Ludovic Dugas. Observations sur la fausse mémoire. Article parut dans la « Revue de philosophie de la France et de l’étranger », (Paris), dix-neuvième année, tome XXXVII, janvier-juin 1894, pp. 34-45.
Ludovic Dugas (1857-1942). Agrégé de philosophie, Docteur es lettre, bien connu pour avoir repris de Leibnitz, dans ses Essais sur l’Entendement humain, tome II, chapitre XXI, le concept de psittacus, et en avoir inscrit définitivement le concept de psittacisme dans la psychiatre française par son ouvrage : Le psittacisme et la pensée symbolique. Psychologie du nominalisme. Paris, Félix alcan, 1896. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., 202 p. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ». Il s’est intéressé précisément au « rêve » sur lequel il publia de nombreux articles. Il est également à l’origine du concept de dépersonnalisation dont l’article princeps est en ligne sur notre site. Nous avons retenu quelques uns de ses travaux :
— A propos de l’appréciation du temps dans le rêve. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingtième année, XL, juillet décembre 1895, pp. 69-72. [en ligne sur notre site]
— Le sommeil et la cérébration inconsciente durant le sommeil. Article paru dans la « La Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), XLIII, janvier à juin 1897, pp. 410-421. [en ligne sur notre site]
— Le souvenir du rêve. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), XLIV, juillet – décembre 1897, pp. 220-223. [en ligne sur notre site]
— Un cas de dépersonnalisation. Observations et documents. In « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingt-troisième année, tome XLV, janvier-février 1898, pp. 500-507. [en ligne sur notre site]
— Observations et documents sur les paramnésies. L’impression de « entièrement nouveau » et celle de « déjà vu ». Article parut dans la « Revue de philosophie de la France et de l’étranger », (Paris), dix-neuvième année, tome XXXVIII, juillet-décembre 1894, pp. 40-46. [en ligne sur notre site ]
— Un nouveau cas de paramnésie. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), trente-cinquième année, LXIX, Janvier à juin 1910, pp. 623-624. [en ligne sur notre site]
— De la méthode à suivre dans l’étude des rêves. « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), XXXe année, n°9-10, 15 novembre-15 décembre 1933, pp. 955-963. [en ligne sur notre site]
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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OBSERVATIONS
SUR LA FAUSSE MÉMOIRE
J’avais étudié il y a quelques mois la fausse mémoire ; je m’étais flatté d’en trouver l’explication, et je croyais même la tenir, quand de nouvelles observations, faites en vue de confirmer ma théorie, vinrent m’en démontrer la fausseté. Dans l’étude d’une anomalie si étrange, on n’est jamais au bout de ses surprises. Quand on est réduit à imaginer les phénomènes, quand on n’a pu soi-même en faire l’expérience, on risque de rester toujours au-dessous de la vérité. Mais l’impression des faits, sans faire entrevoir encore l’explication réelle, limite du moins le champ des explications possibles, permet de préjuger ce qu’on ignore, et d’éprouver déjà la valeur des hypothèses. C’est pourquoi je me risquerai à critiquer la théorie de M. Lalande, sans en avoir une autre à lui opposer : j’ajouterai que ses vues théoriques ont été d’abord en partie les miennes ; peut-être lui ferai-je aussi partager les scrupules ou agréer les raisons pour lesquelles j’ai dû abandonner mes conclusions premières et ne puis adopter non plus la solution qu’il propose. J’aurai d’ailleurs à confirmer toutes ses observations ; les faits de fausse mémoire se répètent étrangement ; ils concordent en leurs moindres circonstances : si le fond en est bizarre, le détail en est uniforme et réglé.
