Nouvelles considérations sur le sommeil, les songes et le somnambulisme. Première partie. Du sommeil et de ses causes ; de l’état du corps dans cette fonction, et comme elle s’allie avec avec la suspension de la volonté. Par Maine de Biran.

MAINEDEBIRANSOMMEIL1-0010Pierre Maine de Biran. Nouvelles considérations sur le sommeil, les songes  et le somnambulisme. Première partie. Du sommeil et de ses causes ; de l’état du corps dans cette fonction, et comme elle s’allie avec la suspension de la volonté. Œuvres Philosophiques par V. Cousin. Paris, Librairie de Ladrange, 1841, tome deuxième, pp. 211-233.

Nous proposerons les trois parties de ce travail qui se distribue comme suit :
— Première partie. Du sommeil et de ses causes ; de l’état du corps dans cette fonction, et comme elle s’allie avec la suspension de la volonté.
— Deuxième partie. Des facultés qui subsistent dans le sommeil, et des songes. [en ligne sur notre site]
— Troisième partie. Des différentes espèces de songes, et du somnambulisme en particulier.  [en ligne sur notre site]

Pierre Maine de Biran [Marie François Pierre Gonthier de Biran] (1766-1824). Philosophe, précurseur de la psychologie subjective appartenant au courant spiritualiste français. Influencé par de Condillac et Jean-Jacques Rousseau, mais aussi par Destutt de Tracy et Leibniz, il influença lui même Henri Bergson et Merleau Ponty. Il fait partie de cette lignée de philosophe qui participa à l’élaboration de la psychologie moderne.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé quelques fautes de typographie.
– Par commodité nous avons renvoyé la note de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 211]

NOUVELLES CONSIDÉRATIONS

SUR LE SOMMEIL,

LES SONGES,

ET LE SOMNAMBULISME.

************************************************************

PREMIERE PARTIE

DU SOMMElL ET DE SES CAUSES ; DE L’ÉTAT DU CORPS DANS CETTE FONCTION,
ET COMME ELLE S’ ALLIE AVEC LA SUSPENSION DE LA VOLONTÉ.

Si nous pouvions nous étonner des phénomènes que l’habitude nous a rendus les plus familiers, comment n’éprouverions-nous pas une surprise mêlée d’effroi, en réfléchissant à cette différence si prodigieuse entre deux modes alternatifs d’existence, dans l’un desquels nous vivons, sentons et agissons avec la conscience ou le sentiment intime de notre existence, de nos impressions et de nos actes ; tandis que dans l’autre , nous vivons, sentons et agissons, souvent aussi par les mêmes organes, et en apparence de la même manière, sans conscience, sans moi, sans souvenir, et en demeurant comme étrangers, dans l’un de ces états ou modes d’ existence, [p. 212] à tout ce que nous avons éprouvé, senti, imaginé ou fait dans l’autre ? Sans doute le phénomène du sommeil a dû faire naître de bonne heure dans l’esprit de l’homme, avec l’idée de la mort ou d’un sommeil éternel, celle d’une survivance ou d’une vie qui ne fait que changer de forme quand elle semble cesser d’être.

MAINEDEBIRANSOMMEIL1-0008

Dans un monologue, admirable par la sublimité de l’expression, autant que par la profondeur des pensées, Buffon fait dire au premier homme, quand il se rend compte à lui-même des effets de ses nouvelles impressions, et au sujet du sommeil dont il goûte les douceurs pour la première fois : « Tout fut effacé, tout disparut : la trame de mes pensées fut interrompue ; je perdis le sentiment de mon existence. Ce sommeil fut profond ; mon réveil ne fut qu’une seconde naissance, et je sentis seulement que j’avais cessé d’être. Cet anéantissement que je venais d’éprouver me donna quelque idée de crainte, et me fit sentir que je ne devais pas exister toujours. J’essayais de nouveau mes sens ; je cherchais à me reconnaître et à m’assurer que mon existence m’était demeurée tout entière ; car je craignais d’avoir laissé dans le sommeil quelque partie de moi-même. »

Qu’il se rassure, cet homme naissant : il n’a rien perdu dans le sommeil, et il retrouve toute son existence, son moi tout entier, dès qu’il recommence à agir et vouloir. [p. 213]

Le sommeil n’est autre chose en effet que la suspension momentanée de la volonté ou de la puissance d’effort ; et tous ces phénomènes qui l’accompagnent, peuvent s’expliquer par ce seul principe. Une telle généralisation, si elle est fondée, serait un pas de plus dans la science de l’homme, qui doit, comme toutes les autres, tendre toujours à remonter des faits de détail aux lois les plus générales.

