à brassée sur la charrette et l’assit sur le bûcher. Là, on lui lut pour la cinquième fois son arrêt.
Dans un moment de douceur, Laubardemont lui avait promis qu’on l’étranglerait avant d’allumer le feu ; mais les moines avaient pendant le trajet fait des nœuds à la corde.
Ils repoussèrent le bourreau, se jetèrent sur Grandier el le frappèrent à grands coups de crucifix. Comme la foule commençait à se soulever et que le condamné refusait toujours d’avouer son prétendu crime, le moine Lactance prit une torche et enflamma lui-même la paille du bûcher. Le bourreau se précipita pour étrangler ; mais, je vous l’ai dit, la corde était nouée, et il ne put y parvenir.
C’est un prêtre catholique, Ismaël Bouilliau, qui nous rapporte la chose lui-même avec indignation.
En quelques minutes les flammes gagnèrent la chemise de Grandier et on put le voir se tordant au milieu du brasier. A ce moment une nuée de pigeons vint tourbillonner autour du martyr et s’envola ensuite vers le ciel.
La mort du malheureux curé fut loin d’apaiser la possession, les ursulines continuèrent leur existence d’énergumènes jusqu’à ce qu’on eut pris la résolution de les isoler les unes des autres. Puis les jeunes filles de la ville furent atteintes à leur tour par des démons qui s’appelaient Charbon d’impureté, Lion d’enfer, Féron et Malon. L’épidémie gagna même les environs. Les filles de Chinon furent presque toutes frappées et deux prêtres accusés de magie ; fort heureusement, le coadjuteur de l’évêque de Poitiers procéda avec bon sens et dispersa les énergumènes. Bien mieux, la ville d’Avignon, la terre du pape, se remplit à la même époque de possédées. Vous le voyez, l’épidémie de Loudun avait atteint les esprits même au loin : à plus forte raison les acteurs de ce drame furent-ils vivement impressionnés. Grandier n’était pas mort depuis un an que les pères Lactance, Tranquille et Surin devenaient complètement fous et se croyaient possédés par les démons. Il en était de même du chirurgien qui avait assisté à la torture et du lieutenant qui avait présidé à l’exécution. Ils moururent misérablement, méprisés de tous, se roulant dans d’horribles contorsions et réduits à l’état de la brute.
Peu d’années après la possession de Loudun, en 1642, une épidémie nouvelle éclatait à Louviers : tout s’y passa à peu près comme à Loudun ; aussi ne vous ferai-je pus l’historique de cette possession. Qu’il me suffise de vous dire qu’à Louviers les prêtres accusés de magie furent au nombre de deux, le curé Picard et Thomas Boullé, vicaire. Le curé Picard était mort depuis cinq ans, son corps fut déterré et jugé. Les deux prêtres furent condamnés au feu. Thomas Boullé fut attaché nu cadavre putréfié de son complice, trainé sur la claie la face contre terre et brûlé vif à l’endroit même où Jeanne d’Arc avait succombé.
C’est à Louis XIV, messieurs, que nous devons la fin des procès de sorcellerie. Par un édit célèbre daté de 1682 et rédigé par Colbert, il affirme à peu près la non-existence des sorciers et les rend aux tribunaux ordinaires.
Aussi au XVIIIe siècle voyons-nous les affaires de sorcellerie ou de thaumaturgie relever de la simple police et les arrêtés royaux fermer le cimetière de Saint-Médard en interdisant les miracles.
Plus tard, notre grande révolution (loi du 22 juillet 1791) met les sorciers dans la classe des escrocs ou des malades et les dirige, suivant les cas, sur les maisons de fous ou sur la police correctionnelle.
Ainsi les sorciers n’étaient que des fous, des hallucinés, des monomanes semblables à ceux que nous avons encore aujourd’hui dans nos asiles.
Mais les possédées, que sont-elles donc aujourd’hui ? La possession a-t-elle disparu, et, depuis qu’on ne parle plus du diable parmi les gens raisonnables, cette singulière affection a-t-elle été supprimée ?
