Paul Janet. De la suggestion dans l’état d’hypnotisme. Extrait de la « Revue politique et littéraire (Revue bleue) »,(Paris), troisième série, tome VIII, tome XXXIV de la collection, 21 année, 2esemestre, juillet 1884 à janvier 1885, pp. 100-104, 121-132, 178-185, 198-203.
Nous réunissons ici l’article complet paru originellement en 4 parties distinctes dans la Revue Bleue.
Paul Janet (1823-1899). Philosophe, oncle du très renommé Pierre Janet, il vaut quand même mieux que cette simple homonymie. Attaché à la philosophie hégélienne il va re-center l’histoire de la philosophie sur le corps, en tant que celui-ci assaille l’histoire de la famille, de la patrie et de la religion à partir du sentiment individuel (Newman Lao). Il n’est donc pas étonnant qu’il est produit ce long et très pertinent article sur les rapports de la suggestion et de l’hypnotisme, en plein débat sur la question avec l’ascension de J.M. Charcot et de ses disciples, à la Salpêtrière.
Quelques publications :
— Le Cerveau et la pensée. Paris, Germer Baillière, 1867. Dans la « Bibliothèque de philosophie contemporaine.
— Histoire de la philosophie morale et politique dans l’antiquité et les temps modernes. Paris, Germer Baillière, 1872.
— Les causes finales. Paris, Germer Baillière, 1872. Dans la « Bibliothèque de philosophie contemporaine.
— La notion de personnalité, à M. Émile Algrave. Extrait de « La Revue Scientifique », (Paris), 2e série, n°50, 10 juin 1876, 1er semestre, pp. 574-575. [en ligne sur notre site]
— Principes de métaphysique et de psychologie. Leçons professées à la Faculté des lettres de Paris, 1888-1894. Paris, Librairie Ch. Delagrave, 1897. v2 vol.
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De la suggestion dans l’état d’hypnotisme
(Premier article)
La question de la suggestion hypnotique a fait quelque bruit dans ces derniers temps. Une conférence au cercle Saint-Simon, une lecture à l’Académie des sciences morales et politiques, quelques publications récentes ont attiré l’attention sur ce sujet, et nous avons été amené nous-même, par la discussion qui a eu lieu à l’Académie des sciences morales, à nous en occuper. Nous voudrions résumer rapidement les résultats de cette étude.
Ce n’est pas l’hypnotisme lui-même (que nous considérons comme un fait acquis), c’est la suggestion pendant l’hypnotisme qui est notre principal objet : nous expliquerons bientôt ce que l’on doit entendre par cette expression.
I. — Les sources.
Quelques mots d’abord sur la littérature du sujet et sur les principaux ouvrages qui peuvent servir de base à une étude scientifique de la question. Quelque affinité qu’il puisse y avoir entre le magnétisme animal et l’hypnotisme, nous écarterons cependant de cette bibliographie tout ce qui concerne le magnétisme animal proprement dit pour nous borner à l’hypnotisme lui-même, c’est-à-dire à cette partie du magnétisme qui paraît avoir une valeur scientifique sérieuse et digne d’examen.
L’inventeur de l’hypnotisme et de la théorie de la suggestion est le célèbre Braid, dont l’ouvrage, intitulé Neurypnologie, ou Traité du sommeil nerveux, a paru pour la première fois en Angleterre en 1843 et vient d’être traduit en français par M. le docteur Jules Simon avec une préface de M. Brown-Séquard (1). Braid est le premier qui ait fixé une limite précise entre les phénomènes fictifs et chimériques du magnétisme animal et les phénomènes positifs que l’on peut en recueillir (2).
Le premier qui paraisse avoir introduit en France la théorie de Braid est le docteur Azam, de Bordeaux, dans un travail sur l’Hypnotisme inséré dans les Annales [p. 100, colonne 2] médico-psychologiques de juillet 1860 et, vers la même époque, dans les Archives générales de médecine.
Le fait de la suggestion avait été signalé par Braid et, d’après lui, par le docteur Azam comme un des phénomènes caractéristiques de l’hypnotisme ; mais ils ne lui avaient pas donné tout le développement dont il était susceptible. C’est surtout ce point de vue et ce principe qui a été appliqué et développé par M. le docteur Liébault dans son livre du Sommeil et des états analogues (Nancy, 1866). —M. le docteur Liébault a fait de cette doctrine tout le principe de sa thérapeutique. C’est lui, d’ailleurs, qui a été l’initiateur de ceux qui poussent aujourd’hui le principe de la suggestion jusqu’à ses dernières limites, et que nous mentionnerons plus loin, MM. Bernheim et Liégeois.
Quelle que fût la valeur des travaux précédents et l’autorité des savants que nous venons de mentionner, on peut dire cependant qu’en France la théorie de la suggestion hypnotique n’est véritablement entrée dans le domaine de la science positive que depuis les études et les expériences de M. le docteur Charcot et de son école à la Salpêtrière. Malgré la perspicacité incontestable de James Braid, son livre est encore plein de théories douteuses. Il associe l’hypnotisme à la phrénologie ; il mêle encore beaucoup de métaphysique à l’analyse pure des faits. De même, le docteur Liébault confond la théorie avec les faits. Il part de cette idée préconçue que ce qui prédomine dans l’hypnotisme, c’est ce qu’il appelle « l’attention concentrée », tandis qu’on pourrait tout aussi bien soutenir que ce qui le caractérise, au contraire, c’est l’absence absolue d’attention. De plus, il est beaucoup plus préoccupé de la valeur curative de la suggestion que du fait lui-même ; son principal objet est d’établir le fondement de la médecine suggestive. C’est aux médecins à apprécier la valeur de cette thérapeutique ; mais il est évident que, dans ce cas, il peut y avoir autant d’imagination dans le médecin que dans le malade.
M. le docteur Charcot fut naturellement amené par ses belles études sur l’hystérie à étudier les phénomènes hypnotiques sur les hystériques. De là une série d’expériences admirablement conduites qui ont eu principalement pour objet et pour effet : 1° de déterminer les différentes phases de l’hypnotisme chez les hystériques ; 2° de dégager les faits simples et élémentaires qui ensuite, par une complication croissante, peuvent conduire à des phénomènes plus compliqués. La doctrine du docteur Charcot a été condensée dans un livre remarquable de M. le docteur Paul Richer intitulé l’Hystéro-épilepsie ou la grande hystérie(Paris, 1881, chez Ad. Delahaye). Ce livre est précédé d’une lettre de M. le docteur· Charcot dans laquelle celui-ci accepte évidemment toute la responsabilité des faits et des doctrines qui y sont résumés.
Parmi les travaux qui ont notablement contribué, avec ceux du docteur Charcot, aux progrès de la [p. 101, colonne 1] théorie de la suggestion, il faut citer ceux de M. le docteur Dumontpallier, qui est l’auteur de quelques-unes des expériences les plus notables et les plus significatives dans cette question. Les travaux de M. Dumontpallier n’ont pas été condensés par lui dans un ouvrage ; mais ils sont résumés dans divers écrits, notes, articles, conférences (3), etc.
Signalons encore quelques travaux qui se rattachent à l’école de la Salpêtrière : ceux de M. Charles Féré : Notes pour servir à l’histoire de l’ hystéro-épilepsie ;les Hypnotiques hystériques(Archives de neurologie, Paris, 1882 et 1883), et ceux de M. Binet sur les Hallucinations (Revue philosophique, 1884, 1er avril et 1er mai).
Pour se rendre bien compte de la théorie suggestionniste, il faut encore avoir devant ses yeux quelques écrits qui ne portent pas directement sur cette question, mais qui s’y rattachent indirectement et qui sont nécessaires à connaître pour l’interprétation des faits. C’est, d’une part, le travail de M. le docteur Azam sur ce qu’il appelle l’Amnésie périodique ou dédoublement de la vie, publié dans les Annales médico-psychologiquesen juillet 1876 et, vers la même époque, dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences morales et politiques ; d’autre part, le travail de M. le docteur Mesnet intitulé : De l’automatisme de la mémoire et du souvenir dans le somnambulisme pathologique {Paris, 1874).
Viennent ensuite les travaux récents dans lesquels la théorie de la suggestion hypnotique a été poussée le plus loin et de la manière la plus hardie : 1° l’Homme et l’intelligence(Paris, 1884), par M. Ch. Richet, agrégé de la Faculté de médecine de Paris, comprenant un chapitre sur le Somnambulisme provoqué (IV, p.151) dans lequel l’auteur a résumé et condensé tout ce qu’il avait déjà écrit et publié en divers recueils sur le même sujet ; 2° De la suggestion dans l’état hypnotique et dans l’état de veille, par M. le docteur Bernheim, professeur à la Faculté de Nancy (Paris, 1884) ; 3° les Différentes phases de l’hypnotisme et en particulier de la fascination, conférence de M. le docteur Brémaud, médecin de marine, au Cercle Saint-Simon (Bulletin du Cercle, 2° année, n° 1) ; plus une Noteimportante du même auteur à la Société de biologie (séance du 26 avril 1884 —Comptes rendus du 2 mai, p. 279) ; 4° enfin le travail qui nous a conduit à cette étude, à savoir : De la suggestion hypnotique dans ses rapports avec le droit civil et criminel, par M. Liégeois, lecture faite à l’Académie des sciences morales et politiques dans le mois d’avril dernier.
Pour ne rien oublier, mentionnons, à cause de l’importance er de l’autorité du milieu scientifique où elles ont en lieu, deux communications à la Société médico-psychologique : l’une tonte récente de M. le docteur [p. 101, colonne 2] Taquet à la séance du 24 décembre 1883 (Annales médico-psychol., mars 1884, p. 325 ; l’autre plus ancienne et plus importante encore, puisqu’elle a une autorité officielle en tant qu’expertise médico-légale (Annales medico-psychol., mai 1881, p. 469), par M. le docteur Motet, assisté de M. le docteur Mesnet:
Enfin citons à part, comme recherches importantes sur la cause physiologique des traits hypnotiques, la brochure de M. Brown-Séquard, intitulée Recherches sur l »inhibition et la dynamogenèèse (Paris, 1882).
Telles sont, pour nous borner aux documents français, les principales sources à consulter pour se rendre compte de la question qui nous occupe (4). Inutile de dire qu’une masse si importante de témoignages, et de témoignages si autorisés (membres de l’Institut et de l’Académie de médecine, professeurs des Facultés de médecine, membres des sociétés savantes, experts en médecine légale, médecins spécialement occupés de maladies nerveuses, etc.), qu’une telle masse de témoignages, disons-nous, doit nous inspirer sinon une croyance aveugle, au moins un examen réfléchi. Nous avons lu et consulté tous ces documents au point de vue de la question qui nous occupe ; nous les avons comparés ensemble et contrôlés les uns par les autres, et nous essayerons de donner un résumé exact et impartial des faits.
Disons d’abord quelques mots de la méthode que nous avons cru devoir suivre, et qui nous parait la plus scientifique. ·
II. — La méthode.
Ce qui nous a frappé dans les écrits les plus récents qui ont été publiés sur la matière de la suggestion et qui étaient tous plus ou moins destinés au public (conférences, lectures) articles de Revue, etc.), c’est qu’au lieu de s’appuyer tout d’abord sur les faits les plus élémentaires et les plus grossiers (comme s’ils étaient par trop connus, tandis qu’ils sont absolument ignorés), on a surtout cherché à mettre en relief les faits les plus extraordinaires et les plus saisissants pour l’imagination. Rien de plus facile à comprendre. Celui qui s’adresse au public cherche surtout le succès : il aime bien sans doute la vérité pour elle-même ; mais il n’est pas fâché non plus que la vérité soit pour lui un moyen de faire de l’effet. Plus il prépare son auditoire ou son lecteur, plus l’effet est affaibli ; moins il le prépare, plus l’effet est grand. A part même ce petit calcul inconscient et innocent de la vanité, une autre raison de cette méthode, c’est que, soit que l’on parle, soit que l’on écrive , on dispose généralement de très peu de temps et de très peu de place. Or celui [p. 102, colonne 1]qui a des choses importantes à dire, et nouvelles et rares, aime mieux employer ce temps et cette place à son véritable sujet, à savoir ses propres recherches, que de les perdre en retours et en préparations qui lui ‘paraissent inutiles et ennuyeuses. Nous ne faisons donc un crime à personne d’un procédé presque inévitable ; mais nous pouvons dire que cette tendance à mettre surtout en relief l’extraordinaire et l’inattendu, excellente au point de vue littéraire et dramatique, a beaucoup d’inconvénients an point de vue scientifique : car, d’un côté, l’étonnement, quand il est trop violent, incline l’esprit au scepticisme et éloigne de l’examen. Ce qui a si longtemps éloigné du magnétisme les esprits éclairés, c’est précisément le merveilleux et le mystérieux. Or, quoique les faits nouveaux s’appuient ou croient s’appuyer sur une méthode vraiment scientifique, cependant leur ressemblance avec ceux du magnétisme tend à produire une disposition analogue, c’est-à-dire une disposition à l’éloignement et à l’hostilité. En même temps, par un effet réciproque et contraire et qui n’est pas moins fâcheux, il arrive que chez d’autres personnes ces phénomènes singuliers dont on ne devine pas la cause apparaissent avec le même prestige d’inconnu et de mystérieux que les phénomènes du magnétisme. Les uns conduisent aux autres ; et le public, qui n’est pas versé dans les méthodes scientifiques, confond bien vite tous les domaines, de sorte que l’on retombe dans le mal que l’on aurait voulu éviter. Ce qui plaît aux hommes en général, c’est l’inconnu. Vous croyez, vous, médecin, parler un langage scientifique : celui qui vous écoute l’interprète dans le sens de son imagination et de son ignorance. Vous avez cru faire avancer votre cause, et vous n’avez produit en réalité que le scepticisme chez les uns, et chez les autres une tendance à la crédulité que les mystificateurs exploiteront.
