Paul Moreau (de Tours). Edgar Poe. Etude de psychologie morbide. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), 7e série, T. XIX, janvier 1894, pp. 5-26.
Paul Moreau (de Tours) (1844-1908). Médecin aliéniste. Fils du renommé Jacques-Joseph Moreau de Tours, aliéniste lui-même, et frère du peintre George Moreau de Tours, il suivra l’enseignement de son père à la Salpêtrière. Il soutiendra sa thèse de médecine en 1875 ayant pour sujet : De la contagion du suicide : à propos de l’épidémie actuelle. Il est reconnu surtout pour un ouvrage sur la pathologie de l’instinct sexuel : Des aberrations du sens génésique, Paris, Asselin, (1880), une des premières études à tenter une approche générale du sujet, mais aussi, plus récemment pour son livre précurseur De la folie chez les enfants, Paris, Baillière, De la folie jalouse, Paris, Asselin, Des pseudo-guérisons dans les maladies réputées incurables, Paris, Parent, 1877
De la démence dans ses rapports avec l’état normal des facultés intellectuelles et affectives, Paris, Asselin,
De l’homicide commis par les enfants, Paris, Asselin,
Fous et bouffons, étude physiologique, psychologique et historique, Paris, Baillière,
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EDGARD POE
ÉTUDE DE PSYCHOLOGIE MORBIDE
Par le Dr Paul MOREAU (de Tours).
Après les biographies de Baudelaire, de Hennequin, de Griswold, d’Ingram, et autres auteurs, il serait hors de propos de vouloir retracer à nouveau la vie du romancier américain Edgar Poë. Notre but, plus restreint, est d’étudier le poète sous un point de vue peu connu. Nous voulons rechercher l’état psychologique, véritablement morbide, qui a inspiré le plus grand nombre de ses œuvres, et montrer que le fantastique qui éclate à chaque page de ses contes est une conséquence naturelle de ce qu’il a appelé lui-même sa « névrose constitutionnelle et héréditaire ». Mais avant d’aller plus loin, il nous faut tout d’abord dire un mot, de l’hérédité [p. 6] morbide qui plane et domine la vie psychique d’Edgar Poë. L’étude de cette hérédité viendra jeter un jour nouveau sur certains faits de nature bizarre qui, jusqu’à présent, avaient passé inaperçus ou n’avaient reçu qu’une explication insuffisante.
Comme la nature physique, la nature morale a ses anomalies, et tel individu est incomplet au moral comme il peut l’être au physique. Or, l’hérédité morale est constatée chaque jour par de nombreuses observations. Si on interroge les circonstances, si on examine avec soin la vie d’un homme, on arrive presque toujours à reconnaître l’existence d’un état congénital ; une sœur, un frère, un oncle, une tante… ont été aliénés.
Les parente directs, genitores, aliénés ou simplement bizarres, excentriques, extravagants, portés d’inclination vers ce que les arts, les sciences ont de plus relevé, ou bien entraînés vers les penchants vils, crapuleux, engendrent généralement des enfants prédisposés aux mêmes genres de passions.
Mais, à côté de cette hérédité directe, il y a une autre hérédité dont le rôle n’est pas moins important, bien qu’elle ne s’impose pas au premier abord avec autant d’énergie : nous voulons parler de l’hérédité transformée.
L’affection dont étaient atteints les ascendants peut, en passant à une autre génération, revêtir une forme nouvelle. Aussi les parents peuvent très bien ne pas avoir été aliénés et avoir transmis une simple prédisposition héréditaire qui s’accroit, s’accumule de génération en génération, et finit par revêtir la véritable forme de l’aliénation. Les enfants des phtisiques, pour prendre un exemple, ne deviennent pas fatalement et forcément phtisiques. Seulement, ils ont hérité d’un système nerveux plus impressionnable, d’un appareil pulmonaire plus apte à contracter la maladie ; les causes les plus [p. 7] variées peuvent agir sur eux et produire des effets qu’elles ne produiront pas chez ceux qui n’ont pas reçu ce fatal héritage. Ce n’est pas une idée nouvelle que celle de la transformation des maladies par voie d’hérédité, et l’un de plus brillants professeurs de l’École de Paris, le Dr Pierry, dans sa thèse de concours, résume en peu de mots les idées émises par ses devanciers. « On admet généralement que certaines affections dont les parents étaient atteints, peuvent se transporter des pères aux enfants en prenant une forme nouvelle, en se modifiant de telle sorte qu’elles offrent chez les seconds un aspect tout différent de celui qu’elles avaient chez les premiers. »
Pour nous, nous croyons devoir faire la part la plus large à l’hérédité, et, fort de l’appui des auteurs les plus compétents en pareille matière, nous affirmons que des altérations organiques diverses peuvent donner lieu chez les descendants à des maladies nerveuses, amener une véritable défectuosité morale. Grâce à l’hérédité ainsi comprise, les faits qui, par leur nature, leur mobile, paraissent incompréhensibles, recevront une explication aussi naturelle que satisfaisante.
Si on recherche quels furent les antécédents héréditaires d’Edgar Poë, on est douloureusement frappé de la terrible hérédité qui a présidé à sa destinée.
