Louis P. Mars. Nouvelle contribution à l’Étude de la Crise de possession. Article parut dans la revue « Psyché, revue internationale des sciences de l’homme et de psychanalyse, Maryse Choisy (Ed.) », Paris), 6e année, numéro 60, octobre 1951, pp. 640-669.
Repris dans l’ouvrage collectif : Les Afro-Américains (préface de Théodore Monod). Dakar, I.F.A.N., 1953, 1 vol ; in-4°.
Louis P. Mars (1906-2000), médecin, Professeur de Psychiatrie à l’École Médecine de Psychologie Sociale à l’Institut d’Ethnologie de Port-au-Prince, à la République d’Haïti, Membre de la Société Médico-Psychologique de Paris, Membre de l’Académie de médecine de New York, Oficier de Santé Publique et Guest-Professor of Social Psychiatry at Fisk University, Nashville, Tennessee. Il fut également un élu dès 1946, et connu par la suite une carrière diplomatique.
Créateur du terme d’ethnopsychiatrie (Georges Devereux). Il semble que ce soit dans cet article que fut employé pour la première fois ce terme.
The Story of Zombi in Haïti. Man: A Record of Anthropological Science. Vol. XLV, n° 22. March-April, 1945.pp. 38-40.
— La Crise de Possession dans le Vodou. Imprimerie de l’État, Port-au-Prince, Haïti, 1946.
— La Psychopathologie du Vodoo. Psyché, 3e année, septembre-octobre 1948. [en ligne sur notre site très prochainement]
— La crise de possession et la personnalité humaine en Haïti. Revue de Psychologie des Peuples, 1962. (17 p.).
— Crisis of Possession in Voodoo. Reed Cannon & Johnson Pub, 1977.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. — Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé quelques fautes de typographie. — Par commodité, nous avons renvoyé les notes de bas de page, marquées (A) et (B) en fin d’article. — Les références numériques ente parenthèses (1), etc., sont celles de l’auteur et renvoient à la bibliographie en fin d’article. — Les images ont été rajoutées par nos soins. — Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 640]
Nouvelle contribution à l’étude de la crise de possession
par le Dr Louis MARS,
Membre de l’Académie de Médecine de New-York,
Membre de l’Académie des Sciences de New-York,
Professeur de Psychiatrie à la Faculté de Médecine de Port-au-Prince.
INTRODUCTION
Le phénomène de possession a fait l’objet de recherches étendues tant en Europe qu’en Asie. En Amérique, ce problème a suscité l’attention de quelques observateurs dont nous avons mentionné la contribution au cours de notre publication.
La crise de possession dans le Vodou a été diagnostiquée : Hystérie par certains investigateurs. Une double enquête ethnologique et psychiatrique nous a permis de la situer en tant que phénomène normal dans son vrai cadre social et psychologique. Réserve faite des cas anormaux que nous avons cités dans ce présent travail.
Les facteurs sociaux et économiques de possession ont été esquissés ici. Mes recherches nouvelles permettront dans un avenir prochain de les isoler d’une façon bien nette.
À la science qui permet d’étudier à propos d’un phénomène mental quelconque les relations étroites qui existent entre les [p. 641] facteurs proprement psychologiques et les facteurs sociaux et économiques qui le conditionnent nous avons donné le nom d’Ethno-Psychiatrie.
Ici nous en présentons un aspect étroit : 1° le rôle de la possession, dans une religion animiste.
Nous disons en passant que nous n’entendons point parler de ce qui fait la joie de certains publicistes étrangers et la honte des Haïtiens : la magie noire qu’évoque trop souvent le terme de Vodou. Les anthropologues distinguent soigneusement entre magie et religion en matière de croyance en des forces surnaturelles en Haïti comme ailleurs.
2° Les rapports entre la crise psychologique et la vie sociale et religieuse de l’individu. Au surplus, l’ethno-psychiatrie étudie d’une façon spéciale, a) les maladies mentales dans les communautés primitives.
- b) Elle précise le rôle joué par les faits sociaux et économiques dans l’éclosion des maladies mentales.
- c) Elle détermine les normes psychologiques dans les cultures primitives.
L’Ethno-psychiatrie embrasse les travaux de Ruth Benedict, Cora du Bois, A. Kardiner, M. Mead et des psychiatres et anthropologues de l’École de Harvard qui se sont particulièrement penchés sur le problème : personnalité et culture (dans le sens ethnologique) .
Nouvelle contribution à l’étude de la crise de possession
I
REMARQUES PRÉLIMINAIRES
Le lôa est un concept de force spirituelle qui a cours parmi les pratiquants du Vodou en Haïti. Originaire de l’Afrique, il se traduit par le phénomène de possession qui est également observé dans d’autres religions dites primitives, connues dans d’autres points du globe.
Voyons ce que dit l’Occident à propos de la possession. La possession demeure jusqu’à ce moment un fait psychologique [p. 642] rempli d’obscurité aux yeux du profane. Tout d’abord le terme de possession mérite d’être clarifié. Être possédé, « c’est l’état de ceux qui se croient ou que l’on croit gouvernés par une puissance surnaturelle, notamment par un démon, qui leur enlève la libre disposition de leurs paroles et de leurs actes et en fait l’instrument de sa volonté. » Notons immédiatement que cet état passif s’appelle également l’état de possession ou la possession tout court. Toute chose de nature à créer bien des confusions.
Être possédé par un démon, dans le sens courant, signifie qu’un démon s’est substitué à la personnalité propre de l’individu et lui fait commettre des actes innommables en contradiction avec ses habitudes courantes. Il ne se sent plus maître de lui-même. Il est agi.
Une science nouvelle : la psychanalyse a permis de saisir le mécanisme intime de la Possession-névrose. Freud y a consacré une étude dans « Collected Papers, volume IV, Neurosis of demoniacal possession ».
Dans un tel cas, le complexe, manifestation d’une libido autonome, envahit l’ego totalement et la personne s’identifie entièrement avec lui, avec le génie mauvais responsable de ses actes immoraux ou criminels : c’est une interférence maximum, totale, durable, permanente de l’inconscient.
Grâce à ce même instrument : la psychanalyse, on a pu surprendre les moindres ressacs de l’inconscient en allant de l’étude des phénomènes d’extase, d’impulsion-obsession et de tous autres similaires jusqu’aux états psychologiques mineurs : les sautes irrationnelles de l’humeur, les aversions soudaines, le coup de foudre où l’homme normal se reconnaît doué de tout un faisceau de possibilités qui creusent un fossé profond entre lui et autrui.
En présence d’un tel déchirement de l’âme, la sagesse populaire interroge les vieux mythes : « il était comme possédé du démon, il était hors de lui-même, nous ne le reconnaissions plus », tels sont les propos courants en de telles occasions. Dissociation, mineure ou grande, la possession-névrose demeure un fait humain qu’explique clairement la psychanalyse. La psychanalyse a révélé que tous ces actes honteux, ces désirs répréhensibles, toutes ces impulsions blâmables mises au compte du démon surgissent des eaux profondes de l’Inconscient, appartiennent authentiquement [p. 643] à l’homme, mais ils étaient restés jusqu’ici inconnus de lui-même, enfouis, refoulés au plus profond de son être.
Ainsi l’on comprend bien le sens figuré du terme. La possession de soi-même équivaut à l’absence de l’interférence de l’inconscient dans le conscient. On dit couramment, « être en pleine possession de ses facultés, de ses idées ». Ceci est clair à tout individu qui est au courant des dernières acquisitions des sciences psychologiques.
(Cf. C. G. Jung, in « L’Homme à la découverte de son âme », page 41.)