Les physiologistes qui ont le plus approfondi les causes et les circonstances de l’état de sommeil, ne semblent pas avoir saisi ou suffisamment noté le caractère essentiel de cette fonction périodique.

Bichat, qui a porté le coup d’œil du génie dans presque tous les sujets qu’il a traités, a considéré celui-ci sous un point de vue trop particulier et trop exclusivement relatif à sa division des deux vies : « Le sommeil général, dit-il (1), est l’ensemble des sommeils particuliers des organes : il dérive de cette loi de la vie animale, qui enchaîne constamment dans ses fonctions des temps d’intermittence aux périodes d’activité ; loi qui la distingue d’une manière spéciale de la vie organique, qui ne s’interrompt jamais, et sur laquelle aussi le sommeil n’exerce qu’une influence indirecte. De nombreuses variétés se remarquent dans cet état périodique ; tantôt toute la vie externe et l’ensemble [p. 214] des facultés qui s’y rapportent, sont entièrement suspendues, tantôt il n’y a qu’un organe isolé qui sommeille. Dans le sommeil agité par les rêves , qui ne sont qu’une portion de la vie animale échappé« à l’engourdissement où l’autre partie est plougée, l’irnagination, la mémoire et le et jugement, la locomotion même et la vois, restent en exercice , les sensations et la perception sont seules suspendues. Quelquefois même, comme dans le somnambulisme , il y a une partie des sens, tels que l’ouïe et le tact, qui conservent leur communications avec les objets estérieurs, pendant que d’autres les out perdues. Ainsi nous dormons à peine deux fois de suite de la même manière, et une foule de cause modifient le sommeil, en appliquant à une portion plus ou moins grande de la vie animale la loi générale de l’Intermitteœe d’action (2).

L’ensemble de ce Mémoire fera voir combien sont inexactes et dénuées de fondement la plupart de ces assertions ; contentons-nous pour l’instant de reprendre le vague et l’incertitude qu’elles jetreut sur le caractère et les causes réelles du smmeil proprement dit. Cet état n’est point caractérisé dans son rapport avec l’àrne, ni même avec le corps, quand on le fait consister dans l’engourdiüement [p. 215] où tombent tels organes partiels, isolément considérés. Les fonctions de la vie, tant intérieure qu’ex­ térieure, ont chacune leur période d’activité et de rémission; quelqu’une ou plusieurs mêmes de ces fonctions peuvent être momentanément suspendues, sans que pour cela il y ait sommeil proprement dit, et dans le sens de l’idée que nous attachons ordinairement à ce mot. Au contraire, les organes des deux vies peuvent être dans l’état de pleine activité et sans lésion apparente, pendant qu’a lieu le véritable sommeil.

William Powell Frith (1819-1909).

William Powell Frith (1819-1909).