Vous savez que non, messieurs ; la possession est encore aujourd’hui dans toute sa force, seulement nous lui donnons un autre nom : c’est l’hystéro-épilepsie.
Laissez-moi en quelques mots vous montrer la possédée d’aujourd’hui, vous décrire l’hystérique.
Rien extérieurement ne permet de reconnaître la malheureuse atteinte de ce mal si ce n’est une sorte de bizarrerie d’accoutrement : je vous le disais l’année dernière, les hystériques perçoivent mal les couleurs, aussi les exagèrent-elles et aiment-elles à se couvrir d’oripeaux très voyants.
Une chose qui frappe immédiatement, c’est que les hystériques ont tout un côté du corps insensible. On peut les piquer, les brûler, les couper : elles ne sentent rien. Bien mieux, ces points insensibles sont si mal irrigués que quand on les perfore, il ne coule pas une goutte de sang. Ceci bien quelque importance pour nous, car voilà que nous retrouvons le sigillum diaboli des sorciers.
Certaines hystériques ont même le corps totalement insensible au point qu’il serait possible de les torturer sans qu’elles sentissent rien. J’ai vu de ces malades atteintes de brûlures énormes qu’elles avaient laissé s’étendre sur elles parce qu’elles ne s’en apercevaient pas. Ici encore, nous retrouvons la sorcière : souvenez-vous que, pendant la question, il lui arrivait de ne pas pousser un cri ; c’était, disent les démonologues, le charme de taciturnité ; le démon lui supprimait toute douleur. Nous disons aujourd’hui : c’était un cas d’anesthésie hystérique totale.
Les hystériques enfin sont prises certains jours d’attaques qui, vous allez le voir, sont absolument identiques avec la crise de possession.
Ces attaques sont annoncées par quelques prodromes. La [p. 396] malade entend tout d’un coup le son des cloches, il se passe comme des roulements dans sa tête, elle voit tout tourner autour d’elle. Cet état vertigineux peut durer plusieurs heures, quelquefois plusieurs jours. Puis arrivent des gonflements de la gorge, des sensations d’étouffement qui ne sont que des contractions spasmodiques de l’œsophage. Les anciennes possédées présentaient aussi ce symptôme. Les exorcistes prétendaient alors que le sort leur remontait à la gorge. Nous appelons cela aujourd’hui la boule hystérique.
Quand les hystériques ressentent ces effets qu’elles connaissent bien, elles savent que leur crise va les prendre et on les voit faire des préparatifs dans ce but. Elles arrangent leur lit, leurs vêtements et réclament même aux surveillantes les appareils de contention qui les empêcheront de se briser contre les murs quand commenceront les grandes convulsions.
Les possédées avaient certainement ces sensations prémonitoires, car elles annonçaient l’arrivée de leur démon et prédisaient exactement le début de leur mal.
L’attaque présente un certain nombre de phases : nous en devons la description méthodique à M. le professeur Charcot et c’est le résumé de ses travaux que je vais vous exposer.
La première phase est la période tétanique : l’hystérique, si elle est debout, tournoie sur elle-même et tombe lourdement par terre en poussant un grand cri. Tous ses membres se raidissent, ses yeux se convulsent, elle est agitée de petites secousses des pieds à la tête et l’écume vient à ses lèvres. On projette sur le tableau des photographies prises pendant cette période : remarquez comme les mains sont convulsées en arrière et souvenez-vous de celte image du XVIe siècle que je vous montrais tout à l’heure. Vous voyez qu’il y a identité entre la sorcière d’autrefois et celle d’aujourd’hui.
Cette période tétanique se divise elle-même en deux phases ; dans la première, période tonique, l’hystérique demeure absolument rigide, la bouche ouverte, les doigts crispés. La connaissance, comme dans le reste de l’attaque, est totalement perdue. La contracture peut atteindre surtout les muscles postérieurs du tronc, de telle sorte que le corps de la malheureuse femme se courbe en arche de pont et ne repose plus que sur les talons et sur l’occiput. Souvenez-vous des possédées de Loudun.