Quelque peu différent est le problème de la crise de loa dans le Vodou. Tout en n’excluant pas la possibilité de la dissociation au cours de cette forme de possession chez tel ou tel croyant bien déterminé — ceci en liaison directe avec son histoire privée, personnelle — il devient de plus en plus évident pour l’ethno-psychiatrie que la crise de loa se situe dans le cadre de représentations collectives en tant que phénomène religieux, dramatique et social. Il reste d’autre part tout aussi vrai que la physionomie extérieure de ce type de possession est liée à une technique du corps suivant le mot de Marcel Mauss. Technique dont l’expression motrice est forcément limitée par les possibilités physiologiques du danseur-croyant (v. Appendice l et II).
Quant au Vodou, il est une religion combien originale. Si notre imagination nous permettait de le présenter comme une toile de tapisserie, nous dirions que c’est une tapisserie à mille teintes que les siècles tissent avec du fil couleur de sang et du fil couleur d’espérance sur un dessin fantastique de tragédie tour à tour et de comédie légère. (Voir Appendice II). Semblable à la vie elle-même. Une religion originale, car elle est enrichie d’arts plastiques, et musicaux : danse, mélodie rythmée, drame, élan religieux, crise de possession et rythmicité possessive composent la texture intime du Vodou, fondue en un ensemble orchestral si complexe qu’une seule forme d’écriture pourrait la traduire : celle qui rappellerait la partition d’orchestre.
Grâce à la faiblesse de notre imagination, nous nous voyons obligé d’analyser, l’un après l’autre, les phénomènes psychologiques et sociaux du Vodou qui constituent en réalité un tout dynamique.
Je parlerai d’abord du mysticisme vodouiqne, ensuite des chants et danses dans le Vodou, enfin de la crise de loa. [p. 644]
Le mysticisme dans le Vodou
Le mysticisme, en général, s’entend d’un phénomène de caractère universel qui s’explicite en la formule suivante : « La conscience de rapports immédiats avec le divin ».
À la fois doctrine philosophique et expérience psychologique, le mysticisme présente aux hommes d’étude un, ensemble de problèmes extrêmement attachants. Seul le mysticisme vodouique sera examiné au cours du présent travail : ce qui ne nous empêche pas d’étudier certains aspects du mysticisme occidental… nous aurons tâché ainsi de relier les uns aux autres des phénomènes qui bouleversent l’argile humaine, édifient une architecture de faits complexes et étranges que les hommes de science ont essayé d’analyser…
Les conceptions mystiques portent le sceau du milieu humain où elles ont pris naissance et empruntent leur éclat tant aux traditions religieuses en cours qu’à la valeur intrinsèque des hommes qui ont concouru à leur rayonnement, soit par leur enseignement, soit par l’éclat de leur vie.
Les « primitifs » utilisent des plantes spéciales qui leur procurent de tels raffinements : les Nègres du Niger possèdent leur eau fétiche, les indiens du Mexique absorbent le peyotl, l’Orient invente le système yoga de concentration. L’Occident à la suite de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix et bien d’autres privilégiés du Ciel développe les règles de la vie mystique chrétienne.
Néanmoins, que Dieu soit perçu dans l’obscure transe d’une conscience dissociée : celle du criseur de Loa ou dans l’ultime éblouissement d’une personnalité enrichie de la foi chrétienne, il n’en reste pas moins vrai que le processus psycho-biologique s’étaye sur le même système nerveux lié tout à la fois à la caducité de la matière et à l’infinité des possibilités de la nature humaine. « Par le fond même de notre être, nous sommes un désir, nous pourrions même dire une exigence d’infini et d’éternité jointe à une petitesse infime et à une caducité radicale : donc grandeur et misère associées dans un même être. »
Qu’est-ce qui à fait dire à Pascal que notre misère était une misère de grand seigneur. [p. 645]
Parallélisme des phénomènes mystiques en jonction des cultures.
Le mysticisme primitif auquel se rattache la crise de loa (dans le Vodou) mène à la saisie immédiate du divin, grâce à la dépersonnalisation qui survient chez le possédé. Un tel fait mental à la limite de la névrose est recherché et entretenu grâce à l’ingestion des plantes chez certaines peuplades, tandis que les vrais mystiques chrétiens luttent contre la dissociation préalable de leur personnalité et en maintiennent la synthèse ; il n’y a chez ces derniers que des troubles de la cænesthésie ; au surplus, la vie morale et intellectuelle s’enrichit d’apports nouveaux ; Ruysbroek, auteur des Noces Spirituelles) crée une langue littéraire nouvelle ; saint Jean de la Croix manie la logique avec dextérité et fermeté.
Si le mysticisme occidental se prévaut de son caractère individuel et calme, s’il est apollinien, le mysticisme primitif est grégaire, il est dionysiaque : il s’appuie sur l’enthousiasme collectif à la manière des anciennes fêtes dionysiaques. Les dieux s’incarnent le plus souvent pendant les réunions cultuelles ; leur apparition relève de la psychologie de la foule.
Dans les manifestations vodouiques et autres similaires, la participation des fidèles est effective et complète ; les assistants sont à la fois acteurs et spectateurs : la fête religieuse prend un aspect nettement totalitaire.
Le mysticisme Vodouique
Je vous en donnerai une bien pâle idée. Le mysticisme vodouique ne saurait être présenté que par un fervent pratiquant doué en même temps d’un grand talent d’écrivain. Les données qu’un tel écrivain vous présente jaillissent de la source profonde de ses croyances, se réchauffent à la flamme de ses convictions ; elles extériorisent ce que l’écrivain sent et non pas ce que l’analyste scientifique croit qu’il sent, car nul ne peut revivre exactement l’état d’âme d’un autre, il en déduit la trame intime par la méthode de comparaison et d’analogie.
En dehors d’un tel procédé, la méthode biographique, telle que l’enseignent Florian Znaniecki et John Dollard dans leurs ouvrages « The Polish Peasant » et « Cast and class in a Southern [p. 646] Town », permettrait d’analyser minutieusement la vie mystique du paysan haïtien et d’en isoler avec précision les composantes socio-économiques.
Pour déterminer les relations entre la personnalité et la culture haïtienne, et du fait situer l’axe de la vie mystique de l’Haïtien, je recommande les techniques de psychanalyse et d’anthropologie combinées dont usent Cora du Bois et Abram Kardiner dans « People of Alor » et « Psychological Frontiers of Society ».
En ce moment, venons-en au Vodou. Qu’est-ce que le Vodou ?
Le terme « vodou » vient du mot africain « Vodun » qui signifie esprit.
Le Vodou est le culte que les paysans haïtiens rendent aux dieux dont dépendent le bien et le mal, la maladie et la mort, de qui relèvent le ciel et la terre et les étoiles qui comblent l’espace. L’homme doit un acte de reconnaissance aux « Vodoun » quand il a échappé au danger, à la maladie et à la mort.
Si des malheurs fondent sur lui, c’est qu’il n’a pas accompli ses devoirs ; il doit implorer la miséricorde divine ; s’il lui est né un enfant, il doit le consacrer aux « Vodoun » en versant sur sa tête de l’eau lustrale ; s’il perd l’un des siens, certains rites assurent le passage de l’âme dans l’autre monde.
La créature humaine, en un mot, se reconnait liée à des êtres supérieurs, invisibles, mais doués de pouvoir efficient sur elle.
Il est intéressant de noter que les noirs d’Afrique Orientale les appellent : Pèpo, Ombepo, Pého, tout comme les Latins disaient Spiritus et les Grecs, Pneuma : le vent, c’est-à-dire ce que les hommes ont toujours présenté comme la plus belle image de l’insaisissable. (Appendice III).
Le Vaudou rend un culte aux esprits. Le servant du vaudou est dans l’attitude de la créature qui se sait comptable de ses actes bons ou mauvais à un être infiniment supérieur : Mahou ou Sè qu’il met par-dessus les esprits, intermédiaires diligents entre le ciel et la terre, tant il est vrai que l’attitude religieuse fondamentale est une prise de conscience de l’état de créature. « Infinitum excelsum creatoris » dit saint Thomas d’Aquin.
