Pierre Maine de Biran. Nouvelles considérations sur le sommeil, les songes et le somnambulisme. Troisième partie. Des différentes espèces de songes, et du somnambulisme en particulier. Par Maine de Biran.


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Pierre Maine de Biran. Nouvelles considérations sur le sommeil, les songes  et le somnambulisme. Troisième et dernière partie. Des différentes espèces de songes, et du somnambulisme en particulier. Œuvres Philosophiques par V. Cousin. Paris, Librairie de Ladrange, 1841, tome deuxième, pp. 259-295.

Nous proposerons les trois parties de ce travail qui se distribue comme suit :
— Première partie. Du sommeil et de ses causes ; de l’état du corps dans cette fonction, et comme elle s’allie avec la suspension de la volonté. [en ligne sur notre site]
— Deuxième partie. Des facultés qui subsistent dans le sommeil, et des songes. [en ligne sur notre site]
— Troisième partie. Des différentes espèces de songes, et du somnambulisme en particulier.

Pierre Maine de Biran [Marie François Pierre Gonthier de Biran] (1766-1824). Philosophe, précurseur de la psychologie subjective appartenant au courant spiritualiste français. Influencé par de Condillac et Jean-Jacques Rousseau, mais aussi par Destutt de Tracy et Leibniz, il influença lui même Henri Bergson et Merleau Ponty. Il fait partie de cette lignée de philosophe qui participa à l’élaboration de la psychologie moderne.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé quelques fautes de typographie.
– Par commodité nous avons renvoyé la note de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 259]

NOUVELLES CONSIDÉRATIONS

SUR LE SOMMEIL,

LES SONGES,

ET LE SOMNAMBULISME.

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TROISIÈME PARTIE

DES DIFFERENTES ESPECES DE SONGE,
ET SU SOMNAMBULISME EN PARTICULIER

Nous avons reconnu ci-devant deux causes ou conditions organiques principales qui peuvent coïncider tour à tour ou ensemble avec la suspension de la volonté, et continuer même à interrompre ou troubler l’exercice de cette puissance en amenant ainsi les phénomènes du sommeil et des songes.

La première de ces conditions est la concentration des forces sensitives dans des organes internes particuliers, d’où résulte une sorte de relâchement plus ou moins considérable dans les liens de la sympathie générale qui unit entre elles toutes les parties du même tout, pendant que d’un autre côté les organes dont il s’agit peuvent contracter une sympathie particulière et animale, soit avec quelque centre nerveux partiel ou quelque division cérébrale, soit avec le cerveau entier.

La deuxième condition organique principale qui détermine la production du sommeil et des songes, est un autre mode de concentration des forces sensitives ou motrices, soit encore dans le cerveau ou dans quelques-unes de ses divisions particulières, soit dans les organes mêmes du mouvement ou de la locomotion volontaire ; concentration qui a pour [p. 260] effet, tantôt d’affaiblir ou même d’intercepter momentanément la sympathie du centre sensible et moteur avec les organes qu’il tient en tout ou en partie sous sa dépendance dans l’état de veille, tantôt de déterminer une sympathie particulière, plus active, plus exclusive, entre quelqu’un des organes et le centre dont il s’agit.

Auguste Rodin. Le Sommeil. (Plâtre du Musée Rodin à Pais).

Auguste Rodin. Le Sommeil. (Plâtre du Musée Rodin à Pais).

Ces deux conditions tiennent à deux sortes de concentration des forces sensitives et motrices : l’une qui a lieu dans quelque organe interne, qui devient par là même un vaste foyer de sensations et d’actions, et entre en réaction sympathique avec le cerveau, ou quelqu’une de ses divisions particulières ; l’autre qui a lieu dans le cerveau même, qui ne sympathise ou ne correspond plus alors, comme dans la veille, avec les organes sensitifs ou locomoteurs, mais seulement et d’une manière anomale, avec quelqu’un de ses organes en particulier.

Quelle que soit celle de ces conditions qui détermine le sommeil et les divers phénomènes, leur effet commun est toujours, de suspendre ou de troubler l’action de la volonté, en soustrayant à sa puissance les organes sur qui elle s’exerce d’une manière médiate ou immédiate dans l’ordre naturel des fonctions de la veille, et en livrant ces organes au principe de leur vie, de leur sensibilité ou de leur irritabilité propre exaltée par le fait même de la concentration. De l’affaiblissement, et enfin de la suspension complète de la volonté, résultent certains [p. 261] caractères généraux des songes, tels que nous les avons analysés dans la section précédente, Mais il y a de plus des caractères particuliers et vraiment spécifiques, qui distinguent ces phénomènes entre eux, et qui peuvent aussi les faire rapporter à des classes séparées, dont les titres dérivent de la cause même ou de la condition organique particulière, qui, en opprimant en tout ou en partie l’action de la volonté, amène le sommeil et par suite les songes de cette nature.

Ici, s’il m’était permis de développer un sujet beaucoup trop vaste pour mon temps et surtout pour mes moyens, je pourrais faire voir, premièrement, comment l’étude des songes et leur distinction en classes serait utile au physiologiste et au médecin, en lui manifestant dans certains cas quels sout les organes essentiellement altérés ou excités, d’une manière anomale ou vicieuse, dont l’influence sympathique, active et prédominante sur le cerveau, détermine le plus fréquemment tels accidents pendant le sommeil, ou des songes de tel caractère et de telle espèce. Je pourrais montrer, en second lieu, comment les différentes sortes de délire momentané ou d’aliénation mentale permanente, viendraient se ranger naturellement sous les mêmes divisions que les songes, puisqu’ils se rapportent à des causes et à des conditions organiques ou cérébrales, qui agissent respectivement d’une manière absolument semblable pour opprimer on suspendre l’action [p. 262] régulière de la volonté et de la pensée, et produire ainsi les phénomènes correspondants du sommeil, des songes, du délire, le désaccord des sensations, l’absence du jugement, l’abolition du moi. Et de là nous apprécierons la valeur réelle de ces théories évidemment incomplètes, de ces vues particulières trop précipitamment généralisées, qui ont pu induire en erreur des esprits systématiques, tels que les docteurs Pinel (1) et Prost (2), lesquels, faisant abstraction des divers caractères que prennent les idées dominantes dans chaque espèce de folie, ont confondu toutes ces espèces en les rapportant également, l’un à des causes morales ou tirées exclusivement du domaine de l’imagination, vers lequel il a dirigé aussi toute sa méthode curative ; l’autre, d’une manière plus exclusive et plus incomplète encore, à des causes organiques relatives aux fonctions des viscères, sur lesquelles il a fondé une méthode pratique de traitement qui ne sera probablement pas justifiée par des succès bien généraux. Mais je laisse à d’autres le soin de faire l’application des principes aux cas qui intéressent plus particulièrement l’art de guérir. Je devais seulement faire ressortir les analogies qui existent entre les phénomènes qui font le sujet de ce Mémoire et ceux qui sont propres à l’aliénation, et je reviens à ma base de classification des songes. [p. 263]

Je les distingue en quatre espèces.