Il faut d’abord distinguer la fausse mémoire, comme l’a très bien fait M. Lalande (1), de l’impression de déjà vu, explicable à la rigueur par l’analogie de la sensation présente et d’un souvenir ancien. La reconnaissance à faux est un fait commun, ordinaire que tout le monde a éprouvé à des degrés divers ; la fausse mémoire est un cas, une particularité aussi étrange et aussi complète que l’audition colorée. Il faut se défendre, à l’égard des faits étranges, de ce demi-scepticisme qui consiste à en atténuer l’étrangeté, à vouloir les rendre à tout prix naturels. Il faut les accepter ou les rejeter franchement, mais ne pas fausser l’impression qui s’en dégage. La [p. 35] fausse mémoire n’est pas ce fait simple dont parle Lewes : « Il arrive en pays étranger que le détour brusque d’un sentier ou d’une rivière nous met en face de quelque paysage qu’il nous semble avoir autrefois contemplé. Introduit pour la première fois près d’une personne, on sent qu’on l’a déjà vue. En lisant dans un livre des pensées nouvelles, on sent qu’elles ont été présentes à l’esprit auparavant. » (Cité par Ribot, Maladies de la mémoire, p. 150.) La confusion signalée ici est une demi-illusion que la réflexion dissipe ; la fausse mémoire est une illusion totale, que ne sauraient ébranler tous les raisonnements du monde. On ne réussit pas, même après coup, à s’en démontrer la fausseté. Un des sujets que j’ai interrogés, A…, raconte ainsi son cas : « Il m’est arrivé, un jour, me promenant à la campagne, de m’arrêter stupéfait en constatant que j’avais déjà vécu identiquement l’instant qui venait de s’écouler. Même paysage autour de moi, même heure de la journée, même état d’esprit. Notez bien qu’il ne s’agit pas d’un ressouvenir, d’une analogie avec une situation où on se serait déjà trouvé : c’est une identité, et je ne saurais trop le souligner. » Tous les sujets ont exactement la même impression. Il faut donner toute sa force à l’épithète de déjà vu, appliquée aux choses réellement nouvelles. C’est la chose même qu’on revoit, ce n’est pas la même chose, c’est-à-dire quelque chose d’équivalent ou de semblable. Tandis que le souvenir ordinaire est toujours effacé, partant quelque peu infidèle, ce qu’on appelle le souvenir faux est d’une précision mathématique, d’une fidélité absolue. S’agit-il par exemple d’un paysage, il est revu exactement tel qu’il a été vu, avec tous ses détails et particularités, avec les mêmes détails et particularités. Ces remarques, qu’on aurait pu faire à propos des observations anciennes, particulièrement à propos de celle que rapporte le Dr Arnold Pick (cité par Ribot), reçoivent une confirmation nouvelle des observations de M. Lalande. Tous les cas de fausse mémoire offrent donc cette particularité d’être le retour d’une impression absolument identique. Voilà ce qu’il faut savoir pour comprendre ou seulement pour reconnaître le phénomène, quand on ne l’a pas soi-même éprouvé. Car il ne faut pas croire que le fait se laisse clairement saisir. Un critique sujet à la fausse mémoire pouvait seul interpréter la pièce de Verlaine, intitulée Kaléidoscope.
Dans une rue, au cœur d’une ville de rêve,
Ce sera comme quand on a déjà vécu
Un instant à la fois très vague et très aigu.
. . . . . . . . . . . . . . .
Ce sera comme quand on ignore des causes,
Un lent réveil après bien des métempsychoses. [p. 36]
Les choses seront plus les mêmes qu’autrefois.
. . . . . . . . . . . . . . .
Ce sera si fatal qu’on en croira mourir…
C’est Lemaître qui souligne. Voici son commentaire sur ces vers dont le sens eût certainement échappé aux profanes : « En y réfléchissant, je crois que si on relit attentivement Kaléidoscope, on verra que l’obscurité est dans les choses plutôt que dans les mots ou dans leur assemblage. Le poète veut rendre ici un phénomène mental, très bizarre et très pénible, celui qui consiste à reconnaître ce qu’on n’a jamais vu. Cela vous est-il arrivé quelquefois ? On croit se souvenir, on veut poursuivre et préciser une réminiscence ; et elle fuit et se dissout à mesure, et cela devient atroce. C’est à ces moments-là qu’on se sent devenir fou. » (Lemaitre, les. Contemporains, t. IV, p. 105.)
Remedios Varo – Energia Cosmica.
Les personnes atteintes de fausse mémoire ne savent pas toujours analyser ce qu’elles éprouvent ; elles ne savent pas non plus combien leur affection est exceptionnelle et rare, elles croient être entendues au premier mot et ne s’expliquent pas assez. De là bien des méprises de leur part et de la part des observateurs. Il y a tout un groupe de cas que j’appellerai obscurs ou douteux. Ainsi, une personne qui a de la fausse mémoire, L…, m’a dit avoir retrouvé la description de son cas dans Loti. J’ignore quel passage elle avait en vue ; mais, ayant eu plus tard l’occasion de lire le Roman d’un enfant, je fus à la piste de tout ce qui pouvait passer pour une allusion à la fausse mémoire. Je notai plusieurs passages, mais dont aucun n’est probant. Ainsi on ne peut rien conclure de ce que les vers suivants de Rolla, que Loti cite et souligne, aient fait sur lui grande impression (2) :
Jacques était immobile et regardait Marie ;
Je ne sais ce qu’avait cette femme endormie,
D’étrange dans ses traits, de grand, de déjà vu.