Au commencement de 1811, son père, David Poë, fut enlevé par une phtisie galopante à l’âge de vingt-cinq ans, et, à la fin de Ia même année, sa mère mourut aussi et du même mal.
Des trois enfants qui naquirent de l’union de David Poë et d’Elisabeth Arnold, aucun n’échappa à la loi de l’hérédité ; aucun, il est vrai, ne fut atteint de la maladie qui enleva les père et mère, mais chacun subit dans toute son énergie le phénomène de la transformation.
L’aîné, Léonard, recueilli à la mort de sa mère par [p. 8] ses grands-parents, mourut à vingt ans, après une vie d’excès de tous genres.
Le second, Edgard, fait le sujet de cette étude, et le troisième enfant, une fille, Rosalie, enfant posthume, presque idiote, mourut, en 1854, dans une institution charitable.
En présence de pareils faits, on ne peut songer à nier l’influence fâcheuse qui pesait sur Poë. Instinctivement, ses biographes cherchent une excuse, une cause plausible qui puisse expliquer les désordres de son esprit. Hennequin, entre autres, signale le fait suivant et paraît y attacher une grande importance.
« Il est curieux et significatif, dit-il, de savoir que, quelques mois avant sa naissance, le 18 avril 1808, David et Elisabeth Poë jouaient à New-York les Brigands de Schiller ; Mme Poë remplissait le rôle d’Amélie. Le choix de cette pièce excessive, pleine de toutes les horreurs romantiques, avait dû beaucoup préoccuper les Poë qui la donnaient à leur bénéfice dans un moment d’embarras pécuniaire, et put contribuer à déterminer la névrose dont leur fils souffrit toute sa vie. »
Certes cette cause peut avoir en une certaine influence, mais il ne faut pas oublier qu’elle n’était ni la seule, ni la principale. Peut-on raisonnablement admettre, en effet, que des gens dont le métier est de jouer à la scène les drames les plus noirs puissent à ce point être émotionnés par une pièce, pour que leur enfant encore à naître en reçoive un contre-coup aussi terrible ? En admettant même que cette cause ait eu une influence sur Edgar Poë, comment expliquer la débauche innée, les instincts dépravés du fils aîné ? l’idiotie de la fille ? Non, ici -comme toujours, l’hérédité de la nature physique domine la scène ; l’exemple que nous donnent les enfants de David Poë, vient une fois de plus affirmer la relation évidente entre les affections de poitrine et les affections [p. 9] cérébrales, et prouver la loi immuable de la transformation héréditaire.
II
Né en 1809, Edgar Poë fut de très bonne heure laissé orphelin et adopté par un riche négociant, Allan, qui n’avait pas d’enfants. Si dès sa plus grande jeunesse il se fit remarquer non seulement par une intelligence quasi merveilleuse, par une précocité singulière, une facilité étrange à retenir et à déclamer les vers, et aussi, suivant l’expression de Baudelaire, par une abondance presque sinistre de passions, par des connaissances en histoire et littérature au-dessus de son âge, il était en revanche, ainsi qu’on l’observe chez tous les enfants prodiges, en retard sur beaucoup de choses. Notons encore son aptitude singulière pour les sciences mathématiques et physiques, fait important pour nous, car il nous explique l’étrangeté de plusieurs de ses contes où il fait intervenir l’élément scientifique.
Son caractère bizarre et, disons-le, mal équilibré, son humeur batailleuse, lui faisaient rechercher les aventures. C’est ainsi que nous le voyons, prenant fait et cause pour les Hellènes, aller combattre les Turcs. Que devint-il en Orient ? Nul ne le sait, il a emporté avec lui le secret de son séjour en Europe. Revenu en Amérique en 1829, il entra à l’École militaire de West-Point ; mais son caractère indisciplinable ne pouvait subir les règlements ; il parvint, en négligeant les cours, les appels, les revues, à se faire rayer des cadres de l’École.
Peu de temps après avoir quitté Richmond, parut sa première publication de poésies. « Il y a déjà là, dans ce volume, dit Baudelaire, l’accent extra-terrestre, le calme dans la mélancolie, la solennité délicieuse, l’expérience précoce, j’allais, je crois, dire expérience innée, [p. 10] qui caractérise les vrais poètes. » Observation d’une étonnante justesse, dont Baudelaire a pressenti le caractère étrange ; mais il n’a pas su donner et il ne pouvait pas en trouver une explication qui le satisfit. Or, cette expérience innée n’était en réalité qu’une conséquence rigoureusement logique et naturelle de l’action de l’hérédité et du caractère éminemment névropathique de Poë ; jamais une intelligence qui, pour produire, a besoin d’être soutenue, sollicitée sans cesse, ne s’élèvera au niveau d’un esprit naturel. La volonté, la passion peuvent faire éclore le talent, jamais elles n’enfantent ces grandes choses dont le génieseul est capable, le génie, dont le propre est de prendre feu sous Je choc le plus léger, le motif le plus insignifiant, en apparence.