Je mets dans la première classe les rêves dont nous avons reconnu et analysé ci-devant les caractères affectifs avec les effets concomitants de ces caractères, ayant pour cause ou condition essentielle l’influence prédominante de quelque organe intérieur, tels que le cœur, l’estomac, le foie, le système génital, etc. Les forces sensitives concentrée; alors dans cet organe particulier, irradient leur action sur toutes les autres parties du système vivant avec qui elles sympathisent d’une manière plus ou moins intime pendant la veille. Cette sympathie générale se trouve momentanément affaiblie dans la fonction du sommeil ; elle a lieu seulement avec tel centre nerveux ou telle division cérébrale qui se trouve alors, et par une suite du sommeil même, disposée à entrer en relation sympathique, plus directe et plus spéciale, avec l’organe interne ou dominant : de là les phénomènes des songes de cette espèce, que je croirais pouvoir distinguer sous les titres de songes organiques ou affectifs, où l’imagination crée des fantômes, tantôt effrayants, tantôt voluptueux, selon que le cœur, ou l’épigastre, ou l’organe de la génération, est excité ; d’autres fois les images de mets appétissants, ou de ruisseaux limpides, si l’estomac ou l’organe de la soif sont dans un état de besoin ou de souffrance. Mais un exemple qui renferme la circonstance essentielle ou caractéristique de cette classe de songes organiques, [p. 264] et qui nous servira à établir le principal chef de division que nous avons en vue, c’est ce qui se rapporte à l’espèce de rêves connus sous le nom de cauchemar. Dans les songes de cette espèce, qui ont pour cause, soit la plénitude de l’estomac, soit la gêne du cœur ou des gros vaisseaux sanguins, soit une disposition nerveuse de l’épigastre, etc., l’individu rêve tantôt qu’il est accablé comme d’un poids insupportable ; tantôt, poursuivi et près d’être saisi par quelque fantôme terrible, il cherche à s’y soustraire ou à fuir, mais son corps demeure immobile et comme enchaîné ; tous les organes locomoteurs paralysés, ce semble, refusent d’obéir à sa volonté : que dis-je ? il n’y a plus de volonté proprement dite, plus de puissance d’effort, mais uniquement désir violent et sans effet d’opérer un mouvement au pouvoir de l’être sensitif. Mais, chose remarquable, à l’instant où la volonté reprend ses droits, où il y a un commencement d’effort exercé sur les organes locomobiles, l’individu s’éveille en sursaut. Ce cas est absolument pareil à celui que nous avons déjà cité, au sujet de l’effort incomplet qui, dans un état de demi-sommeil, tend au rappel d’un mot sérieusement cherché, et détermine un réveil brusque à l’instant où le signe est trouvé et articulé. En effet, tous les phénomènes de locomotion, comme ceux de la voix parlée, sont des actes de la veille, puisqu’ils sont sous la dépendance première et immédiate de la volonté. Cette puissance [p. 265] dont l’exercice constitue la veille proprement dite, ne peut demeurer étrangère aux résultats des actes de son ressort, lors même que ce n’est pas elle qui les a déterminés en principe ; il suffira dpnc qu’elle vienne à y prendre la moindre part pour que le réveil s’ensuive immédiatement.

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En résumant ce qui se passe dans cette espèce de rêve appelé cauchemar, on est fondé à admettre : 1° qu’il y a concentration des forces sensitives dans quelques organes précordiaux ; 2° que la sympathie de cet organe avec le cerveau est conservée et devient plus intime, parce qu’elle seule détermine dans ce centre la production des fantômes analogues à la cause provoquante, et qui ont même mobilité ou même persistance qu’elle ; 3° que l’affaiblissement des autres sympathies du cerveau, soit avec, ses différentes divisions, soit surtout avec les organes du mouvement, explique, d’une part, le vague propre à cette espèce de rêve en particulier, et, d’autre part, l’impossibilité où sont les muscles de se contracter ou de se mouvoir d’une manière même automatique, et tant que la volonté demeure suspendue, malgré le désir et le besoin sentis ; ce qui prouve que dans cet état l’inertie des organes du mouvement, ou le défaut momentané de leur communication sympathique avec le cerveau, sont tels qu’il faut absolument un effort voulu et hyper­organique pour surmonter ces obstacles.

Supposez maintenant que la concentration des [p. 266] forces sensitives ait lieu dans les extrémités nerveuses de quelque sens externe particulier, et par suite dans la division cérébrale à laquelle ces extrémités correspondent, toutes les autres sympathies se trouvent affaiblies et la volonté suspendue ; I’indlvidu verra en songe des fantômes de toutes les couleurs, ou il entendra des sons variés, ou il touchera des corps de diverses formes, selon le sens qui prendra ainsi ce caractère d’exaltation spontanée et animale auquel l’activité perceptive ne contribue en rien. Ce sont ces phénomènes simples ou absolument séparés de tout exercice de la volonté, de tout jugement ou acte intellectuel, que j’appelle intuitions ; je dis­ tingue aussi l’espèce de songes qui s’y rapportent, sous le titre de songes intuitifs ou visions. La condition organique qui détermine cette espèce est la plus simple de toutes : c’est aussi la plus commune.

Les songes qui se rapportent aux intuitions ou aux images de la vue par une concentration de la sensibilité propre de cet organe pendant le sommeil, sont les plus fréquents et ceux qui frappent le plus le sens interne ; et la raison en est simple : c’est que l’ œil est le plus près du centre de l’imagination ; il lui est contigu ; il en fait partie ; toutes les impressions, même isolées, tendent donc à se transformer en image dans ce centre, et à se réfléchir, pour ainsi dire, comme dans un miroir qui conserve et augmente même l’éclat de la réalité. II n’en est pas [p. 267] ainsi des autres sens, qui ont un rapport moins, immédiat avec le cerveau. L’ouïe, et surtout le toucher, peuvent être affectés jusqu’à un certain point dans leur sens propre, lorsque le sommeil a affaibli leur sympathie, sans que ces impressions se représentent en songe. Enfin, l’odorat et le goût obéissent plus particulièrement aux lois de la sympathie des organes intérieurs, et contribuent aux rêves organiques sans entrer presque jamais dans l’espèce des songes intuitifs. Ces distinctions sont confirmées par des exemples pris du somnambulisme. Dans l’espèce de songes dont il s’agit, chaque sens se trouvant plus borné à ses propres impressions, et séparé de ce que tous les autres y ajoutent par leur concours tumultueux pendant la veille, chaque intuition spécifique doit avoir plus de netteté, de vivacité ou d’éclat, mais en même temps moins de consistance, comme il arrive dans tous les songes de cette espèce. De plus, la représentation objective, ou l’image, ne saurait être la même quand le sens à qui elle se rapporte agit seul, et quand il est aidé, soutenu et rectifié par le concours de tous les autres. Ainsi, par exemple, un homme qui pourrait oublier un instant tout ce que l’exercice du toucher ajoute sans cesse à celui de la vue, verrait les objets d’une tout autre manière. Dans le sommeil, les impressions internes simultanées des divers organes se croisent bien plutôt qu’elles ne s’associent ; elles ne convergent pas vers un même but, et ne se cumulent pas [p. 268] sur un même objet comme dans la veille; de là encore l’incohérence et la mobilité des songes.