Il est à mon avis très-inexact de distinguer les modes d’un sommeil général ou partiel, de dire que dans les derniers cas, où une portion de la vie animale échappe à l’engourdissement où l’autre est plongée, l’imagination, la mémoire, le jugement et une partie des sens peuvent rester en exercice, etc. ; car, 1° dans l’état dont il s’agit, ou il y a un moi qui a la conscience plus ou moins vive des impressions et des images, ou bien il n’y a pas de conscience et de moi. Dans le premier cas, ce n’est pas un sommeil ordinaire, même incomplet ; dans le deuxième, c’est un véritable sommeil complet, quand même tous les organes seraient en exercice chacun de leur côté. J’emploie ici de préférence cette locution, sommeil complet et incomplet, au lieu de celle de général et partiel, qui, à mon avis, présente un contre-sens ; car si la fonction du sommeil est caractérisée surtout par l’absence ou la suspension [p. 216] de la conscience du moi avec celle de la volonté, il ne peut y avoir de sommeil partiel, comme il n’y a point de moi partiel ; et le sommeil général ou complet n’est pas plus la somme des sommeils particuliers que le moi un et indivisible n’est la somme des parties sentantes. 2° Il n’est pas plus exact de dire que l’imagination, la mémoire et le jugement sont en exercice avec une partie des sens externes dans ce mode de sommeil qu’on’ appelle partiel. II est bien vrai que l’imagination considérée comme la faculté de recevoir ou de produire spontanément des images ou des intuitions simples, subsiste dans l’absence complète du moi, ou dans cette suspension absolue de la volonté qui constitue le sommeil parfait ; mais comment admettre un exercice quelconque des facultés actives, et proprement dites intellectuelles, exercice qui se réfère uniquement à celui d’une volonté jouissant de sa pleine puissance, et au développement le plus complet de la conscience, de l’attention, de la réflexion ; comment, dis-je, associer ces facultés supérieures de l’intelligence avec un état qui exclut par sa nature la condition première et fondamentale de toute intelligence, celle du conscium et du compos suî ? En quoi les rêves ou les images du sommeil, les mouvements et les actes mêmes mieux déterminés du somnambulisme, peuvent-ils différer des idées, des actions de la veille, si ce n’est précisément par cette absence de tout jugement, de toute réflexion ou [p. 217] attention, qui, plaçant ces images et ces actes aveugles du somnambule hors de la portée de tous ses souvenirs, ne laisse aucune prise à la mémoire ou au retour sur le passé, et en fait une portion d’exis­ tence tout à fait détachée ou séparée de la personne ? Ces contradictions et cette inexactitude dans la manière d’envisager la fonction propre du sommeil et ses principaux phénomènes, tient à ce que l’illustre auteur du livre sur la Vie et la Mort, n’est pas remonté jusqu’au caractère essentiel qui constitue cet état particulier de l’âme et du corps ; et avant tout, à ce que, prévenu pour sa division systématique des deux vies, il a prétendu faire rentrer la puissance .de volonté, avec toutes les facultés qui lui sont subordonnées, dans les fonctions de la vie animale, en fractionnant pour ainsi dire l’unité du vouloir et du moi, en les disséminant dans les organes de cette vie ; point de vue que je regarde comme absolument opposé à celui qui doit servir de fondement à la .science de l’homme intelligent et moral.

Les phénomènes du sommeil, ses causes et ses circonstances principales, devaient entrer dans le vaste plan de l’auteur des Éléments de la Science de l’homme, et ne pouvaient échapper à sa sagacité. C’est en réunissant les vues générales de Barthez, exposées dans le style serré et concis qui caractérise ce profond écrivain, avec les considérations lumineuses et plus détaillées que mon honorable ami, feu M. Cabanis, a renfermées dans son livre [p. 218] immortel sur le Physique el le Moral de l’homme (article du Sommeil et du Délire), qu’on pourrait parvenir, je pense, à établir une théorie phu exacte et complète sur la partie purement phyiologiqut des phénomènes du sommeil. Je doit dire pourtant qu’en réunissant les aperçus de ces deux grandt maltres, il y manquerait encore l’unité de principe ou de cause à laquelle on peut enchalnee cet ensemble de phénomènes, de maniéra à remplir à la fois l’objet du métaphysicien, qui s’occupe surtout à déterminer l’état de l’âme ou du principe pensant dans le sommeil , et du physiologiste qui ne cherche qu’à déterminer l’état du corpl ou let fonctions du principe de la vie qui correspondent au sommcil ou qui peuvent le produire dans certains intervalles périodiques. Voyons s’il n’est pas possible de trouver un principe commun propre à réunir au moins en partie ces deux sortes de vues.