Il en est de même pour ce qui est des sujets sur lesquels on expérimente. Au lieu de faire porter les expériences sur des malades très caractérisés et chez lesquels des phénomènes physiques incontestables rendent probable la présence de phénomènes mentaux inattendus, au lieu de partir ainsi d’une matière et d’une base solides et de faire des efforts pour rattacher ensuite par degrés à ce point de départ les phénomènes qui paraissent se produire dans des conditions différentes, de manière à rendre intelligibles et à prioriacceptables les faits que l’on veut faire connaître, on cherche, au contraire, toujours pour
augmenter l’étonnement, à séparer ces formes nouvelles des formes antérieures et déjà plus ou moins acceptées : on insiste pour affirmer qu’on n’a pas eu affaire à des hystériques, à des névropathes, pas même à des malades, qu’on a opéré sur des sujets « absolument sains »; et, en ouvrant ainsi le champ à l’indéterminé, on provoque non plus seulement l’étonnement, mais l’effroi. Chacun se tâte pour savoir s’il dort ou s’il [p 102, colonne 2] veille ; on ose à peine regarder les passants dans la rue de peur d’être hypnotisé ; enfin il semble que l’on soit menacé d’habiter une société vouée à l’hallucination universelle. On sent combien de pareilles dispositions sont contraires au sang-froid et à la fermeté d’esprit nécessaire à la science. Rien de plus contraire à l’esprit scientifique que l’indéterminé. La science, au contraire, consiste précisément à conquérir chaque jour un terrain nouveau sur l’inconnu, en rattachant chaque pas nouveau aux pas antérieurs.
Nous croyons, pour notre part, devoir employer une méthode toute différente de celle que nous critiquons. Nous partirons des faits les plus simples et les plus élémentaires pour nous élever aux faits plus complexes et plus délicats, des faits physiques et apparents aux faits psychologiques plus intérieurs et plus difficiles à interpréter (5). De même pour ce qui concerne les sujets : nous partirons des malades chez lesquels ces sortes de phénomènes se produisent avec le plus de facilité et avec les caractères les plus authentiques, les plus susceptibles d’être contrôlés, vérifiés, soumis à des contre-épreuves, associés à des faits physiques précis et concrets ; et c’est par degrés que nous arriverons aux types plus indéterminés, s’éloignant plus ou moins de cette forme fondamentale.
III. – La suggestion à l’état normal.
L’objet de cette étude n’est pas l’hypnotisme en général, avec ses différents caractères et ses différentes formes, mais la suggestion dans l’hypnotisme : c’est ce point qui touche de plus près à la psychologie et dans lequel nous nous renfermons.
On sait maintenant ce que c’est que l’hypnotisme : c’est l’opération par laquelle on provoque artificiellement le sommeil, chez des sujets particulièrement disposés, à l’aide d’une sensation vive et le plus souvent par la fixation du regard. Ce sommeil est accompagné de phénomènes spéciaux plus ou moins caractérisé : anesthésie, analgésie, catalepsie, etc.
Qu’est-ce maintenant que la suggestion ? C’est l’opération par laquelle, dans l’état d’hypnotisme ou peut-être dans certains états de veille à définir, on peut, à l’aide de certaines sensations, surtout à l’aide de la parole, provoquer dans un sujet nerveux bien disposé une série de phénomènes plus ou moins automatiques et le faire parler, agir, penser, sentir comme on le [p. 103] veut, en un mot le transformer en machina. Il y a sans doute des degrés et des formes différentes dans cette sorte d’automatisme ; mais nous le décrivons sous la forme la plus générale.
La théorie de la suggestion a des rapports avec la théorie du magnétisme animal, et primitivement elle en est sortie (6) ; mais elle s’en distingue et par la matière des faits qu’elle invoque et par la nature des explications.
Quant à la matière des faits, il ne s’agit plus ici ni de transposition des sens (par exemple, lire par l’épigastre), ni de la vision à travers les corps opaques, ni de la clairvoyance ou vision de la pensée, ni de la double vue ou vision immédiate de l’avenir. Tous ces faits sont en dehors du débat. Ils sont jusqu’ici considérés connue antiscientifiques ou, du moins, en dehors du domaine scientifique. En tout cas, ils sont ajournés, et ils doivent attendre leur tour, si leur tour doit venir un jour ; mais, bien loin d’y conduire, la théorie de la suggestion hypnotique tendrait plutôt à les éliminer.
Mais c’est surtout quant au fond des choses que la théorie suggestionniste se distingue de la théorie du magnétisme animal. Celle-ci invoquait des agents mystérieux et des causes occultes ; elle croyait à un fluide passant d’un corps à l’autre, à l’action immédiate de la volonté sur l’âme d’un autre homme. La théorie de la suggestion ne fait intervenir, au contraire, que des causes connues et des faits réels. La théorie du magnétisme animal était une théorie mystique et idéale ; le suggestionnisme est une théorie positiviste et expérimentale.
Cette théorie repose sur deux grandes lois bien anciennement connues, mais qui ont pris une extension et une importance de plus en plus grande dans la science moderne, l’une en psychologie, l’autre en physiologie. L’une est la loi de l’association des idées ; l’autre est la loi de l’association des mouvements.
La première se formule ainsi : Lorsque deux idées se sont trouvées ensemble, ou l’une après l’autre, dans un même acte de conscience, si l’une se reproduit par accident, l’autre tend à se reproduire également. En un mot, l’une suggère l’autre. Quelques psychologues écossais, par exemple Th. Brown, avaient même proposé d’appeler cette loi loi de suggestion ; et cette expression eût été beaucoup meilleure que l’autre. Je ne doute pas que ce ne soit de cette origine qu’est sortie l’expression de suggestion introduite par Braid dans la théorie de l’hypnotisme.
La seconde loi, qui est la contre-partie de la première et qui lui correspond au point de vue du corps, c’est la loi de l’association des mouvements. Elle se formule de la même manière que la précédente : Lorsque [p. 103, colonne 2] deux ou plusieurs mouvements se sont produits une ou plusieurs fois ensemble ou l’un après l’autre, ils tendent il se reproduire ensemble, et, plus ils sont répétés, plus l’association devient facile, au point qu’à la longue ils finissent par former une chaîne presque indissoluble. Cette loi n’est autre chose que ce qu’on appelle l’habitude ; mais l’habitude est une expression vague que l’on applique à la fois au physique et au moral : nous la considérons seulement ici au point de vue des mouvements extérieurs. Cette loi des mouvements a été particulièrement étudiée par Érasme Darwin dans sa Zoonomia.
Maintenant ces deux lois peuvent être considérées ensemble et dans leur rapport réciproque ; et de là naissent deux lois secondaires non moins importantes que les précédentes : 1° les idées suggèrent les mouvements auxquels elles ont été primitivement associées ; 2° les mouvements suggèrent les idées qui les ont primitivement précédés.
La première de ces deux lois se vérifie dans un grand nombre de faits qui sont très connus. On sait, par exemple, que l’idée du bâillement suggère le bâillement. Sans doute la vue est bien plus efficace pour produire cet effet : on sait qu’il est difficile de voir bâiller à côté de soi sans être entraîné au même phénomène. On dit que cela se produit par imitation et par contagion ; mais ce sont là des causes vagues et obscures. En réalité, ce qu’on appelle l’instinct d’imitation ou contagion se ramène à l’association des idées : la vue du bâillement suggère l’idée d’une manière sensible ; et cette idée à son tour suggère le fait. Quand l’idée est toute seule, sans être accompagnée de la vue, c’est-à-dire de la sensation vive, la liaison est moins nécessaire ; néanmoins il y a toujours une certaine tendance à reproduire la chose passive, et l’on ne peut penser au bâillement sans éprouver dans les organes qui sont le siège de cette affection un commencement de mouvement qui imite les faits et qui est en quelque sorte le fait lui-même anticipé.
Il en est de même, et bien plus encore, de l’idée de nausées et de ce qui s’ensuit. Quand vous entendez parler de choses nauséabondes, l’idée et les mots tendent à suggérer les choses. C’est ce qu’on exprime en disant : « Vous me faites mal au cœur » ; or le mal de cœur n’est qu’un mouvement vague qui tend au vomissement ; et, suivant que la personne sera plus on moins sensible, plus ou moins nerveuse (par exemple, une femme en état de grossesse), nul doute qu’on ne puisse provoquer le vomissement par la parole. Le conseil que l’on donne aux personnes qui sont sujettes an mal de cœur, c’est d’écarter leur pensée de cet objet ; et cela suffit souvent.
Il y a bien des faits du même genre : par exemple, le fou rire, auquel sont sujets les jeunes gens ou les jeunes filles. On sait combien il leur est difficile d’y résister, non seulement quand ils pensent à quelque [p. 104, colonne 1] chose de risible, mais même à l’idée de rire : la pensée même qu’il ne faut pas rire dans une société sérieuse suffira quelquefois pour provoquer par contradiction le rire lui-même. De même pour la rougeur au visage. Les jeunes filles surtout, on le sait, sont très sujettes à rougir, et souvent même elles en sont très contrariées ; et cependant rien que d’y penser suffit pour les faire rougir. Dites subitement à une jeune fille qui ne rougit pas du tout : « Pourquoi rougissez-vous ? » et la voilà écarlate.
La seconde loi, qui n’est que la réciproque de la première, à savoir la suggestion des idées par les mouvements, est d’une application plus rare et plus difficile. En effet, l’idée étant la plupart du temps la cause, et le mouvement l’effet, il est plus facile de comprendre comment la cause ramène l’effet que de comprendre que l’effet ramène la cause ; car c’est de ce cas qu’il s’agit. Cependant la loi, même dans ce sens, est encore vraie ; et Pascal la connaissait bien lorsqu’il écrivait cette pensée célèbre que Port-Royal avait supprimée et que V. Cousin a retrouvée et rétablie : « Suivez la manière dont ils ont commencé : c’est en faisant tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes. Naturellement même, cela vous fera croire et vous abestira. » Pascal croyait donc, et avec raison, que les mouvements et les attitudes extérieures déterminaient dans l’âme des impressions correspondantes ; et il est certain qu’à moins d’une volonté expresse de résistance, une attitude de respect ou de bienveillance est toujours accompagnée au-dedans d’un commencement de sentiment analogue. ·
En résumé, quatre lois fondamentales : 1° les idées suggèrent les idées ; 2° les mouvements suggèrent les mouvements ; 3° les idées suggèrent les mouvements ; 4° les mouvements suggèrent les idées. Ces quatre lois constituent le fait normal de la suggestion. C’est ce fait qui, grossi, exagéré, rendu exclusif par l’absence de tout contrepoids, dans de certaines conditions physiologiques inconnues, devient la suggestion morbide, c’est-à-dire la base de tous les phénomènes que nous avons à énumérer et à coordonner.
On peut ramener les différentes espèces de suggestions dont les hypnotisés sont susceptibles à trois classes :
1° Suggestions de mouvements ;
2° Suggestions de sensations ou d’hallucinations ;
3° Suggestions d’actes.
Il est évident que les mouvements sont des phénomènes plus simples et surtout plus apparents que les sensations puisque nous les voyons, tandis que, pour les sensations, nous ne pouvons que les conjecturer par voie d’induction et par la parole des hypnotisés. Nous étudierons donc les suggestions de mouvements avant les suggestions de sensations. Quant aux suggestions d’actes, ce sont les plus compliquées de toutes, puisqu’elles se composent non seulement de mouvements,[p. 104] mais encore de sensations, de pensées, de paroles. en un mot que toutes les facultés semblent s’y retrouver, sauf la volonté. Ce sont donc les faits les plus compliqués et par là même les plus sujets à caution. Nous les réserverons pour les derniers.
PAUL JANET.
(L a suite très prochainement).
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De la suggestion dans l’état d’hypnotisme (7)
II.
LES FAITS
Nous avons vu qu’il y a trois classes de suggestions :
Suggestions de mouvements, suggestions de sensations, suggestions d’actes.
Les deux premières classes qui constituent la base solide et positive de la doctrine se rencontrent surtout avec la plus grande facilité chez les hystériques ; c’est donc surtout chez ces malades que nous les considérerons.
Il est important de rappeler que l’hypnotisme hystérique a été décomposé par le docteur Charcot en trois phases principales, qui se présentent avec des aptitudes différentes au point de vue de la suggestion. Ces trois phases sont : la léthargie, la catalepsie et le somnambulisme.
« Dans la léthargie, dit M. Charcot, les tentatives pour impressionner le sujet par voie d’intimation et de suggestion restent en général sans effets.