Les rêves intuitifs ont surtout lieu le matin et quelque temps avant le réveil, après que les sens externes se sont rétablis des fatigues de la veille, et que leurs extrémités nerveuses aboutissant au cerveau, éveillées les premières, sont déjà dans l’attente de l’acte, ou commencent d’elles-mêmes à entrer en activité, stimulées peut-être aussi par quelque excitant du dehors qui se mêle confusément au rêve ou en détermine l’origine. Les songes organiques, au contraire, n’arrivent jamais que dans le commencement ou au milieu du sommeil. Les personnes sujettes au cauchemar, par exemple, en éprou­ vent les accidents presque au moment où elles s’endorment : j’ai vérifié plusieurs fois cette observation sur moi-même.

Enfin, pour terminer ce qui est relatif à l’espèce de songes dont il s’agit, la condition organique à qui elle se rappqrte, peut avoir lieu dans certains cas assez rares, il est vrai, quoique l’état de veille soit complet ; c’est là ce qui détermine les visions proprement dites. Ch. Bonnet nous en a fourni un exemple très-curieux. Voyez son récit d’un vieillard, son aïeul, qui voyait, les yeux ouverts, des tableaux variés, dont il admirait les couleurs et les formes, et qui n’existaient que dans son imagination, ou plutôt dans sa vue intérieure ; et, ce qu’il y a de particulier, tout en admirant et faisant la description [p. 269] de ce qu’il voyait réellement, il reconnaissait lui-même que ce n’était qu’une illusion du sens interne. C’est par là seulement que les visions de ce vieillard raisonnable, qui jouissait de quelques facultés actives, pouvaient différer d’un véritable songe, ou encore des fantômes qui ont la même apparence de réalité pour le maniaque, ou l’homme en délire, mais sans qu’il puisse juger et reconnaître l’illusion.

Si la concentration des forces, au lieu de s’arrêter aux divisions cérébrales contiguës aux sens externes, pénètre plus profondément, pour ainsi dire, jusqu’à l’organe même de l’âme, toutes les sympathies actives avec les organes sensitifs et locomotiles se trouvent suspendues avec la volonté même ; les songes prennent un caractère plus intellectuel et plus profond, et c’est alors, comme nous l’avons. observé déjà, que les inventions les plus extraordinaires, les pensées les plus sublimes, les résolutions de problèmes les plus difficiles, peuvent se présenter à l’esprit dans un sommeil qui n’est cependant pas complet, puisqu’il en reste quelque trace, mais toujours avec cette spontanéité d’intuition qui exclut ou prévient toute recherche, et qui se concilie avec l’absence de la volonté et la suspension de tout effort. Cette espèce est très­rare et doit l’être en effet, puisque ce sont, pour ainsi dire, des bonnes fortunes qui n’arrivent qu’aux hommes studieux, méditatifs, et dont toutes les [p. 270] veilles sont consacrées au travail de la pensée, à l’exercice de ses plus hautes facultés. Feu M. Cabanis a consigné dans son ouvrage (3) les observations qui lui avaient été rapportées par Franklin et Condillac, sujets, comme peuvent l’être d’autres savants, à avoir de ces bonnes fortunes.

Rêve.

Rêve.

Il y a des espèces de délires ou de manies sublimes, qui tiennent à la même condinon ou se rapportent à la même cause. Ainsi le perruquier de Diderot, homme illettré, et qui n’avait de sa vie fait de vers ni lu les poëtes, débitait et créait, dans un accès de délire et de manie, des tirades de très beaux vers qui étonnaient singulièrement tous les auditeurs, mais surtout ceux qui l’avaient connu avant sa maladie. Plusieurs hommes de lettres de la capitale furent témoins de ce phénomène. On connaît aussi l’histoire d’une dame très-dévote, mais très-peu éclairée, qui suivait dans la simplicité de l’esprit et du cœur le chemin de la foi, sans se mêler de controverse. Cette dame ayant été attaquée d’une maladie nerveuse, se mit à argumenter son confesseur, de manière à le réduire au silence et à étonner autant qu’à embarrasser, par sa logique pressante, tous les docteurs de Sorbonne. C’est ainsi encore qu’on voit quelquefois certains malades au lit de la mort, développer des facultés extraordinaires et bien supérieures à toutes les habitudes de leur [p. 271] esprit dans le cours de leur vie. Au moment où la flamme vitale ayant abandonné toutes les parties qu’elle animait, s’est concentrée dans l’organe immédiat de l’âme et y jette ses derniers rayons, toutes les pensées, tous les discours du mourant prennent un caractère sublime et d’autant plus touchant que le malade, faisant ses derniers adieux à cette terre qu’il va quitter, semble commencer déjà un autr mode d’existene.

J’ai eu sous les yeux un exemple bien attendrissant de ce phénomène dans un jeune homme de dix-huit ans, de la plus belle espérance, mort, au commencement du printemps dentier, d’une hydropisie séreuse qui avait dèterniné l’engorgement de toutes les cavités principales du cerveau. On conçoit comment tous ces phénomèues, qui paraissent surnaturels au vulgaire et qui sont si propres à alimenter une crédulité aveugle et superstitieuse, se rapportent d’une manière assez simple à la même condition organique qui dérermine les songes intuitifs, et viennent se ranger dans la même classe. Si nous supposons maintenant que la concentration des forces sensitives ait lieu, comme pour les espèces de songes que nous avons caractérisés ci-devant, dans quelqu’une des divisions cérébrales correspondantes et contiguës à certains sens internes particuliers, et que la communication sympathique du cerveau avec les organes de la locomotion et de la voix soit entière comme dans la veille, [p. 272] la volonté étant toujours complètement suspendue, nous verrons naître de cette double condition tous les phénomènes surprenants et tous les prétendus miracles du somnambulisme.

