Opinion d’un profane sur Freud. Par Camille Vettard. Le Disque vert. 1924.

VETTARDPSYCHANALYSE0002Camille Vettard. Opinion d’un profane sur Freud. Article parut dans la publication « Le Disque vert », (Paris-Bruxelles), deuxième année, troisième série, numéro spécial « Freud », 1924, pp. 20-24.

Camille Vettard (1877-1947). Critique littéraire, spécialiste du monde proustien.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé plusieurs fautes de composition.
 – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

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 OPINION D’UN PROFANE SUR FREUD.

Je crois bien que les thèses de Freud peuvent se résumer d’une façon aussi générale et aussi simple que possible dans ces quelques propositions :

  1. La vie sexuelle est éveillée dès la naissance. Le plaisir que l’enfant éprouve à téter est sexuel. Le petit garçon est obscurément amoureux de sa mère, obscurément jaloux de son père, et c’est l’inverse qui se produit pour la petite fille. Ce complexe d’Œdipe n’empêche pas d’ailleurs les enfants des deux sexes d’être plus ou moins homosexuels, sadiques, masochistes, coprophiles et, d’un mot, pervers-polymorphes ;
  2. A l’âge dit « de raison », l’éducation et les influences morales et sociales aidant, l’enfant refoule ses désirs incestueux ou pervers, qui subsistent, oubliés, dans l’inconscient ;
  3. Si la vie sexuelle ne se développe pas normalement et subit un retard ou un arrêt par rapport à l’évolution intellectuelle et morale de l’individu, si, en d’autres termes, la sexualité de l’adulte est restée infantile, ou l’individu est un inverti, ou les désirs de la première enfance, chassés de la conscience, mais toujours vivaces dans l’inconscient, se manifestent par des névroses et des psychoses ;
  4. Chez les individus normaux, les désirs de même nature ou de nature analogue ne se révèlent guère que dans les actes manqués (lapsus, erreurs, maladresses [p. 21] oublis) et, sous un déguisement symbolique, dans les rêves ;
  5. Il y a une autre issue normale des mêmes désirs ; ce sont les rêveries ou rêves éveillés. Chez les artistes, désirs et rêves éveillés dépassent la commune mesure, l’artiste possédant, au surplus, le « pouvoir mystérieux » d’objectiver ses rêves éveillés et de les « embellir de façon à dissimuler complètement leur origine suspecte ».

Ces thèses sont loin d’être chez Freud rigoureusement prouvées et, en lisant les œuvres du maître de Vienne, il est difficile de ne pas songer souvent à la distinction que faisait Pascal entre « ce qui est véritablement solide et qui remplit et satisfait pleinement l’esprit », et les « choses » que « nous appelons, suivant leur mérite, tantôt vision, tantôt caprice, parfois fantaisie, quelquefois idées, et tout au plus belle pensée ». En second lieu, je ne vois rien chez Freud qui corresponde à ce qu’on appelle une loi, une loi scientifique, et je soupçonne qu’il doit y avoir dans son esprit bien des préjugés « métaphysiques » sur les causes. Enfin, trop souvent, son raisonnement est sophistique, et son langage — obscur et équivoque — est celui que Le Dantec appelait « le langage des forces et des vertus ». Ce langage consiste essentiellement à créer des substantifs, lesquels sont définis ; 1° de telle sorte qu’ils semblent désigner, comme le veut l’étymologie, des substances ; 2° de manière assez vague pour qu’il soit possible, au cours du développement d’une théorie, de doter ces substances de toutes les qualités [p. 22} ou attributs requis par les démonstrations. La libido, la censure, le refoulement, les complexes de Freud sont des créations de ce genre. Ces inventions verbales, qu’elles se rencontrent chez Freud ou chez Bergson, peuvent faire la joie « d’une génération qui ne savait plus comment s’y prendre pour penser ». En ce qui me concerne, je suis gêné que leurs inventeurs puissent en disposer, ainsi que le disait encore Pascal, « comme de leur ouvrage ».