Après bien des péripéties, Edgar Poë mourait littéralement de faim et de misère quand il gagna, avec son Scarabée d’or, un prix fondé par une revue en faveur du meilleur conte et de la meilleure poésie. Ce fut l’origine de ses relations avec Th. White qui créait à Richmond le Southern litterary Messenger. M. White était un homme d’audace, mais sans talent littéraire ; il lui fallait un aide, ce fut Poë. A vingt-deux ans, celui-ci se trouva donc directeur d’une revue dont la destinée reposait sur lui, et dont le succès dépassa ses prévisions ; et, aveu important pour nous, le Southern litterary Messengera reconnu que c’était à cet excentrique maudit, à cet ivrogne incorrigible, qu’il devait sa notoriété. Cependant, malgré les services rendus à son journal, M. White se brouilla avec son secrétaire au bout de deux ans, et la raison se trouve évidemment dans les accès d’hypocondrie et les crises de dipsomanie du poète.
Dès lors, Poë erra d’une ville à une autre, écrivant des articles, collaborant à diverses revues, traitant indifféremment et avec la même aptitude les articles de critique, de philosophie, des contes pleins de magie qui [p. 11] paraissent réunis sons le titre de Tales of the grotesque and the arabesque, titre remarquable et intentionnel, car les ornements grotesques et arabesques repoussent la figure humaine et prouvent une fois de plus que la littérature de Poë est, suivant l’expression de Baudelaire, extra ou supra humaine.
Cependant il vivait toujours dans une misère absolue’ peu de temps avant la mort de sa femme, il subit les premières atteintes du delirium tremens.
Quelques années après, dans une lettre, il raconte ainsi la cause qui le poussa à chercher dans l’alcool l’oubli de ses maux : « Vous me dites : —« Pouvez-vous m’indiquer quel a été le terrible malheur qui a causé vos déplorables irrégularités de conduite ? —Oui, je peux faire plus que vous l’indiquer. Ce malheur a été le plus grand qui puisse accabler un homme.
« Il y a six ans, ma femme que j’aimais comme jamais aucun homme n’a aimé auparavant, se rompit, pendant qu’elle chantait, un vaisseau de sang. On désespéra de sa vie, je pris congé d’elle à jamais et subis toutes les agonies de la mort. Elle se remit cependant, partiellement, et je me repris à espérer.
« Au bout d’une année, le vaisseau se rompit de nouveau, je passai précisément par les mêmes souffrances ; puis encore une fois, et encore une fois ; et encore une fois, à divers intervalles. Et à chacun je traversai les agonies de la mort, et à chaque reprise de son mal je l’aimai plus chèrement et m’attachai à sa vie avec une obstination plus désespérée. Mais je suis excitable de constitution, nerveux à un point extrême, je devins fou avec des intervalles d’horrible lucidité. Pendant ces accès d’inconscience absolue, je bus. Dieu seul sait combien souvent ! Comme de juste, mes ennemis rapportèrent ma folie à mon ivresse, et non pas mon ivresse à ma folie. J’avais en vérité, abandonné toute idée de salut, quand je le [p. 12] trouvai dans la mort de ma femme. Cette mort, je puis la supporter, et je la supporte comme un homme. C’était l’horrible et permanente oscillation entre l’espérance et le désespoir que je n’aurais pu endurer plus longtemps sans perdre la raison. Dans la mort de ce qui était ma vie je repris une existence nouvelle, mais, Ô Dieu ! combien triste ! »
Cette lettre constitue une observation remarquable ; Poë y analyse avec un esprit profond les causes véritables de sa maladie, il n’hésite pas à reconnaître que, pour une nature aussi nerveuse que la sienne, les événements prennent des proportions effrayantes. Il lutte avec énergie, il résiste de longs mois grâce à une surexcitation maladive, mais à la fin il succombe et, pour se donner du courage ou pour oublier, il boit ; il boit non pas comme un vulgaire ivrogne, mais comme un véritable malade ; sa crise passée, il lui est impossible de retrouver le moindre souvenir des événements qui se sont déroulés dans son esprit. Pendant combien de temps a-t-il été sous l’influence de l’alcool ? il l’ignore absolument. Oui, il a jugé sainement sa position quand il a dit : « Mon ivresse est causée par la folie, et non ma folie par mon ivresse. »
Dans cette phrase est contenue la différence capitale qui distingue le dipsomane de l’alcoolique ; le dipsomane est un malade qui a droit à toute notre sollicitude ; l’alcoolique est un vicieux, un dépravé qui devient fou volontairement.
La dipsomanie, en effet, est une monomanie instinctive qui consiste en un besoin irrésistible de boire des liqueurs alcooliques. Le dipsomane sent venir l’accès et, tout en déplorant son impuissance à surmonter ce besoin maladif, il ne cesse de boire que lorsque l’accès est passé, ou lorsque son entourage met fin à ses excès par un isolement forcé. Rien d’ailleurs ne l’arrête ; quand [p. 13] l’argent est épuisé, il vend, pour boire, tout ce qui lui tombe sous la main. Celui qui a encore sur lui-même un certain empire se livre à mille ruses pour dissimuler et pour satisfaire son besoin ; il se renferme, s’isole, et, s’il ne peut se procurer de l ‘eau-de-vie, il boit de l’eau de Cologne ou tout autre mélange alcoolique qu’il peut trouver, il le fait pendant des semaines, des mois, presque sans manger ; l’accès se termine par un sommeil lourd et prolongé. Le malade redevient sobre, travailleur, jusqu’à l’arrivée d’un nouvel accès. Parfois il conserve assez longtemps la plénitude de ses facultés intellectuelles, car il semble avoir une tolérance spéciale. Parfois, au contraire, il finit par succomber aux accidents résultant de l’abus des boissons alcooliques.