Je saisi s d’abord une idée principale dans la théorie de Barthez à ce sujet. L’état de sommeil est caractérisé, suivant cet auteur, par une concentration du principe de la vie et de la sensibilité dans chacun des organe partiels que ce principe anime, et entre lesquels aussi il établit une véritable solidarité, une sympathie réciproque, plus ou moins intime dans l’état de veille. Or, cette sympathie, cette solidarité doivent être suspendues, par l’effet de la concentration du principe vital, dans chaque orpne séparé qui demeure ainsi livré à son mode particulier [p. 219] de vie ou de sensibilité, sans communiquer, du moins aussi intimement, avec les autres, sans s’aider de leur concours dans les fonctions qui lui sont dévolues par sa nature propre. De là résulte aussi, suivant le même auteur, un affaiblissement ou un ralentissement remarquable pendant le sommeil de toutes les fonctions même de la vie intérieure, telles que la sanguification, la circulation, la calorification, la digestion, les sécrétions diverses, l’absorption et l’exhalation. On peut admettre aussi, en se servant du même principe pour en tirer une conséquence différente, que les forces radicales des organes de la vie intérieure peuvent bien prendre réellement un surcroît d’activité, par l’effet même de la concentration dont il s’agit, pendant que leurs forces effectives n’étant point aidées alors par le concours ou la synergie des autres organes, semblent être tombées au-dessous du ton naturel et relatif qu’elles ont dans l’état d’activité soutenue de toutes les parties qui sympathisent pendant la veille, de manière à se communiquer et à échanger pour ainsi dire les degrés d’activité et de force vitale dont chacune jouit en particulier. L’augmentation de cette force radicale dans l’organe où la concentration est déterminée, semhle bien se manifester dans beaucoup de cas observés par les naturalistes et les médecins, et qui sans cela seraient inexplicables ; tels sont ceux où le sommeil pris aussitôt après le repas, facilite et accélère le travail de la digestion [p. 220] et celui peut-être où la conception paraît devenue plus facile et plus assurée dans certains temps par l’isolation ou la concentration des forces sensitives de l’organe générateur, qui conserve et élabore d’autant mieux le fluide séminal dont il vient d’être imprégné, qu’il est moins distrait par des impressions trop vives, faites dans d’autres organes sympathisants, qui attirent à eux une partie de la sensibilité. Comment expliquer autrement que par un accroissement de forces radicales des organes intérieurs, livrés à leur vie propre par le même effet de concentration, ces phénomènes si curieux et encore si peu connus dans leurs causes, du long sommeil ou de l’engourdissement profond où demeurent plongées, pendant tout l’hiver, plusieurs espèces d’animaux qui restent enfouis sous la neige, ou au fond des marais, en conservant toujours une température égale et bien supérieure à celle de la surface ? Avec quelle ténacité leur principe de vie ne doit-il pas adhérer à chacun des organes intérieurs, pour résister à tant de causes de destruction dont la sen­sibilité et la motilité extérieure ne peuvent plus les garantir ! Mais j’abandonne des sujets si intéressants à la physiologie pure à laquelle ils appartiennent, et je me hâte d’arriver à l’objet particulier de ce Mémoire.

Je crois avoir démontré ailleurs (3), que l’état de [p. 221] veille n’est autre qu’un état d’effort exercé par la volonté ou force hyperorganique sur l’ensemble des organes qui lui sont directement soumis ; effort qui constitue aussi le moi, ou le rend présent à lui­même, à ses sensations et à ses actes, tant qu’il per­ siste ou tant que la veille dure.

De là il me semble qu’on peut conclure :

1° Que le sommeil ne peut consister que dans la suspension de l’état d’effort, c’est-à-dire de l’action présente d’une volonté ou force motrice sur les organes qui lui sont soumis ;

2° Que toutes les causes secondaires capables de produire le sommeil, ne sont autres que celles qui peuvent interrompre cet effort, empêcher ou suspendre l’action de la volonté en portant leur influence, soit sur l’instrument ou l’organe immédiat par lequel cette force s’exerce, soit sur les parties subordonnées à son action, en interrompant les communications qui lient la force motrice avec les organes mobiles ;

3° Que toutes les circonstances accessoires du sommeil, tous les phénomènes qu’il présente, ne peuvent qu’être déduits de cette interruption ou du commun principe de la suspeusion de l’effort et des facultés volontaires

4° Que la cause du sommeil ne saurait partir immédiatement de la vie organique, ni porter son influence directe sur les organes de cette vie, qui, se trouvant placés hors de toute dépendance [p. 222] absolue de la volonté ; ne sont point affectés d’une manière directe de sa suspension, quoiqu’ils puis .. sent l’être d’une manière indirecte

Nous allons essayer de développer et de confirmer ces premiers résultats de la théorie.