Le texte qui suit est plus clair. Loti conte que la première fois qu’il vit la mer, il crut la reconnaître : « Devant moi, quelque chose apparaissait, quelque chose de sombre et de bruissant qui avait surgi de tous les côtés en même temps et qui semblait ne pas finir, une étendue en mouvement qui me donnait le vertige mortel… Évidemment, c’était ça ; pas une minute d’hésitation ni même d’étonnement que ce fût ainsi : non, rien que de l’épouvante ; je reconnaissais et je tremblais. C’était d’un vert presque noir, ça semblait instable, perfide, engloutissant ; ça remuait et ça se démenait partout [p. 37] à la fois avec un air de méchanceté sinistre. Au-dessus s’étendait un ciel tout d’une pièce, d’un gris foncé, comme un manteau lourd.
« Très loin, très loin seulement, à d’inappréciables profondeurs d’horizon, on apercevait une déchirure, un jour entre le ciel et les eaux, une longue fente vide, d’une claire pâleur jaune…
« Pour la reconnaître ainsi, la mer, l’avais-je déjà vue ?
« Peut-être inconsciemment, lorsque vers l’âge de cinq ou six mois, on m’avait emmené dans l’île, chez ma grand’tante, sœur de ma grand’mère. Ou bien avait-elle été si souvent regardée par nos ancêtres marins, que j’étais né ayant déjà dans la tête un reflet confus de son immensité (3). » (Le Roman d’un enfant, p. 18.) Y a-t-il là rien de plus qu’un de ces mensonges spontanés que crée à toute heure l’imagination des enfants ? On ne sait. Un sujet, Bol…, qui n’a pas du tout de fausse mémoire (4), mais qui a beaucoup de ces confusions dont parle Lewes, me dit aussi que la première fois qu’il vit le lever du soleil, il crut l’avoir vu et le reconnaître ; mais il suppose que c’est là un ressouvenir de ses visites aux musées et de ses lectures. Un autre sujet, Ant…, raconte qu’à l’âge de huit à dix ans, en entrant pour la première fois à Châteauneuf, il eut la sensation très nette d’avoir vu déjà l’église, la place, la disposition et la forme des maisons ; ce qui rend le fait plus étrange, c’est qu’il avait toujours soutenu à ses parents qu’il connaissait Châteauneuf avant d’y aller. Depuis, Ant… n’a jamais eu de fausse mémoire. Aussi, j’incline à penser qu’il en est de l’enfant comme des fous ; le fou ne croit d’abord à ses hallucinations qu’à demi, il avoue, si on le presse, qu’il n’est peut-être pas sûr qu’il ait été un loup, puis un éléphant, puis un rat ; il n’arrive que par degrés à se convaincre de la réalité de ses visions. De même, l’enfant joue ses rêves, et finit, comme le fou, par les objectiver. Sa vie est une perpétuelle auto-suggestion. Il pourra se convaincre qu’il se souvient d’une chose entièrement nouvelle, s’il s’est juré de s’en souvenir. M. Lalande dit que les cas de fausse mémoire sont très fréquents chez les enfants. Je n’ai eu l’occasion d’en observer aucun, mais j’ai noté comme lui que la fausse mémoire paraît se rencontrer exclusivement dans la jeunesse. Je J’ai vu décroître à partir de vingt ans, je ne l’ai plus constatée après trente. Je suis donc tenté d’admettre par analogie que la fausse mémoire doit être commune chez les enfants ; mais je crois [p. 38] aussi qu’elle peut leur être très souvent attribuée par méprise ; et, étant donnée la difficulté d’obtenir d’eux des réponses précises et vraiment sincères, on fera bien de tenir pour douteux tous les cas qu’ils présentent (5). Pour ce qui est du cas de Loti, en particulier, je crois qu’il n’appartient pas du tout à la paramnésie, quoiqu’une personne atteinte de paramnésie véritable ait pu s’y tromper. Loti cherche et découvre les analogies des choses, s’applique à les sentir, les sent en effet, et avec une telle force que toute différence s’efface et disparaît. Le mot de Lucrèce : Eadem sunt omnia semper, a pour lui un sens défini, précis, et non pas général et abstrait, il se traduit en une impression vive, singulière, unique ; il prend la forme d’un petit fait, d’une anecdote. Écoutons plutôt : un jour, étant enfant, Loti vit un rayon de soleil plongeant obliquement dans un escalier par une fenêtre, et éprouva une impression poignante de tristesse.