Le Vaudou est donc une religion. Qu’est une religion primitive originaire du Dahomey (Afrique de l’Ouest). Elle a gardé en [p. 647] Haïti le sceau de son origine africaine et certains aspects des cultes primitifs : danses et chants, rites piaculaires et phénomènes de possession.
Chants et danses
Les danses se déroulent sous un abri préparé à cet effet. Des centaines de personnes y assistent parfois. Une partie reste assise, bavarde ou chante. L’autre partie danse et certains sont pris de la crise de loa ou crise de possession ; ces derniers sont considérés comme privilégiés. Des poules ou des cabris sont sacrifiés en l’honneur des dieux ; du rhum et de la farine de froment sont répandus sur le sol.
Les cérémonies peuvent durer plusieurs jours avec certaines interruptions. Cela dépend de l’importance des obligations religieuses en question.
En dehors des cérémonies strictement rituelles, des danses de vaudou peuvent avoir lieu qui ont une importance mi-sociale, mi-religieuse.
Elles sont une occasion pour les gens du hameau de rire, d’oublier bien des ennuis et bien des chagrins. Que le vaudou considéré dans l’un ou l’autre cas guérisse de bien lie chagrins et d’ennuis, cela ne saurait faire de doute à aucun observateur qui a l’habitude de voir les paysans affairés à acheter liqueurs, parfums et aliments indispensables à préparer une belle danse ; l’anxiété s’accroît au fur et à mesure que le temps s’allonge faute d’argent ou par le refus des autorités militaires, car, il faut un permis de la Police pour qu’une danse ait lieu.
Les paysans sacrifient tout pour se défaire de ce poids. Ils vous disent que les esprits les « tiennent » ; si la moisson n’est pas abondante, si leurs enfants deviennent malades, c’est parce qu’ils n’ont pas fait leur devoir…
Donc il faut de toute façon donner satisfaction aux dieux au prix des plus dures privations financières.
Et comment les dieux se manifestent-ils ? [p. 648]
II
LA CRISE DE LOA.
Ils se montrent. Ils s’incarnent dans le corps de leurs serviteurs. Ils mangent, boivent, parlent, dansent en la personne de leur médium. Des dieux qui se font hommes à longueur de journée. Rien n’est plus commun que de rencontrer un esprit dans une de ces réunions et même un seul individu peut en avoir plusieurs successivement dans la même réunion. Le chef de cérémonie peut convoquer les esprits ou les éloigner. Le tambourier grâce à son talent, en battant son tambour, peut inviter les dieux à descendre de l’Olympe.
Rien n’est plus curieux que d’assister à une cérémonie où les dieux s’incarnent en grand nombre.
La danse qui allait à un rythme normal, régulier, « s’échauffe ». Le timbre de la voix s’élève, les tambours raffermissent leur son, les jacasseries, les cris couvrent les couplets de chants ; certains dieux imitent le bruit du canon : Bo.., Bo… ; d’autres hèlent les voisins ; certains se font aimables et épongent les visages des gens ruisselants de sueur, d’autres donnent des poignées de main en croisant les bras l’un sur l’autre.
Au milieu de toute cette confusion de possédés et de simples croyants, les tambours maintiennent la cadence des pas sous les yeux dominateurs du prêtre qui surveille le déroulement de la fête, interpellant certains pour en calmer l’ardeur et relevant le courage physique des chanteurs quand ils défaillent. Les chants durent quelques minutes avec un intervalle de repos ; parfois les chants se succèdent à un rythme accéléré, endiablé. On dit que les dieux sont contents parce que les humains le sont ; les dieux prouvent leur contentement en multipliant les crises de possession ; les gens dansent davantage jusqu’à ce que la fatigue les jette sur un banc. Au petit jour, on se sépare, la troupe se débande.
Dans le mysticisme vaudouique, Dieu se révèle à l’homme dans un accès. de dépersonnalisation. La dépersonnalisation peut aller jusqu’à la totale effraction de la personnalité. Dans ce dernier cas, une scission s’opère de la personnalité et entraîne un grand bouleversement du psychisme. Idées, volitions, souvenirs, actes extérieurs sont attribués à une personnalité seconde ; phénomène de possession théomaniaque qui revêt un caractère contagieux quand [p. 649] l’atmosphère culturelle s’échauffe. Les esprits multiplient leur présence : des réminiscences ataviques se matérialisent en déités éloquentes ou muettes, gesticulantes ou figées.
Elles promettent félicités et merveilles ou menacent de pires calamités les fils des insoumis. Elles sont parfois d’un goût difficile : les liqueurs sont choisies suivant la marque de fabrique ou bien elles daignent se contenter de l’humble tafia (le tafia, c’est le rhum blanc) des boutiques environnantes.
Que de condescendance toutes ces déités ne font-elles aux hommes en qui elles s’incarnent, car elles auront emprunté des hommes cette gaine organique qui les enveloppe des battements d’un cœur rongé d’anxiété et des oppressions d’une poitrine haletante de peur.
Quelle leçon ! Elles nous content notre odyssée depuis notre départ des rives lointaines d’Afrique jusqu’aux luttes actuelles sur le sol d’Haïti pour un meilleur aménagement de nos intérêts temporels et spirituels. Elles résument en termes mystiques la vie psychologique de l’Haïtien en face des nombreuses incertitudes de l’existence, elles redisent nos joies, nos souffrances, nos espérances d’un lendemain meilleur.
Il n’y a pas de doute que l’étude psychanalytique des cas de possession mènerait à des découvertes extrêmement intéressantes.
Les mécanismes freudiens au cours de la possession.
Ici, nous limitons nos ambitions à la découverte de certains mécanismes freudiens dans la crise de possession.
Sigmund Freud, dans « La Science des Rêves » et bien d’autres publications, a beaucoup insisté sur deux processus primaires de la pensée : l’identification et la condensation. On retrouve nettement l’identification dans la possession. Et qu’est-ce que l’identification ? C’est la fusion partielle ou totale de la personnalité avec des personnes on des objets du monde extérieur. (7, 11, 12,14). (Cf. Kretschmer : Précis de Psychologie médicale. Pages 171 et 172).
Dans le rêve, il s’agit d’un mécanisme mental pur, exempt de toute répercussion extérieure. Dans le rêve, l’individu assiste impassible au déroulement de cet état psychologique, comme un spectateur au cinéma (7, 11). [p. 650]
Dans la possession, l’individu éprouve également le sentiment de l’identification : il s’agit a) dans la Possession-névrose, d’un mécanisme mental qui se traduit objectivement par les signes extérieurs de l’affection ; b) dans la possession rituelle vodouique, d’un mécanisme mental qui se traduit objectivement par des comportements types, des behavior-patterns correspondant aux différents types de divinités.
Les types de divinités constituent des appareils cérémoniels dont le rôle est primordial dans le déroulement de la fête religieuse.
À chaque dieu du Vodou correspond un behavior-pattern, un schème d’incarnation, un archétype dans le sens étymologique du mot.
Dans la possession rituelle, il y a fusion totale de la personnalité avec un être mythologique.
Au point de vue subjectif, voici ce que raconte le croyant : « l’impersonnation » du dieu se fait à son insu ; le dieu le saisit à la manière d’une force qui l’empoignerait; en une fraction de seconde, l’individu a cessé d’être lui-même pour devenir l’esprit devant lequel les fidèles s’inclinent humblement.
La crise s’est installée. À ce moment précis, la réalité humaine telle que le croyant la représente avant la crise est à la fois abolie, et élevée au niveau d’une réalité supérieure : une réalité plus, haute, plus profonde. L’identification s’opère à un niveau plus ou moins profond du psychisme, avec un degré plus ou moins grand d’inconscience suivant l’état de réceptivité de l’individu et la puissance de suggestion de l’atmosphère religieuse. (v. Appendice V).
L’identification revêt à ce moment un aspect social. Son étude appartient à la fois à la psychiatrie et à l’ethnologie. C’est ce que nous appelons nous-mêmes : l’identification socialisée.