« Dans la catalepsie, la persistance fréquente de l’activité sensorielle permet souvent d’impressionner le sujet cataleptique et de susciter chez lui des impulsions automatiques variées.
« Dans l’état somnambulique, il est en général facile [p. 129, colonne 2]de provoquer chez le sujet, par voie d’injonction, les actes automatiques les plus compliqués et les plus variés (8). »
Nous croyons pouvoir ajouter à ces règles que c’est surtout dans l’état de catalepsie que réussissent les suggestions de mouvements, et dans le somnambulisme les suggestions de sensations.
I. — Suggestions de mouvements.
Les suggestions de mouvements se font le plus ordinairement par le sens musculaire et quelquefois par la vue.
Les premières consistent en ce que l’opérateur détermine lui-même dans l’hypnotisé certains commencements de mouvement, dont celui-ci a conscience par le sens musculaire et qu’il continue ensuite automatiquement.
C’est ainsi, nous dit M. Paul Richer, qu’en rapprochant les deux mains de la malade comme pour les croiser, les doigts, à peine engagés, achèvent d’eux-mêmes les mouvements et se croisent complètement. (p. 389.)
De même, une attitude communiquée devient la source des mouvements automatiques coordonnés qui exécutent l’action dont la position des membres est l’image. Par exemple, dans l’angle d’une pièce la malade est placée nu-pieds sur les barreaux d’une [p. 130] chaise, et les deux mains saisissant les plis d’un rideau comme dans l’acte de grimper : à peine cette attitude est-elle communiquée, que la malade en un clin d’œil a escaladé la chaise. « La première fois que cette expérience fut tentée, dit M. P. Richer, nul ne savait au juste quel résultat on pouvait attendre, et le mouvement se produisit avec tant de rapidité qu’il dépassa les prévisions de tous les assistants. » (Ibid.)
De même pour l’action de marcher à quatre pattes, de se moucher, etc. Bien plus, si on place les membres dans l’attitude de l’attaque hystérique, on peut provoquer celte attaque, que l’on a du reste heureusement le moyen de conjurer immédiatement par ce que l’on appelle la compression ovarienne.
Un moyen un peu plus complexe de produire le mouvement par suggestion, c’est-à-dire par association, c’est la vue. Comme nous venons de le voir, la catalepsie est susceptible d’une certaine persistance de l’activité sensorielle. Cela étant, la vue d’un objet réveille la série des mouvements qui se réalisent dans l’état habituel et normal. « Si l’on met entre les mains de la malade un chapeau, elle le place sur la tête ; un verre, elle boit ; un balai, elle balaye ; des pincettes, elle s’approche du feu ; un parapluie, elle l’ouvre aussitôt. »
Le caractère automatique de ces différents actes est confirmé par les faits suivants : « On lui présente une boite d’allumettes, elle l’ouvre, en prend une, l’allume ; mais elle se brûlerait si l’on n’avait soin aussitôt de l’éteindre ; car ses doigts sont tout proches de l’extrémité qui flambe, et elle ne les retire pas. Elle allume sa cigarette et se met en devoir de la fumer, mais d’une façon automatique, à la manière des gens qui ne savent pas. Cette expérience prouve que la malade vit sur son propre fonds. Elle use des ressources que lui ont appris l’expérience et l’habitude ; mais elle n’apprend rien de ce qu’elle ne sait pas… Le sujet recommence indéfiniment la même action, détruisant ce qu’il vient de faire pour le refaire encore. » (p. 390- 92.) Si elle se chausse, elle lace et délace indéfiniment les courroies. Elle serre sa main dans un bandage ; puis elle le défait, puis elle le refait, etc. ; ce sont là évidemment des faits de pur automatisme qui ne correspondent à aucun dessein, à aucun désir, à aucune volonté.
Ce principe, que les mouvements suggérés ne se produisent que s’ils sont conformes aux habitudes du sujet (9), explique comment les mêmes expériences peuvent ne pas réussir sur tous les sujets. Par exemple, si l’on croise les mains d’une somnambule, on l’a vue prendre l’attitude de la prière et se mettre à genoux. D’autres expérimentateurs ont contesté ce fait (Demarquay et Girault-Teuton). C’est le cas de rappeler [p. 130, colonne 2] un des principes de Claude Bernard : « Les expériences négatives ne prouvent rien » ; ou, en d’autres termes, les faits négatifs ne détruisent pas les faits positifs. Lorsqu’il se produit ainsi des expériences que l’on appelle contradictoires, cela prouve simplement que l’on ne sait pas quelles sont les conditions qui déterminent le fait, mais non pas que le fait n’est pas vrai. Pour ce qui est de l’expérience en question, il est vraisemblable qu’elle ne peut réussir que sur les malades qui ont une habitude très fréquente de la prière. Autrement, il est facile de comprendre que le fait de croiser les mains n’amènerait pas l’acte de se mettre à genoux ; car les deux actes ne seront pas liés par l’habitude. Si, au contraire, il s’agissait d’une religieuse, tout porte à croire que l’expérience réussirait infailliblement. C’est ainsi que si vous mettez une plume entre les mains d’une malade qui ne sait pas écrire ou qui même n’a pas l’habitude d’écrire, elle ne sait rien en faire. Un objet inconnu ne suggère rien. (Ch. Féré.)
Il est bien entendu d’ailleurs qu’il ne s’agit ici que de mouvements suggérés par commencement de mouvement, mais non pas par la parole. Aussitôt que la parole intervient, vous pouvez en effet susciter des mouvements nouveaux ; mais c’est toujours, au fond, la même chose : c’est l’habitude d’associer telle idée à tel son, et la liaison naturelle de telle idée et de tel mouvement. Les actes suggérés, même dans ce cas, ne se composent que de mouvements dont on a l’habitude, et probablement les expériences ne réussiraient pas si l’on dépassait ce cercle.
C’est encore à la suggestion par la vue qu’il faut rapporter les mouvements par imitation, si l’on exécute devant le sujet une série quelconque de mouvements.
« La malade, transformée en véritable automate, reproduit avec précision tous les mouvements dont l’image vient impressionner sa rétine. Elle se comporte à la façon de l’image de l’observateur reproduite dans une glace. Cette comparaison est d’autant plus vraie que, le plus souvent, aux mouvements des membres gauches de l’expérimentateur correspondent des mouvements semblables, mais exécutés par les membres droits de la malade. En un mot, elle est une véritable image de miroir, mais d’un miroir qui réfléchit le mouvement avec un retard fort appréciable, occasionné par le temps de l’action nerveuse. » (p. 387.)
Aux mouvements précédents ajoutons maintenant les mouvementscontrariés. Nous empruntons celle expérience assez caractéristique à la conférence de M. le docteur Brémaud au cercle Saint-Simon :
« Mettant en catalepsie M. Cr…, j’imprime à son bras droit un mouvement rythmé d’avant eu arrière et d’arrière en avant ; et, après avoir déterminé cinq oscillations complètes, j’abandonne le bras à lui¬même.Vous le voyez, le mouvement continue automatiquement. J’imprime au bras gauche et à la tête un mouvement de rotation d’extension et de flexion ; et [p. 131, colonne 1] tous ces mouvements, une fois provoqués, persistent avec leur régularité première (p. 58 de la conférence dans le Bulletin du Cercle Saint-Simon, 2° année, n° 1). »
Cette expérience est intéressante, parce qu’on sait combien, dans l’état normal, il est difficile d’exécuter le mouvement de rotation en sens inverse des deux bras. Elle semblerait donc déjouer la simulation.
Une autre espèce de mouvements suggérés, ce sont les mouvements de la physionomie. On peut, en imprimant aux membres telle ou telle attitude, provoquer ainsi dans la physionomie l’expression correspondante. « Une attitude tragique imprime un air dur à la physionomie ; le sourcil se contracte. Si l’on approche les deux mains de la bouche comme dans l’acte d’envoyer un baiser, le sourire apparaît immédiatement aux lèvres. » (P. Richer, p. 365.) Des photographies nous représentent à la fois ces attitudes et ces expressions (10).
Le phénomène inverse est encore plus remarquable : en provoquant, par l’électrisation des muscles de la face, diverses expressions de physionomie, on voit se produire des attitudes correspondantes. Par exemple, si vous excitez le muscle de la terreur, le sujet manifeste aussitôt une attitude de terreur ; si le muscle de l’étonnement, une attitude d’étonnement. Nous avons-nous-même assisté à cette expérience (11).
Inutile de dire que tous les mouvements dont nous venons de parler, et qui sont provoqués par le sens musculaire ou par la vue, se reproduiraient encore plus facilement par la parole, au moins dans l’état de somnambulisme, car je doute qu’il en soit ainsi dans l’état de catalepsie. Autrement, le somnambule obéit à tous les ordres que l’on peut lui donner. C’est ici que se présente la grande question de savoir si c’est la volonté de l’hypnotiseur qui commande immédiatement et directement à l’hypnotisé, ou si elle ne s’exerce que par l’intermédiaire de la parole et des sons, qui sont les vraies causes occasionnelles et déterminantes des mouvements. C’est ici la limite qui sépare la théorie suggestive de la théorie du magnétisme animal. Les magnétiseurs affirmaient que c’était leur volonté qui directement, ou par l’influence d’un fluide inconnu, se transmettait à la pensée du somnambule. Cette doctrine consiste donc à admettre la transmission directe de la pensée sans l’intermédiaire des signes. Les suggestionnistes croient, au contraire, que la volonté, n’agit que par l’intermédiaire des signes et que c’est simplement par association des signes avec les actes représentés par ces signes que ces actes se produisent. Le docteur Alexandre Bertrand, qui [p. 131, colonne 2] le premier a ‘introduit l’esprit critique et scientifique dans l’étude des phénomènes magnétiques, a constaté plusieurs fois par l’expérience que le somnambule obéit à l’ordre exprime et non à l’ordre mental, lorsqu’il y a contradiction entre les deux ; c’est même un des premiers faits qui ont suscité la doctrine de la suggestion. Disons cependant qu’il y a des médecins qui maintiennent comme fait réel la transmission des volontés purement mentales (12). Mais nous écartons ici cet ordre de conceptions. On sait que récemment l’art de lire la pensée a été expliqué par l’auteur même des expériences, M. Cumberland, par le moyen de signes imperceptibles en apparence, mais sensibles à un toucher délicat. Ici encore, c’était l’idée qui déterminait le mouvement.
Si l’on peut suggérer le mouvement, on doit pouvoir aussi suggérer le contraire ; et en effet nous voyons citer des exemples de paralysie suggestive (13). On suggère au malade qu’il ne peut plus mouvoir son bras ou sa jambe ; et peu ù peu, malgré la résistance, le membre prend plus en plus de lourdeur et finit par devenir complètement immobile. On peut également suggérer à la malade qu’elle est muette ou provoquer une cécité ou une surdité partielle (d’un seul œil, d’une seule oreille) (14).
Le docteur Bernheim cite aussi des cas de catalepsie suggestive, c’est-à-dire de catalepsie obtenue sur un sujet qui n’est pas cataleptique. « Si je dis : – Votre bras reste en l’air, vous ne pouvez plus le baisser, – il reste alors fixé, chez les uns facile à déprimer et retombant à la moindre pression, chez les autres contracturé. Je lève les deux bras ; je lève une jambe : ils entrent dans l’attitude imprimée. » (Bernheim, p. 14.)
Inutile de dire que ces états cessent par le même moyen. Même la paralysie spontanée, lorsqu’elle est purement nerveuse, peut se guérir par voie de suggestion. Il est à ma connaissance personnelle qu’une jeune fille de quatorze ans, atteinte de paralysie depuis plus d’un mois, a été guérie en un instant par M. le docteur Charcot à l’aide d’une intimation soudaine. Il la fit sortir de force du lit où elle était immobile, et, l’ayant placée sur ses pieds, il lui dit : Marchez ; et elle marcha. C’est un exemple de guérison miraculeuse qui en explique beaucoup d’autres. Sans pousser outre mesure le principe de la médecine suggestive, comme on le fait peut-être un peu trop à Nancy, il n’y a pas lieu de mettre en doute, par exemple, la possibilité des purgations suggestives. On sait depuis longtemps qu’un médecin purgeait avec des pilules de mie de [p. 132, colonne 1] pain. Les incrédules à l’homœopathie expliquent les succès de cette sorte de médication par l’influence suggestive. On trouve, du reste, des faits de ce genre non seulement dans M. le docteur Bernheim (la Suggestion à l’état de veille), mais encore dans la communication faite à la Société médico-psychologique par M. le docteur Taguet, et cela sans ombre de protestation ni d’objection de la part d’aucun membre de la Société (Annales médico-psychologiques, mars 1884, p. 325).
Au reste, l’influence de l’imagination sur la guérison des maladies est un fait depuis longtemps connu. Par exemple, dans un vieil ouvrage de Thomas Fyens, célèbre médecin du XVIIe siècle, intitulé De viribus imaginationis, je lis le curieux passage suivant : « Pompenat a osé écrire dans son livre de Incatationibusque ceux qui ont recouvré la santé par le culte des reliques n’ont obtenu ce résultat que par l’effet de leur imagination et de leur croyance, au point que, s’ils portaient sur eux on s’ils allaient adorer des os de chien, croyant que ce sont les ossements des saints, ils ne laisseraient pas que de recouvrer néanmoins la santé. Bien plus, le même Pomponat et d’autres encore croient que la simple parole suffit pour guérir les maladies(15). » On voit que les phénomènes de la médecine suggestive sont depuis longtemps connus.