Si nous analysons les diverses causes les plus capables de provoquer ou d’entraîner le sommeil, nous verrons d’abord que ce sont les mêmes qui empêchent l’action continue de la volonté, ou qui sont propres à suspendre son libre exercice.

Parmi ces causes, j’en désignerai de passives et d’actives, c’est-à-dire qui sont prises dans la volonté même ou hors de la volonté.

 Marc Chagall (1887-1985).

Marc Chagall (1887-1985).

Les causes passives sont la lassitude, l’ivresse, les poisons, les maladies qui portent sur le système nerveux. Elles tiennént, soit à l’influence délétère que portent dans l’économie, et particulfèreroent dans le système nerveux, diverses substances, telles que les narcotiques, certains poisons et miasmes contagieux, les liqueurs fermentées, etc. L’effet de ces somnifères parait être de déterminer une concentration des forces sensitives et motrices dans l’organe cérébral ; concentration qui tend à affaiblir peu à peu les communications sympathiques de ce centre avec les parties qui lui sont soumises, et à ôter ainsi au centre moteur son empire, et aux organes mobiles leurs moyens d’obéissance. Les périodes successives de l’ivresse occasionnée par l’ opium ou le vin, nous mettent à portée de suivre le [p. 223] progrès de cette sorte d’oblitération de la puissance du vouloir et de l’effort, depuis les premiers degrés d’exaltation du cerveau, qui en font jaillir des images et des traits inattendus, jusqu’au moment où les organes de la locomotion et de la voix commencent à chanceler, à hésiter, où tous les signes extérieurs annoncent que la capacité de l’effort a diminué, que la volonté est incertaine et les membres indociles, jusqu’à ce qu’enfin cette puissance étant suspendue dans son exercice, il n’y a plus d’effort, plus de mouvement, plus de moi.

Observez que dans la gradation de ces phénomènes, la même cause qui, poussée à l’excès, amène un sommeil complet, dans un degré moindre produit l’exaltation et le délire. Ces deux sottes de phénomènes sont donc bien congénères ; ils paraisssent tenir aux mêmes causes, et se manifestent ou se caractérisent par la même circonstance essentielle.

J’abandonne l’examen de plusieurs autres causes passives de ce phénomène, telles que les différentes maladies soporeuses, les affections ou dispositions apoplectiques des fièvres ataxiques, etc. Dans tous ces cas il y a oppression ou concentration des forces sensitives et motrices. Le centre cérébral affecté ne réagit plus que faib1ement ; tout annonce que la volonté a perdu une partie de son empire; les muscles ne se contractent plus sous ses ordres, ou les contractions irrégulières et violentes qu’ils peuvent exécuter alors par leur irritabilité propre, ne servent [p. 224] qu’à annoncer que les liens sympathiques sont rompus, et que le sommeil lié à ces mouvements, devenus involontaires, sera bientôt le sommeil de la mort. Sans entrer plus avant dans ces considérations, je passe aux causes actives du sommeil.

Ces causes, comme je l’ai dit, tiennent à l’exercice de la volonté elle-même, et c’est sous ce rapport surtout que l’on peut considérer le sommeil comme une fonction active, du moins quant au principe qui la détermine. L’état de veille prolongé amène nécessairement le sommeil à sa suite, et la succession de ces deux états alternatifs paraît être une loi de la nature, de même que celle des jours et des nuits à laquelle elle est liée ; tandis que l’intervalle plus ou moins long qui sépare les retours périodiques de ces deux états, semble être plutôt une loi de l’habitude.