Les types d’identification dans quelques cas de possession.
Les visages des dieux sont variés. La tradition en a transmis un grand nombre originaire d’Afrique ; certains ont apparu sur le sol haïtien.
1°) Le dieu Damballah : c’est le dieu-couleuvre. Le possédé exhibe des contorsions sur le sol ou sur un arbre qui rappellent une couleuvre. [p. 651]
2°) Erzulie est une jolie femme. Elle adore la soie, la parfum. La coquetterie est son fort, elle est la déesse de l’amour.
3°) Guédé est le dieu de la mort ; habillé de noir, coiffé d’un énorme chapeau noir, Guédé profère des propos orduriers et exhibe une danse spéciale.
4°) Général Clermeil : un dieu blanc. Il habite la rivière du limbé. Quand celle-ci est en écore le dieu manifeste sa colère. Il paraît dans les cérémonies avec des manières de grand seigneur.
II adore le champagne, les fines liqueurs, le bon rhum.
5°) Ibo : un dieu railleur, plaisant, qui joue avec les enfants, parfois il peut imiter le chien, il est friand de la chair canine.
6°) Agoué : le Neptune africain : le possédé saisit une planche ou à l’aide de ses bras, se met à ramer comme les matelots en pleine mer .
7°) Et Legba : dieu des carrefours, le vieux Legba qui traine péniblement sur ses membres. Quand la possession s’installe, l’individu adopte le masque d’un vieillard et s’appuie sur des béquilles. Il y a un nombre considérable d’identifications avec les dieux tels que les hommes se les figurent. Je pourrais en citer bien d’autres. (V. Appendice 1).
Les cas énumérés ci-dessous viennent appuyer les données de base suivantes :
1°) Ma théorie de l’identification dans la possession.
2° La différenciation que j’établis entre la possession non rituelle d’un caractère pathologique et la possession rituelle d’un caractère normal en fonction de la relativité culturelle.
3° L’existence de quelques cas de possession pathologique qui surviennent au cours des cérémonies vodouesques.
Nous les divisons en 3 groupes : le groupe A qui comprend les cas non rituels ; le groupe B : les cas rituels ; le groupe C : 2 cas de possession pathologique au cours de cérémonie vodouesque.
Groupe A. — Le groupe A comprend 3 cas de possession non rituelle : l’un étranger à Haïti que j’emprunte à T. K. Oesterreich ; les deux autres observés par l’auteur en Haïti. Ces trois cas relèvent de la pathologie mentale, ceci ne fait pas l’ombre d’un doute pour un homme de science. [p. 652]
Dans les deux derniers cas, les croyances vodouesques fournissent le thème du délire ou de la crise émotive. Le diagnostic d’hystérie avec mécanisme de conversion s’impose pour le premier cas ; celui de crise émotive pour le deuxième.
GROUPE A — N° 1. — Mlle A. B. jeune femme d’environ trente ans, éprouve soudain une passion pour un homme C. J. qui vivait dans le voisinage. Le cas fit quelque esclandre et le jeune homme qui eut apparemment le rôle passif dans cette affaire cessa brusquement ses relations. Mlle A. B. n’en continua pas moins à croire que le jeune homme était profondément attaché à elle, mais qu’il avait été influencé par la malice de ses ennemis. Peu de semaines après la rupture, elle sentit un choc dans la gorge. Alors en présence d’un membre de sa famille, elle devint possédée par l’esprit de C. J., personnifiant ses paroles et ses gestes et s’exprimant à sa manière. Depuis cette époque, elle tient continuellement conversation avec ce qu’elle pense être l’esprit de C. J. Il parle quelquefois par sa bouche, quelquefois cause avec elle par la parole intérieure. Occasionnellement, il écrit des messages par sa main et j’ai le témoignage d’un membre de sa famille que l’écriture ainsi reproduite ressemblait à celle de C. J.
N° 2. — Cas non rituel. — 1° Hystérie infantile, avec ébauche d’idées délirantes, de persécution à thème mystique et de possession vodouique (observation de l’auteur). Orista Ju. F. âgée de 8 ans, originaire de la Grande Rivière est entrée dans le service de médecine, le 2 décembre 1935 pour des idées délirantes de possession, d’hétéro-accusaion mystique : (on veut prendre son âme) d’agitation psycho-motrice et des pleurs.
Antécédents héréditaires aucun renseignement.
Antécédents personnels fièvre d’origine inconnue.
Antécédents collatéraux d’helminthiase une cousine souffrante.
Aucun renseignement sur le passé physiologique de l’enfant qui na que deux ans de vie domestique chez sa protectrice, Mme X…
Historique : Le matin du 2 décembre, Mme X … rentre de la ville et trouve l’enfant par terre, poussant les cris suivants : « Je vois mon cercueil ! Le voici, ma tante » ! C’est ainsi qu’elle appelle Mme X… On a fouillé un trou devant la porte, hier soir, on y a enterré une poule. Le fait est qu’à 5 heures du matin, trois heures avant la crise, l’enfant s’est levée pour préparer le café et a vu un ergot de coq au seuil de la porte et 1’a signalé à la dame qui lui a dit de ne pas s’en occuper. À huit heures, l’enfant tombe dans l’état que nous allons décrire ci-dessous, ameutant tout le quartier par ses cris. C’est sur ces entrefaites que Mme X… revint chez elle et décida d’emmener la petite à l’hôpital par peur des responsabilités judiciaires.
Aspect de la maladie : nous sommes en présence d’une enfant qui est loin d’être calme. Le facies est vultueux. Les conjonctives oculaires injectées de sang. [p. 653]
L’enfant présente de l’agitation psycho-motrice. Elle ne se tient pas dans son lit. Elle ne reste ni assise, ni couchée, mais agitée de mouvements désordonnés, tantôt elle se met debout, tantôt elle se jette la tête sur son oreiller, lève un pied, abaisse l’autre en poussant des cris, en pleurant. Un instant après, elle ne parle plus, elle écarquille les yeux et regarde son entourage ; elle vous donne l’impression d’être stupéfaite. Elle recommence encore à parler. Thème délirant : vaudouique. « On a pris mon âme pour la mettre dans une bouteille, mais mon cheval est fort » ; il ne tombera pas. Mon CHEVAL ne mourra pas pour une vétille.
Un hougan, (un sorcier) avait pris chez elle une tasse de café avant hier et lâché devant la porte une bouteille rouge.
C’est Monsieur Antoine X qui a mis mon âme dans une bouteille blanche.
Le thème délirant ne s’enrichit pas davantage. Elle intervertit le sens des propositions : c’est M. Antoine X qui a mis mon âme etc. Un hougan avait pris chez elle une tasse de café.
Quelques moments après l’enfant cesse de parler et se met à pousser des beuglements: houm ! houm ! La mâchoire reste crispée et le facies vultueux. L’enfant est dans le décubitus dorsal. On en profite pour la contenir dans son lit grâce à des morceaux de draps noués à ses bras et à ses pieds. Et un peu de bromure de potassium et de sodium lui est prescrit. Le lendemain 3 décembre, après avoir passé toute la nuit, à répéter le même thème délirant, l’enfant est tranquillement couchée dans son lit, ignorant entièrement ce qui s’est passé.
Malgré un questionnaire serré, l’enfant ne peut nous dire de quelle façon elle se trouve à l’hôpital. Elle ne se rappelle pas du tout avoir parlé de cheval, de son âme enfermée dans une bouteille.
Examen physique Tous les appareils fonctionnent bien.
Examen neurologique Pendant la crise du 2 décembre 1935,
nous avons cherché les réflexes :
Réflexes rotuliens : un peu exagérés.
Babinski : négatif.
Le lendemain 3 décembre, nous avons de nouveau cherché les réflexes.
Réflexes rotuliens : un peu exagérés.