Cet état pathologique nous explique comment Poë put, pendant un certain temps, résister à la tentation de boire et même se faire admettre dans une société de tempérance. L’accès passé, il avait recouvré la plénitude de ses facultés intellectuelles. Mais un jour, sons l’influence de nouveaux soucis, ses idées tristes, mélancoliques, le reprennent ; alors, malgré lui, irrésistiblement, il est entraîné à commettre de nouveaux excès en recourant à son dispensateur habituel des forces morales, à l’alcool.
II se remit encore une fois de cet accès, mais ses facultés n’en sortirent pas indemmes : son inspiration merveilleuse s’assombrit ; le travail lui devint pénible, il dut rester quelque temps au repos le plus absolu. Mais la misère le poursuivait et il fallut reprendre la plume. Il écrivit quelques articles dans diverses revues et parvint ainsi à gagner, de quoi vivre ; Il se retira à la campagne où, malgré le calme et la tranquillité, il succomba de nouveau à ses « idées noires ». Alors son énervement, ses inquiétudes le poussèrent de nuveau à recourir à la boisson. Dès lors plus d’occupations [p. 14] régulières, quelquefois, à bâtons rompus, quelques contes ou quelques pièces de poésie sortent de son cerveau en proie à de perpétuelles hallucinations. (Il eut même dans les dernières années de sa vie un accès de délire aigu franc.)
Dans un de ses moments de calme et de lucidité, il se décida à revoir les principales villes de Virginie, et Richmond reçut, dans ses murs, celui qu’elle avait connu dans sa jeunesse. « Tous ceux, dit Baudelaire, qui n’avaient pas vu Poë depuis les jours de son obscurité accoururent en foule pour contempler leur illustre compatriote. Dans une conférence qu’il fit, il choisit un thème aussi large qu’élevé, le Principe de la poésieet il le développa avec une lucidité extraordinaire. Il croyait, en vrai poète qu’il était, que le but de la poésie est de même nature que son principe, et qu’elle ne doit pas avoir en vue antre chose qu’elle-même.
« Le bel accueil qu’on lui fit inonda son pauvre cœur d’orgueil et de joie ; il se montrait tellement enchanté qu’il parlait de s’établir définitivement à Richmond et de finir sa vie dans les lieux que son enfance lui avaient rendus chers. Cependant il avait affaire à New-York et il partit le 4 octobre, se plaignant de frissons et de faiblesses. Se sentant toujours assez mal en arrivant à Baltimore, le 6 au soir, il fit porter ses bagages à l’embarcadère d’où il devait se diriger sur Philadelphie, et entra dans une taverne pour y prendre un excitant quelconque. Là, malheureusement, il rencontra de vieilles connaissances et s’attarda. Le lendemain matin dans les pâles ténèbres du petit jour, un cadavre fut trouvé sur la voie, —est-ce ainsi qu’il faut dire ?—Non, un corps vivant encore, mais que la mort avait déjà marqué de sa royale estampille. Sur ce corps, dont on ignorait le nom, on ne trouva ni papier, ni argent, et on le porta dans un hôpital. C’est là que mourut Poë le soir même du dimanche 7 octobre 1849, à l’âge de [p. 15] trente-sept ans, vaincu par le delirium tremens, ce terrible visiteur qui avait déjà hanté son cerveau une ou deux fois. Ainsi disparut de ce monde un des plus grands héros littéraires, l’homme de génie qui avait écrit dans le Chat Noirces mots fatidiques : « Quelle maladie est comparable à l’alcool ! »
III
Dans la, plupart de ses Contes extraordinaires, nous retrouvons la trace manifeste de ce délire alcoolique qui le tint sous sa domination ; lorsqu’il composait, les créations de son imagination prenaient parfois les proportions de véritables hallucinations et il traduisait fidèlement les visions qui assiégeaient son esprit.
Mais pour bien montrer la similitude, la parfaite analogie du délire alcoolique et des contes écrits sous son empire, nous allons donner un rapide aperçu du délire pathognomonique de l’intoxication par l’alcool.
Dans l’alcoolisme, la surexcitation des facultés suit une marche ascendante.
Tout d’abord, les fonctions cérébrales s’exécutent avec plus d’énergie et produisent un sentiment de bien être, de la loquacité, et une succession rapide et un peu, confuse dans les idées ; c’est alors que chaque individu devenu plus expansif, fait ses confidences et révèle ses tendances et son caractère ; l’homme porté à la tristesse, a le vin sombre et mélancolique ; celui qui est irritable, devient violent, frappe et brise. Tel autre, au contraire, est bienveillant, tendre et embrasse tous ceux qui l’entourent.