Je crois devoir prévenir, en traitant ce dernier sujet, qu’il faut se tenir en garde d’abord contre cette sorte d’instinct de crédulïté et d’amour du merveilleux, qui se complaît à exagérer les choses extraordinaires ou dont le principe est obscur et mystérieux en lui-même. Il m’a semblé, en lisant certaines histoires de somnambules, que les auteurs, souvent animés par ce désir de flatter un penchant naturel à l’homme, cherchaient bien plus à étonner qu’à éclairer. Il faut être en garde surtout contre l’adresse et le charlatanisme de certains prétendus somnambules, qui quelquefois cherchent à faire de l’effet dans le monde, à exciter la curiosité et à attirer les regards sur eux, en jouant un rôle étudié à l’avance : j’en ai trouvé en ma vie deux exemples, qui m’ont, je l’avoue, rendu un peu incrédule sur les miracles du somnambulisme. Mais en nous bornant aux faits de ce genre les mieux constatés, quelque surprenantes ou quelque inexplicables que puissent en paraître d’abord certaines circonstances particulières, nous ne devons pas désespérer de parvenir à les rapporter à des principes ou à des faits mieux connus ; ce qui est le seul genre d’explication qu’on puisse demander en pareil cas, et ce qui suffit aussi pour faire disparaître le merveilleux. [p. 273]

Jeremy Mann.

Jeremy Mann.

Le somnambulisme se distingue entre les autres espèces de songes dont nous avons parlé, par deux circonstances essentielles : la première, en ce que celui qui en est affecté a ou paraît avoir l’intuition des objets actuellement présents aux sens externes, quoique ceux-ci semblent fermés en tout ou en partie ; la seconde, en ce qu’il exécute toute la suite des mouvements ou des actes de locomotion nécessaires pour aller vers ces objets, les écarter ou les saisir, les approprier à son usage, et se conduire, par rapport à eux, comme il pourrait le faire dans l’état de veille le plus complet, où ces deux circonstances, et surtout la dernière, semblent bien porter les caractères d’une intelligence qui aperçoit un but, et en combine les moyens, en même temps que d’une volonté éclairée et consciente d’elle-même qui exécute tous les actes nécessaires pour y parvenir. En effet, comme tout mouvement spontané, ou qui a son principe caché dans l’intérieur même de l’être qui le manifeste, est pour nous le signe ou le caractère essentiel de la vie, ainsi toute série régulière de ces mouvements, ordonnés entre eux et appropriés à un but, paraît être le caractère essentiel d’une pensée, d’une volonté ; car nous ne pouvons voir que les mouvements extérieurs, et le principe interne de l’action, avec les ressorts auxquels il s’applique, échappent, par leur nature, à tous les sens et à toute faculté de représentation. Mais si, d’une part, c’est une volonté, une intelligence [p. 274] partiellement éclairée qui préside aux phénomènes des somnambules, pendant que, d’autre part, les faits les mieux constatés ne permettent pas de douter qu’alors le sommeil ne soit complet et absolu, quel est le caractère ou le signe naturel qui servira à distinguer deux états ou deux modes d’existence, si différents et si parfaitement étrangers l’un à l’autre que l’être auquel ils s’appliquent semble divisé en deux personnes distinctes, dont l’une ne s’approprie rien de ce que l’autre a fait ou senti, n’en conserve pas le moindre souvenir, n’y joint pas le même moi ? Si c’est une volonté qui dirige les actes du somnambule pendant qu’il est plongé dans un sommeil réel et profond, que devient le principe de la suspension de cette puissance, auquel nous avons voulu rattacher les causes et les circonstances particulières du sommeil et des songes, comme la condition essentielle, qui distingue ces phénomènes de ceux de la veille ? Faudra-t-il donc rejeter un principe constaté d’ailleurs sous tant d’autres rapports, et, renonçant à en trouver aucun autre qui puisse servir à expliquer ou à lier entre eux, et à un seul fait plus général, ces phénomènes si extraordinaires, les regarder comme des singularités de la nature, des exceptions à ses lois, et nous borner à crier au miracle ? Voyons.

D’abord, quant à la première circonstance qui caractérise les rêves ou les visions du somnambule, celle qui consiste à avoir une sorte de perception [p. 275] des objets présents, quoique le sens externe paraisse fermé, j’observe que, dans ce mode de visions ou plus généralement d’intuitions externes, il n’y a point de doute que toutes les conditions originales qui mettent en jeu cette sorte de perceptibilité anomale, ne soient inhérentes à l’excitation actuelle de la division cérébrale qui correspond à tel sens, comme nous l’avons dit ci-devant, et caractérise les songes intuitifs. Toute la différence qui peut distinguer le cas présent, c’est que la concentration des forces sensitives, qui était peut-être limitée alors aux extrémités nerveuses internes et contiguës au cerveau, embrasse ici le sens tout entier et s’étend jusqu’aux extrémités qui reçoivent les impressions immédiates des objets extérieurs. Du reste, ces dernières impressions ne sont qu’accessoires ou simplement auxiliaires dans les rêves animés du somnambule ; c’est dans le sens interne que la série des intuitions prend naissance ; c’est l’imagination seule qui préside à tout, qui voit tout, et, ce qu’il faut bien remarquer, qui ne voit ou ne semble voir au dehors que des objets analogues aux fantômes qu’elle crée, ou dont les images particulières tiennent une place dans le tableau actuel qui l’occupe. Ainsi, au lieu que l’imagination ou la faculté d’intuition soit subordonnée aux impressions directes du sens intérieur, comme cela a lieu dans les fonctions régulières de la veille, c’est au con­ traire ici le sens externe qui se trouve absolument [p. 276] subordonné aux mouvements ou à l’impulsion spontanée de l’imagination. Dans le premier cas, le tableau représentatif s’arrange ou se moule sur le groupe d’objets réels présents au sens ; dans le second , ce tableau imaginaire est donné à l’avance ou est antérieur aux objets qui doivent s’y adapter, et ne sont admis ou ne frappent même le sens extérieur que sous la condition de cette convenance ou ressemblance avec le tableau fantastique qui est indépendant d’eux. Quelque singulier que puisse nous paraître ce mode d’intuition indépendant, comme opposé aux habitudes les plus constantes du sens externe, je ne sais pourtant si cet ordre inverse n’est pas plus fréquent qu’on n’est porté à le concevoir communément. Je ne sais pas même si l’ordre direct auquel paraît assujetti notre faculté ordinaire de percevoir, est plus facile à expliquer ou n’a pas autant de quoi nous surprendre ; mais nous sommes tous plus ou moins comme le peuple ignorant, qui ne s’étonne point en voyant tomber une pierre, et crie au miracle en voyant pour la première fois le fer tendre vers l’aimant.

Salvador Dalí - Noche Del Amor Insomne.

Salvador Dalí – Noche Del Amor Insomne.