Dans la seconde phase, ou phase clonique, les membres sont pris de secousses violentes, toujours dans le même sens : la face présente des expressions horribles, des contorsions sans cesse changeantes, que les anciens exorcistes déclaraient être la figure de chaque diable particulier venant à son tour se mirer sur les traits de la possédée.
La période tétanique, avec ses deux phases, tonique et clonique, ne dure pas longtemps. La respiration est arrêtée et l’asphyxie menaçante : il résulte de là une sorte de sédation. La malade retombe inerte et respire bruyamment. Après ce repos de quelques minutes, elle se met à pousser quelques cris stridents et commence le deuxième acte ou période des grands mouvements.
Pour soupçonner ce que peut être ce spectacle effrayant, il faut en avoir été témoin, et rien, dans ce que je vais vous dire ou vous montrer, ne pourra vous donner une idée de l’étonnante réalité. L’hystérique se soulève brusquement, comme si un ressort lui poussait, son corps entier quitte terre ; elle est projetée en l’air, elle retombe, rebondit, et ainsi de suite plus de vingt fois sans s’arrêter.
Je ne puis vous rendre témoins de cette horrible chose, mais je puis vous en donner une représentation. J’ai, au moyen d’un appareil très rapide, photographié successivement toutes les situations que prend l’hystérique dans ces sauts extraordinaires : on a mis ces photographies dans un phénakisticope de projection auquel on imprime un rapide mouvement de rotation. Vous voyez alors les images se superposer successivement et vous assistez à une reproduction de l’attaque.
Cette période de grands mouvements se rencontrait chez les possédées. Les exorcistes ne manquent pas de faire remarquer que les diables les soulevaient de terre plusieurs fois de suite et les y rejetaient rapidement.
Vous concevez bien qu’avec une pareille dépense de forces, la période des grands mouvements ne saurait durer longtemps ; après une minute au plus, l’hystérique retombe épuisée et meurtrie. Elle demeure en cet état, calme, sans mouvements et sans connaissance pendant quelques minutes.
Puis survient, mais non toujours, une sorte d’entracte pendant lequel se passent des faits du plus haut intérêt pour nous, je veux parler des contractures.
Elles sont très variables, examinons-en quelques-unes. On voit tout à coup le milieu du corps de la malade se soulever du lit : les pieds se rapprochent de la tête, de sorte que la malade reste comme l’arche d’un pont et cela pendant des heures entières. Vous savez qu’à Loudun c’était une contracture que l’on voyait souvent chez Mme de Belciel. Dans d’autres cas, l’hystérique reste étendue sur le ventre et son corps se courbe au point que ses talons viennent frapper sa nuque : c’était la position favorite des possédées quand elles rampaient devant l’exorciste.
La contracture peut être plus localisée : elle atteint quelquefois un seul côté du corps qui se trouve alors incurvé latéralement. Les membres supérieurs, les membres inférieurs peuvent être seuls pris. En lisant bien les livres des démonologues, nous retrouvons toutes ces variétés. Enfin, quelquefois, souvent même, on observe une contracture localisée à la langue et à la face. La figure de l’hystérique est alors quelque chose de repoussant, d’horrible : les traits sont convulsés et la langue, noire, desséchée, sort de la bouche. Les exorcistes ne manquent pas de nous signaler la chose dans leurs narrations.
Une sorte de contracture bien curieuse est celle qui atteint les membres supérieurs et leur donne l’attitude du crucifiement. On la voyait quelquefois chez les possédées, mais plus souvent chez les théomanes, les extatiques et les convulsionnaires.
Je fais passer sous vos yeux trois de ces crucifiements observés et photographiés à la Salpêtrière. [p. 397]
Après les contractures, ou immédiatement après les grands mouvements si les contractures ont manqué, survient la période des hallucinations et des poses plastiques. C’est le point de beaucoup le plus intéressant de l’attaque. Après quelques minutes de repos, on voit la malade se lever ; elle est sans connaissance, ne voit rien, n’entend rien et alors commence un délire entrecoupé d’hallucinations, toujours les mêmes pour la même malade, hallucinations qui dérivent de ses occupations habituelles ou de ses souvenirs.