Tels sont les faits qui se rattachent à la première classe de suggestions, à savoir les suggestions de mouvements. Nous avons à entrer maintenant dans l’analyse de faits plus complexes et plus délicats: les suggestions de sensations et les suggestions d’actes.
PAUL JANET.
(La suite très prochainement.)
[p. 178, colonne 2]
De la suggestion dans l’état d’hypnotisme (16)
(Troisième article)
De la suggestion des mouvements passons maintenant à des faits plus complexes : la suggestion des sensations et la suggestion des actes.
I. – Suggestion de sensations.
« Dans l’état cataleptique, dit M. Paul nicher (et à plus forte raison dans l’état somnambulique), la persistance de l’ouïe permet à l’observateur d’impressionner [p. 179, colonne 1] le sujet non seulement par des bruits variés, mais par des paroles dont la signification peut faire naître les hallucinations les plus diverses (p. 394). »
Un fait remarquable, signalé par M. Richer, c’est qu’aussitôt que l’hallucination parait, l’état cataleptique cesse : le sujet peut exécuter tous les mouvements en rapport avec son hallucination ; et réciproquement, aussitôt que l’hallucination disparaît, l’état cataleptique revient aussitôt.
Les hallucinations peuvent être provoquées de trois façons différentes : ou à l’aide d’un objet réel dont on change la nature ; ou sans aucun objet et par la parole seule ; ou enfin indirectement et par association d’idées.
1° On donne au sujet un flacon rempli d’eau et on lui dit de le respirer en lui suggérant que c’est un flacon d’ammoniaque : à peine l’a-t-elle rapproché de son nez, qu’elle le repousse en disant qu’elle ne peut le supporter. Au contraire, vous lui donnez un flacon d’ammoniaque en lui disant que c’est de l’eau pure : elle le respire facilement et peut le garder en quelque sorte indéfiniment sous ses narines, quoique tout le monde sache que l’ammoniaque est presque irrespirable au delà d’un temps extrêmement court.
2° On peut obtenir les mêmes effets sans aucun flacon et par la simple parole, en faisant seulement le geste de lui donner quelque chose : Voilà un flacon d’ammoniaque ; elle le repoussera avec horreur. Voilà une rose ; elle la respirera avec délices.
3° Enfin l’hallucination se produit aussi indirectement et par association d’idées, comme dans l’exemple cité par M. Ch. Richet : « Lorsque j’endormis miss C., cédant à son désir, je la fis voyager sur un steamer allant à New-York ; la vue du vaisseau lui inspira un véritable enthousiasme : « Entendez-vous comme il siffle ? » Mais bientôt elle pâlit et, rejetant la tête en arrière, eut de véritables nausées comme si elle avait ressenti le mal de mer. » De même, dans les exemples précédemment cités, les hallucinations de la vue provoquaient des hallucinations de l’odorat.
On comprend que l’hallucination peut être accompagnée d’actes correspondants, et nous entrerions ici déjà dans la troisième question, la suggestion des actes ; mais nous n’aborderons pas encore cette question en elle-même et nous nous contenterons seulement de citer les actes comme preuves et comme signes d’hallucinations. En voici de nombreux exemples empruntés au livre de M. Paul Richer.
« Pendant que B … est en état cataleptique, on attire son regard et, le dirigeant à terre, on lui dit qu’elle est dans un jardin rempli de fleurs. Aussitôt l’état cataleptique cesse ; elle fait un geste de surprise, sa physionomie s’anime : « Qu’elles sont belles ! » dit-elle, et, se baissant, elle cueille les fleurs, en fait un bouquet, le met à son corsage, etc.
Pendant qu’elle se livre à sa cueillette imaginaire [p. 179, colonne 2] on lui fait remarquer qu’une grosse limace se trouve sur la fleur qu’elle tient à la main : elle regarde ; l’admiration aussitôt fait place au dégoût ; elle rejette la fleur et s’essuie avec persistance la main à son tablier.
« L’hallucination peut indifféremment intéresser tous les sens soit simultanément, soit séparément. »
4° On peut, pour les sensations comme pour les mouvements, provoquer le phénomène que M. le doteur Dumontpallier appelle le dédoublement cérébral, c’est-à-dire décomposer et dédoubler l’expression de la physionomie à l’aide de la suggestion simultanée des deux sensations contraires.
5° Comme on peut suggérer la paralysie, on peut aussi provoquer par suggestion l’anesthésie ou l’analgésie. D’ordinaire, à la vérité, cela est inutile ; car le sommeil hypnotique lui-même amène généralement et naturellement ces phénomènes. Mais dans les sujets où l’anesthésie n’existe pas spontanément, on peut la développer par suggestion : « Voici un sujet hypnotisé, dit le docteur Bernheim, je le pique avec une épingle : il réagit vivement ; je débouche un flacon d’ammoniaque : il contracte ses narines et manifeste l’impression perçue. Alors je lui di : Vous ne sentez plus rien, tout votre corps est insensible ; je vous pique ; vous ne le sentez pas ; je mets de l’ammoniaque devant votre nez, vous ne percevez absolument rien. Chez beaucoup l’anesthésie survient ainsi par suggestion. Quelquefois l’anesthésie cutanée s’obtient seule à certain degré : les muqueuses olfactives et oculaires restent réfractaires à la suggestion. » (Bernheim, p. 13).
6° Le docteur Bernheim cite encore des hallucinations qu’il appelle rétroactives et qui sont comme des hallucinations de la mémoire.
« Je dis à une de mes somnambules: Vous vous êtes levée dans la nuit. Elle répond : Mais non. J’insiste et je lui dis : Vous vous êtes levée quatre fois, et la quatrième fois vous êtes tombée sur le nez. Cela est certain, et, quand vous vous réveillerez, personne ne pourra vous faire croire le contraire. A son réveil je lui demande : Comment cela va ? – Bien ; mais, cette nuit, je me suis levée quatre fois ; même je suis tombée et je me suis fait mal au nez. Je lui réponds : Vous avez rêvé cela. Elle persiste dans son affirmation (p. 98). »
Le même auteur parle aussi de suggestions négatives. « Un jour, je me trouvais chez le docteur Liébault, il suggéra à une femme endormie qu’à son réveil elle ne me verrait plus : je serai parti, ayant oublié mon chapeau. Quand elle se réveilla, je me plaçai en face d’elle. On lui demanda : Où est le docteur Bernheim ? Elle répondit : Il est parti ; voici son chapeau, p. 27 (17). »
Mais ces deux ordres de faits sont beaucoup plus compliqués que les précédents parce qu’ils ont rapport non seulement au sommeil, mais à la veille ; tandis [p. 180] que nous en sommes encore aux faits les plus simples, à sa voir les hallucinations du sommeil.
Un autre ordre de recherches et d’études toutes récentes sur les suggestions de sensations concerne ce que l’on a appelé avec quelque justesse les hallucinations objectives. Ces expériences, qui sont des plus curieuses, ont tout au plus un au ou deux de date et viennent d’être exposées de la manière la plus intéressante dans la Revue philosophique(1er mai 1844, l’Hallucination, par A. Binet).
L’origine de ces recherches est une observation curieuse et déjà ancienne due au médecin anglais Browster.
Voici en quoi elle consiste. On sait que, lorsque dans l’état normal nous exerçons une pression sur le globe oculaire, nous voyons les objets doubles. Le docteur Browster, ayant eu l’idée d’exercer cette pression sur un halluciné naturel, s’aperçut que le même phénomène se produisait, c’est-à-dire que l’halluciné voyait double l’objet qui n’existait pas. Cette expérience si curieuse resta longtemps oubliée ; elle fut renouvelée et confirmée de nos jours par les observations de MM. Prosper Despine, Ball et autres aliénistes.
Cette expérience est le point de départ de celles que nous avons à mentionner. On a eu l’idée de remplacer la pression oculaire par un instrument d’optique, par exemple le prisme. Telle est l’expérience de M. Ch. Féré. « Pendant le sommeil hypnotique, dit-il, ou pendant la catalepsie, on inculque aux malades l’idée qu’il existe sur une table de couleur sombre un portrait de profil ; à leur réveil, elles voient distinctement le même portrait. Si alors, sans prévenir, on place un prisme devant un des deux yeux, immédiatement le sujet s’étonne de voir deux profils, et toujours l’image fausse est placée conformément aux lois de la physique. Deux de ces sujets peuvent répondre conformément dans l’état cataleptique. Ils n’ont aucune notion des propriétés du prisme ; d’ailleurs on peut facilement leur dissimuler la position précise dans laquelle on le place ; et il est aisé de les rapprocher assez de la table pour que celle-ci ne soit point elle-même doublée, ce qui pourrait servir d’indice (18). »
Cette première expérience a été développée tout récemment de la manière la plus variée et la plus ingénieuse par M. A. Binet, qui nous donne le résultat de ses recherches dans la Revue philosophiquedu 1er mai 1884.
D’abord et sans l’intermédiaire d’aucun instrument, on peut s’assurer que l’objet hallucinatoire suit toutes les lois de l’optique normale. Si l’on s’approche, l’objet grandit ; si on s’éloigne, il diminue. « Si on fait apparaître un portrait sur un carré de carton blanc, la malade est capable de retrouver ce carré au milieu de [p. 180, colonne 2] cinq ou six autres; si on· lui présente le carré renversé, elle voit le portrait la tête en bas et le redresse ; si le carré est renversé selon ses faces, elle le retourne (19). »
Voici d’autres expériences plus compliquées :
1° La lorgnette. « En se servant d’une jumelle ordinaire, on voit les objets se rapprocher ou s’éloigner selon que l’on place devant l’œil l’oculaire ou l’objectif de la jumelle. Nous avons réussi à produire ce phénomène chez nos trois hypnotiques. On suggère la présence d’un chat ou d’une souris sur une table ou sur un mur : le sujet voit ces animaux se rapprocher ou s’éloigner suivant le sens de la lorgnette (20). »
2° La loupe. « Si on approche du portrait une loupe, la malade déclare que le portrait est agrandi. On incline la loupe, le portrait se déforme ; on place le papier à une distance égale à deux fois la distance focale de la lentille, le portrait est vu renversé. Cependant cette dernière expérience échoue quelquefois (21). »
3° Le rniroir. « On suggère à l’hypnotique la présence d’un corps quelconque, pigeon, rat, livre, sur un point de la table qu’on indique avec le doigt; en faisant réfléchir ce point de repère dans le miroir, on fait apparaître dans le miroir un second pigeon, un second rat, un second livre. L’expérience réussit toujours. »
Inutile de dire que ces expériences peuvent être variées à l’infini. Ainsi, si la lorgnette n’est pas mise au point, il n’y a pas d’agrandissement de l’image. Si l’on varie la position du miroir en l’approchant, l’éloignant ou l’inclinant de manières diverses, l’image est approchée, éloignée, déviée, toujours comme le veut la théorie optique.
Comment de pareils faits sont-ils possibles ? Comment croire à des phénomènes si contraires aux lois du bon sens ? Comment les lois de l’optique, les lois de la lumière peuvent-elles s’appliquer, et s’appliquer rigoureusement, à un objet qui n’existe pas ? Tant que les phénomènes se passent dans le cerveau, on peut croire que l’illusion tient à des circonstances physiologiques inconnues ; mais comment la nature extérieure se fait-elle complice de ces illusions ? Comment une lorgnette, une loupe, un miroir obéissent-ils aux fantaisies de l’imagination ?
On pourrait se dispenser de donner une théorie de ces faits. La première chose est de savoir s’ils sont vrais ; on les expliquera plus tard comme on pourra. Cependant on sait combien il est utile, même pour l’étude des faits, d’avoir à sa disposition une [p. 181, colonne 1] hypothèse qui les rende intelligibles, car l’esprit n’aime pas travailler au hasard et à l’aveugle ; l’inconnu et l’absurde nous font peur, et nous nous en défions naturellement ; d’ailleurs l’hypothèse suscite des expériences nouvelles. Il était donc important de ramener à quelque explication les phénomènes précédents. Voici celle que nous propose l’auteur de ces expériences et elle nous paraît très plausible.