Babinski n’existe pas des 2 côtés
Oppenheim indifférent des 2 côtés
Examen de laboratoire l’enfant est sortie avant que nous ayons eu le
temps de le pratiquer
Les praticiens haïtiens connaissent des cas pareils qui durent peu de jours et qui sont parfois déclenchés par des circonstances anodines : contrariétés, dispute avec un parent, problème d’amour.
Le mécanisme de conversion hystérique s’avère évident dans ces cas ;
Le mécanisme est coulé dans un moule d’incarnation vodouique.
L’archétype du Vodou sert de véhicule. [p. 654]
N° 3. — Observation de l’auteur. Cas non rituel. — J’en parlerai d’une façon brève.
Par une chaude journée de juillet 1947, je revenais du Cap-Haïtien en route pour Plaisance. La voiture grimpait lentement la chaîne de Plaisance. À un tournant brusque, nous nous trouvâmes en présence d’une masse de ferrailles : roues éparpillées, volant brisé, capote tordue, le tout comme brutalement jeté en travers de la route. Les cris affolés des gens nous rappelèrent à la réalité : un énorme camion venait de se briser contre le flanc de la montagne : cadavres et blessés s’entassaient çà et là. Nous nous mîmes au service des blessés en attendant que l’ambulance vînt à leur secours. Dans l’entretemps qu’elle ne fut pas notre surprise de voir un homme excité qui se promenait de long en large, l’air étrange, balbutiant des propos mystérieux. Je m’approchai de lui. C’était un homme dont un dieu du vodou venait de s’emparer. Et de dire : « Lui, lui, jamais, jamais aucun accident ne lui arrivera. Son cheval le protège. Ké, Ké, Ké, Ké, Ké, Ké… » Il était clair que cet homme était un choqué émotionnel sous une modalité culturelle qu’il faut bien reconnaître comme empreinte d’une certaine originalité.
Groupe B. — Ce groupe comprend 3 cas de Possession rituels. La crise de loa survient en l’occurrence au cours des cérémonies ; elle est liée à l’action cérémonielle ; elle en fait partie intégrante. Elle est le sommet de la fête religieuse. Ici contrairement au groupe A, la crise de loa est un fait collectif ; un phénomène collectif, curieux, bizarre, et intéressant à la fois parce qu’il est également un état frontière.
Au cours de la grande crise de loa, l’homme est tangent à lui-même et au monde ; il cesse d’être collé à lui-même tout en révélant au monde — dans certaines circonstances — tout ce qu’il recèle de secret, d’intime en son for intérieur. En voici un cas :
GROUPE B. — Observation N° 1 de Melville Herskovits.
On peut citer de nombreux exemples de la force de cette tradition de prise de possession par le loa. L’un des cas d’un intérêt particulier concerne la possession d’un homme d’une bonne éducation ayant à peine dépassé la trentaine qui, pendant son enfance et sa prime jeunesse, n’avait jamais été mêlé au culte du vaudou. Au contraire, grâce à ses traditions familiales, il s’adonnait au prosélytisme catholique.
D’une discussion de ses expériences antérieures et de ses antécédents, il ressort du côté paternel comme du côté maternel, que beaucoup de ses parents étaient des adeptes du culte et, ils ont rapporté comment au cours d’une importante cérémonie sur l’habitation de ses ancêtres, quelques années auparavant, il avait été ‘ris de possession.
Mais il avait été établi que cette brève expérience n’avait pas modifié ses activités catholiques et n’avait nullement fait de lui un adepte d’un groupe [p. 655] vodouesque. Certainement, au cours des semaines qui précédèrent sa crise de possession, il s’était intéressé à la philosophie du vaudou et son passé non vaudouesque, sinon anti-vaudouesque, apparemment, l’incitait à examiner son mépris de tels cultes qui avaient à ses yeux une emprise si sur les fidèles pratiquants.
Comme un exemple de la dualité de son intérêt on peut dire que quoi qu’il eût remarqué combien il était dégoutant de se vautrer dans la boue sous l’influence de Damballah, il avait été aussi impressionné par la témérité de ceux qui dansaient dans le feu en l’honneur de Legba.
À certaines danses, cependant, il offrit ses services pour aider dans une faible proportion à promouvoir les activités de la soirée, comme par exemple, servir du clairin (le clairin, c’est le rhum blanc) tandis que lui-même dansait à la mode des citadins autour du poteau central de la tonnelle. Au fur et à mesure que le mouvement de la danse devenait plus animé, il devint lui-même plus complètement imbu de l’esprit de la cérémonie et il s’écria : « si le loa veut se loger en moi, je l’accepterai », tandis qu’il se précipitait à nouveau dans le cercle des danseurs.
Quand le tambour fit résonner le salut aux dieux, il se mit gauchement à exécuter le mouvement tournant inverse accompagnant la figure.
Après un moment, il laissa la tonnelle, mais, peu de temps après, on entendit un tumulte à la barrière proche où il se convulsait dans le premier degré de possession juste à l’intérieur de la barrière, tandis qu’une femme entièrement possédée, vêtue d’une robe imprimée, exécutait des mouvements.
Un adjanikon, ayant en main une bougie et une calebasse d’eau, essayait de calmer sa crise de possession, mais il tomba sur le sol et roula sur le dos, le corps prostré, les bras et les jambes étendus et secoués par des convulsions.
L’adjanikon, mettant de côté les bougies et l’eau, le souleva du sol et alors lentement, suivant le rite établi, le maintenant droit, tourna avec lui à la cadence du chant que les 12 ou 15 personnes présentes entonnèrent jusqu’à ce que, trébuchant, l’homme eût été à même de se soutenir.
Damballah – o Damballah – o – Damballah – o – Damballah – o
Damballah – o Damballah – o – Damballah – o – Damballah – o
Wedo, Wedo
Gadé ça ou fait moin Voyez ce que vous m’avez fait.
Fixant constamment ses yeux sur le possédé, l’adjanikon dansait maintenant avec lui, tournant toujours en sens contraire tandis qu’il lui offrait la bougie et l’eau que l’homme cependant ne pouvait pas encore tenir. Quand il fut capable de tenir la chandelle et le gobelet plein d’eau, il jeta l’eau par terre, fit trois courbettes devant le couvert mis en l’honneur du dieu Rada, se mit
à chanter et à danser.
Damballah Wedo Damballah Wedo
Papaim’, c’est coulev’o Mon père, c’est la couleuvre
Non poin bois Il n’y a pas d’arbre
Moin pu li monté Qu’il ne puisse grimper.
[p. 656]
Il était possédé du dieu Damballah après avoir terriblement lutté là contre.
Autrement simple est le cas suivant:
GROUPEB — N° 2. — Observation du Dr Price Mars. – Le Dr Price Mars raconte dans la revue de la Société d’Histoire et de Géographie d’Haïti, janvier 1948, qu’au cours d’une cérémonie en l’honneur de Lemba Pétro, il assista au phénomène suivant :
Le hougan commanda le silence absolu. Puis levant la dextre, il l’étendit au-dessus de la fosse et prononça les paroles suivantes:
Jean Pétro, Toussaint Louverture, Rigaud, Dessalines, Christophe, Pétion… vous savez bien que nous sommes pas de ce pays. Nos ancêtres, à nous tous vinrent d’Afrique, soyez donc propice aux démarches que nous faisons en ce moment auprès de vous. Jean Pétra : nous avons tout fait pour vous être agréable. Epargnez-nous les calamités qui nous menacent. Epargnez-nous, la fièvre, la variole, la lèpre, la tuberculose, les accidents d’automobile ».
« Agréez les, libations que nous taisons en votre nom. Ainsi soit-il ». Alors le hougan prononça quelques paroles sacramentelles en langage inintelligible et se disposait cl retourner sous le mapou, quand tout à coup, un homme poussa des hurlements terribles et se mit à gesticuler avec une telle pétulance que l’assistance fit promptement le vide autour de lui.