Dans la deuxième période, il n’y a plus seulement exaltation, mais encore perturbation des fonctions cérébrales, Les idées se succèdent si rapidement qu’elles deviennent incohérentes ; il y a de l’obtusion et des illusions [p. 16] des sens ; la vue devient confuse et quelquefois double ; l’ouïe est le siège de tintements et de bourdonnements ; le sujet, prend une fenêtre pour une porte, une saveur pour une autre, et bientôt il est en proie à un délire complet qui lui enlève toute conscience de ses actes et de ses paroles. La sensibilité générale est tellement obtuse que les coups et les blessures ne déterminent aucune douleur.
La troisième enfin, est caractérisée par un sommeil comateux qui se prolonge pendant plusieurs heures et sert de crise à l’accès. A une période extrême, l’alcoolisme peut aboutir an delirium tremens, à la folie alcoolique aiguë qui revêt soit la forme maniaque, soit la, forme mélancolique.
Dans l’alcoolisme, et ici c’est un fait particulièrement intéressant, les hallucinations ont un caractère spécial : elles sont de nature terrifiante. Les malades se voient entourés d’animaux monstrueux, le plus ordinairement de nature immonde, des araignées, des rats, des serpents ou bien des chats, des chiens, des chevaux noirs, etc. Parfois, ils voient des ennemis, à eux parfaitement inconnus d’ailleurs, se glisser sous leur lit, ramper sous les couvertures ; ils aperçoivent des cadavres lacérés, et, pendant la nuit, s’ils viennent à sommeiller un instant, ils se réveillent entourés de flammes et en proie à une terreur indicible. Au milieu de ces accès de panophobie, ceux-ci s’enfuient par la première issue qui se présente à eux ; ceux-là s’arment précipitamment, se jettent en furieux sur leurs fantômes ou sur le premier objet qu’ils rencontrent, Chez d’autres enfin, les hallucinations déterminent un état de stupeur et de prostration caractéristiques : immobiles, hébétés, incapables de répondre et d’agir, offrant sur leurs traits l’empreinte de la frayeur qui les domine, ils ne sortent de cet état que pour faire quelque tentative de suicide. Lorsque, à force [p. 17] d’instances, on parvient à leur arracher quelques mots, on constate bien vite qu’ils sont en proie à une profonde terreur, que les idées hypocondriaques se mêlent à leur délire : ou va les fusiller, les guillotiner, on les a pendus, leur tête a été séparée du corps, ils sont morts…, etc.
Ces données générales des principaux phénomènes qui caractérisent le délire dû à l’intoxication alcoolique, vont nous permettre d’étudier comparativement quelques passages des Contes et histoires extraordinairesde Poë, mis en parallèle d’observations purement médicales du délire alcoolique, Il est facile de voir qu’entre les deux, il n’y a aucune différence, aucun signe de démarcation possible.
IV
Aucun homme n’a su raconter avec autant de magie ces histoires sombres, lugubres, souvent même effrayantes, dans lesquelles Poë se complaisaitJ. Personne n’a su analyser comme lui l’hallucination laissant d’abord place au doute, bientôt convaincue et raisonneuse comme un livre, l’absurde s’installant dans l’intelligence et la gouvernant avec une épouvantable logique, —l’hystérie, dit Baudelaire, usurpant la place de la volonté, la contradiction établie entre les nerfs et l’esprit, et l’homme désaccordé au point d’exprimer la douleur par le rire. Il analyse ce qu’il y a de plus fugitif, il soupèse l’impondérable et décrit, avec cette manière minutieuse et scientifique dont les effets sont terribles, tout cet imaginaire qui flotte autour de l’homme nerveux et le conduit à mal.
La maladie a aiguisé ses sens, elle ne les a pas détruits, elle, ne les a pas émoussés.
Puissant et merveilleux observateur, il nous fait [p. 18] assister à la genèse de l’idée fixe, de cette idée qui, d’abord vague et fugitive, finit par s’imposer avec énergie à l’esprit subjugué.
A la suite de machinations diaboliques, il parvint à empoisonner le vieillard qui, trouvé mort dans son lit, fut par verdict du coroner, déclaré mort par la visitation de Dieu (1).
« J’héritai de sa fortune, et tout alla pour le mieux pendant plusieurs années. L’idée d’une révélation n’entra pas une seule fois dans ma cervelle. Quant aux restes de la fatale bougie (2), je les avais moi-même anéanti., Je n’avais pas laissé l’ombre d’un fil qui pût servir à me convaincre ou même à me faire soupçonner d’un crime. On ne saurait concevoir quel magnifique sentiment de satisfaction s’élevait dans mon sein quand je réfléchissais sur mon absolue sécurité. Pendant une très longue période de temps, je m’accoutumai à me délecter dans ce sentiment. Il me donnait un plus réel plaisir que tous les bénéfices purement matériels résultant de mon crime. Mais à la longue, arriva une époque à partir de laquelle le sentiment de plaisir se transforma, par une gradation presque imperceptible, en une pensée qui me hantait et me harassait.