L’auteur distingue trois espèces d’hallucinations : les hallucinations internes (ou purement cérébrales), les hallucinations subjectives (qui auraient leur origine dans les organes des sens), et enfin les hallucinations objectives, qui ont leur origine dans quelque objet externe transformé et transfiguré par l’imagination. Or celles dont il est question dans les expériences précédentes sont de ce troisième genre. Quant aux deux autres classes, l’auteur ne parait ni en nier ni en affirmer l’existence. Il dit seulement que s’il y a des hallucinations qui ne se prêtent pas à ses expériences, c’est qu’elles seront alors soit internes, soit subjectives. Depuis longtemps déjà les aliénistes distinguaient précisément entre les illusions et les hallucinations, réservant le nom d’hallucinations à celles qui sont purement internes, et appelant illusions celles qui ont pour point de départ un objet réel transformé. Ce sont ces sortes d’illusions que M. Binet appelle hallucinations objectives. Seulement, au lieu d’un objet réel bien déterminé et tout ù fait concret comme une chaise, une table, un chapeau, il croit suffisant, pour déterminer une hallucination, de prendre un point visuel fixe, par exemple tel point sur une table, sur un mur, sur un carton blanc. C’est ce point visuel (d’ordinaire marqué au crayon ou à l’encre, mais qui peut être aussi simplement désigné par le doigt), qui devient le point de départ de la suggestion. Vous dites : regardez ce point, voilà un papillon. C’est le point lui-même qui est transformé en papillon. Or ce point est une réalité physique soumis aux lois de l’optique : c’est lui qui est grossi, rapetissé, éloigné, dévié. On s’expliquerait ainsi que la nature extérieure devienne en quelque sorte la complice de l’hallucination. C’est elle, comme dirait Kant, qui fournit la matière, et l’halluciné y ajoute la forme. Ce qui donne d’ailleurs à celle théorie un assez haut degré de probabilité, c’est que, si l’on éloigne le miroir, par exemple de manière à ce que le point de repère, le point fixé d’avance ne puisse plus être réfléchi, le sujet cesse de voir le double de l’hallucination : c’est donc en réalité le point de repère qu’il aperçoit dans le miroir et dont il interprète l’image, comme il le fait pour le point lui-même.
Mais ici un doute se présente naturellement à l’esprit, comme, du reste, dans tout ce qui concerne l’hypnotisme ; c’est le point noir de la question : à savoir la possibilité de la simulation. Nous avons réservé cette question jusqu’ici parce que c’est maintenant [p. 181,colonne 2] que nous sommes le plus en mesure de la traiter et de la discuter. Nul doute ne peut s’élever sur l’authenticité des expériences précédentes. Les expérimentateurs sont habiles et exercés ; les expériences ont eu lieu à la Salpêtrière, dans le milieu le plus sérieux et le plus exercé aux recherches de ce genre. Mais enfin, on peut être trompé partout ; et l’on sait très bien qu’on l’a été souvent. Nous ne pouvons pas approfondir ce point comme il le mériterait ; bornons-nous aux points les plus essentiels.
II. – La simulation.
Quelques bons esprits, parmi les médecins aussi bien que parmi les philosophes, seraient assez portés à dire des hypnotisés ce que Descartes disait des sens : Ils nous trompent quelquefois, donc ils peuvent nous tromper toujours. Mais Descartes lui-même reconnaissait que son doute était hyperbolique et n’était qu’une méthode. De même, dans la science, rien de plus utile que le doute ; mais un doute systématique, un doute à priori qui enveloppe d’avance tous les faits sous l’inculpation de falsification et de mensonge parce que souvent en effet, dans la réalité, le mensonge et l’illusion ont pris la place des faits, un tel doute serait aussi peu scientifique que la crédulité absolue. La vraie méthode, à la fois philosophique et scientifique, est de connaître l’objection, de l’avoir toujours présente aux yeux et d’en mesurer la valeur en déterminant des moyens de contrôle et de vérification qui puissent déjouer la simulation et assurer l’authenticité des faits. Après tout, on n’opère pas autrement dans toutes les sciences expérimentales. Il peut toujours arriver que l’on soit dupe sinon de la nature, qui ne trompe pas, du moins de sa propre imagination, qui tend toujours à nous tromper. Partout il faut des précautions pour écarter l’erreur et la chimère. Il n’en est pas autrement dans la question de l’hypnotisme. Ici, à la vérité, il y a un facteur nouveau : c’est la volonté de l’hypnotisé. Il y a donc une double série de précautions à prendre, et contre nous et contre lui; mais le problème, pour être plus difficile, ne devient pas par lit insoluble. Il faut seulement multiplier les épreuves de contrôle.
Faisons d’abord la part de l’objection. Non seulement la simulation est possible, mais il faut toujours la présumer, car les malades les plus accessibles à l’hypnotisme, à savoir les hystériques, sont en même temps les plus disposées et les plus aptes à la simulation. C’est ce qui est constaté par les auteurs mêmes de nos expériences.
« Tous les auteurs se sont plu a insister, dit M. Paul Richer, sur la tendance incroyable qu’ont les hystériques à simuler. »
« Un trait commun les caractérise, dit Tardieu ; c’est la simulation instinctive, le besoin invétéré et incessant de mentir sans intérêt, sans objet, uniquement pour [p. 182, colonne 1] mentir, et cela non seulement en paroles, mais en actions. L’amour de la notoriété, du merveilleux, du surnaturel, est porté chez les hystériques à un degré qui reste au-dessus de tout ce qu’on peut imaginer. » (p. 357.)
« Le besoin de mentir et de tromper, dit M. Binet, et cela sans aucun intérêt, pour le plaisir, est si fréquent chez les hystériques, qu’on pourrait en faire un symptôme de cette névrose. » (p. 489.)
Ainsi l’écueil est connu ; il est dénoncé par ceux-là mêmes qui ont fait la plupart des expériences citées. Évidemment, ils ont dû prendre des précautions. Or ces précautions sont nombreuses et, on peut le dire, décisives.
Et d’abord les dernières expériences, celles de l’optique hallucinatoire, sont par leur nature même au-dessus de toutes les tentatives de simulation, car le malade ne peut pas savoir d’avance ce qu’il doit voir suivant les lois de l’optique. Bien entendu, par exemple, que, lorsqu’on lui présente une lorgnette, ou a cherché à lui dissimuler la différence de l’oculaire et de l’objectif en enveloppant la lorgnette dans une armature de carton qui ne permet pas de distinguer le petit bout du gros bout. La malade ne sait donc pas de quel côté elle regarde (notez qu’elle ne sait même pas qu’il y a là une lorgnette). Cependant, infailliblement elle voit l’objet se rapprocher dans un sens et s’éloigner dans l’autre. « J’ai fait l’expérience plus de mille fois, dit M. Binet ; elle a toujours réussi. » L’expérience du prisme de M. Ch. Féré n’est pas moins probante ; car non seulement la malade ne connait pas les propriétés du prisme, mais, quand même elle les connaitrait, elle pourrait tout au plus savoir d’avance que le prisme double les objets et même qu’il dévie et déplace la seconde image ; mais comment saurait-elle d’avance à quel endroit précis doit se trouver cette seconde image ? car aucun de nous ne le saurait d’avance et avant l’expérience. Comment saurait-elle aussi à quelle distance précise la loupe renverse les objets ? Et le miroir étant placé dans toutes sortes de positions, comment, sans savoir l’optique et même la sachant, pourrait-elle fixer avec précision toutes les places et les formes de l’objet fictif dans le miroir ? Comment encore, dans l’expérience du prisme, saurait-elle que l’objet est doublé, tandis que la table ne l’est pas ? etc. La malade, évidemment, ne sait rien de tout cela, puisque l’expérimentateur lui-même serait embarrassé de répondre avec précision à ces différentes questions et qu’il doit d’abord étudier et résoudre Je problème pour lui-même géométriquement avant de le soumettre à l’esprit du malade.
En général, on est très armé à la Salpêtrière contre la simulation. Voici l’énumération des moyens de vérification et de contre-épreuve que l’on a à sa disposition :
« 1 ° L’anesthésie généralepeut acquérir une importance [p. 182, colonne 2] capitale chez les malades qui sont, à l’état normal, anesthésiques partielles (hémianesthésiques) ;
« 2° L’hyperexcitabilité musculaire, qui permet de faire contracter les muscles soit par l’excitation directe, soit par l’excitation des rameaux nerveux qui les innervent, ne saurait être l’objet de la simulation de la part de sujets qui ne peuvent connaître l’anatomie et la physiologie des muscles, encore moins la distribution des nerfs et leurs propriétés physiologiques ;
« 3° L’attitude cataleptiquene saurait être gardée par un homme à l’état normal au delà d’une durée facilement appréciable et que les malades dépassent de beaucoup ;
« 4° L’influence de la lumièresur la catalepsie, qui, par la simple occlusion des paupières, se transforme en état léthargique avec hyperexcitabilité musculaire ; l’existence simultanée possible de l’hèmiléthargied’un côté du corps et de l’hémicatalepsiede l’autre, suivant l’état d’ouverture ou d’occlusion des yeux, sont autant de faits inattendus qu’une malade ne saurait imaginer.
« 5° L’influence de l’état cataleptiqueprovoqué, à droite, par l’action de la lumière sur l’œil du même coté, et la suppression des fonctions du lobe gauche du cerveau (fonctions du langage) qui en résulte sont des faits que ne peuvent inventer des malades, dont les connaissances physiologiques ne sauraient aller jusqu’aux localisations cérébrales ;
« 6° La façondont les phénomènes d’hallucinations provoquées, d’automatisme, de catalepsie et de léthargie avec hyperexcitabilité, se succèdent et se remplacent sous l’influence de causes connues et toujours les mêmes ; la façon dont chacun de ces différents étals nerveux est susceptible de se limiter à une moitié du corps pendant que l’autre moitié peut être occupée exclusivement par les autres, voilà autant de moyens de contrôle infaillibles qui auraient promptement raison de la plus habile simulatrice (22). »
Tous ces moyens de contrôle ont une valeur incontestable et quand on compare ces épreuves si variées, si complexes, si multiples, avec les expériences vagues, confuses, obscures du magnétisme animal, on ne peut nier que l’on ne soit aujourd’hui sur un terrain infiniment plus solide et véritablement scientifique. Cependant, pour ne pas aller trop vite sur un terrain si glissant, il convient de remarquer que toutes les épreuves précédentes portent plutôt sur les états physiques des hypnotiques que sur les états mentaux qui les accompagnent. Or la réalité des phénomènes physiques du somnambulisme provoqué n’exclut pas nécessairement et absolument l’hypothèse de la simulation pour ce qui concerne les états mentaux : « Somnambulisme et supercherie ne sont pas des termes qui s’excluent forcément, dit M. Binet (p. 490). Il est possible qu’un sujet [p. 183, colonne 1] soit réellement somnambule et profite de l’exaltation des facultés intellectuelles que confère cet état pour simuler certains phénomènes psychiques et tromper le magnétiseur. » – « On ne peut nier qu’il n’y ait des imposteurs, dit M. Ch. Richet, et, pour peu qu’on ait assisté à des scènes de magnétisme, on demeure convaincu, d’une part, que les sujets sont vraiment endormis, et, de l’autre, qu’ils se livrent à des jongleries. Ce sont des somnambules qui simulent (p.166). » On comprend, d’ailleurs, que, s’il est difficile de simuler des faits physiques, il est beaucoup plus facile de simuler des actions, des rêves, des scènes dramatiques, et cela non seulement dans le sommeil, mais, comme on l’affirme aujourd’hui, dans la veille. Il suit de là que plus les faits sont importants, intéressants pour l’ordre moral et social, plus ils deviennent faciles. à simuler et difficiles à prouver. Ceux qui avancent ces sortes de faits ne doivent pas, sans doute, se décourager pour cela; mais ils devraient commencer par reconnaître eux-mêmes la difficulté et ne pas attendre qu’on la leur oppose. Ils devraient multiplier les épreuves et les moyens de vérification et en chercher de nouveaux. Encore une fois, ce n’est pas une raison pour douter à prioride tout ce qui peut être attesté en ce genre ; mais c’est un droit d’être exigeant en matière de preuves, et c’est le devoir de ceux qui s’engagent dans cette voie de reconnaitre ce droit de critique et d’examen. Ajoutons toutefois que si les preuves physiques ne sont pas tout à fait probantes (puisque la fraude peut coïncider avec le sommeil constant), cependant, comme le dit M. Ch. Richet, les preuves morales ont une valeur sérieuse : il est évident que le nombre et la valeur des témoignages ont une grande autorité. Il est difficile de croire à une vaste conspiration universelle de tous les somnambules contre tous les médecins. C’est donc avec réserve, mais sans aucun scepticisme systématique, que nous aborderons la troisième classe de faits, à savoir la suggestion des actes. Mais auparavant éclaircissons quelque peu un autre sujet de doute et d’obscurité en cette matière, à savoir la nature des sujets qui sont susceptibles de présenter les étonnants phénomènes que nous étudions. Nous ne pouvons être qu’assez vague sur cette question, d’abord à cause de notre incompétence, et, en outre, parce qu’il nous semble que l’état de la science elle-même est encore extrêmement vague sur ce point. Il nous suffira de nous faire quelque idée de la question.