Le principe de l’effort constitutif de l’état de veille, quoiqu’il ne puisse être conçu que comme hyperorganique ou supérieur aux organes dans sa libre détermination, n’en est pas moins pourtant enchaîné jusqu’à un certain point aux lois et aux dispositions de ces organes sur lesquels il agit. Pour que la volonté puisse continuer, ou peut-être même commencer à s’exercer sur les organes du mouvement, placés dans sa sphère d’activité, il faut : 1° que les liens de communication directe qui unissent ceux-ci au centre, d’où part la détermination motrice initiale, subsistent dans leur intégrité, afin que cette [p. 225] détermination soit transmise ou effectuée aussitôt que conçue ou voulue par le moi ; 2° que, suivant une loi générale de la nature, qui persiste dans tous les ordres de phénomènes, la réaction de la partie mobile corresponde à l’action de la force motrice et lui soit proportionnée. Sans cette réaction, d’où dépend le sentiment de la résistance et de l’inertie du corps, l’effort de la volonté ou du moi ne saurait commencer à naître. Comment en effet y aurait-il originellement volonté de mouvoir telle partie du corps, s’il n’existait en même temps quelque sentiment ou idée confuse de l’existence de cette partie ? et comment un tel sentiment aurait-il lieu si la partie mobile ne réagissait pas sur le centre du mouvement ? Cette vue théorique me paraît bien confirmée par des exemples d’hémiplége, où l’on voit que les parties du corps paralysées, ayant perdu avec leur force ou disposition contractile la capacité de réagir sur le centre moteur et de résister à l’effort, sortent par là même du domaine de la volonté, et n’avertissent plus l’âme de leur existence. Quoiqu’elles puissent entretenir une sorte de vie de relation avec les objets, par la conservation de leur sensibilité extérieure, elles n’en ont pas moins perdu toute relation intérieure avec le moi en perdant toute leur motilité. Ne pourrait-on pas considérer un tel état comme un véritable sommeil des parties paralysées; et n’est-ce pas bien là ce qui se passe dans cette fonction naturelle, qui n’a lieu réellement que par [p. 226] les organes soumis à la volonté pendant la veille, lorsque ceux-ci, cessant de réagir sur le centre de l’effort, ne répondent plus à l’impulsion de la force motrice, qui n’a plus lieu de s’exercer, et demeure elle-même dans l’inaction ?

On sait quelle étroite analogie il ya entre les dispositions apoplectiques et la tendance habituelle au sommeil ; c’est toujours une même cause qui agit, en opprimant ou suspendant momentanément l’action de la volonté sur les organes qui lui sont soumis, soit que l’influence délétère porte sur le centre moteur lui-même, en y concentrant des forces vicieusement réparties, soit qu’elle agisse sur les nerfs intermédiaires qui transmettent aux muscles le principe de leur contraction, en isolant ces parties mobiles ou rompant leurs liens de communication directe ou sympathique avec le cerveau, soit enfin qu’elle frappe directement sur ces muscles même dont elle altèrela disposition contractile ou la capacité d’obéir. En nous bornant aux phénomènes du sommeil naturel, celui qui résulte immédiatement des fatigues de la veille prolongée, il paraît que les trois causes dont nous venons de parler prennent chacune respectivement une part plus ou moins grande à cette fonction, suivant l’espèce des organes qui ont été plus particulièrement exercés pendant la veille. Et d’abord, si ce sont les organes des sens ou de l’imagination passive qui ont été seuls en exercice, la concentration modérée des forces [p. 227] sensitive dans ces organes, et dans le cerveau avec lequel ils entretiennent des rapports intimes et constants, peut éloigner de beaucoup le besoin de sommeil qui n’est amené que par la loi de l’habitude, laquelle peut même demeurer sans effet, si l’agitation des sens persévère avec un certain degré de vivacité. C’est alors que la volonté ne trouvant point hors d’elle de cause passive qui tende à suspendre immédiatement un effort trop prolongé, cherche elle-même les moyens de repos et dirige son activité contre le principe de cette activité même. Elle ferme d’abord les sens dont elle dispose aux impressions qui poutraient encore les provoquer ; elle place le corps dans une attitude telle qu’il n’ait plus besoin d’effort pour être soutenu, et que les muscles relâcbés n’aient plus à supporter, comme dans la veille, le travail de la station ou de l’assiette du corps. Enfin, la volonté suspendant toutes les fonctions qui sont de son ressort, et travaillant pour ainsi dire à se rendre nulle, amène le sommeil, en reproduisant par son absence la condition essentielle à laqueJle il se lie.

Il résulte de ce que nous venons d’observer, que les organes externes, quoique soumis en partie à l’action de la volonté pendant la veille, ne sont pas ceux dont l’exercice, même le plus prolongé, peut produire cette espèce de sentiment que nous exprimons par les termes de fatigue ou lassitude. La concentration même des forces sensitives dans le cerveau [p. 228] les forces motrices demeurant dans le même état, semble plus propre à éloigner qu’à amener le sommeil, par le travail et l’exaltation qu’elle donne aux facultés passives d’imagination ou d’intuition, et lorsqu’un sommeil forcé survient, soit par l’effet de la volonté même, soit par la lassitude de sentir, ou l’espèce d’hébétement des sens qui succède à un exercice trop prolongé, soit enfin par le collapsus ou la chute nécessaire des forces sensitives après leur excitation. Ce sommeil ainsi déterminé est ordinairement agité et troublé par les songes les plus vifs et les plus incohérents.