Sans parler de divers phénomènes de l’instinct, tel que celui des petits poulets qui, au sortir de la coque, vont juste becqueter le grain à distance et choisir celui qui leur convient ; celui des oiseaux domestiques qui bâtissent leurs nids sur le plan uniforme donné à leur espèce, sans avoir pu recevoir à ce sujet aucune leçon de l’expérience ; tous phénomènes qui ne peuvent être conçus autrement qu’en supposant des intuitions ou images antérieures aux impressions des objets extérieurs et gravées pour ainsi dire dans le cerveau, au moment même de la formation ou de l’évolution du germe organique ; sans nous enfoncer, dis-je, dans ces profondeurs, ne pouvons-nous pas déduire de notre expérience la plus familière une foule d’exemples où nous percevons pendant la veille les objets présents à nos sens, non par ces sens mêmes, distraits peut­être et occupés ailleurs, mais uniquement par notre imagination, dans le tableau qu’elle en a conservé et qu’elle reproduit fidèlement au premier éveil donné au sens extérieur, à la plus simple impression ? Lorsque nous voyons, par exemple, dans l’éloignement un objet confus dont les formes ne peuvent pas se dessiner à l’œil, ce sens ne perçoit d’abord que ce qui le frappe actuellement, et c’est un point obscur ou une masse informe. Mais lorsque, prévenus ensuite que c’est tel objet, nous le voyons alors avec ses formes, ses dimensions, ses grandeurs, assurément ce n’est pas l’organe externe, mais bien l’imagination qui saisit toutes ces apparences sensibles. Lorsque, au tombant du jour ou à la lueur incertaine des astres de la nuit, le voyageur effrayé voit ou croit voir très-distinctement un fantôme dans un arbre, ou quelque bête épouvantable dans un tronc informe où il croit démêler des formes déterminées, ce n’est point encore l’œil qui perçoit [p. 278] ces êtres fantastiques, mais c’est l’imagination, excitée par une affection dominante, qui réalise au dehors ce qu’elle crée au dedans. Comment donc, s’étonnerait-on davantage en voyant le somnambule dirigé uniquement par le tableau qu’enfante son imagination, et se conduire uniquement d’après lui dans le monde extérieur ?

Mail ce qui fait le merveilleux de cette partie des phénomènes du somnambulisme, c’est que l’invidu plongé dans un sommeil bien autrement profond qu’il ne l’est ordinairement, puisque toute la sensibilité extérieure se trouve comme concentrée et échappe à toutes les impressions accidentelles qui lui viennent des objets, autres que ceux dont les images paraissent l’absorber, et puisque les excitations les plus fortes ne parviennent pas même à l’éveiller ; c’est que ce somnambule, dis-je, ainsi disposé, se conduise avec cette suite, cette précision, cette finesse de tact à l’égard de toutes les choses présentes, qu’il paraît très-bien percevoir et juger, quoique ses yeux soient entièrement fermés et que son regard terne et fixe annonce qu’il ne voit rien de ce qui est hors de lui, du moins par les moyens accoutumés ou par des impressions directes. Pout faire disparaître en partie le merveilleux attaché à ce pbénomène, il faut observer que le soùnambule n’agit jamais que sur des objets qui lui sont très­familiers , et dont les habitudes de son imagination peuvent aisément lui retracer la place ou le lieu, [p. 279] les dimensions et toutes les circonstances accessoires, il est donc, par rapport à ces objets, comme un homme qui, dans l’état de veille et enfoncé dans une méditation profonde, se promène dans un lieu connu, en parcourt tous les détours, évite les obstacles, va et vient sans jamais se tromper, et pourtant sans voir ou fixer rien de ce qui est au dehors : et la preuve, c’est qu’il tombera dans le premier piége tendu sous ses pas, quoiqu’il soit très-apparent, mais parce que ce piége ou cet obstacle sort du cercle de ses habitudes. Ainsi ferait bien plus sûrement encore le somnambule, tout autrement absorbé dans les tableaux imaginaires qu’il n’a pu la faculté d’écarter ou de changer en la moindre chose. C’est donc par ces tableaux et par une vision tout intérieure, mais parfaitement concentrée sur une seule espèce d’images, que le somnambule est dirigé dans le cercle de ses habitudes, avec d’autant plus de précision même que l’aveuglement est plus entier, la suspension des facultés actives plus complète, et que l’imagination captive n’offrant jamais qu’une seule chance, qu’un seul parti à prendre, il n’y a pas lieu aux délibérations et à l’incertitude d’un choix.

Circle of Francesco Solimena. - The Dream of Jacob, XVIIIe siècle.

Circle of Francesco Solimena. – The Dream of Jacob, XVIIIe siècle.

C’est ainsi que nous pourrions expliquer en détail, si le temps nous le permettait, plusieurs faits très-curieux, rapportés dans divers ouvrages, notamment dans l’Encyclopédie ancienne, à l’article Somnambulisme, et dans le dictionnaire des Merveilles [p. 280] de la nature. Le plus extraordinaire de tous est celui d’un abbé qui, étant au séminaire de Bordeaux, se levait chaque nuit, se mettait à son bureau, écrivait des sermons très-suivis dans toutes leurs parties, en se corrigeant, faisant des ratures, substituant au mot raturé un autre mot qu’il plaçait exactement au-dessus. D’autres fois il copiait de la musique, après avoir rayé son papier avec une canne ; il observait parfaitement la valeur des notes, et la place des paroles correspondantes qu’il écrivait au-dessous. Pour s’assurer s’il s’aidait en quelque chose, de l’organe extérieur de la vue, on mit un corps opaque devant ses yeux, pendant qu’il notait sa musique, mais il n’en fut point empêché, et continua, son travail comme auparavant. On essaya encore de substituer un autre papier à celui sur lequel il écrivait ; mais il parut sentir la différence, et rejeta ce nouveau papier, jusqu’à ce qu’on lui eût substitué une feuille absolument égale en dimension à celle dont il se servait ; alors il continua en reprenant absolument à la même place où son carton finissait, sur sa feuille, sans paraître apercevoir que la nouvelle était toute blanche ; ce qui prouve qu’il se dirigeait alors par le toucher et non par la vue. Voilà des songes intuitifs, joints à l’emploi des signes et à l’usage de la locomotion, qui ne semblent mettre aucune différence sensible entre l’état de ce somnambule et celui de la veille la plus com­ plète. Cependant la différence est entière, même [p. 281] dans ce cas, et en l’admettant tel qu’il est rapporté, puisque l’individu dont il s’agit ne conservait pas le moindre souvenir pendant le jour de ce qu’il avait fait chaque nuit, et qu’il y avait là deux principes d’action, et deux personnes bien distinctes, si tant est que, dans le sommeil et dans ces actes si réguliers, si intellectuels en apparence, il y eût une personnalité proprement dite;; chose dont on ne saurait douter pourtant dans le cas où, comme le dit l’auteur de l’article, le somnambule reprit chaque nuit la même suite des opérations ou le fil des idées interrompues de la nuit précédente, en les appropriant au même moi ; fait unique dans l’histoire des songes et du somnambulisme, mais qui aurait besoin d’être mieux constaté, appuyé sur d’autres autorités et sur le témoignage même de l’acteur ; ce qui est impossible, puisqu’on le suppose devenu ahsolument étranger, dès le réveil, à ce qu’il a fait pendant l’accès.