VII. – Les sujets hypnotiques.
La base d’opérations la plus ordinaire des expériences précédentes, ce sont les hystériques. Non sans doute que l’hypnotisme soit l’hystérie; toutes les hystériques ne sont pas hypnotiques et toutes les hypnotiques ne sont pas hystériques; mais l’hypnotisme se greffe sur l’hystérie comme sur le tronc le plus favorable à [p. 183, colonne2] son complet développement ; et c’est sur !la base de ce qu’on appelle la grande hystérie (l’hystérie aux quatre périodes, voy. P. Richer, 1e partie) que M. Charcot a établi la doctrine de la grande hypnose ; l’hypnosie aux trois phases ; ibid, 2e partie, ch. V). Il est donc permis de penser qu’il y a une grande affinité entre ces deux états. En tout cas, si l’une est une maladie, il est impossible que l’autre n’en soit pas une, car il y a des symptômes communs. Sans doute il peut y avoir des hypnoses pures, des hypnoses incomplètes, des hypnoses progressant plus ou moins vers l’état normal, comme cela est vrai de l’hystérie elle-même, comme cela est vrai de la folie, comme cela est vrai de toutes les maladies en général ; mais le type pur et complet est une névrose caractérisée. Cela étant, écoutons ce que nous disent les· différents auteurs qui parlent de cette affection, et qui paraissent plutôt préoccupés de la séparer des autres névroses que de l’y rattacher. Par exemple, M. le docteur Bernheim a soin de nous dire à plusieurs reprises que ses sujets ne sont pas des hystériques, ne sont pas des névropathes. Cependant, si nous étudions les seules observations précises et détaillées que contienne sa brochure (ch. IIl) nous voyons : 1 ° observation: fracture de la colonne vertébrale, parésie des membres inférieurs, attaques épileptiformes ; 2° observation : propulsion en avant titubation ; tumeur cérébelleuse ; 3° éclats d’obus à la tête à la bataille de Patay ; 4° hystérique ; 5° gastralgie et rachialgie (douleurs de la moelle). On voit que sur cinq observations il y a un hystérique et quatre autres atteints de troubles nerveux dont trois très graves. On comprend en effet qu’une tumeur, une fracture de la colonne vertébrale, un obus à la tête puissent produire dans le système nerveux un désordre au moins égal à celui de l’hystérie, si ce n’est plus grave encore. Parcourant ensuite les cas dispersés çà et là dans la brochure de M. Bernheim, et dont il ne donne pas du tout le diagnostic exact, je vois toujours que le nombre des hystériques reste en majorité (p. 21, p. 25, p. 27). Les autres sont mal définis, mal caractérisés. On ne nous dit pas combien on a eu de sujets de ce genre et sur combien on avait expérimenté sans succès ; on ne nous dit pas si ce n’étaient pas d’ailleurs des malades, atteints d’antres maladies qui peuvent avoir leur contre-coup dans le système nerveux. On sait que dans la plus légère maladie le sommeil est affecté: quoi d’étonnant qu’il puisse être plus ou moins profondément troublé suivant les troubles généraux du système ? Si un médecin tel que M. le docteur Bernheim est si vague et si peu lumineux sur ce point essentiel, ce n’est pas à un professeur de droit comme M. Liégeois qu’il faut demander des détails précis sur l’état physiologique et pathologique de ses sujets. Il lui suffit que M. le docteur Liébault l’ait averti que ses vingt-cinq sujets n’étaient pas hystériques. Mais n’étaient-ils pas autre chose ? Voilà ce [p. 184] qu’on ne nous dit point. Ce sont des somnambules, nous dit-on : soit ; mais sont-ce des somnambules naturels ou artificiels ? S’ils ne sont pas somnambules, aujourd’hui, ne l’ont-ils pas été dans leur enfance ? Quel est l’état habituel de leur sommeil ? Quel est l’état du système nerveux ? et des autres organes ? Et les antécédents ? l’hérédité ? Pas un mot de toutes ces questions que les médecins étudient toujours avec un si grand soin quand ils veulent se rendre compte d’un accident inattendu ou étrange. Que peut-on conclure d’observations si vagues et si mal définies ? Allons plus loin encore. Voici M. le docteur Brémaud qui, lui, est plus hardi, et qui déclare qu’il a opéré sur soixante sujets absolument sains. Prenant au hasard des jeunes gens qui travaillent (de quinze à vingt-cinq ans), il en a trouvé deux sur neuf qui ont fourni des sujets d’expériences. Soit ; mais comment procède-t-il ? « La première fois, dit-il, qu’on cherche à provoquer ce phénomène chez un nouveau sujet, il m’a paru très utile, pour en faciliter l’apparition, de provoquer tout d’abord un certain état de congestion encéphalique, soit en faisant tourner rapidement le sujet sur lui-même, soit en lui faisant baisser la tête vers le sol. » En d’autres termes, on commence par lui donner une congestion cérébrale. Cela fait, on procède à l’expérience, et on la répète assez souvent pour qu’elle devienne une habitude : « Ne vous étonnez pas de la rapidité avec laquelle les effets hypnotiques se manifestent, les jeunes gens ayant déjà été, à plusieurs reprises, les sujets d’expériences analogues. » Ainsi, provocation par congestion, implantation par répétition. Qu’arrive¬t-il alors ? « Je regarde vivement, brusquement, ce jeune homme ; l’effet est foudroyant, la figure s’est injectée ; l’œil est grand ouvert : le pouls de 70 est passé à 120. » Qu’est-ce tout cela, si ce n’est une maladie provoquée ? et que voulez-vous dire avec vos sujets absolument sains si ce n’est qu’ils se portaient bien avant que vous les ayez rendus malades ? Ne sait-on pas que l’on peut rendre ivre l’homme le plus sobre du monde ? Et chacun de nous n’est-il pas éveillé avant le moment où il s’endort?
Nous ne pouvons nous empêcher de protester contre de pareilles expériences. Comment ! voilà des sujets absolument sains, et chez lesquels vous déposez et cultivez les germes d’une maladie nerveuse qui aurait probablement dormi toujours sans vos provocations ! il y a plus ; non seulement on rend ces jeunes gens malades, mais on les rend malheureux : « M. B… reconnait éprouver un certain sentiment de crainte toutes les fois qu’il me rencontre, n’être jamais complètement à son aise avec moi, et éviter ma rencontre autant que possible, craignant d’être hypnotisé par accident (23). » Ainsi voilà des jeunes gens absolument [p. 184, colonne 2] sains, parfaitement paisibles, livrés à leurs travaux, et dans la vie desquels on jette un trouble, une terreur qui naturellement, suivant la tournure d’imagination du sujet, peut tourner en délire » Mais, dit M. Brémaud, en persuadant les sujets que leur imagination est la seule source de leurs illusions on parvient à les guérir et à les rendre impassibles. » Quoi ? vous ne le leur aviez donc pas dit d’avance ? Vous leur avez laissé croire qu’ils étaient sous l’influence d’une puissance magique, et non d’une loi physiologique parfaitement innocente, du moins on le croit ? Enfin on les détrompe, mais comment ? Par une nouvelle erreur, par un nouveau préjugé. « On remet à chacun de ces jeunes gens une boîte soigneusement enveloppée, et on leur déclare, avec une grande apparence de conviction, que tant qu’ils auront ces objets sur eux, ils seront rebelles à toute influence magnétique, de quelque part qu’elle vienne. » Ainsi on les désensorcèle par le moyen de la sorcellerie; on en fait des pauvres d’esprit après avoir plus ou moins désorganisé leur système nerveux. Je crois que des expériences aussi grossières ne peuvent être approuvées par aucun médecin. Que sur des malades caractérisés, et dans l’espoir de perfectionner le diagnostic et la médication de ces maladies, on procède à certaines expériences délicates que l’on sait inoffensives, le droit de la science peut aller jusque-là. Mais créer des maladies pour les étudier, et les guérir ensuite par le préjugé, cela ne vaut guère mieux que le spiritisme et peut être tout aussi dangereux.
En résumé, dans l’état vague où on nous laisse sur les conditions qui rendent possible l’apparition des phénomènes de suggestion plus ou moins développés, la conclusion qui nous paraît la plus solide est celle qui est résumée par M. le docteur Mesnet dans son travail sur le somnambulisme pathologique (1860) :
« Peu importe la forme, extatique, cataleptique, syncopale, léthargique, somnambulique ; elle ne doit être considérée que comme l’expression de variétés morbides, identiques par leur nature et leur origine, qui germent et se développent sur un fond commun. Quels que soient les désordres observés chez ces malades, on peut toujours les ranger sous deux chefs : 1° un groupe de symptômes fixes, continus, permanents, qui constituent la base de la maladie, tels que l’anesthésie cutanée superficielle ou profonde, l’analgésie, la perte du sens musculaire, la contraction, etc ; 2° un autre groupe de symptômes remarquables par leur mobilité ou leur intermittence se manifestant sous formes d’accès périodiques dans lesquels l’être conscient et voulant disparait. » li ne s’agit dans ce passage que du somnambulisme spontané ; mais les traits peuvent s’en appliquer au somnambulisme provoqué. En définitive, il s’agit d’une névrose relative à certains sujets, qui, quoi qu’on en dise, est rare, difficile à rencontrer, qu’il faut d’ailleurs cultiver et travailler, [p. 185] qui ne se présente la plupart du temps qu’incomplète et par fragments, et qui ne peut donc pas être véritablement un objet d’effroi (24).
PAUL JANET.
(La fin au prochain numéro,)
[p. 198, colonne2]
De la suggestion dans l’état d’hypnotisme (25)
(Quatrième article)
VIII. – Suggestions d’actes.
Les suggestions d’actes sont les plus compliquées de toutes. Elles se composent non seulement de mouvements, mais de sensations, de paroles, de pensées, de manière à former un tout suivi et cohérent absolument semblable (sauf la déraison) aux actes de la veille. Ces sortes de faits sont de tous les plus étonnants, ceux qui devraient être soumis à la critique la plus sévère et à une méthode rigoureuse; ce sont ceux au contraire, que l’on présente avec le moins de [p. 199, colonne 1] précautions, le moins d’études préalables, le moins de précision historique et de diagnostic scientifique. On semble plus préoccupé de provoquer l’étonnement et l’effroi que la persuasion. De tels faits sont très rares chez ceux qui ont étudié scientifiquement la question et qui y apportent le plus de compétence et d’impartialité. Ce n’est pas une raison néanmoins pour les rejeter à priori, et il faut encore ici apporter des distinctions et des degrés.
On distinguera ces sortes de suggestions en trois classes :
1° Les suggestions pendant le sommeil d’actes accomplis dans le sommeil ;
2° Les suggestions pendant le sommeil d’actes à accomplir pendant la veille ;
3° Suggestions pendant la veille d’actes à accomplir pendant la veille.
Pour le premier point, peu ou point de difficultés. Déjà, par le fait même des hallucinations provoquées, on détermine en même temps des actes liés à ces hallucinations. Si l’on dit à la malade qu’elle est dans un jardin, aussitôt elle trouve qu’il sent bon ; elle s’y promène pour cueillir des fleurs ; elle en fait un bouquet, le met à son corsage, etc. On lui fait croire qu’elle est au bain : elle passe alors par toutes les phases du bain ; elle se plonge ; elle a froid ; elle se couvre ; elle remonte (26), etc. Que l’on puisse suggérer une série d’actes plus compliqués encore, cela n’aurait en soi rien de surprenant. Car nous avons ici un autre phénomène intermédiaire qui peut nous mettre sur la voie : c’est le somnambulisme naturel. Or qui est-ce qui distingue le rêve somnambulique du rêve ordinaire ? C’est que le rêve somnambulique est généralement plus cohérent, plus suivi, et que les fonctions de relations, presque entièrement abolies dans le sommeil normal, sont en partie rétablies dans le somnambulisme ; et c’est là même ce qui explique que ce rêve, quoique plus anormal que l’autre, soit en même temps plus cohérent. En effet, le sens musculaire persistant fournit au sujet endormi un fil conducteur qui lui permet de suivre sans s’égarer tout ce qui se rattache à son idée.
Même les autres sens, et notamment la vue, peuvent être en partie ouverts. Tel étant le caractère du somnambulisme naturel, il suffit d’en combiner l’idée avec celui de la suggestion pour comprendre que l’on puisse déterminer des rêves somnambuliques plus ou moins suivis. Il ne faut pas oublier non plus les cas de somnambulisme pathologique, dont nous parlerons plus loin.
C’est ici que viendrait se présenter une question des [p. 199, colonne 2] plus intéressantes au point de vue psychologique. Le somnambule soit naturel, soit provoqué, est-il un simple automate qui vit sur un fonds passé et qui n’obéit qu’aux lois de l’habitude et de la mémoire, ou bien a-t-il encore un principe de spontanéité, de vie normale et d’initiative, qui même se trouverait quelquefois supérieur à ce que présente l’état normal ? Une telle question mériterait bien un examen approfondi. Elle se rattache à la question de la persistance ou du développement des facultés dans le sommeil, à la question des rapports du génie et de la folie, etc. Mais une telle étude nous entraînerait bien au delà de notre sujet et serait elle-même un nouveau travail. Disons seulement que sur cette question les somnologistes ne sont pas d’accord, que pour les uns (M. le docteur Mesnet, M. le docteur Despines) le somnambule est un vrai automate qui ne tire rien de lui-même ; d’autres, au contraire, comme M, Charles Richet, tout en affirmant également l’automatisme, citent des faits qui sembleraient plutôt prouver un développement remarquable de l’intelligence ou tout au moins une faculté mimique extraordinaire.