C’est à cette période que l’ancienne possédée voyait son diable. Nos hystériques voient aussi leur diable, seulement il change de nom : les malades de la Salpêtrière ne sont pas des religieuses, ce sont des faubouriennes, leur démon ne s’appelle pas Béhémot ou Asmodée, il va avec l’époque, et deux fois, à ma connaissance, il s’appelait Alphonse.
Suivons un de ces délires si singuliers : voici la nommée Louise G… Immédiatement après la période des contractures, vous la voyez se précipiter sur son lit, elle se cache la tête sous son oreiller en poussant des cris ; un homme noir la poursuit ; elle le dit, elle appelle au secours. Voyez quelle angoisse exprime son visage, elle repousse son agresseur avec rage… puis tout à coup la scène change, c’est le démon familier qui arrive, il est mieux accueilli ; en même temps une douce musique retentit aux oreilles de la possédée qui nargue son précédent ennemi, et la période des hallucinations finit au milieu d’une sorte d’extase délicieuse qui se prolonge pendant plusieurs minutes.
Chez Céline M… nous commençons encore par une hallucination triste ; elle voit une négresse que des bandits sont en train d’égorger et de scalper. Vous voyez par la photographie quelle épouvantable expression prend sa figure, elle appelle au secours, mais personne ne vient…, la physionomie change avec l’hallucination ; voici le bonheur qui se peint sur ses traits et l’extase qui survient comme précédemment.
Quand l’attaque est terminée, elle peut, chez les hystériques comme chez les possédées, reprendre immédiatement et se reproduire avec ou sans variantes un grand nombre de fois.
Souvent, à la suite, on voit survenir un délire qui ressemble beaucoup à celui dont les sorcières et les possédées finissaient par être atteintes, même en dehors des crises.
L’hystérique va alors se réfugier dans quelque coin obscur et demeure à pleurer des jours entiers, ou bien, échevelée et moitié nue, elle parcourt les salles et les promenoirs, hurlant et prophétisant.
C’est, vous le voyez, le tableau complet de la sorcellerie et de la possession.
Ces crises d’hystérie peuvent survenir par épidémies ; quand plusieurs hystériques sont dans une salle et que l’une est prise de son attaque, c’est comme une trainée de poudre et toutes sont atteintes à la fois, comme cela se voyait dans les couvents d’autrefois.
Le magicien ne manque même pas aujourd’hui. On pouvait voir il n’y a pas longtemps, à la Salpêtrière, une hystérique qui soutenait que, chaque nuit, l’un des chefs de la maison et moi-même, nous passions à travers les murs et pénétrions dans les salles. C’était complet et il est bien probable qu’il y a deux cents ans, mon maître et moi, nous eussions fait connaissance avec le bûcher.
Heureusement, messieurs, tout est bien changé ; on ne croit plus aujourd’hui aux sorciers et aux magiciens, et même les personnes, qui parmi leurs titres officiels portent celui d’exorciste, gardent sur tout cela un silence qui est bien près d’un acquiescement.
Arrivé au terme de ma tâche, permettez-moi de vous répéter ce que je vous disais en commençant.
C’est avec un effroi véritable, avec un dégoût profond, qu’on parcourt et qu’on développe cette histoire de la sorcellerie dont je viens de vous entretenir. Mais n’est-ce pas une consolation pour notre esprit que de voir la science d’aujourd’hui nous apporter à chaque instant une explication ou un bienfait ? Hier, l’exposition d’électricité vous montrait la foudre des dieux tombée entre les mains des hommes, domptée, fabriquant par ordre de la lumière et de la chaleur, portant des lettres à domicile et faisant de la musique.
Aujourd’hui la médecine et la physiologie vous montrent les vieilles démoniaques dépouillées de leur attirail infernal, le bûcher transformé en douche hydrothérapique et le tortionnaire en un placide interne.
Puisse cette pensée consolante hanter votre esprit quand tout à l’heure vous vous endormirez, puisse-t-elle alors vous préserver des mauvais rêves et des cauchemars (que vous ne manqueriez pas de m’attribuer) et me gagner ainsi un peu de votre indulgence !
P. REGNARD,
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