Les phénomènes de somnambulisme rapportés dans le dictionnaire des Merveilles de la nature, tout surprenants qu’ils sont, rentrent néanmoins plus complètement dans les principes ou les moyens naturels d’explications précédemment indiqués. Tels sont ceux qui furent observés à V***, par deux savants médecins, MM. Pigatti et Reghelini (4), sur un domestique de cette ville, qui se levait la nuit, [p. 282] faisait à peu près les mêmes choses qui lui étaient prescrites pendant le jour, mettait le couvert, allait chercher exactement chaque chose à sa place, et l’y remettait ensuite, servait à table les convives qu’il voyait en songe, allumait une torche dont il avait coutume de se servir, descendait les escaliers lentement, comme s’il eût accompagné quelqu’un qu’il laissait passer, et refermait la porte quand il le supposait sorti. Tous ces actes étaient très-bien liés entre eux, très-conséquents au songe qui occupait l’imagination de cet homme ; mais il est bien évident qu’il n’était dirigé dans tous les mouvements dont je viens de parler, que par l’intuition purement interne, et que tous les sens extérieurs étaient complètement endormis, hors celui du toucher. M. Pigatti, qui a écrit cette histoire avec de très-longs détails, observe que ce sens paraissait, dans le même accès, tantôt doué d’une finesse extrême, tantôt absolument obtus. Par exemple, notre somnambule, en mettant son couvert, distinguait parfaitement les objets, tels que cuillers et fourchettes, couteaux, etc., et les plaçait symétriquement suivant sa coutume ; il allait choisir une petite table ovale, dont la dame du logis se servait quand elle était seule, et il ne se trompait point, quoiqu’il y en eût plusieurs de différentes dimensions. Il distinguait très-bien les différentes pièces de monnaie au toucher : cela fut très-évident un jour, en ce qu’après avoir appelé un de ses camarades, [p. 283] présent à la scène, par son nom, et lui ayant demandé une petite pièce, pour alter boire au cabaret, ce camarade la lui donna, et après qu’il l’eut mise dans sa poche, un des assistants la retira adroitement et y substitua une autre pièce ; le somnambule s’étant fouillé ensuite, reconnut le changement, parut surpris, et en colère chercha la pièce qu’il avait en l’idée. Voilà bien ce qui prouve un parfait exercice et une finesse particulière dans le toucher. Cependant, s’il s’agissait de quelque objet tangible qui fût hors du tableau actuel représenté par l’imagination du somnambule, il passait par­dessus sans paraître en éprouver la moindre impression : ce qui confirme bien l’observation que nous avons déjà faite, que c’est l’imagination seule qui détermine toute l’impression qui peut avoir lieu dans ce cas de la part de l’objet sur le sens externe, et non, comme dans l’ordre naturel, l’objet qui meut d’abord le sens et arrive par lui à l’imagination. On peut dire, en d’autres termes, que chacun des sens du somnambule est éveillé à son tour, mais seulement pour l’espèce de sensations relatives à l’image qui est auparavant dans le sens interne. Et quoique M. Pigatti ait pensé que tous les sens, autres que le toucher, étaient dans un profond engourdissement, il me paraît probable que la vue s’accordait avec le toucher pour l’intuition de tous les objets relatifs aux songes, et que dans ces visions internes des deux sens, chacun [p. 284] d’eux avait sa part contributive, mais également subordonnée à l’action intérieure, comme nous venons de le dire. Il est facile même de concevoir comment le sens externe pourrait avoir, en pareil cas, une finesse supérieure, puisqu’il était stimulé par deux forces concentrées, celle de l’imagination et celle de l’objet. Il n’y a point de doute non plus que l’ouïe ne fût en exercice, selon le mode particulier que nous venons de noter, puisque le somnambule paraissait très-bien entendre les réponses aux questions qu’il faisait, comme les demandes qu’on pouvait lui adresser dans le sens de son rêve, et répondait à celles-ci avec précision. En un mot, je crois qu’on peut conclure des observations de M. Pigatti lui-même, que, quel que soit l’organe externe auquel puissent s’adresser une série ou un ensemble d’objets disposés au dehors comme ils le sont d’avance dans l’imagination, ce sens concourra à l’intuition actuelle, quoiqu’il soit fermé absolument pour toutes les impressions qui n’entrent pas dans le tableau imaginaire.

Il paraît y avoir ici une exception bien notable à l’égard des sensations de l’odorat et du goût ; mais cette exception-là même confirme le principe ; et je me plais d’autant plus à le remarquer, qu’elle justifie parfaitement une distinction essentielle qui se trouve établie dans mon premier Mémoire sur l’habitude entre les impressions des deux sens dont je viens de parler, qui n’ont par elles-mêmes qu’un [p. 285] caractère affectif étranger à l’imagination, et celles des trois autres, le toucher, la vue et l’ouïe, dont le caractère essentiellement perceptif est seul approprié à notre faculté de représentation. S’il en est ainsi, de quelque manière que soit disposée l’imagination du somnambule, et quoiqu’il ait l’idée confuse qu’il sent telle odeur, ou goûte telle saveur : les impressions dont il s’agit ici se trouvant par leur nature exclues du tableau qui occupe l’imagination du rêveur, celui-ci n’aura aucun moyen de les distinguer, de reconnaître leurs changements. C’est là justement ce que confirme l’histoire du somnambule de M. Pigatti. Quand il demandait du tabac dans son accès, on lui donnait une poudre toute différente, qu’il paraissait prendre avec le même plaisir. Dans un autre accès, où il avait été lui-même chercher une salade qu’il avait assaisonnée avec soin, pendant qu’il se mettait en train de la manger, un des assistants lui substitua des choux mortifiés, assaisonnés avec le plus fort piment ; il continua de manger à son ordinaire. Ces exemples prouvent bien l’insensibilité, pendant le sommeil complet, des organes de l’odorat et du goût. Le docteur Pigatti assure aussi que cette insensibilité était la même pour tous les autres sens du somnambule, puisque le bruit le plus fort, la lumière approchée des yeux au point de brûler les sourcils, les frottements les plus rudes sur d’autres parties du corps, ne lui faisaient aucune impression. Mais [p. 286] ce docteur a négligé d’observer que cette insensibilité n’était relative qu’aux impressions extérieures hors du domaine actuel de l’imagination ; et cette dernière force était le premier et runique stimulant pour les sens, qui faisaient actuellement partie de son exercice.