Telle des malades de M. Ch. Richet, sur la simple suggestion, devient successivement une paysanne, une danseuse, un général, l’archevêque de Paris, etc. Elle parle et elle agit en conséquence, et dans la perfection. Or, lequel d’entre nous, à moins d’être doué d’une faculté spéciale (la faculté de jouer les charades par exemple), pourrait sur-le-champ et sur simple invitation jouer ces différents rôles (27) ? La faculté d’imitation poussée jusque-là devient véritablement de l’invention. Sans doute chacune des phases de ces rêves est déterminée par la suggestion et vient de l’opérateur ; mais le sujet développe le reste et cela en dehors de son expérience normale. Les faits cités par M. Ch. Richet sont donc des plus intéressants, non seulement au point de vue de la question de la personnalité (dont nous ne nous occupons pas ici), mais au point de vue d’une sorte de développement intellectuel provoqué par l’hypnotisme. Je dois dire cependant que ces faits sont très rares et en quelque sorte isolés. Pour la plupart des auteurs, les faits de suggestion se présentent avec un caractère d’automatisme presque absolu ; et ce que nous avons vu nous-même ne donnait pas une autre idée que celle-là. Quoi qu’il en soit de ce point délicat, la vraie [p. 200, colonne 1] difficulté n’est pas dans les suggestions faites pendant le sommeil et accomplies également pendant le sommeil. Elle est dans les suggestions dont l’accomplissement a lieu au réveil.
2° Suggestions pendant le sommeil d’actes à accomplir pendant la veille.
Nous sommes ici en présence de faits bien plus singuliers qu’aucuns de ceux que nous avons résumés et analysés jusqu’ici. Pour en bien faire comprendre la difficulté, je signalerai le fait de ce genre le plus extraordinaire que nous rencontrions dans les auteurs et que j’emprunte à M. le Dr Bernheim (28) :
« Au mois d’août dernier, je dis, pendant son sommeil, au somnambule S… , ancien sergent, le premier mercredi d’octobre : Vous irez chez le Dr Liébault et vous trouverez chez lui le Président de la république qui vous remettra une médaille et une pension… Le 3 octobre, je reçus de M. Liébault la lettre suivante :
Le somnambule S… vient d’arriver chez moi à 11 h. moins 10 minutes. Je l’ai vu saluer respectueusement, puis entendu prononcer Je mot : Excellence. Je lui ai demandé à qui il parlait.- Mais, m’a-t-il dit, au Président de la république. – Quelques jours plus tard, il m’affirma que l’idée d’aller chez M. Liébault lui était venue subitement le 3 octobre, à 10 h. du matin. »
Voilà un fait bien surprenant ; et, quelque confiance que l’on soit tenu d’avoir envers un savant sérieux qui l’atteste, il est certain cependant que de pareils faits devront attendre encore assez longtemps avant d’être admis dans la science à titre de faits démontrés. Cependant, ici encore procédons par degrés, et, au lieu de nous borner, selon l’expression violente de Spinoza, « à un étonnement stupide », essayons de nous rapprocher peu à peu du fait afin de le circonscrire, de le caractériser, et de mettre le doigt par là même sur la vraie difficulté.
Partons d’un fait primitif très simple et on ne peut plus éloigné du cas dont il s’agit. Je veux parler de la persistance de la sensation quelque temps après que la cause qui l’a provoquée a disparu. Par exemple, si on regarde une fenêtre vivement éclairée par le soleil et que l’on ferme brusquement les yeux, on continue à la voir.
Si on applique cette loi à l’hallucination provoquée, qui est une sorte de sensation dont la cause est la parole de l’opérateur, on comprend que cette hallucination, une fois mise dans Je cerveau pendant Je sommeil, puisse encore durer quelque temps au réveil. Si, par exemple, on fait croire à une malade qu’elle a un miroir sous les yeux quand elle ne tient qu’un carton, au réveil, elle continue à prendre le carton pour un miroir et à [p. 200, colonne 2] se voir dedans. (Taguet, Societé rnédico-psychologique, décembre 1883.)
L’expérience la plus curieuse en ce genre est celle du portrait. « Si on fait apparaître un portrait sur un carré de carton blanc, la malade est capable, au réveil, de retrouver ce carré au milieu de cinq ou six autres parmi lesquels on l’a confondu; si on lui présente le carré renversé selon ses bords, elle voit le portrait la tête en bas et le redresse ; si on lui présente le portrait renversé selon ses faces, elle le retourne (29). Donc l’hallucination subsiste au réveil. Combien de temps pourrait-elle subsister ? Il parait que cela est assez long, car les malades font ainsi des collections de papiers blancs qui sont pour elles des collections de portraits et où elles retrouvent toujours la même image.
Si les hallucinations subsistent au réveil, on comprend maintenant que les actes suggérés puissent continuer également à subsister dans l’imagination et à produire, même au réveil, leur accomplissement.
Et d’abord un acte commencé pendant le sommeil peut se continuer au réveil. Le Dr Bernheim dit à un malade endormi : « Vous allez compter jusqu’à 10, et à 6 vous vous réveillerez. » Le sujet compte jusqu’à 6 ; il se réveille, mais continue jusqu’à 10. On comprend, en effet, que le mouvement, une fois donné, se continue au réveil.
Nous comprenons aussi assez facilement qu’une pensée suggérée pendant le sommeil s’accomplisse au réveil quand l’objet auquel elle se rapporte est présent et peut réveiller l’idée, qui, à son tour, réveille l’acte.· « Par exemple, nous montrons, dit M. Ch. Féré, à un somnambule, sur un plan uni, un point fictif que nous ne pouvons retrouver que par des mensurations multiples, et nous lui commandons d’enfoncer un canif sur ce point après son réveil: elle exécute l’ordre sans hésitation, avec une exactitude absolue. » Mais ici le réveil lui présente immédiatement un canif qui doit réveiller instantanément l’idée de l’acte qui y est [p. 201, colonne 1] jointe. Il en est de même si l’on remplace le canif par un prétendu couteau fait en papier et si on ordonne au sujet d’aller en donner un coup ù M. un tel, qui est là présent : ce qu’elle fait avec la même précision et la même infaillibilité
Nous avons nous-même assisté à cette expérience. Elle est évidemment une de celles qui pourraient être le plus facilement simulées, car il ne faut ni beaucoup d’esprit ni beaucoup de force pour faire semblant de tuer quelqu’un. Là encore ce sont les circonstances antérieures qui servent de preuves, car il est certain que la suggestion a été donnée dans l’état somnambulique, et cet état peut ,être constaté par toutes les preuves physiques que nous avons données plus haut. Or, au réveil, la malade ignore complètement tout ce qui a eu lieu à l’état de somnambulisme : elle ne peut donc avoir qu’un souvenir inconscient et par conséquent ne peut pas feindre, car elle ne sait pas ce qu’on veut lui faire foire. La seule difficulté serait donc justement ce point de l’oubli au réveil, qui a été longtemps la caractéristique du somnambulisme, mais qui n’est plus considéré comme absolument et rigoureusement sans exception (voy. Richet, p. 192). Mais cette persistance de la mémoire active est on ne peut plus vague et a elle-même besoin d’être provoquée par l’expérimentateur. Autrement, ce n’est jamais qu’une mémoire inconsciente.
Sans doute l’une des preuves morales en faveur de ces faits, c’est l’accord de tous les expérimentateurs au moins de beaucoup d’entre eux : M. Ch. Richet, M. le docteur Bernheim, M. Ch. Féré, etc. Mais peut-être serait-il possible aujourd’hui d’apporter à cette étude des contre-épreuves plus précises, par exemple, les expériences d’optique hallucinatoires de MM. Féré et Binet, que nous avons relatées plus haut et qui semblent bien être elles-mêmes à l’abri de toute simulation. Or, à l’aide de ces expériences, ne pourrait-on pas souvent vérifier la réalité des faits invoqués ? Si le soldat que M. Bernheim a envoyé à l’échéance de trois mois trouver chez M. Liébault le Président de la république avait été soumis à l’épreuve de la lorgnette, on aurait bien vu si réellement il avait une hallucination ou non. L’épreuve négative n’eût peut-être pas été absolument probante, mais l’épreuve positive l’eût été certainement.
Quoi qu’il en soit, lorsqu’il s’agit du réveil immédiat, qu’une image puisse persister et produire automatiquement l’acte suggéré, les lois connues et antérieurement mentionnées de l’association des idées et des mouvements peuvent conduire jusque- là. Peut-on aller plus loin ? Recueillons sur ce point les témoignages de M. Ch. Richet et de M. le docteur Bernheim.
« De toutes les expériences, la plus caractéristique, dit M. Richet (p. 253), est la suivante. A…. étant endormie, je lui dis : Vous reviendrez tel jour à telle [p. 201, colonne 2] heure. Réveillée, elle a oublié cela et me dit : – Quand voulez-vous que je revienne ? – Quand vous pourrez, un jour quelconque de la semaine prochaine. – A quelle heure ? – Quand vous voudrez. Et régulièrement, avec une ponctualité surprenante, elle arrive au jour et à l’heure indiqués. J’ai fait trois fois cette expérience sur A et quatre fois sur B, et pas une fois elle n’a échoué. »
De même, M. le docteur Bernheirn nous dit : « A S… j’ai fait dire qu’il reviendrait me voir au bout de treize jours à dix heures du matin. Réveillé, il ne se souvenait de rien. Le treizième jour, à dix heures, il était présent. » C’est le même S… que nous avons vu plus haut se rendre au bout de trois mois chez le docteur Liébault et y rencontrer le Président de la république.
Ces faits sont extraordinaires et presque incompréhensibles. Ce n’est pas une raison pour les rejeter ; mais il est intéressant, au point de vue psychologique, de marquer avec précision les points où réside l’inexplicable.
Ce qui m’étonne dans ces faits, ce n’est pas de voir imprégnée et persistant dans le souvenir une image dont on n’a pas conscience : les faits de mémoire inconsciente et automatique sont aujourd’hui trop nombreux et trop constatés pour être l’objet d’un cloute. J’admets, en outre, que ces souvenirs ignorés, comme les appelle M. Ch. Richet, puissent se réveiller à une époque quelconque, suivant telle ou telle circonstance. Je comprendrais encore le retour même à une époque fixe de ces images et des actes qui en sont la suite, si l’opérateur les associait à l’apparition d’une sensation vive ; par exemple : « Le jour où vous verrez M. un tel, vous l’embrasserez », la vue de M. un tel devant servir de stimulant au réveil de l’idée. Mais ce que je ne comprends absolument pas, c’est le réveil à jour fixe, sans autre point de rattache que la numération du temps : par exemple, dans treize jours. Treize jours ne représentent pas une sensation ; c’est une abstraction. Pour rendre compte de ces faits, il faut supposer une faculté inconsciente de mesurer le temps. Or c’est là une faculté inconnue. Ici la filière des analogies est complètement rompue. Tout s’expliquait jusque-là par les lois de l’association des idées, des images et des mouvements; mais nous foisons ici un saut brusque. Aucune association ne peut ici expliquer le fait de compter 13 jours sans le savoir. Nous sommes sur la pente des facultés mystérieuses du magnétisme animal. La théorie suggestive proprement dite est ici en défaut (30). [p. 202, colonne 1]
3° Il nous reste à parler des suggestions faites pendant la veille elle-même et qui sont, par conséquent, indépendantes de l’état de sommeil. Ici le champ des témoignages se restreint encore. Nous n’en avons plus que deux : celui de M. le Dr Bernheim et celui de M. Liégeois. Encore devons-nous distinguer profondément ces deux témoignages, non parce que l’un est médecin et parce que l’autre ne l’est pas – ce qui cependant est déjà une différence importante ; – mais ce qui est beaucoup plus sérieux, c’est que les faits cités par M. Bernheim sont d’un tout autre genre que les faits de M. Liégeois.
En effet, les faits cités par M. Bernheim dans le chapitre consacré par lui à la suggestion pendant la veille (chap. V), ces faits sont exclusivement des phénomènes de sensibilité et de motilité. Ce sont, dans l’ordre même où il les expose : 1° des contractures ; 2° des mouvements automatiques ; 3° le transfert de gauche à droite de l’anesthésie ou de l’analgésie ; 4° le réveil de la sensibilité ; 5° la surdité, etc. Ces phénomènes peuvent être variés indéfiniment, mais, si variés que soient tous ces phénomènes, ce ne sont, je le répète, que des phénomènes purement externes.
Tout autres sont les faits cités par M. Liégeois. Ce ne sont plus des faits physiques dont l’authenticité peut être toujours prouvée ou la simulation déjouée par un médecin compétent. Ce sont des actes complets, cohérents, absolument semblables aux actes de la veille, et cela pendant la veille, et provoqués par des moyens d’action tels que ceux que nous exerçons sur les gens éveillés et en possession d’eux-mêmes. En voici quelques exemples.