Le grand, l’immense mérite de Freud, qu’une logique et un langage fautifs ne doivent pas nous faire oublier, est dans la masse, l’intérêt et l’importance des faits psychologiques qu’il a mis au jour ou, tout au moins, en valeur.

M. Edouard Claparède a donné urne liste de ces faits dans un article de la Revue de Genève. Je ne reproduirai pas cette liste. Je me bornerai aux réflexions que voici.

Dans son livre colossal, Les Frères Karamazov, Dostoïevski a écrit : « Les hommes cruels, aux passions sauvages, aiment parfois beaucoup les enfants. Jusqu’à sept ans, les enfants diffèrent énormément de l’homme ; c’est comme un autre être, une autre nature ». De son côté, Stendhal, cet esprit libre qui aimait les mathématiques parce que 1’hypocrisie n’y est pas possible, qui cherchait à ne mentir ni aux autres, ni — ce qui est un peu plus difficile — à soi-même, qui s’examinait avec « une curiosité française un peu cynique », qui est l’une des intelligences les plus [p. 23] étonnamment claires que je connaisse, Stendhal a eu le courage de déclarer dans son lucide et cruel Henri Brulard : « Ma mère, madame Henriette Gagnon, était une femme charmante et j’états amoureux de ma mère », ou encore : « Jamais peut-être le hasard n’a rassemblé deux êtres plus foncièrement antipathiques que mon père et moi ». Enfin, commentant la parole de Dostoïevski que je citais tout à l’heure, Jacques Copeau, dès 1909, publiait ces lignes profondes :

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« Quelles que soient la force de l’amour, la patience et l’intensité de l’observation, la sympathie parfois désespérée avec quoi nous nous penchons sur nos enfants, nous restons, pour ainsi dire, exclus de ce monde à part, ce monde obscur et fantastique où fermente leur sensualité, où se forment, sous des lois inconnues, leurs pensées, leurs désirs et leurs résolutions. Oui, ils vivent dans un autre monde… Et nous avons presque toujours, pressés de nous adapter à d’autres conditions d’existence, oublié ce qui se passe dans ce monde-là ».

En scrutant la vie amoureuse et érotique des enfants, en ne craignant pas de fixer sur elle son attention, Freud nous a donné la possibilité de doter d’un riche contenu le « monde à part » signalé par Copeau, et de saisir toute l’importance et toute la signification des déclarations de Stendhal et Dostoïoevski.

Stendhal et Dostoïevski : les deux maîtres de Nietzsche, et, comme eux, l’âpre et ardent penseur de Sils-Maria trouve aujourd’hui un commentateur et un puissant auxiliaire chez le psychanalyste viennois. Freud [p. 24] a signalé l’importance artistique des rêves éveillés. Or, Nietzsche avait déjà parlé de ces rêves éveillés, et disait à peu près : « De quoi disposent les êtres pour se libérer de la souffrance ? De la représentation. Ils tâchent de charmer leur émotivité par des images rayonnantes ». Enfin Freud a établi la vertu purgative et curative de l’idée claire et distincte, alors que Nietzsche, dans une profonde intuition, concevait « la pensée claire comme une mystérieuse radiothérapie qui, en pénétrant les chairs endolories, les guérit ».

Freud est sans doute discutable comme logicien et comme philosophe, mais comme Psychologue ?

CAMILLE VETTARD

 JEAN PAULHAN (Le Pont traversé) :

« L’on admet que nous apercevons clairement les choses réelles et les rêvées de façon confuse. Cette opinion tient à la seule confiance d’avoir les premières à notre disposition — en sorte qu’il est aisé, aussitôt qu’il nous plaît, de les faire nettes. Mais qui néglige cet aspect pratique, les objets vrais le surprennent par leur confusion. »

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