— « Brisé, je suis Brisé, c’est moi Brisé, celui que chacun redoute et qui fait trembler les mortels, disait-il, écumant de colère. »
Et de ses yeux exorbitants semblaient jaillir des éclairs. De sa bouche tordue s’exhalaient des gémissements rauques suivis, de flots de paroles volubiles, et ses mains semblaient manœuvrer une massue menaçante. Et il allait de-ci de-là, agité, convulsif, rageur.
Un dieu de la secte de Pétro venait de s’incarner dans la personne d’un membre de la famille en pénitence de péché contre ses ordonnances.
Mais le hougan l’interpella sur un ton impératif, lui commanda de se tenir calme et tranquille de peur que lui, le hougan ne se fâchât, parce que, prétendait-il, il ne voulait pas que l’ordre de la cérémonie fût troublé. Brisé ne sembla point l’entendre. « Je suis Brisé, continua-t-il à hurler ». Prestement le Hougan s’empara d’une corde, empoigna l’homme agité, lui ficela les mains préalablement fixées en arrière et lui ordonna de le suivre.
Or Brisé s’adoucit tout de suite cependant qu’il ne cessa de geindre à voix basse, lamentable, accablé.
Ses cris de fureur s’étaient mus en murmures plaintifs, en gémissements sourds comme les miaulements nocturnes, solitaires et lointains d’un chat en mal d’amour.
Le hougan reprit sa clochette et grave et recueilli, conduisit la congrégation sous le mapou, où la troisième partie du rituel allait s’accomplir.
Brisé, le dieu Brisé avait publiquement révélé son intention de tout écraser, d’interrompre l’allure normale de la cérémonie. Le pauvre mortel débarrassé plus tard de ses attributs divins, n’en gardera aucun sentiment de culpabilité ! [p. 657]
Diagnostic… D’ordinaire, l’on cherche un diagnostic médical à de tels cas — Groupe B Nos 1 et 2 — L’hystérie de Charcot est souvent invoquée à tort.
Il s’agit ici d’un excès de vigilambulisme provoqué, au cours duquel le croyant s’identifie totalement avec un dieu du vodou.
Cette courte période d’hypnose est causée par la suggestion. Louis Maximilien en a parlé dans son livre « Le Vodou Haïtien ». Elle peut être prévenue chez certains fidèles par de banales contre-suggestions : Nouer sa tête solidement d’un mouchoir, nouer tout particulièrement une tresse de cheveux, fixer le loa sous une pierre au moment de prendre part à la cérémonie, etc., etc…
Elle peut être arrêtée par de simples manœuvres du hougan pinçant la nuque du possédé ou donnant un tour de corde solide à « Brisé ».
Pour juger de la crise de loa rituelle, on ne saurait la séparer de son contexte social, de son état collectif, de son atmosphère cérémonielle. Elle en jaillit comme une source naît d’une nappe profonde. Ici la crise rituelle paraît, avec raison, normale aux yeux des anthropologues en fonction de la relativité des normes culturelles qu’impose l’ethnologie moderne.
Ainsi dans les travaux de Melville Herskovits « Life in a haïtian Valley », « Dahomey », « The myth of the Negro Past », on voit qu’il insiste souvent et non sans raison sur le caractère contrôlé de la crise de possession.
J’ai assisté également à des cérémonies de Vodou au cours desquelles le même caractère contrôlé et à la fois normal de la crise de loa se remarquait. Ainsi il en est du groupe C.
Dans les observations ci-dessous mentionnées, Groupe C, vous noterez qu’il ne se passe rien de bien spécial : tout d’abord le rituel se déroule ici et là, comme à l’ordinaire et les cas de possession sont insérés au contexte cérémonial pour en constituer un tout organique. Ces cas de possession sont normaux.
GROUPE C. — 1) M… se distingue de la masse des danseurs par le caractère aberrant des pas qu’il marque. Vive rétropulsion jusqu’à la renverse. Le masque se resserre. Son regard s’assombrit. A… distribue des poignées de main et l’assistance y répond avec empressement. On entame l’air de Papa Agoué. [p. 658]
2) X … Sexe féminin, se distingue de la foule par une véritable tempête de mouvements… Mimique figée. Donne des poignées de main.
Contagion mentale : I… se frotte la tête contre une femme d’apparence tranquille. Celle-ci est immédiatement possédée du même Agaou, embrasse les enfants présents à ma cérémonie, leur crache au visage.
Elle réclame l’hymne d’Agaou et à ce moment-là redouble d’ardeur…
3) Loas Zaca. — Un groupe de danseurs font bande à part et s’interpellent : « Hé comment ou yé » : « « Comment allez-vous » ; « Mape batte cousin » ; « ça va cousin ». La particularité de ces loas, c’est qu’ils imitent ou même caricaturent le parler paysan, son accent, portent le sac sur le dos et la pipe au coin des lèvres.
Il s’agit, groupe C — (l), (2), (3) d’une danse du 24 décembre 1936 qui a eu lieu à Pétion ville, station estivale située à 7 kilomètres de Port-au-Prince. Les criseurs sont originaires des faubourgs de la station.
Dans la possession rituelle où qu’on la l’encontre en Asie, en Océanie on en Afrique, l’état critique est saisi dans son statu nascendi, dans tonte sa spontanéité et sa fraîcheur psychologique, et cependant, il reste soudé aux conventions rituelles. Il s’agit d’un phénomène psycho-social original qu’il ne faut pas juger avec la norme psychologique dont usent les psychiatres occidentaux en présence de possédés internés dans les asiles.
Il faut tenir compte de la relativité des normes psychologiques dans les cultures africaines, asiatiques et océaniennes.
Cependant on en rencontre parfois de franchement anormaux. Ceux-là se distinguent par des particularités psychologiques signalétiques d’un état morbide profond.
Tels GROUPE D. — 1°) C’est le cas par exemple d’un prêtre du Vodou qui se mutilait parfois quand il était possédé ; une fois, il a assommé quelqu’un en pleine cérémonie vodouesque. Arrêté, il a été déféré à la justice. Je tiens ce fait du Dr P. T., médecin du pénitencier national de Port-au-Prince. Une narco-analyse était indiquée pour en déceler la motivation inconsciente.
2°) Il en est de même d’un autre possédé que le dieu punissait en l’envoyant se cogner plusieurs fois contre un mur jusqu’à ce qu’il se saignât. Mécanisme inconscient d’auto-punition.
Une enquête serre mettrait en lumière un plus grand nombre de faits pathologiques de ce genre. Ici et 1à dans le groupe l’on voit que le fidèle du Vodou sort du cadre rituel pour poser des. actes anti-sociaux ou a-sociaux. [p. 659]
III
TERRAIN D’ÉLECTION DE LA CRISE DE LOA
Nous n’en connaissons pas grand’chose sinon que l’anxiété et la suggestibilité paraissent en constituer en partie la trame intime. L’on sait qu’à partir de l’adolescence pour certains fidèles, ils adoptent un dieu qui est le seul « maître tête » ; à ce dieu, ils doivent parfaite obéissance pour la vie ; ce qui n’empêche qu’un ou deux autres dieux les visitent occasionnellement.
L’on sait que les familles gardent un culte jaloux de leurs dieux. Ces derniers se révèlent aux; « héritiers » par le rêve quelque temps après la mort du Chef de Maison.
L’on sait que si « l’héritier » n’exécute pas l’ordre donné par l’esprit du parent défunt, il devient la proie d’affections psychosomatiques diverses, il est exposé à des accidents nombreux jusqu’à ce qu’il se décide à obéir à l’injonction du dieu. Une cérémonie est offerte à cette occasion et la possession s’installe souveraine. Elle se répétera souvent en adoptant l’un des behavior patterns dont nous parlions plus haut.
L’enfant par ailleurs acquiert son éducation mystique d’une façon générale en vivant près des siens. Il demeure hautement influencé par le milieu familial qui est fortement dominé par les esprits.