« Des années et des années passèrent ; devenu homme, ayant vu les deux bouts du monde et couru toutes les aventures, il m’arriva d’habiter, pendant un automne et un hiver, une maison isolée au fond d’un faubourg de Stamboul. Là, sur le mur de mon escalier, chaque soir, à la même heure, un rayon de soleil arrivé par une fenêtre glissait en biais ; il éclairait une sorte de niche qui était creusée dans la pierre et où j’avais posé une amphore d’Athènes. Eh bien, je n’ai jamais pu voir descendre ce rayon sans penser à l’autre, celui de ce dimanche d’autrefois, et sans éprouver la même, précisément la même impression triste, à peine atténuée par le temps et toujours aussi pleine de mystère. » (Ibid., p. 29.} .
Si le fait rapporté plus haut par Loti est peut-être de la fausse mémoire, celui-ci à coup sûr n’en est pas. Retrouver une impression, la retrouver pleine, entière, identique, c’est là de la mémoire affective, la plus délicate et la plus exquise ; ce n’est point de la paramnésie. Et si l’on peut imaginer si présentement le passé, on peut aussi bien peut-être imaginer l’avenir, le pressentir, le deviner et avoir l’illusion, quand il arrive, de le connaître déjà. Par là même que le don de saisir les analogies est tel chez Loti qu’il produit la sensation de l’identité des choses passées et présentes, il peut produire aussi à la rigueur la sensation de l’identité des choses rêvées par avance et présentement perçues. On insiste sur ces cas pour [p. 39] montrer combien les plus fines analyses peuvent être incertaines et confuses. C’est pourquoi on propose de ranger les cas de fausse mémoire en deux groupes : les cas douteux, les cas nets et tranchés. Les premiers sont ceux pour lesquels on n’a pas acquis la preuve que le mot par lequel s’exprime la fausse mémoire : « J’ai senti cela », ne peut être traduit par « quelque chose comme cela ». Il faut partir de ce fait que la fausse mémoire atteint la plénitude de l’illusion. On est sûr que l’impression ressentie l’a été déjà ; on ne s’explique pas comment, on ne sait pas quand elle l’a été ; on a toutes les raisons de la croire nouvelle ; mais c’est en vain qu’on se pénètre de ces raisons ; l’impression est plus forte que l’évidence du raisonnement.
Si le sujet soupçonne ou admet comme possible que l’identité qu’il établit entre la perception et le souvenir provient d’une ressemblance qu’il exagère, et non pas de la réapparition d’un état d’âme éprouvé, alors il y a confusion et non pas souvenir faux. La confusion est une erreur partielle, aisément explicable, et dont on peut revenir ; la fausse mémoire est une erreur totale, incompréhensible pour celui qui l’éprouve et que la réflexion ne peut corriger ni réduire. La confusion porte sur un fait, un détail ; la fausse mémoire est une « tranche de vie » qui serait découpée dans le présent et transportée dans le passé ; elle ne porte pas sur une perception isolée, mais sur le total des perceptions ou états effectifs éprouvés à un moment donné. Ainsi, dans la fausse mémoire, ce n’est pas seulement le même paysage qu’on revoit, à la même heure du jour, avec le même éclairage, les mêmes nuages au ciel, ce sont, en face de ce paysage, les mêmes émotions qu’on retrouve, exactement, par exemple, la même nuance de mélancolie et de tristesse, c’est le même fait perçu et la même façon de le percevoir. Tout état de conscience a sa qualité propre, son originalité ; chacun sent que, pour être l’écho de la perception, le souvenir n’en a pas moins et n’en doit pas moins avoir son caractère sui generis ; dans le cas du souvenir faux, c’est précisément ce qu’on ne sent plus ; le principe des indiscernables est violé.