« Mme O… est une jeune femme fort intelligente ; elle a reçu une excellente éducation ; elle résiste d’abord énergiquement à toute suggestion ; peu à peu l’hésitation arrive, et finalement la pensée et l’acte suggérés s’imposent à sa volonté défaillante. Je lui suggère l’idée qu’elle me doit mille francs. Elle se récrie. J’insiste ; l’hésitation apparaît, puis la lumière se fait et la conviction se forme. La mémoire revient à Mme O… ; elle reconnaît devant témoins que mon prêt est réel et elle souscrit le billet suivant : « Au 1er janvier prochain… »
Dans une autre circonstance, M. Liégeois nous dit : « Je produis chez Mlle E… un automatisme si absolu, une disparition si complète du sens moral, que je lui fais tirer sans sourciller un coup de pistolet sur sa mère. La jeune criminelle paraît aussi éveillée que les témoins de cette scène. »
Les faits de ce genre dépassent de beaucoup tout ce qui est contenu dans les faits précédents. Nous ne voulons ni les affirmer ni les nier ; mais ce que l’on peut dire, c’est qu’ils sont présentés sans aucun égard [p.202, colonne 2] aux exigences rigoureuses de la méthode scientifique et de l’observation médicale. On fait faire à Mme O… et à Mlle E… des choses extraordinaires. Mais qu’est-ce que Mme O… et ·Mlle E… ? Quel est leur état physique et mental ? Quels sont les antécédents héréditaires ? Sont-ce des hypnotiques ou de simples esprits faibles ? Ont-elles été hypnotisées plusieurs fois et ont-elles par là contracté l’habitude de la suggestion ? Tout le monde peut-il agir sur elles comme M. Liégeois ? ou exerce-t-il sur elles une fascination particulière ? En quoi consiste leur état de veille ordinaire ? Sont-elles habituellement sujettes à l’automatisme, c’est-à-dire à subir passivement l’action des autres ? Quelle différence y a-t-il entre ces deux états ? Comment les fait-on passer, de l’un à l’autre ? voilà bien des questions, et mille autres que nous omettons, auxquelles nous ne trouvons aucune réponse dans M. Liégeois. Et l’objection de la simulation ! Il se la fait à lui-même ; mais il n’y répond que de la manière la plus vague. Combien de fois, dit-il, avons-nous constaté l’insensibilité à la douleur ! Soit ; mais l’avez-vous constatée dans les cas précédents, dans le cas de Mme O… et de Mlle E… ? Comment s’est produite cette insensibilité ? Est-ce en réclamant un billet de Mme O… que vous l’avez rendue analgésique ? L’était-elle auparavant ? Le devient-elle par accident ? On n’en finirait pas si l’on voulait relever toutes les lacunes des expériences de M. Liégeois. Évidemment, au lieu de procéder seul, il eût dû opérer de concert avec un médecin qui lui eût appris les règles de l’observation médicale et de l’expérimentation scientifique. .
Quoi qu’il en soit cependant, des expériences mal faites et grossièrement conduites peuvent être vraies néanmoins, au moins en gros ; et il est possible que certaines personnes, naturellement hypnotiques et prédestinées au somnambulisme puissent être mises dans un état de quasi somnambulisme ressemblant à la veille. On distingue aujourd’hui ces états sous le nom de condition seconde. Peut-être chez certaines personnes la condition seconde, qui n’existe qu’en puissance, peut-elle être provoquée à l’état de veille par une action un peu énergique, si surtout celui qui exerce cette action pendant la veille la déjà provoquée dans l’état de sommeil.
Nous appuierons cette hypothèse d’un fait qui a fait quelque bruit il y a quelques années et qui nous montrera que l’hypnotisme a déjà fait son apparition dans le domaine judiciaire et légal.
Un malade, du service de M. le Dr Mesnet, à l’hôpital Saint-Antoine, avait été condamné en première instance pour outrage à la pudeur sans que l’on eût su ses antécédents pathologiques. M. le Dr Mesnet crut devoir intervenir en sa faveur, et M.. le Dr Motet, qui connaissait le même malade, fut chargé de l’expertise médico-légale. Il soutint que l’inculpé était atteint d’une névrose particulière et présentait deux états : l’un normal, [p. 203, colonne 1] l’autre pathologique ; et que, dans le second état, il n’était pas responsable de ses actes. La Cour le mit en demeure de prouver son assertion, et il la prouva directement par l’expérience faite en chambre du conseil.
« Voici, dit M. le Dr Motet, comment nous avons procédé. D…, avons-nous dit, peut être facilement placé dans l’état de condition seconde. Il suffit de le forcer à regarder fixement pendant quelques instants. C’est ainsi que nous le fîmes entrer dans la période de somnambulisme provoqué, où, cessant de s’appartenir, il était dépossédé de sa volonté et subissait la nôtre. Nous étions enfermés avec quelques-uns de MM. les conseillers dans la chambre du conseil. Lui était dans la salle des prévenus ; nous l’appelons … » .etc. Après l’expérience faite, on le réveille ; il ne se souvient de rien. On le passe alors à M. le Dr Mesnet, qui, de nouveau, le fait passer à l’état de condition secondeet renouvelle l’expérience à son tour. Elle fut si décisive que la Cour, rentrée en séance, rendit immédiatement l’arrêt suivant : « Considérant qu’il résulte de l’examen du Dr Motet que le prévenu se trouve souvent à l’état de somnambulisme… ; attendu que cet examen se fortifie d’une nouvelle expérience faite en chambre du conseil ; que, dans ces circonstances, D… ne saurait être considéré comme responsable, la Cour infirme le jugement et renvoie D… des fins de la plainte. »
On voit que l’état de condition seconde peut être très facilement provoqué chez quelques malades. Peut-être est-ce le cas des sujets observés par M. Liégeois. Ce seraient des états de somnambulisme sans sommeil. Mais ces faits sont trop récents, trop peu nombreux, trop peu contrôlés, pour pouvoir être encore l’objet d’une théorie quelconque.
Quoi qu’il en soit, le fait du somnambulisme provoqué est aujourd’hui incontestable et l’on ne peut disputer que sur les limites. Nous avons essayé de rassembler les faits, de les classer et de les graduer de manière à apporter quelque clarté dans un sujet vague et mystérieux. C’est là un état morbide dont il appartient au médecin de décrire les conditions et de définir les lois ; mais les légistes et les philosophes ont grandement à profiler de ces études.
PAUL JANET.
FIN
Notes
(1) Paris, 1883.
(2) Pour être équitable, il faut citer dans la même voie, et avant Braid, l’abbé Faria : Causes du sommeil lucide, Paris, 1819 ; et le docteur Alexandre Bertrand : Traité du somnambulisme. Paris, 1823.
(3) Consulter surtout : Gazette des Hôpitaux, 6 juin, 23 décembre 1882 ; Société de biologie, 30 décembre 1882 ; Union médicale, 15 et 19 mai 1883.
(4) Nous n’avons pas la prétention de citer tout ce qui a été écrit sur ce sujet. Nous signalons seulement les documents que nous avons eus sous les yeux.
(5) C’est la méthode suivie à la Salpêtrière, et c’est ce qui fait la supériorité scientifique de cette école : « Car, loin de nous lancer à la poursuite de l’extraordinaire, dit M. Paul Richer, nous avons cru mieux servir la science en cherchant surtout les signes diagnostico-physiques et facilement appréciables des divers états nerveux en nous renfermant dans l’étude des faits les plus simples et les plus grossiers, en n’abordant qu’ensuite et avec beaucoup de circonspection les phénomènes plus complexes » (p. 363).
(6) Voir dans l’historique de M. Liégeois la part qu’il faut faire à l’abbé Faria, au général Noiret et au docteur Al. Bertrand dans la théorie de la suggestion.
(7) Voy. le numéro précédent.
(8) Mémoires sur· les divers états nerveux déterminés par l’hypnotisation chez les hypnotiques. (Comptes rendus de l’Académie des sciences, février 1882.)
(9) Encore faut-il distinguer ici entre les attitudes acquises et les attitudes naturelles, comme nous le verrons tout à l’heure.
(10) Ces images sont empruntées à l’lconographie photographique de la Salpêtrière, par MM. Bourneville et Regnard.
(11) Voy. une note sur l’Automatisme cérébral, par M. le docteur Charcot, et M. P. Richer dans la publication anglaise : Journal of nervous and mental Diseases, vol, X, n° 1, January 1883.
(12) Voy. Macario, le Sommeil et les rêves, p. 184; et Annales médico-psychologiques, 1857 : discussion sur les névroses extraordinaires ; témoignage du docteur Lunier.
(13) Nous avons vu l’expérience à la Salpêtrière.
(14) Voir Féré, les Hystériques hypnotiques comme sujets d’expérience en médecine mentale (Archives de neurologie, 1883). – A. Binet, l’Hallucination(Revue philosophique, 1er avril et 1er mai 1881).
(15) De Viribus imaginationis, par Thomas Fiennus. – Leyde, 1615, p. 192.
(16) Voy. les deux numéros précédents.
(17) Nous avons assisté à une expérience semblable à la Salpêtrière.
(18) Féré, Notes pour servir à l’histoire de l’hystéro-épilepsie. (Archives de neurologie, n° 8 et 9, 1882.
(19) Nous avons assisté à cette expérience.
(20) Rien de plus intéressant, au point de vue psychologique, que les réflexions suggérées à la malade par cette singulière hallucination – (p. 483). Elles prouvent que l’intelligence continue, même dans l’état suggestif, à s’exercer suivant les lois naturelles. Mais c’est là un ordre d’idées dans lequel nous n’avons pas à entrer quant à présent.
(21) M. A. Binet essaye de donner l’explication de ces échecs, p. 493.
(22) P. Richer, l’Hystéro-épilepsie, 4e partie, ch. 1er, p. 579.
(23) Société de biologie, séance du 26 avril 1884, p. 280. – De l’abolition des suggestions.
(24) Ce qui prouve la rareté de ces sortes de faits, c’est que l’immense majorité des médecins ne connaissent pas ces faits et ne veulent même pas en entendre parler. L’un des plus compétents en matière d’affections nerveuses, et qui admet la réalité de la plupart de ces faits, l’a dit que, dans une carrière de vingt-cinq ans, il n’a rencontré que six ou sept sujets de ce genre. Dans les hôpitaux de Paris, ces sujets sont tellement rares qu’on les mentionne et qu’on les cite. Qu’il paraît s’en être rencontré beaucoup plus à Nancy dans ces derniers temps, c’est qu’il y a là un médecin, M. le docteur Liébault, qui soigne par la médecine suggestive et qui a pu contribuer par là à développer cette aptitude chez les malades. Il n’est pas impossible que le succès même des expériences ait développé une sorte d’épidémie suggestive, comme il y a eu une épidémie de spiritisme, de magnétisme, de mesmérisme : ce qui prouve d’ailleurs avec quelle délicatesse il faut toucher à ces questions, dans la crainte de produire soi-même le mal que l’on veut découvrir.
(25) Suite et fin. Voy . les trois numéros précédents.
(26) J’ai assiste à cette expérience, et chez un sujet particulièrement doué : or je dois dire qu’il faut lui suggérer séparément presque tous les mouvements de l’action complexe que je viens de décrire et que ce n’est guère en réalité qu’une suite de suggestions de mouvement.
(27) M. Charles Richet oublie de nous dire si la personne en question est douée, à l’état normal, de cette faculté mimique, ou si c’est le produit de l’hypnotisme. De plus, je lui ferai remarquer qu’à la page 237 il y a probablement une faute d’impression. Il parle des objectivations de M … , tandis qu’il doit y avoir : objectivations de A … Or A, nous dit-il, est une mère de famille, avec de fortes convictions religieuses. Cependant cette mère de famille si pieuse s’exprime assez légèrement quand elle est en danseuse : « Dis donc, mon petit, viens me voir, et apporte-moi quelque chose. » C’est évidemment l’imagination créatrice qui travaille ici ; ce ne peut pas être le souvenir.
(28) Page 28. Ce genre de suggestion à longue échéance pendant la veille parait avoir été étudié pour la première fois par M. Ch. Richet. ( L’Homme et l’intelligence, p. 251.) – M. le docteur Bernheim en a fait depuis une étude très étendue,
(29) Binet, Revue philosophique, 1er mai 1884, p. 48I. Nous avons-nous-même assisté à cette expérience à la Salpêtrière. Évidemment, c’est une de celles qu’un simulateur habile pourrait imiter, car il y a des escamoteurs qui savent reconnaître une carte entre mille autres. La garantie est ici dans toutes les circonstances antérieures qui ôtent au spectateur toute espèce de doute sur ce point. L’expérience en question a donné lieu à un détail intéressant et qui mérite d’être signalé. On avait suggéré au sujet le portrait d’une personne présente en lui disant qu’elle était habillée en redingote bleue avec des boutons d’or. Au réveil, après qu’elle eût retrouvé le portrait, on lui demanda comment M.. X. .était habillé : « En redingote bleue, dit-elle. – Et ses boutons, en quoi sont-ils donc ? » Elle hésita, et répondit : « Ils sont… en cuivre. » Elle avait légèrement modifié la suggestion et avait fait là un acte d’intelligence et de raisonnement. Elle voyait des boutons jaunes et avait oublié le mot or, ou du moins ce mot lui inspira des doutes, car on n’a pas l’habitude de porter de l’or en bouton. C’était donc assez logiquement qu’elle y substitua le cuivre. Ceci nous donne l’idée de la part d’intelligence personnelle qui peut se mêler à l’automatisme hypnotique.
(30) On pourra dire qu’il y a un fait normal qui met sur la voie : c’est la faculté qu’auraient certaines personnes de se réveiller à heure fixe quand elles le veulent. Il faut admettre qu’elles ont mesuré le temps inconsciemment pendant le sommeil. Cette faculté exagérée deviendrait l’origine des faits dont il s’agit. Mais j’ai, pour ma part, beaucoup de doutes sur le prétendu réveil volontaire à heure fixe et j’admets entièrement l’explication de M. James Sully (Les Illusions de l’esprit, p. 97).
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