La même chose n’arrive point lorsque le temps de la veille, au lieu d’avoir été rempli par un exercice continu et tumultueux des sens et de l’imagination, l’a été surtout par une contention forte et régulière de la pensée ou de la volonté appliquée, même dans l’inaction du corps, à diriger les opérations de l’esprit qui sont soumises à son empire. C’est alors qu’il paraît y avoir, pour ainsi dire, dépense de forces motrices sans mouvement réel opéré dans les muscles, et que la concentration produite dans l’organe immédiat de l’âme ou dans le centre même de l’effort, amène une lassitude réelle dans la tête et une sorte d’affaiblissement dans les organes du mouvement privés du principe actif de leurs contractions. De là le besoin de sommeil, amené naturellement par un effort trop prolongé, et à peu près comme il est à la suite d’un exercice des forces [p. 229] musculaires, avec cette différence que la cause active du sommeil, ou de la suspension de la volonté paraît porter son influence directe sur le cerveau seul dans le premier cas, et sur les organes mêmes du mouvement dans le second.

Remarquons aussi que le sommeil des hommes occupés, pendant la veille, des travaux qui exigent une méditation sérieuse et suivie, ou l’effort le plus énergique de la pensée ou de la volonté, est bien moins sujet à être troublé par les rêves; et c’est là un nouveau rapport d’analogie entre les deux cas que nous venons de comparer.

Si nous examinons maintenant l’influence que peut avoir, sur l’invasion et les circonstances du sommeil, un exercice prolongé et plus ou moins violent des forces musculaires, nous verrons encore mieux raccord de cette cause particulière avec la suspension de la volonté, et avec toutes les circonstances qui s’y rapportent.

Antonio Frilli (  ?  - 1902).

Antonio Frilli ( ? – 1902).

Rappelons ici ce que nous avons observé plus haut des conditions requises de la part des organes du mouvement, pour que l’action de la volonté qui s’y applique devienne efficace, et que l’effort puisse même s’entretenir ou se produire. Il y a un certain degré d’énergie naturelle, ou acquise dans la dispo­ sition ou la force contractile de chaque muscle soumis à la volonté, qui le rend propre à obéir à l’action de cette puissance, en lui offrant tel degré d’inertie ou de résistance sans laquelle le sentiment de l’effort [p. 230] ne saurait avoir lieu, et sans laquelle par conséquent la volonté, toujours devancée, n’aurait pas le temps de naître ; et c’est peut-être, pour le dire en passant, ce qui soustrait à l’empire de la volonté, comme à la perception de la conscience, les divers mouvements de la vie organique ou intérieure, dont les muscles peuvent être doués par eux-mêmes d’une irritabilité assez forte, ou d’une contractilité assez prompte pour n’avoir pas besoin d’être mis en jeu ou sollicités dans leurs fonctions par une force motrice supérieure, ou par une cause placée hors d’eux. Quoi qu’il en soit de cette conjecture, à laquelle les dernières expériences de Bichat sur la contractilité relative des muscles des deux vies, me semblent donner quelque degré de probabilité, je crois qu’il est permis de supposer que l’exercice prolongé des organes du mouvement volontaire peut mettre ces parties dans un état à peu près semblable à celui où se trouvent naturellement les muscles de la vie animale ; c’est-à-dire augmenter, par la contraction ou l’accumulation des forces motrices dans ces organes particuliers, leur irritabilité ou leur contractilité propre, de manière à ce qu’il n’y ait plus lieu à la reproduction de l’effort, et que la volonté, retirant peu à peu son action, perde enfin, avec le sentiment interrompu de sa force motrice, ou d’elle-même, la possibilité de s’exercer ou de recommencer de nouvelles contractions dans des organes que leur nouvelle disposition a presque [p. 231] entièrement séparés de son domaine. Or, de cette solution momentanée des organes du mouvement, doit résulter d’abord la lassitude ; car la somme des forces inhérentes aux organes est nécessairement limitée , et elle se dissipe toujours de plus en plus sans moyens de réparation, puisque la communication sympathique avec le centre moteur se trouve interceptée en partie par le fait même de l’exercice trop prolongé. De là aussi le sommeil qui se lie directement à l’affaiblissement progressif de l’effort, et enfin à sa nullité complète, comme à la condition essentielle d’où il dépend.