De là vient que la fausse mémoire cause toujours à l’esprit ce trouble particulier qu’on éprouve devant l’inexplicable ; c’est là encore ce qui la distingue de la simple confusion. L’émotion ressentie, comme l’a dit M. Lalande, est d’ailleurs fort variable : elle va de la simple surprise jusqu’à la terreur. Un de nos sujets, L., dit qu’à un moment où ses troubles de mémoire étaient devenus fréquents, elle crut sérieusement être en danger de devenir folle. On a cité plus haut le mot de Lemaître : « à ces moments-là on se sent devenir [p. 40] fou ». Cependant l’émotion est en général beaucoup plus faible ; les sujets d’ordinaire sont plus intéressés par leur cas qu’ils n’en sont effrayés. T… m’écrit : « Cette sensation (la fausse mémoire) a toujours été assez fugitive, laissant après elle une impression de tristesse qui peut s’expliquer à la rigueur par le je ne sais quoi de troublant et de surnaturel que fait au premier abord ce genre d’impressions ; cela me cause aussi un léger agacement comme pour tout ce qui intrigue et qu’on ne peut complètement s’expliquer; peut-être d’ailleurs ne faudrait-il voir dans l’expression de tristesse dont je parle qu’un fond de mélancolie inhérente à ma nature. » La plupart des sujets, quelle que soit la gravité de leur cas, parlent de la fausse mémoire comme d’un phénomène simplement curieux; il semble qu’ils restent plutôt au-dessous de l’émotion qu’ils devraient éprouver, et qu’on leur suppose. Le phénomène serait donc moins troublant en lui-même que par les réflexions qu’il fait naitre et les inductions qu’on en tire. Il paraît que, suivant sa nature d’esprit, on prend plus ou moins facilement son parti de l’illogique et du mystère. Dans la fausse mémoire, il n’y a rien de plus que le saisissement produit par un fait incompréhensible, tout d’un coup apparu, aussitôt évanoui. Mais cela peut être le point de départ de réflexions qui aiguisent et transforment l’émotion. Voici d’ailleurs la plus fine analyse qui ait été donnée du fait : « Comment expliquer cela ? Oh ! que nous nous connaissons mal ! C’est que notre vie intellectuelle est en grande partie inconsciente. Continuellement les objets font sur notre cerveau des impressions dont nous ne nous apercevons pas et qui s’y emmagasinent sans que nous en soyons avertis. A certains moments, sous un choc extérieur, ces impressions ignorées de nous se réveillent à demi ; nous en prenons subitement conscience, avec plus ou moins de netteté, mais toujours sans être informés d’où elles nous sont venues, sans pouvoir les éclaircir ni les ramener à leur cause. Et c’est de cette ignorance et de cette impuissance que nous nous inquiétons. Ce demi-jour soudainement ouvert sur tout ce que nous portons en nous d’inconnu nous fait peur. Nous souffrons de sentir que ce qui se passe en nous à cette heure ne dépend pas de nous et que nous ne pouvons point, comme à l’ordinaire, nous faire illusion là-dessus… » (Lemaître, les Contemporains, t. IV, p.105 et 106.)
Tout ce qui précède n’a pour but que de préciser le fait de la fausse mémoire et de lui maintenir son caractère d’étrangeté. On tient que la fausse mémoire est un cas. Est-ce à dire que ce soit un cas pathologique ? Pour ma part, je ne le crois pas, non plus que M. Lalande. Les personnes chez qui j’ai observé la fausse mémoire sont la plupart bien équilibrées, d’une intelligence au-dessus de la moyenne, [p. 41] quelques-unes même sont remarquablement douées. Elles ont tout au plus dans l’esprit un grain d’originalité. Je rapporterai à ce sujet, sans y attacher d’importance, le fait suivant : « Une personne qui m’a aidé dans mon enquête sur la fausse mémoire, me dit : « Je n’ai jamais pour ma part éprouvé rien de semblable, mais j’ai idée que, si la fausse mémoire est aussi commune qu’on l’assure, telle et telle de mes amies doivent en avoir. » Ce qui s’est trouvé vrai. La fausse mémoire parait soumise à l’hérédité : je l’ai rencontrée chez deux sœurs, chez un frère et une sœur, chez deux cousines. Elle s’est trouvée accompagnée dans un cas d’audition colorée, dans un autre d’hallucinations. Elle paraît liée à la nervosité, elle semble diminuer avec l’âge. Je la crois assez commune, moins pourtant qu’on ne l’a prétendu. On a dû enregistrer plus d’une fois des cas douteux.
