Paul Bert. Les Aïssaouas. Article paru dans la « Revue de l’hypnotisme expérimental et thérapeutique », (Paris), première année, 1887, pp. 241-243.
Paul Bert (1833-1886). Médecin, physiologiste, homme politique et anticlérical, bien connu sur son engagement dans la défense de la laïcité et la promotion de l’école publique. Nous renvoyons aux nombreuses notices bio-bibliographiques existantes.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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LES AÏSSAOUAS (1)
Par Paul Bert
Hier matin, nous devions partir pour visiter la belle orangerie de Toudja. C’est une longue et pénible route, en suivant les craintes pendant quatre heures par des sentiers de mulets. Le temps se passe et nos Kabyles n’arrivent pas ; les voici enfin, l’air consterné et sans mulets ; ils nous racontent une étrange histoire.
Pendant la nuit, le diable est apparu chez eux ; ils traînaient des chaînes avec un bruit atroce de ferrailles. Le plus hardi des deux prix son fusil, et ils sortirent. Le long du mur, ils virent un âne (on dit toujours ici un bourriquot) un arbre noir, et d’aspect bizarre. Nul doute : c’est le diable. Notre brave tire, le bourriquot disparaît en fumée, et les deux cabines rentrent terrifiés.
Ce n’est pas tout : la veille, les djinns, les petits hommes diables, s’étaient livrés à une course infernale sur leurs minuscules chevaux, dans la plaine, au bas du « bois sacré ».
Il serait insensé de partir dans ces conditions.
La bonne foi de nos Kabyles ne saurait être suspectée. Ils ont tout intérêt à ce que ce voyage se fasse. Ce sont de vieux serviteur, sûrs et fidèles, qui depuis vingt ans ont maintes fois risqué leur vie pour le service de l’ami qui me donne l’hospitalité. Ils parlent bien français, sont relativement instruits et ne boivent jamais ni vin ni liqueur.
Je donne ceci comme un exemple entre mille des idées superstitieuses qui hantent l’esprit des Kabyles. Tels, du reste, nos paysans au fond de maintes province. Il y a même des analogies curieuses.
Retrouvez ici le « mauvais œil », le « sort jeté », avec les conséquences ordinaires : maladies de bestiaux, suppression des récoltes, aiguillette nouée ! Ici, comme chez nous, les industriels vivent de la sottise publique, et il n’est pas de Kabyle qui, les voyant s’approcher de ses [p. 242] bestiaux au marché, ne leur offre la dîme, dont le refus pourrait lui coûter cher !
Un de nos kabyles appartient à une famille de marabouts. Il raconte avec fierté que son grand-père, pendant une disette, avait d’un coup de couteau fait jaillir une source d’huile du tronc d’un olivier. « Tu peux y aller voir, dit-il avec aplomb, l’huile coule toujours. » Et personne n’oserait mettre en doute son affirmation, qui lui vient de son père, et à laquelle il a fini par croire.
Gravure – Aïssaouas – 1858.
Il est Aïssaoua, pour comble : les serpents n’osent le mordre, ni les scorpions le piquer. J’exige que, pour se faire pardonner le voyage manqué, il me fasse assister à la prochaine réunion des Aïssaoua de Bougie, qui, je viens de l’apprendre, doit avoir lieu ce soir. Ce ne sera pas facile mais c’est à lui de s’arranger.
*
* *
Deux heures après la tombée de la nuit, un Aïssaoua viens me chercher : mon Kabyle a obtenu l’autorisation demandée. Nous traversons la ville qui commence à s’endormir ; nous sortons de l’enceinte fortifiée et, dans d’étroits sentiers qui contournent les broussailles, je suis non sans peine mon guide, qui marche à grands pas malgré l’obscurité. Enfin, j’aperçois au-dessous de moi une faible lueur ; en approchant, je distingue une Koubba, avec une cour munie de toits intérieurs, à la façon des lavoirs de nos campagnes. La lueur vient de quelques bougies fichées en terre. Tout autour du marabout, de grosses masses blanchâtres qui semblent des sacs de blé ; ce sont des Kabyles couchés et enveloppés de burnous ; ils ne font pas un mouvement, semblent ne pas me voir et, marmottant tranquillement leurs prières, produisent une sorte de bizarre murmure.