« Elle me harassait parce qu’elle me hantait. A peine pouvais-je m’en délivrer pour un instant. C’est une chose tout à fait ordinaire que d’avoir les oreilles fatiguées, ou plutôt la mémoire obsédée par une espèce de tintouin, par le refrain vulgaire ou par quelques lambeaux insignifiants d’opéra. Et la torture ne sera pas moindre, si la chanson est bonne en elle-même on si l’air d’opéra est estimable. C’est ainsi qu’à la fin je me [p. 19] surprenais sans cesse, rêvant à ma sécurité et répétant cette phrase à voix basse : Je suis sauvé.
« Un jour, tout en flânant dans les rues, je me suis surpris moi-même à murmurer, presque à haute voix, ces syllabes accoutumées. Dans un accès de pétulance je les exprimais sous cette forme nouvelle : Je suis sauvé, —je suis sauvé, —oui, —pourvu que je ne sois pas assez sot pour confesser moi-même mon cas !
« A peine avais-je prononcé ces paroles, que je sentis un froid de glace filtrer jusqu’à mon cœur, j’avais acquis quelque expérience de ces accès de perversité (dont je n’ai pas sans peine expliqué la nature) et je me rappelais fort bien que, dans aucun cas, je n’avais su résister à ces victorieuses attaques. Et maintenant, cette suggestion fortuite, venant de moi-même, —que je pourrais bien être assez sot pour confesser le meurtre dont je m’étais rendu coupable, —me confrontait comme l’ombre même de celui que j’avais assassiné, —et m’appelait vers la mort.)
« D’abord je fis un effort pour sortir de ce cauchemar de mon âme. Je marchai vigoureusement, plus vite, toujours plus vite ; à la longue je courus. J’éprouvais un désir enivrant de crier de toute ma force. Chaque flot successif de ma pensée m’accablait d’une nouvelle terreur, car, hélas ! je comprenais bien, trop bien, que penser, dans ma situation, c’était me perdre. J’accélérais encore ma course, je bondissais comme un fou à travers les rues encombrées de monde, A la longue, la populace prit l’alarme et courut après moi. Je sentis alorsla consommation de ma destinée. Si j’avais pu m’arracher la langue, je l’eusse fait ; mais une voix rude résonna dans mes oreilles, une main plus rude encore m’empoigna par l’épaule. Je me retournai, j’ouvris la bouche pour aspirer. Pendant un moment j’éprouvais toutes les angoisses de la suffocation ; je devins aveugle, sourd, [p. 20] ivre ; et alors quelque démon invisible, pensais-je, me frappa dans le dos avec sa large main. Le secret si longtemps emprisonné s’élança de mon âme.
« On dit que je parlai, que je m’énonçai très distinctement ; mais avec une énergie marquée et une ardente précipitation, comme si je craignais d’être interrompu avant d’avoir achevé les phrases brèves, mais grosses d’importance qui me livraient au bourreau.
« Ayant relaté tout ce qui était nécessaire pour la pleine conviction de la justice, je tombai terrassé, évanoui…. (3) »
Comparez maintenant la description de Poë avec cette observation prise à la Salpêtrière : on y suivra la marche indiquée par le romancier, qui, lui aussi, a écrit d’après ses propres sensations, car il est impossible de les créer de toutes pièces si on ne les a pas éprouvées soi-même.
Mme S… entre à la Salpêtrière dans le courant de l’année 1874. Elle est en proie à une surexcitabilité nerveuse excessive qui a rendu son internement nécessaire. Il y a deux ans, Mme S … lisait d’une façon assez distraite un journal : ses yeux vinrent à tomber sur une histoire de chien enragé. Tout d’abord elle n’y apporta aucune attention. Quelques mois s’étaient écoulés, quand, sans savoir pourquoi, elle se reprit à penser à ce chien enragé ; peu à peu l’image de cet animal l’obsédait de plus en plus, quoi qu’elle fît pour la chasser ; puis elle est saisie par la crainte de devenir elle-même enragée. Son trouble, son anxiété sont extrêmes ; c’est en vain qu’elle « se raisonne », qu’elle cherche à se rassurer. Ni elle-même, ni les personne auxquelles elle fait part de ses craintes absurdes ne parviennent à lui rendre la tranquillité. Ce sont alors [p. 21] des plaintes incessantes, des gémissements tels que la famille a dû se décider à se séparer d’elle et à lui faire donner des soins.
Dans un autre roman, William Wilson, nous trouvons une magnifique observation d’hallucinations de la vue et de l’ouïe provoquées par un abus de l’alcool :
William Wilson avait, au collège, un compagnon qui avait pris ses traits et puis « cette hargneuse et inexplicable imitation de sa démarche, de sa voix, de son costume et de ses manières ». Placé dans un autre collège, ce sosie le laissa eu repos. Il était même presque entièrement oublié quand il reparut à la suite d’une orgie. « Le jeune homme m’apparut vêtu d’une robe de casimir blanc, coupée à la nouvelle mode, comme celle que je portais en ce moment …. A peine fus-je entré qu’il se précipita sur moi, et me saisissant par le bras avec un geste impératif d’impatience, me chuchota à l’oreille ces mots : William Wilson !