Tenons-nous-en pour notre part au type franc. Il est lui-même complet et incomplet. Je distingue par là la fausse mémoire avec ou sans pressentiment. La fausse mémoire simple et incomplète, la seule que j’aie d’abord connue, serait à la rigueur explicable. Je me l’étais expliquée, comme M. Lalande, par un moment d’absence, suivi d’un brusque réveil de l’attention. Soit un paysage qu’on regarde sans voir : son image flottante traverse l’esprit sans laisser de traces. On ne l’entrevoit que pour l’oublier. Mais il n’y a pas d’oubli absolu : tout état mental, si faible qu’il soit, si inaperçu qu’il ait été, peut toujours renaître et renaître avec une intensité que primitivement il n’avait pas. Supposons que l’esprit s’éveille de sa torpeur ; le paysage que tout à l’heure, comme dirait Leibniz, on percevait sans l’apercevoir, maintenant on l’aperçoit en éprouvant la sensation étrange de l’avoir déjà perçu. Le souvenir surgit des ténèbres de l’inconscient, et il dissipe ces ténèbres. La contiguïté et la similarité de la perception primitive, objet du souvenir, et de la perception actuellement éprouvée, qui est le prolongement de la première, expliquent la fausse mémoire : ces deux perceptions s’associent sans pouvoir fusionner ; de là un souvenir qui fait l’effet d’une perception et une perception qui fait l’effet d’un souvenir. Cette explication, il est vrai, suppose que le souvenir faux est précédé d’un moment d’absence, auquel il fait suite immédiatement. L’observation n’établit pas que cette absence ait toujours lieu. Mais par absence j’entends tout état d’inattention, état qui peut se produire sans qu’on s’en souvienne, sans même qu’on s’en doute.
Il resterait à expliquer pourquoi l’illusion de la fausse mémoire ne dure pas. C’est une erreur qui ne peut être réfutée et qui se dissipe d’elle-même. Elle ressemble à ces cauchemars qui subsistent un moment après le réveil et fuient devant l’esprit qui veut les saisir. [p. 42] « L’effort que je fis pour fixer la date du souvenir ; écrit, A…, chassa l’hallucination qui d’ailleurs ne dure jamais qu’une fraction de seconde. » On serait tenté de croire que le sujet, ne pouvant justifier son impression, la nie, qu’il oppose le raisonnement au fait, qu’il tient pour non avenu ce qu’il ne peut comprendre, qu’il doute de sa mémoire pour ne pas douter de sa raison. La vérité est qu’il n’a pas à se défendre contre son impression ; elle lui échappe ; j’ajoute que sa raison, quand elle intervient, prend le parti de sa mémoire ; la mémoire dite fausse est donc vraie, mais elle traverse l’esprit comme une flèche ; la rapidité de son vol devient justement pour l’esprit une raison de douter qu’elle soit réelle. .
J’ignorais encore, quand je m’arrêtai à cette explication, les particularités les plus curieuses de la fausse mémoire. Je devais découvrir que mon explication est fausse : comme elle ne s’applique pas à tous les cas, il y a lieu de croire en effet qu’elle ne vaut pour aucun. Certains sujets ne reconnaissent pas seulement comme passés les événements présents, mais ils les prévoient ou plutôt les attendent ; à vrai dire, ils s’avouent incapables d’en prédire aucun, mais ils n’en sont pas moins persuadés, quand ces événements arrivent, qu’ils auraient pu les prévoir, car ils les reconnaissent, ils s’en souviennent.
Telle est la forme complète de la fausse mémoire. L… et C…, pendant qu’ils assistent à une conversation, à laquelle même ils prennent part, ont conscience d’avoir entendu déjà cette conversation, dans les mêmes circonstances, entre les mêmes personnes, débitée du même ton, etc, C… raconte qu’à son examen d’histoire au baccalauréat, il lui semblait s’être entendu déjà poser les mêmes questions, par le même professeur, parlant dans la même salle, avec la même voix. Ses propres réponses, il lui semblait qu’il les avait déjà faites ; il se réentendait lui-même. Tout cela lui paraissait une chose arrivée déjà. C’est au cours des entretiens que la fausse mémoire complète se produit le plus souvent. Chez C… l’illusion dure à peu près cinq minutes. Le même sujet raconte qu’invité à dîner chez une personne, il eut la sensation très nette de reconnaître la maison, où il n’était jamais entré, le couloir qui accède au salon, le salon avec sa table carrée et ses livres posés dessus, et de réentendre la conversation qui se tint là. Ce cas complexe réduit à néant l’explication proposée plus haut. On ne peut parler en effet d’une absence d’esprit, quand le sujet soutient une conversation, passe un examen ; l’esprit devrait alors s’échapper et se ressaisir, à tous moments ; car ce n’est pas la conversation prise en bloc qui est rejeté dans le passé, ce sont toutes les phrases de la conversation que le sujet reconnaît à mesure, qu’il se rappelle ou croit se rappeler une à une. [p. 43] Le phénomène ne s’explique plus. Dira-t-on que les événements ont été pressentis, absolument connus (il faut cela), avant qu’ils se produisent. M. Lalande va jusque-là ; il admet un sens télépathique, percevant par avance les faits qu’on ne manquera pas de reconnaitre, quand ils tomberont ensuite sous le sens ordinaire. Mais je ne vois pas bien que compliquer la fausse mémoire de télépathie, ce soit se conformer à la loi de parcimonie. La vraie parcimonie serait de s’en tenir à l’anomalie constatée, il ne sert point d’en invoquer une autre. J’ai constaté une seule fois les pressentiments joints à la paramnésie. Mais le cas ne prouve rien pour la fausse mémoire, il conclut seulement contre la télépathie. L… avait le pressentiment qu’elle gagnerait à une loterie ; elle le déclara d’avance à plusieurs personnes ; et ensuite, le jour du tirage, elle arrêta une personne dans la rue et lui dit : Vous portez un lot chez moi, ce qui était vrai. Mais comment le sens télépathique pouvait-il percevoir huit jours à l’avance un simple possible, une chance de gain à la loterie ? Avouons qu’on connaît fort peu ce sens-là et qu’on l’invoque beaucoup.