Il me semble que ces explications sont assez bien déduites du principe et tendent à le confirmer. Citons encore quelques exemples à l’appui de ce qui vient d’être dit.

La concentration des forces motrices dans des organes continuement ou fréquemment exercés, et l’effet qu’a cette concentration pour accroître l’irritabilité propre de l’organe, en le rendant indépendant de l’action du centre moteur ou de la direction de la volonté, me semblent prouvés par l’exemple que Perrault rapporte d’un tronc de vipère qui, après l’amputation de la tête, rampait encore droit vers le trou d’un mur assez éloigné, où ce reptile avait coutume de se retirer. Le même exemple a été vérifié sur divers animaux à qui l’on a fait sauter la tête pendant qu’ils couraient vers un but déterminé, et dont le corps a continué suivant l’impulsion donnée [p. 232] De même, lorsque nous sommes fatigués par une marche forcée, nous sentons très-bien que nos jambes fatiguées continuent d’elles-mêmes les mouvements si souvent répétés, et nous portent, comme on dit, machinalement, sans qu’il y ait presque aucun effort de la volonté ; il n’y a pas d’état aussi plus voisin du sommeil que celui-là. Si le marcheur, disposé de cette manière, s’arrête un moment, il s’endort ; et on en a vu souvent dormir même en marchant. Combien de mouvements même très­ compliqués nous faisons aussi par le seul effet de la répétition habituelle ou d’une disposition acquise par les organes sans intention, sans volonté, sans effort, sans moi ! Et ces mouvements s’allient aussi très-bien avec l’état de sommeil ; et s’ils viennent s’associer alors avec une imagination toute passive, qui subsiste aussi dans cet état, ils donnent lieu aux phénomènes du somnambulisme dont nous parlerons dans la suite. Lorsque les forces musculaires ont été trop fortement et trop longtemps exercées, une fatigue excessive peut quelquefois rendre le sommeil impossible. Les organes du mouvement, vicieusement excités, continuent à se contracter d’une manière convulsive, et à produire ces soubresauts si fatigants qui empêchent le sommeil de naître ou de continuer; phénomène très-propre, ce me semble, à prouver ce que nous avons dit sur la contraction des forces motrices, l’exaltation d’irritabilité et l’indépendance des organes. [p. 233]

Emilio Longoni (1859-1932).

Emilio Longoni (1859-1932).

Remarquons encore, en finissant ce chapitre, une analogie qui existe entre l’effet des mouvements continuels, et celui des impressions sensibles des sens soumis en partie à la volonté. L’effet de celles­ci est de déterminer une concentration des forces sensitives dans l’organe qui se trouve ainsi assujetti à reproduire les mêmes impressions dans l’absence des objets qui les excitaient ; or cette permanence de la même impression uniforme et passive produit le relâchement de toutes les facultés actives, endort l’attention et par là amène le sommeil. Donc l’effet qu’ont les sensations uniformes pour provoquer le sommeil, tient encore en partie à la suspension de la volonté qui en est un résultat.

Je crois en avoir assez dit pour faire voir comment toutes les causes du sommeil peuvent être ramenées à ce commun principe, ou s’en déduire d’une manière médiate ou immédiate. Nous allons voir maintenant comment les différentes facultés de l’esprit, qui subsistent pendant le sommeil et donnent lieu aux divers phénomènes des songes, s’accordent également avec le fait d’une suspension dans l’exercice de toutes les facultés volontaires.

NOTES

(1) Recherches physiologiques sur la vie et lamort, 1ère partie, art. 4°, § 3.

(2) Ceci est plutôt un extrait qu’une citation du passage de Bichat.

(3) Mémoire sur la décomposition de la pensée.

 

LAISSER UN COMMENTAIRE