O. D. Le portrait du Diable. Extrait de la revue « L’Interdémiaire des chercheurs et des curieux », (Paris), 6e année – 1870-1873, 1873, colonnes 350-352.
Une curiosité dans notre rubrique » Légendes et folklores ».
[colonne 350]
Le portrait du Diable.
On raconte que le célèbre Santeuil rencontra un jour une dame qui, sans autre compliment, le pria de vouloir bien la suivre. Comme elle était jolie, le poète, quoique surpris de l’aventure, ne voulut pas la refuser. Mais son étonnement augmenta encore et se modifia beaucoup, lorsqu’il se vit conduire chez un peintre à qui la dame le présenta en disant : « Tenez, absolument comme cela ! » C’est qu’elle avait commandé un tableau où figurait le Diable et, ne trouvant pas que l’artiste l’eût fait assez laid à son gré, elle lui présentait comme modèle la figure de Santeuil, que du reste elle ne connaissait aucunement.
Quoique cette anecdote ait été mise au théâtre sous ce même titre du Portrait du Diable (peut-être cependant en substituant Pellisson à Santeuil), je n’en parle qu’en passant pour arriver à une remarque de Legrand d’Aussy, que pendant le moyen âge, non-seulement les Imagiers représentaient le Diable le plus hideux possible, mais encore que : « On croyait même le mortifier beaucoup en le faisant extrêmement laid. Cette opinion, Legrand d’Aussy l’appuie sur un fabliau dont il donne une traduction sans doute abrégée.
Satan vient trouver un moine qui sculptait le portail de son église, et tâche, par prières, promesses ou menaces, d’obtenir qu’il adoucisse un peu la difformité qu’il lui attribue. Il n’obtient rien : le moine le hait, et voudrait le rendre plus horrible encore, pour que tout le monde partage cette haine et en résiste mieux à ses séductions. Le démon alors le jette en bas de l’échafaud ; mais une Sainte Vierge que le moine vient de sculpter admirablement belle, dans une autre partie de son œuvre, étend les bras, le retient, et le dépose ensuite doucement à terre. Toutefois, l’ange infernal ne se tient pas pour battu, bien qu’il renonce à employer la force ouverte. Il rend une jeune veuve amoureuse du sculpteur, et celui-ci succombe à la tentation, car la beauté de la dame lui cache alors la laideur du Diable qui la pousse. Il se laisse enlever par elle et emporte même plusieurs vases sacrés, en or. Mais les autres moines, promptement avertis par l’Esprit-Malin, le rattrapent, le ramènent au couvent et le jettent dans un cachot. Satan ne manque pas de venir l’y trouver, et cette fois, en lui offrant de le sauver, il en obtient aisément la promesse de retoucher son image. Il le sauve, en effet, et le moine lui tient parole.
On voit que cette légende justifie complètement l’assertion de Legrand d’Aussy. Le curieux, c’est qu’après un intervalle peut-être de deux siècles, on en retrouve l’idée fondamentale dans l’Arioste, qui même l’exagère singulièrement : « Il y avait autrefois un peintre dont j’ai oublié le nom, qui représentait toujours le Diable [colonne 351] avec une belle figure, de beaux yeux et de beaux cheveux, point de griffes, point de cornes, plus gracieux et plus paré que l’ange que Dieu envoya jadis en Galillée » (Sat. V, terc. 100, 101.) C’est fort, mais les commentateurs ont été plus loin, en ne permettant pas que ceci fût une pure plaisanterie. Voici une note de la traduction anonyme que je cite (Paris, 1827.) : « On dit que le poète a voulu désigner ici un peintre ferrarois nommé Galasso, qui, dans la jeunesse de l’Arioste, eut de la réputation. » Nous voilà donc avertis d’accepter l’histoire comme vraie jusqu’au bout ; car les deux tercets ci-dessus sont le commencement d’une histoire, et quelle histoire !… J’en demande pardon à la signora Galasso… mais c’est celle que Rabelais et La Fontaine nous ont appris à connaître sous le nom de l’Anneau d’Hans Carvel. Dans l’Arioste, c’est pour remercier le peintre de le rendre si beau, que le Diable vient en songe lui apporter son infaillible talisman. Rabelais est le premier qui ait mêlé à ce conte ce nom tudesque d’Hans Carvel, et il en fait le grand lapidaire du roi de Mélinde. La Fontaine, en conservant le nom d’Hans Carvel, ne lui attribue aucune profession, et de tous ceux qui ont traité ce sujet, je ne crois pas qu’un autre que l’Arioste ait fait du mari un peintre.