Mais en pareille matière la critique est aisée et pour cette raison ne devrait être permise qu’à ceux qui sont en possession d’une doctrine. Ce n’est pas mon cas. Cependant, s’il fallait risquer une hypothèse, pour échapper à l’humiliation de rester court, je dirais que la fausse mémoire est un cas très spécial de dédoublement de la personnalité. D’ordinaire, le dédoublement de la personne n’est connu qu’après coup et par ses effets ; dans la fausse mémoire, il serait perçu au moment où il se produit. L’hypothèse des deux hémisphères cérébraux fonctionnant à part est sans doute puérile : on ne doit pas invoquer des faits qu’on ignore pour expliquer ceux qu’on a constatés. Il convient de s’en tenir ici aux données de l’introspection. Le sujet atteint de fausse mémoire a conscience de devenir autre ; C… s’exprime à peu près ainsi, commentant le récit de sa fausse mémoire à l’examen : j’écoutais ma voix comme j’aurais écouté celle d’une personne étrangère, mais en même temps je la reconnaissais comme mienne, je savais que c’était moi qui parlais, mais ce moi qui parlait me faisait l’effet d’un moi perdu, très ancien et soudainement retrouvé. En un mot le sujet se sent rester le même, en devenant deux. Le sentiment est contradictoire et pourtant réel. Aussi échappe-t-il aux prises de la conscience ; on veut préciser le souvenir et « il fuit et se dissout à mesure » (Lemaître).
C’est bien là ce qu’éprouverait une personne qui se dédouble, si, au lieu de percevoir, comme il arrive d’ordinaire, le dédoublement opéré, elle le percevait au moment où il s’opère. Mais comment et pourquoi le dédoublement a-t-il lieu ? On ne sait. Peut-être vient-il [p. 44] à la suite d’une auto-hypnotisation spontanée. La fausse mémoire se produirait exactement au point de rencontre de l’état hypnotique et de la veille normale. Je sens d’ailleurs combien l’hypothèse d’une hypnotisation se produisant spontanément, à l’insu du sujet, est risquée et difficile à admettre. Remarquons pourtant que la fausse mémoire, comme on l’a dit déjà, est une particularité, un cas, qu’elle est liée à la nervosité, qu’elle décroit avec l’âge. Par tous ces caractères, elle se rapproche de la prédisposition à l’hypnose. Mais ce n’est là peut-être qu’une analogie trompeuse et le phénomène n’est pas non plus par là complètement expliqué. Terminons donc plutôt par un aveu d’ignorance. Qu’il suffise d’avoir recueilli des faits. D’autres plus heureux les débrouilleront peut-être.
L. DUGAS.
Après avoir terminé ce travail, je rencontre par hasard dans un recueil anglais (Contes des Voyageurs) une nouvelle de Clément Scott, intitulée : « Dans le jardin du Sommeil » qui contient l’analyse détaillée d’un cas de fausse mémoire. Le récit est fantaisiste, et d’un tour romanesque. Mais les lignes suivantes suffiraient à prouver que, dans les œuvres d’imagination, ce qu’on prend pour un jeu de la fantaisie est souvent une observation sincère.