Mon guide donne le mot de passe ; on nous attend ; j’entre et m’assied sur une natte isolée. La cour est pleine de fidèles, mais aucun ne détourne la tête et ne daigne faire attention à moi. À l’entrée de la Koubba sont accroupis trois vieillards qui prient à haute voix ; devant eux, quelques bougies allumées, et une grande natte. Les assistants répètent la prière sur un ton bas tout d’abord, puis la psalmodie s’anime, et les corps accroupis s’inclinent en oscillant pour accompagner ce chant monotone.
Soudain, un cri terrible : « Hidji Aïssa ! » (Seigneur Jésus !). Un des fidèles est debout, les bras en l’air, les yeux hors de la tête, poussant de rauques vociférations. Ils ne sautent lourdement sur place en agitant le haut du corps et balançant la tête sur les épaules à faire croire qu’elle est désarticulée.
Il se précipite sur sa natte ; un des vieillards lui tend une raquette de cactus toute hérissée de longues et dures pointes ; Il la saisit et la mâche, en grognant à la façon d’un chien qui ronge un os ; le sang sort de sa bouche, les épines traversent sa joue. Bientôt sa furie est calmée et on l’emmène dans un coin. [p. 243]
Pendant ce temps, les chants ont continué avec une ardeur croissante. Un autre fidèle, puis deux, puis dix se dressent en criant : Hidji Aïssa ! et les exercices variés. Celui-ci mange des scorpions à pleines poignées ; cet autre se perce la joue avec un faire pointu ; un troisième aval des morceaux de verre ; un autre lèche avec délice une pelle rougie au feu. Les cris, les vociférations redoublent ; tous se balancent d’arrière en avant avec une rapidité croissante : Hidji Aïssa ! Hidji Aïssa ! Peu s’en faut que je ne le crie moi-même, tant cette foule semble contagieuse, avec la mélopée monotone et sinistre qui l’accompagne.
Aïssaouas du Maroc.
Un certain moment, un grand diable apparaît, hurlant plus fort que tous. Celui-ci paraît être un favori, et l’on s’empresse autour de lui. Il enlève burnous et haïcks et il ne garde que la chemise. Alors deux des vieillards lui entourent la taille d’une longue corde à nœud coulant et commencent à serrer lentement, chantonnant en cadence ; lui, debout, bat la mesure avec tout le haut du corps. Le nœud serre, deux autres hommes s’ajoutent au premier, puis deux, puis deux encore ; ils serrent lentement, mais sûrement, pendant que les deux vieux, qui ont lâché, pressurent et malaxent le ventre du patient. Celui-ci, qui ne cri plus, mais qui s’agite encore, diminue, diminue, s’amincit à vue d’œil…
Sa taille enchanteresse,
Que l’on pourrait tenir entre dix doigts,
devient littéralement semblable à celle d’une guêpe, et il secoue toujours la tête, qui semble près de tomber des épaules.
Je me demandais si ses bourreaux ne vont pas le couper en deux, quand tout à coup il s’affaisse et s’écrase sur lui-même, inanimé. Aussitôt, ont le desserre, on le malaxe avec soin, puis on l’emporte.
*
* *
J’avais vu déjà maintes fois les troupes errantes des Aïssaouas donner des représentations théâtrales, mais jamais ils ne m’avaient impressionnés de la sorte. Ici la naïveté de la mise en scène, la sincérité des acteurs, gens connus et bien posés, dont mon guide me dit à voix basse le nom et la profession, la réalité évidente des actes émeuvent profondément.
On m’affirme que ces exercices peu hygiéniques ne sont pas sans influence fâcheuse par sur la santé des Khouans de Sidi-Mohammed-Ben-Aïssa. Je le crois volontiers. Cependant je dois dire que le lendemain matin, j’ai rencontré, galopant sur un bourriquot et avec une figure de prospérité, le grand diable à taille de guêpe.
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