« Il y avait dans la manière de l’étranger, dans le tremblement nerveux de son doigt qu’il tenait levé entre mes yeux et la lumière, quelque chose qui me l’emplit d’un complet étonnement ; mais ce n’était pas là ce qui m’avait si violemment ému. C’était l’importance, la solennité d’admonition contenue dans cette parole singulière, basse, sifflante, et par-dessus tout, le caractère, le ton, la clefde ces quelques syllabes, simples, familières et toutefois mystérieusement chuchotées qui vinrent, avec mille souvenirs accumulés des temps passés, s’abattre sur mon âme comme une décharge de pile voltaïque. Avant que j’eusse pu recouvrer mes sens, il avait disparu. »
Quoique cet événement eût produit un effet très vif sur son imagination déréglée, cependant cet effet, si vif, alla bientôt s’évanouissant. Mais de nouveaux excès ramenèrent les hallucinations. « Je fuyais en vain, dit [p. 22]
WiIliam, mon persécuteur était toujours à mes côtés et m’importunait sans cesse de ses chuchotements. » Poussé à bout par ces persécutions de tous les instants, il résolut enfin à se débarrasser de cet esclavage.
« C’était à Rome, pendant le carnaval de 18…, j’étais à un bal masqué dans le palais du duc di Broglio de Naples. J’avais fait abus de vin encore plus que de coutume, et l’atmosphère étouffante des salons encombrés m’irritait insupportablement. La difficulté de me frayer un passage à travers cette cohue ne contribua pas peu à exaspérer mon humeur, car je cherchais avec anxiété (je ne dirai pas pour quel motif indigne), la jeune, la joyeuse, la belle épouse du vieux et extravagant di Broglio. Avec une confiance passablement imprudente, elle m’avait confié le secret du costume qu’elle devait porter, et comme je venais de l’apercevoir au loin, j’avais hâte d’arriver jusqu’à elle. En ce moment, je sentis une main qui se posa doucement sur mon épaule, et puis cet inoubliable, ce profond, ce maudit chuchotement dans mon oreille !
« Pris d’une rage frénétique, je me tournai brusquement vers celui qui m’avait ainsi troublé et je le saisis violemment au collet. Il portait, comme je m’y attendais, un costume pareil au mien: un manteau espagnol de velours bleu et, autour de la taille, une ceinture cramoisie où se rattachait une rapière, un masque de soie noire recouvrait entièrement sa face.
« Misérable ! —m’écriai-je, d’une voix enrouée par la rage, et chaque syllabe qui m’échappait était un aliment pour le feu de ma colère. Misérable ! —imposteur ! scélérat maudit ! tu ne me suivras plus à la piste, tu ne me harcèleras pas jusqu’à la mort ! Suis-moi ou je t’embroche sur place !
« Et je m’ouvris un chemin de la salle de bal vers [p. 23] une petite antichambre attenante, le traînant irrésistiblement avec moi.
« En entrant, je le jetai furieusement loin de moi. Il alla chanceler contre le mur ; je fermai la porte en jurant, et lui ordonnai de dégainer. Il hésita une seconde ; puis, avec un léger soupir, il tira silencieusement son épée et se mit en garde. Le combat ne fut certes pas long. J’étais exaspéré par les plus ardentes excitations de tout genre, et je me sentais dans un seul bras, l’énergie et la puissance d’une multitude. En quelques secondes, je l’acculai par la force du poignet contre la boiserie, et là, le tenant à ma discrétion, je lui plongeai, à plusieurs reprises et coup sur coup, mon épée dans la poitrine avec une férocité de brute.
« En ce moment, quelqu’un toucha à la serrure de la porte. Je me hâtai de prévenir une invasion importune et je retournai immédiatement vers mon adversaire mourant. Mais quelle langue humaine peut rendre suffisamment cet étonnement, cette horreur qui s’emparèrent de moi au spectacle que virent alors mes yeux. Le court instant pendant lequel je m’étais détourné avait suffi pour produire, en apparence, un changement matériel dans les dispositions locales, à l’autre bout de la chambre. Une vaste glace (dans mon trouble, cela m’apparut d’abord ainsi) se dressait là où je n’en avais pas vu trace auparavant ; et, comme je marchais frappé de terreur vers ce miroir, ma propre image, mais avec une face pâle et barbouillée de sang, s’avança à ma rencontre d’un pas faible et vacillant.
« C’est ainsi que la chose m’apparut, dis-je, mais telle elle n’était pas. C’était mon adversaire qui se tenait devant moi dans son agonie. Son masque et son manteau gisaient sur le parquet, là où il les avait jetés. Pas un fil dans son vêtement, pas une ligne dans toute sa figure si caractérisée et si singulière, qui ne fût mien, [p. 24] qui ne fût mienne. C’était l’absolu dans l’identité. « C’était lui, mais ne chuchotant plus ses paroles maintenant ! Si bien que j’aurais pu croire que c’était moi-même qui parlais quand il me dit :
« Tu as vaincu et je succombe, mais dorénavant tu es mort aussi, mort au monde, au ciel et à l’espérance ! En moi tu existais, et vois dans ma mort, vois par cette image qui es la tienne, comme tu t’es radicalement assassiné toi-même ! »
Les exemples de ce genre d’hallucination et d’illusion sont encore plus fréquents qu’on ne pourrait le croire. Il n’est pas de médecin faisant de l’aliénation une étude spéciale qui ne puisse citer de nombreux faits.