« Parmi les curieuses expériences de la vie, il n’en est pas de plus étrange ni de plus mystérieuse que la visite accidentelle d’un lieu nouveau, avec la conscience soudaine que vous avez déjà vu tout cela. Sans que rien ne vous en avertisse, cela vous frappe tout à coup : « Ceci n’est pas nouveau du tout. A une époque ou à une autre, j’ai visité ce lieu même. » (It is not new at all. At some time or other, l have visited this very place.) Je déclare en toute franchise que ceci m’est arrivé en des lieux étrangers, non seulement en Angleterre, mais ailleurs, et la sensation (feeling) pour moi, comme pour d’autres sans doute, est inexplicable.
« Il y a des cas où une conversation quelconque (a chance conversation) suggère cette idée : « Précisément ces mêmes paroles m’ont été dites, exactement en ce lieu ». (Just these very words were spoken to me at that exact spot.)
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« Comment cela se fait-il ? Ce n’est pas la première fois que je viens ici ? Je me souviens de tout comme si c’était hier, mais cela, dans un songe, dans un tableau, dans les champs fleuris de l’imagination. Je suis certainement venu ici. »
« Et comment expliquerons-nous ces phénomènes ? Quelques personnes se hâtent de conclure à la certitude d’un état préexistant, et discutent cette conjecture jusqu’à ce qu’elles y trouvent une satisfaction entière. D’autres attribuent le fait à ce qu’on pourrait appeler la transformation ou la révélation d’une imagination forte. L’esprit prophétise à force d’imagination: ceci est une vraie révélation (?). (Others ascribe it to whatl may be called the reversai or revealment of intense imagination. The mind propheties by reasan of imagination ; this is the actual revealment.)
Il n’est pas dans mon caractère de chercher à me rendre compte de toute sensation qui m’est personnelle. Je sens, mais je ne me crois pas toujours tenu de comprendre. « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que notre philosophie n’en peut rêver. » Mais rien dans ma vie ne m’a jamais semblé plus plein de mystère que la sensation que j’ai éprouvée à plusieurs reprises dans [p. 45] tout ce ravissant district de la côte est de l’Angleterre dont Cromer est le centre et qu’il y a des années j’avais baptisée « Poppy land » (terre des pavots). »
Suit la description du pays ; elle se termine ainsi : « Il n’y n pas d’heure du jour depuis le lever du soleil jusqu’à minuit que je n’aie consacrée à mon « Jardin du Sommeil », au bord de la falaise, et cependant je n’ai jamais été tout à fait persuadé que Poppyland, avec tout son charme, fût une impression entièrement nouvelle. Que cela se fût passé il y a des siècles (ou un instant auparavant), cela n’apportait aucune différence à ces délicieux rèves-éveillés. (A question of centuries made no difference whatever on these delightful day-dreams.)
« Il me semblait me souvenir des jours d’autrefois, des jours qui s’étaient écoulés des centaines d’années avant que je fusse né….
« Une personne extrêmement pratique souhaitera que j’explique tout ceci.
« Elle me dira que quand j’étais un petit garçon à l’école de Malborough, un de mes meilleurs camarades venait de Sherringham et que par lui sans doute j’ai appris tel ou tel détail sur le camp romain, l’église de Cramer, etc.
« Elle chuchotera à mon oreille qu’il y avait un autre camarade d’école qui venait d’Antigham… et de qui j’ai appris plus d’une tradition relative aux familles de Norfolk, etc.
« On essaiera de me persuader que, longtemps avant que j’eusse posé mon pied errant dans ce village de Cromer, je connaissais par ouï-dire tous les menus événements du pays .
« Ceci sans aucun doute est entièrement vrai, mais maigré tout ne me satisfait pas. »
Merci à Sandra Nebula.
NOTES
(1) Voir le numéro de novembre 1893 [André Lalande. Les paramnésies. Article parut dans la « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Paris), dix-huitième année, tome XXXVI, juillet-décembre 1893, pp. 485-497. [en ligne sur notre site]
(2) Dans l’édition de Musset que j’ai entre les mains, les mots « déjà vu » sont également soulignes,
(3) Tous les mots soulignés sont soulignés par Loti.
(4) Un autre sujet, C… , qui a de la fausse mémoire, n’a pas de ces erreurs de mémoire, que j’appelle confusions.
(5) Depuis que ces lignes sont écrites, j’ai eu occasion d’observer la fausse mémoire chez un enfant, M… , dont le cas est héréditaire. Sa mère, sa grand’mère, son oncle ont ou ont eu de la fausse mémoire simple, sans pressentiment. C… , dont je parle plus loin, a de la paramnésie depuis son enfance, et est fils d’un paramnésique.
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