On sait quelle est la tactique de Voltaire vis-à-vis des cinq principaux poètes du XVIIe siècle. il les proclame grands poètes, hautement et nettement, et à son époque, il se serait inutilement décrié à leur contester ce rang. Puis, une fois à l’abri sous cette déclaration solennelle, il ne perd pas une occasion de les rapetisser en signalant et exagérant leurs défauts. N’osant pas frapper en face ces devanciers dont il est jaloux, il se met à genoux devant eux pour leur ficher au moins des épingles dans les mollets. On comprend alors quel empressement il devait mettre à. établir « la prodigieuse supériorité de l’Arioste » même considéré seulement comme auteur de cinq ou six contes, sur La Fontaine, car il avait là le plaisir de piquotter àl la fois d’un même coup, et La Fontaine lui-même, et Boileau qui, de son côté, avec bien plus de modération et peut-être de justice, avait dit que « La Fontaine ayant conté plus plaisamment une chose très-plaisante, il a mieux compris l’idée et le caractère de la narration. » Voltaire ne manque donc pas d’approuver fort l’Arioste d’avoir donné au Diable « une bonne raison pour apparaître au Bonhomme. » Cette bonne raison, c’est cependant en connaissance de cause, que Rabelais et son imitateur l’ont supprimée. Rabelais, qui a été en Italie, ne pouvait guère ignorer les satires de l’Arioste. La chose n’est pas aussi sûre pour La Fontaine, mais au moins il possédait à fond les [colonne 352] Cent NouvelIes Nouvelles où ce conte est narré par Louis XI en personne (N. XI) et où le Diable a aussi sa bonne raison, qui est que le mari jaloux lui a fait brûler une chandelle. J’ai bien peur que de cette chandelle et d’un démon peint aussi beau que l’ange Gabriel, Boileau n’eût dit aussi : « Si le lecteur lui veut faire un procès sur le peu de vraisemblance qu’il y a aux choses qu’il raconte il (La Fontaine) ne va pas, comme l’Arioste, les appuyer par des raisons forcées et plus absurdes encore que la chose même. » Il aurait approuvé Rabelais et La Fontaine d’avoir laissé le Diable sans raison, donnant franchement leur conte comme une extravagance, mais une extravagance amusante et qui ne laisse pas que de contenir au fond une vérité, quoique grossie par un microscope diablement caustique.
Je ne sais comment ce sujet a été compris par plusieurs Italiens que signale M. P. Lacroix dans une note de son Rabelais. Quant au Pogge, qui a bien osé raconter cette fable comme une aventure réelle arrivée à son adversaire Philelphe, il n’avait garde d’attribuer à Lucifer aucun motif particulier de venir en aide à ce mordant satirique : il devait naturellement supposer que ses ennemis étalent, rien qu’à ce seul titre, au mieux avec l’enfer et sa séquelle.
Si Voltaire avait bien voulu se donner la peine de réfléchir, il lui eût suffi de se rappeler ce trait virulent de raillerie pour reconnaître qu’en effet le Diable se gausse du mari, loin de le favoriser et que, par conséquent, c’est à tort que l’on indiquerait un motif à sa bienveillance, puisqu’il n’en a pas. Aussi. pourrait-on soupçonner que si l’Arioste l’a fait, c’est qu’il avait sous les yeux quelque fabliau aujourd’hui perdu, un fabliau proche cousin de celui de Legrand d’Aussy, dont s’étaient déjà servis Pogge et Louis XI, et que lui, l’Arioste, a suivi fidèlement, sans se donner la peine d’éplucher une bluette, en somme spirituelle et fort comique. O. D.
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