L’alcoolique vit au milieu d’un monde fantastique, il voit et entend des choses qui n’ont point de formes, et ces illusions peuvent se prolonger encore longtemps après que l’ivresse est dissipée. Chez certains buveurs, les images, au lien d’être agréables, ont, nous l’avons déjà dit, un aspect effrayant. Le délire se ressent de ces dispositions d’esprit, les individus sont furieux et peuvent se porter à des violences. On ne peut nier que ce fût sous l’empire de sa boisson favorite que Poë écrivit ses lugubres nouvelles du Double assassinat de la rue Morgue, du Chat noir, de l’Homme sans souffle, du Cœur révélateur, etc., etc.
Ces histoires, réduites aux strictes proportions d’une observation, figureraient avec honneur au milieu des recueils pathologiques, au même titre que l’observation suivante prise au hasard parmi des milliers.
M… est un dipsomane, il ne boit que par accès. Mais, à la longue, à la suite de ses accès, son intelligence est plus lente à revenir, ses illusions persistent assez longtemps.
Dans son délire, les murs de sa chambre étaient tapissés de squelettes, de fantômes, de diables qui grimpaient [p. 25] et disparaissaient. Tantôt, au contraire, ce phénomène n’avait lieu que sur une étendue qui ne dépassait pas une feuille de papier. Les objets qu’il avait devant lui se transformaient de la manière la plus étrange ; ainsi, il apporta à son médecin un vase et un bonnet qu’il prétendait avoir pris la forme de personnages extraordinaires, parfois même sa propre figure. Dans le délire de son esprit, il crut voir sa femme commettre sous ses yeux le plus sanglant des outrages.
Cette illusion l’exaspéra ; il fit entendre des paroles de mort qui déterminèrent son médecin à le faire enfermer dans une maison de santé. A son arrivée, il raconta, en tremblant, toutes les visions qui l’obsédaient : sa femme, disait-il, les avait niées, assurant qu’elles ne les voyaient pas, mais c’était pure dissimulation de sa part.
En ce moment même, il les désignait du- doigt en disant : « Ne les apercevez-vous pas ? » La nuit, il ne cessa de se baisser pour saisir des objets de toute espèce qui sortaient du plancher. Tantôt il poussait des cris à l’aspect de figures terribles, tantôt il faisait signe à d’autres figures de s’approcher pour s’entretenir.
« Il faudrait citer presque l’œuvre entière de Poë, si l’on voulait montrer à quel degré d’exaltation étaient parvenues ses facultés intellectuelles et affectives. A chaque page, on y retrouve des faits analogues à ceux que nous avons signalée, chaque page est marquée au coin de la plus franche névropathie, Mais il ne faudrait pas inférer de ce que nous disions que Poë fut un fou dans l’acception du mot. Loin de nous pareille pensée ! Poë fut fou à la façon des dipsomanes, par intermittence.
En proie au délire, il composait ces histoires terrifiantes, se jetant dans l’horrible par amour de l’horrible, dans le grotesque par amour du grotesque.
Dans ses moments de calme et de lucidité, il écrivait [p. 26] ces articles si fins, si acérés et si mordants de critique, un poème philosophique, des poésies ; c’est ainsi que sa femme idéale, sa Titianide, se révèle sous différents portraits éparpillés dans ses poésies trop peu nombreuses, portraits ou plutôt manière de sentir la beauté, que le tempérament de l’auteur rapproche et confond dans une unité vague, mais sensible, et où vit, plus délicatement peut-être qu’ailleurs, cet amour insatiable du beau qui, dit Baudelaire, est son grand titre, c’est-à-dire le résumé de ses titres, à l’affection et au respect des poètes.
Parmi ces poésies, et c’est par là que nous terminerons cette étude psychologique du plus remarquable, du plus fantastique romancier et poète américain, nous ne retiendrons que ces beaux vers à l’adresse de Maria Clemm, cette mère enthousiaste et dévouée :
Parce que je sens que, là-haut dans les cieux,
Les anges, quand ils se parlent doucement à l’oreille,
Ne trouvent pas parmi leurs termes brûlants d’amour
D’expression plus fervente que celle de mère,
Je vous ai dès longtemps justement appelée de ce grand nom,
Vous qui êtes plus qu’une mère pour moi
Et remplissez le sanctuaire de mon cœur, où la mort vous a installée,
En affranchissant l’âme, de ma Virginia.
Ma mère, ma propre mère qui mourut de bonne heure,
N’était que ma mère, à moi ; mais vous,
Vous êtes la mère de celle que j’aimais si tendrement,
Et ainsi vous m’êtes plus chère que la mère que j’ai connue,
De tout un infini, —juste comme ma femme
Était plus chère à mon âme, qu’à celle-ci sa propre essence.
Notes
(1) Formule anglaise : mort subite.
(2) L’empoisonnement avait eu lieu à l’aide d’une bougie imprégnée de substances délétères.
(3) Le démon de la perversité, p. 33.
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