Je me suis étendu déjà trop, sans doute, sur la première circonstance qui caractérise le phénomène du somnambulisme, l’exercice des sens en tant qu’ils sont subordonnés à l’imagination et régis par elle. J’aurais pu me laisser entraîner bien plus loin par une foule d’autres détails et de faits singuliers ou curieux, relatifs à ce sujet, mais que la longueur de ce Mémoire me force de supprimer. Je ne puis cependant passer tout à fait sous silence une observation faite dans cette ville (5) par M. Delpy, dont j’ai été moi-même le témoin et dont il a donné connaissance. Quoique la jeune personne qui en a fourni le sujet fût affecté d’une (6)              extrêmement compliquée dans sa cause comme dans ses effets organiques, les principaux phénomènes de la maladie ont une ressemblance trop frappante avec ceux du somnambulisme proprement dit, pour que je puisse me dispenser d’en faire ici une courte mention ; je me contente de relever les anomalies singulières dans la sensibilité de cette jeune personne, l’engourdissement et l’espèce de sommeil où paraissaient [p. 287] tomber successivement les sens extérieurs, la disparition complète de l’ouie, à laquelle succédait une cécité absolue. Pendant ce sommeil partiel et alternatif des sens externes, la malade travaillait des mains et suivait ses habitudes mécaniques ; le toucher conservait toujours son exercice ; et c’est surtout dans la privation de la vue qu’il acquérait une finesse extrême, comme dans le somnambule dont il vient d’être parlé. On a vu, dans cet état, la malade monter, pendant l’obscurité la plus complète, à un appartement élevé, où elle avait mis des écheveaux de soie de différentes couleurs, choisir dans le nombre celui de la couleur qui convenait à un ouvrage de broderie qu’elle faisait en ce moment ; on l’a vue, toujours dans l’obscurité, écrire d’une manière très-nette, lire en passant les doigts sur les lignes, etc. Le premier fait s’explique absolument comme les visions ou les intuitions qu’avait par le tact le somnambule de M. Pigatti : la jeune fille, de même dirigée dans ses accès par les habitudes de son imagination, reconnaissait tous les objets externes appropriés à l’état actuel de son imagination. Quant à l’écriture, elle était absolument dans le cas du séminariste de Bordeaux, dont il est parlé dans l’Encyclopédie, qui ne se servait pas non plus de la vue extérieure pour écrire des sermons ou tracer des notes de musique, et qui par le toucher et le mouvement habituel de la main déterminait la position et les distances. Mais, quant à la lecture faite avec les doigts, j’avoue que j’ai douté et que je doute encore de la possibilité du fait, à moins que le toucher ne servît à trouver l’endroit de la page qui correspondait précisément à tel passage du livre connu d’avance, et à le rappeler suivant les lois de l’association. Mais n’y ayant aucune espèce de rapport entre la représentation purement visuelle des caractères imprimés sur une feuille absolument plane et des sensations quelconques du toucher, la lecture ainsi faite avec le bout des doigts me parait contraire à tous les phénomènes des sens et aux lois naturelles qui déterminent leur exercice.

Je viens enfin à la seconde circonstance des phénomènes du somnambulisme, qui consiste dans la suite régulière et coordonnée des mouvements ou actes de locomotion, absolument semblables en résultats à ceux qui sont déterminés par la volonté, mais tout à fait opposés en principe aux actes de cette puissance d’effort constitutive de la veille.

Tout trompe dans le somnambule : il est une preuve qu’il faut se méfier des premières apparences, et surtout ne pas juger toujours de l’identité absolue des causes par la ressemblance des effets sensibles. On dirait que dans cet état singulier l’individu se conduit, comme dans la veille, par la perception des objets présents, et ces objets réels ne sont cependant rien pour lui ; les sens externes sont fermés à leur impression, et toute leur valeur se rapporte au tableau imaginaire qui les représente [p. 289] accidentellement, et indépendamment de toute impression reçue du dehors. On dirait bien aussi que le somnambule exerce tous les actes de la locomotion, de la même manière et par le même principe que pendant la veille. Les mouvements sont également coordonnés ; ils ont même plus de précision et de dextérité ; ils sont tout aussi bien appropriés à un but et y tendent avec une assurance supérieure : mais cette dernière circonstance est elle­même une preuve que le mouvement est déterminé par un principe aveugle, qui n’a pas la faculté de suspendre, arrêter, ou modifier l’impulsion une fois donnée, mais qui la continue, comme il l’imprime d’abord, avec le caractère de la nécessité.

Ce principe d’impulsion interne est le même que celui de l’instinct primitif des différentes espèces d’animaux, et de la locomotion du fœtus dans le sein d’une mère ou aussitôt après la naissance; le même que celui qui faisait ramper la vipère, citée par Perrault, vers le trou où ce reptile avait coutume de se retirer ; le même, enfin, que celui qui entraîne aveuglément et sans la volonté, et même souvent contre une volonté expresse, nos mouvements et nos habitudes. Nous savons, d’un côté, que dans le somnambule, l’imagination, entrant spontanément en exercice, amène des songes de l’ordre intuitif, d’autant plus animés que la concentration des forces dans l’organe de l’intuition est plus entière ; d’autant plus réguliers et suivis que [p. 290] les sens externes endormis, ne sympathisant plus entre eux et avec le cerveau de la même manière que dans la veille, ne peuvent mêler ni confondre les impressions ou images qui leur sont propres avec le rêve, lequel se trouve ainsi homogène et d’une seule pièce. Nous voyons, d’un autre côté, une série parallèle de mouvements proportionnés ou parfaitement analogues aux images qui occupent actuellement le somnambule, et qui sont d’autant plus précis, réguliers et prompts que les organes qui les exécutent, ayant acquis déjà, par la répétition continuelle des mêmes actes pendant la veille, la disposition propre à les exécuter sans effort sensible et sous la loi des habitudes automatiques, conservent éminemment la même disposition dans l’état de somnambulisme, où la sympathie particulière des muscles locomoteurs avec le centre cérébral en activité semble se fortifier par l’affaissement de toutes les autres. Ici donc c’est le cerveau qui meut ou qui détermine l’impulsion locomotive, suivant les lois nécessaires d’une motilité purement animale ; comme c’est le même centre ou organe d’intuition qui conçoit et reproduit la suite des images ou fantômes du sommeil. Ce sont, d’autre part, les organes du mouvement qui obéissent sans résistance et avec toute la facilité, la légèreté de l’habitude, à cette impulsion aveugle, dénuée d’effort ou paraissant la prévenir. Ne semble-t-il pas bien, en effet, qu’on pourrait appliquer à cet état particulier [p. 291] le fameux principe de l’harmonie préétablie, imaginée par Leibnitz pour expliquer le jeu de tous les mouvements apparents du corps, tant volontaires qu’involontaires, sans aucune influence réelle de l’esprit ou de l’âme ? Ici, pendant qu’une suite d’intuitions a lieu dans l’imagination du somnambule, une autre suite de mouvements analogues s’accomplit dans les membres, sans qu’il y ait de volonté ni de moi, qui dirige ou s’approprie ni l’une ni l’autre série.