Ainsi nait et s’entretient la suggestibilité chez le sujet. Au surplus, l’image d’un dieu convulsivant d’après des stéréotypes culturels déterminés, l’atmosphère surchauffée des cérémonies, le prestige du prêtre, l’attente anxieuse du serviteur : de tous ces facteurs combinés vient la force considérable de la suggestion. Un dieu convulsivant, ai-je dit ?
Nietzche ajoute qu’il ne saurait concevoir un dieu qui ne serait aussi danseur.
« Chantant et dansant, l’homme se manifeste comme membre d’une communauté supérieur : il a désappris de marcher et de parler et est sur le point de s’envoler à travers les airs en dansant. Ses gestes décèlent une enchanteresse béatitude.
De même que maintenant les animaux parlent, et que la terre produit du lait et du miel, la voix de l’homme, elle aussi, résonne comme quelque chose de surnaturel : il se sent Dieu maintenant, [p. 660] son allure est aussi noble et pleine d’extase que celle des dieux qu’il a vus dans ses rêves. » L’homme n’est plus artiste, il est devenu dieu en lui-même : telle est la possession, telle est la toute puissance de la pensée religieuse nègre !!! Prenez le terme « toute puissance … » tel que le comprend S. Freud dans « Totem et Tabou » (Pages 110 et 122).
En résumé. À — 1°) Le mysticisme primitif auquel se rattache la crise de loa mène à la saisie immédiate du divin grâce au phénomène de la possession.
Les dieux divers s’incarnent en leurs fidèles suivant une typologie transmise par la tradition : c’est la loi vaudouesque qui en garantit l’ultime cohésion.
2°) Les types divins constituent des appareils cérémoniels dont la fonction est primordiale dans le déroulement de la fête religieuse mais ici le fidèle vodouisant ne se contente pas de jouer un rôle comme l’acteur de théâtre : il s’identifie totalement avec le dieu, il est dieu. Il n’y a pas activité de jeu, il y a incarnation, possession, expérience invasive cependant que la danse qu’il exécute reste à la fois dans la moyenne des cas instables et à la fois étrangement réglée, spontanée et à la fois étrangement coordonnée au rythme des tambours et à la cadence des pas.
- — Il faut distinguer la crise de possession rituelle de la possession-maladie qui surgit (en règle générale) indépendamment de toute atmosphère cérémonielle. Rythmicité possessive, danse chorale, mélodie rythmée, action dramatique, élan religieux sont fondus en un ensemble orchestral au cours de la cérémonie.
La crise de loa rituelle devient ainsi un élément de ce tout dynamique et cohérent, de ce drame religieux original. Elle est solidement sertie dans l’écorce charnelle des faits. Elle est intimement insérée dans la trame cérémonielle.
La crise de loa rituelle me paraît être de ce fait une conduite originale u’il ne faut nullement assimiler à un acte pathologique.
Toutes réserves formulées .antérieurement.
Toute scorie pathologique qu’elle peut présenter d’une façon incidente est liée à l’histoire privée, strictement personnelle d’un individu et ne saurait être considérée comme un élément exponentiel [p. 661] permanent à généraliser chez tous les criseurs. Pour obtenir une information complète à ce propos, il est nécessaire de dresser la biographie des criseurs.
Le travail en équipe s’avère indispensable en l’occurrence pour permettre le recoupement des faits et l’ordonnance rigoureuse des données comme le réalise l’équipe de Clyde Cluckhohn à Harvard University ou de Abram Kardiner à Columbia University.
Grâce à une telle coopération entre les sciences sociales et la psychiatrie surgit une science nouvelle : l’ethno-psychiatrie que nous avions dénommée « la Psychiatre comparée dans la crise de Possession » parue en 1947 à Port-au-Prince, Haïti, Imprimerie de l’État.
L’Ethno-psychiatrie situe la possession rituelle dans son cadre de faits sociaux ; elle étudie le phénomène psychologique en étroite liaison avec le milieu humain. Ainsi il devient urgent d’établir par des statistiques le statut économique et social des criseurs de loa pour offrir un chapitre complémentaire à l’étude de ce phénomène. Et dégager par ainsi les différents paramètres qui fixent le cadre de la vie sociale et psychologique du paysan haïtien.
1°) La thèse de l’identification socialisée nous semble offrir un excellent terrain d’entente entre ethnologues et psychiatres.
Considérée comme noyau de base de la possession, l’identification socialisée lie deux faits. opposés et même contradictoires dans l’esprit européen : une expérience mystique intime d’une part qui affecte même, certaines fois, les instances les plus profondes du psychisme et l’aspect grégaire et dyonisiaque de la cérémonie religieuse.
2°) Aux yeux du croyant, la crise de possession représente l’action de l’esprit sur le corps qui lui sert à ce moment-là de réceptacle temporaire. Il cesse alors d’être lui-même : sa personnalité disparait, il devient dieu, il est le dieu en chair et en os.
Donc il s’agit d’un concept original de l’esprit d’une part et de la personnalité humaine d’autre part : celle-ci susceptible d’être modifiée par celui-là.
Voyons ce qu’en pense l’Afrique elle-même ; l’Afrique : le point de départ de toutes ces croyances religieuses. [p. 662]
Vous vous rappelez que le Dr Price Mars a mis en lumière le rôle prédominant de l’apport dahoméen dans le complexe sociologique que représente la religion du Vodou.
Eh bien ! voici comment le Dahoméen définit les deux principes fondamentaux qui gouvernent la matière :
« L’un, sorte de souffle ou de fluide vital, n’a pas d’autre rôle que d’animer la matière et de lui communiquer la vie et le mouvement, c’est un principe sans individualité ni personnalité propres, qui est éternel en ce sens qu’il est antérieur au corps qu’il anime présentement et lui survivra pour aller en animer un autre, et ainsi de suite, jusqu’à la fin des temps. Comme la matière, il est divisible à l’infini et peut se dissocier en divers éléments dont chacun suffit, seul ou combiné avec un autre élément venu d’ailleurs, à animer un corps donné, C’est l’esprit au sens étymologique du mot (spiritus).
Le second principe est bien différent ; né avec le corps qui l’abrite et en même temps que lui, il constitue la véritable personnalité de l’être auquel il communique la pensée, la volonté et la force d’agir, le souffle vital permet aux membres d’un homme ou d’un animal de se mouvoir, à la sève d’un arbre de circuler dans des vaisseaux, mais ce mouvement et cette circulation ne sauraient s’accomplir s’ils n’étaient ordonnés par l’esprit. »
Ce passage est extrait de Maurice Delafosse : Les Noirs de l’Afrique (2).
On reconnaitra en partie dans le loa haïtien le concept de l’esprit tel que le présente le Dahoméen. Le terme esprit est également en usage en Haïti. Jusqu’à quel point tous les détails décrits par Maurice Delafosse se retrouvent en Haïti ? J’en doute fort : le brassage et l’évolution des croyances religieuses sur la terre d’Haïti ont opéré certainement là contre.
Pour le deuxième principe, Lorinier Denis, directeur du Bureau d’Ethnologie de Port-au-Prince, poursuit une enquête sur le concept de l’âme, du « Gros bon ange » et du « petit bon ange » de nature à nous éclairer sur cette question. Nous en attendons la publication.
Il l’este en tout cas un fait certain que la crise de loa repose sur une infrastructure psychologique qu’il est nécessaire d’exhumer complètement, d’exposer au grand jour. En toute objectivité, cette [p. 663] infrastructure comprend des idées métaphysiques tout à fait particulières qui choquent l’Occident et qui n’en demeurent pas moins respectables, car elles aussi témoignent de cette inquiétude de l’homme en face de l’Inconnaissable.
Le Dr Price Mars en a parlé dans une étude sur le Vodou, malheureusement encore inédite, intitulée : « Quelques aspects du Vodou, Ses origines ethnologiques et historiques. Son enseignement métaphysique. Ses pratiques anciennes et ses rites actuels. Son influence sur les Masses Paysannes ».