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Nous avons observé déjà que les actes que le somnambule fait en rêvant, étaient toujours ceux qui se trouvaient compris dans ses habitudes journalières ; nous avons donc là un principe ou un fait d’expérience auqael nous pouvons rapporter les circonstances d’un phénomène plus caché, et qui échappe à toute expérience. Or, encore un coup, et je crois l’avoir montré par des exemples assez évidents dans mon premier Mémoire, sur l’Habitude, les mouvements qui ont passé entièrement sous l’empire de l’habitude, sont sortis par là même du domaine de la volonté ou de la puissance qui crée librement l’effort. Sans répéter ce qui a été déjà dit, pour mettre ce fait dans tout son jour, il me suffira de rappeler l’exemple le mieux approprié à mon objet actuel. Quand une série de mouvements ou d’actes quelconques, soit de la locomotion, soit de la voix, s’est complètement tranformée en habitude par une constante répétition, cette série de [p. 292] mouvements ou d’actes s’accomplit avec promptitude, régularité, et toujours dans le même ordre, dès qu’une cause impulsive quelconque, et qui peut être étrangère à la volonté, vient à lui donner pour ainsi dire le premier branle. Au fort de cet entrainement, si la même volonté ou la même puissance d’effort qui a déterminé la première formation de cette série, vient à s’y appliquer de nouveau, même pour seconder et activer le mécanisme actuel qui l’exécute, à l’instant ce dernier demeure comme arrêté, les mouvements se troublent, se confondent, et la série est manquée. Ce qui tendait à se faire tout seul, ou par un principe spontané et aveugle, ne peut pas se faire maintenant sous l’empire, d’une volonté éclairée ; donc, plus cette dernière puissance sera suspendue, mieux le jeu de l’hahitude s’accomplira, et plus les mouvements accoutumés auront de précision, d’ordre et d’assurance. Cette loi est générale et s’applique de la même manière aux actes de mouvements musculaires et aux sons ou articulations de la voix qui servent de signes à nos idées : elle se vérifie également dans les musiciens, joueurs d’instruments, les danseurs de corde, les faiseurs de tours d’adresse, et ceux qui exercent la mémoire mécanique sur une longue suite de mots donnés. La même loi se vérifiera donc plus parfaitement encore dans le somnambule, dont la volonté se trouve entièrement suspendue. Suivant toutes les observations de ce phénomène, le sommeil y est [p. 293] plus complet et beaucoup plus profond que dans l’état ordinaire. La puissance d’un effort voulu ne sera donc pas sujette à enrayer, par son concours intempestif, les mouvements habituels, dirigés alors par le seul principe qui leur convient, avec une aisance et une infaillibilité proportionnée à leur aveuglement.

Il est remarquable aussi :

1° Que le somnambule exécute toutes les suites de mouvements analogues au songe, avec une adresse et une assurance qu’il n’aurait pas dans la veille, si la volonté prenait quelque part aux phénomènes, et si, comme il arrive toujours dans le concours simultané de plusieurs sens, quelques idées ou images étrangères venaient y faire diversion.

2° Que le moyen le plus sûr d’éveiller le somnambule n’est pas d’exciter les organes des sens externes alors complètement engourdis, mais bien d’arrêter d’une manière brusque la série des mouvements liés au songe et déterminés par la même cause organique ; car l’effort, qui tend alors à vaincre l’obstacle opposé à l’impulsion donnée, ne peut coexister avec le sommeil qui cesse aussitôt, au moment où la volonté va reprendre son empire ; mais alors aussi, tous les actes antérieurs sont oubliés, et leur suite est coupée net, sans pouvoir se rejoindre à la chaîne commune de l’existence individuelle. [p. 294]

Nous pouvons comparer ce qui se passe ici avec d’autres cas analogues observés précédemment. Nous avons vu, en effet, que, dans une suspension de la volonté ou de l’effort moteur moins absolue et telle que celle qui a lieu dans les phénomènes ordinaires du sommeil, des songes, et dans le cauchemar en particulier, lorsqu’une affection ou une image vive tendait à entraîner un mouvement analogue, celui-ci ne pouvant s’exécuter à cause de l’interception momentanée de la communication directe et sympathique des organes locomobiles avec le centre moteur, la volonté à demi éveillée détermine un effort qui, d’abord impuissant, tant que les mêmes circonstances organiques persistaient, finissait par vaincre l’obstacle et par produire son effet ; ce qui amenait immédiatement le réveil complet.

Tawfiq Belfadel - Aïcha au bois dormant (Nouvelle) -

Tawfiq Belfadel – Aïcha au bois dormant (Nouvelle) –

Dans le somnambulisme, qui contraste absolument en ce point avec les autres phénomènes des songes et du cauchemar, la persistance d’une libre communication sympathique entre les muscles et le cerveau, comme organe de l’intuition, suffit pour entraîner toutes les séries de mouvements ou d’actes, sans que le centre d’où irradie l’effort volontaire en soit ébranlé d’aucune manière ; il n’y aura donc point, comme dans le cauchemar, de réveil amené par l’intervention nécessaire de la puissance qui crée cet effort constitutif de la veille, mais au contraire, plus le sommeil sera profond et la conscience [p. 295] engourdie avec la volonté, mieux les mouvements seront exécutés. Cependant, si la véritable force motrice est déterminée, de telle manière que ce soit, et surtout par l’interruption brusque et forcée de ces mouvements automatiques, à prendre la moindre part à ceux-ci, à l’instant le réveil s’ensuit absolument, comme dans le cas du cauchemar et les autres exemples cités. Ce qui prouve bien :

1° La diversité de deux principes d’action qui s’unissent pour constituer la nature de l’homme et ses facultés diverses : l’un subordonné à la vitalité des organes et à la sensibilité animale ; l’autre qui en est affranchi jusqu’ à un certain point, et obéit à des lois hyperorganiques ;

2° La suspension de ce dernier principe dans les phénomènes du sommeil et des songes ; fait général et commun, auquel viennent se rallier tous les phénomènes les plus divers de cet ordre.

C’est là ce que nous voulions prouver, et c’est par ces deux

NOTES

(1) Traité sur l’Aliénation mentale. Paris. 1809.

(2) Premier, deuxième et troisième coups d’œil sur la Folie.

(3) Rapports du physique et du moral ; du Sommeil, § 5.

(4) Dict. des Merveilles de la nature, article Somnambules.

(5) Bergerac, où M. de Biran était alors sous-préfet.

(6) En blanc dans le manuscrit.

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