En développant ce point de vue métaphysique, le chercheur haïtien rejoint le Père Placide Tempels dans « La Philosophie Bantoue » publiée à Elisabethville, 1945, Ed. Lovania, et Marcel Griaule, dans les « Arts de l’Afrique Noire», Editions du Chêne, Paris, 1947 (13) et Dieu d’eau.
Marcel Griaule, africaniste et professeur d’Ethnologie à la Sorbonne et le Père P, Tempels, prêtre catholique et résidant au Congo Belge, ont démêlé dans les mythes et croyances africains un courant de pensée métaphysique qui s’élève à la hauteur de la philosophie platonicienne ;
Nous autres Haïtiens, aurons-nous peur de saisir une pensée originale dans les mythes et croyances afro-haïtiens tout en signalant publiquement ce que le Vodou exploité par des hougans audacieux et immoraux entraine de scories pathologiques ou sociales ?
Je crois que non.
— S’il en est ainsi, permettez-moi de résumer mon opinion sur l’aspect subjectif de la crise de loa en une formule que je regrette d’être aussi schématique.
Aux yeux du croyant, expliquais-je plus haut, la crise de loa représente l’action de l’esprit sur le corps, la prise de possession d’un corps humain par un invisible, un esprit, un dieu.
La crise s’installe. À ce moment précis, la réalité humaine telle que nous la connaissons, et telle que le croyant la représente avant la crise est à la fois abolie, et élevée au niveau d’une réalité supérieure.
La réalité humaine, au moment critique, devient une nouvelle réalité plus haute, plus profonde, grâce au dynamisme de la pensée afro-haïtienne. [p. 664]
Si notre explication coïncide avec les données ethno-psychologiques, et je le crois fort, il n’existe pas de terme français qui permette de traduire un tel changement.
Je prends la liberté de l’emprunter au glossaire du philosophe Hegel.
Nous disons en ce cas que la réalité est aufgehoben (V. Appendice IV).
On voudrait préciser que ce mot « aufgehoben » est employé ou, pour mieux dire, proposé dans un but exclusif de précision scientifique, parce qu’il rend seul, à notre connaissance, les deux éléments qui conditionnent le phénomène étudié : effacement de la personnalité antérieure, surgissement d’une personnalité étrangère.
Seulement les mots ayant ici leur signification stricte, il convient de noter que le terme effacement ne doit pas s’entendre d’une disparition totale et absolue de la personnalité du criseur. Dans ce cas, la possession qui la suit, serait, elle aussi, totale et absolue, une personnalité entièrement nouvelle, venue de je ne sais quel monde inconnu, une personnalité sans la moindre attache avec le criseur, s’installant en lui. Or il n’en est pas ainsi et ce serait trahir le sens essentiel du terme hégélien qui suggère un double mouvement interne : atténuation extrême d’un état et de cet état atténué à l’extrême, épanouissement d’un état supérieur.
Dans les cas étudiés ici, la personnalité du croyant garde même dans la crise son résidu essentiel, dépouillé autant qu’on voudra de ses attributs habituels, de ses manifestations journalières, mais non anéantie, et de ce résidu monte, s’épanouit, s’affirme une personnalité qui le dépasse. Durant le temps de la crise, le criseur ne meurt pas à lui-même, il vit au contraire d’une vie plus haute, incluse en lui mais incapable de s’épanouir dans la gangue de la vie quotidienne.
La crise extériorise notre moi inconscient. Chacun porte en soi, on le sait, une infinité d’instincts et de tendances obscurs et aussi des rêves de grandeur. Dans notre moi, il y a un grouillement de monstres et de dieux, monstres et dieux qui n’osent se manifester grâce à la censure. La crise de loa permet la parade individuelle ou collective des dieux que rêve d’être le criseur comme la fête permet à un groupe de débrider ses moi refoulés. Car la crise de [p. 665] loa rituelle, nous l’avons déjà dit, ne saurait être séparée de son état collectif. Chacun des assistants, reconnait dans le favorisé des dieux celui en qui ils daignent s’incarner, à leur point de vue, bien entendu, un privilégié qu’ils auraient pu être eux-mêmes. Chez l’homme en état de crise, chez le possédé, c’est le dieu que chacun porte en soi — non manifesté — qu’ils reconnaissent, manifesté dans un élu.
Ainsi la crise de loa se situe très bien, en tant que fait normal, dans le cadre de la mentalité afro-haïtienne, c’est-à-dire qu’elle ne peut se produire avec les caractéristiques que nous lui connaissons que dans un milieu donné, en liaison étroite avec un héritage social donné, notre héritage de croyances et de coutumes millénaires originaires d’Afrique. Elle ne relève pas de la pathologie mentale.
Mais gardons-nous d’en faire une pure abstraction métaphysique. Ce serait ignorer complètement les faits précédents que nous nous sommes empressé de mettre sous vos yeux. Avant de terminer, disons en manière de rappel que la crise s’entoure d’une gaine émotivo-kinétique. Il y a un behavior-pattern, qui l’accompagne, le matérialise.
Disons que la crise de loa n’est pas pure idéologie métaphysique, elle est action, elle est incarnation vivante. Elle ne se réduit pas tout simplement à un maigre schème conceptuel : elle relève de la catégorie effective de l’entendement humain.
Le drame vodouesque avec son cortège de crises de loa, nous disons drame dans son sens antique, posez-le en face de l’homme haïtien, rongé d’anxiété, en proie à la détresse économique et vous comprendrez qu’une telle fête dyonisiaque s’élève à la hauteur d’un socio-drame qui se déroule dans un cadre infiniment moins artificiel que tout ce que peuvent imaginer G. Moreno et ses élèves.
Ainsi s’explique-t-on bien son rôle cathartique, si important an point de vue de l’hygiène mentale au sein d’une communauté qui se débat d’une façon héroïque dans les affres de l’ignorance ct de la misère.
Dr LOUIS MARS
[p. 666]
APPENDICE 1
La cérémonie vaudouesque contient en germes les éléments de l’art dramatique haïtien.
Il s’agit de l’art spécifiquement haïtien, nourri de l’inquiétude de l’âme haïtienne.
1°) La cérémonie s’inspire des motifs les plus graves : la mort, la maladie, les échecs économiques et sociaux, toutes choses qui bouleversent l’âme humaine.
2°) Les dieux divers s’incarnent en leurs fidèles suivant une typologie transmise par la tradition : c’est le Vodou qui en garantit l’ultime cohésion.
3°) Les types divins constituent des appareils cérémoniels dont le rôle est primordial dans le déroulement de la fête religieuse mais ici le fidèle vodouisant ne se contente pas de jouer un rôle comme la personne des théâtres antiques. Il s’identifie totalement avec le dieu, il est dieu. Il n’y a pas activité de jeu, il y a incarnation, possession, expérience invasive cependant que la danse qu’il exécute reste à la fois dans la moyenne des cas instable et à la fois étrangement ordonnée, spontanée et à la fois étrangement coordonnée au rythme du tambour et à la cadence des pas.
Le possédé semble délivré de ses équilibres ordinaires.
L’on sait que l’origine du théâtre antique, du général, en est là.
Julins Bab a insisté là-dessus dans son article sur le théâtre dans « The Encyclopedia of the Social Sciences in Theatre », (page 598-614).
APPENDICE II
Théâtre — Origine du Théâtre
La religion primitive et le drame doivent être trouvés dans les cérémonies religieuses et dans les cultes grâce auxquels les peuples primitifs de tous les temps ont cherché à assurer le bien-être de la tribu en s’assurant la faveur des dieux bienveillants et en annulant l’influence néfaste des mauvais esprits.
L’un des buts immédiats de ces cérémonies extrêmement élaborés étaient de provoquer l’état extatique dans lequel t’individu se sent hors de lui-même et se libère des peurs et de l’insécurité de la vie quotidienne. Catharsis.
Dans les drames basés sur le principe de la magie sympathique les participants atteignent un degré d’extase dans laquelle ils sont transformés en des êtres bienveillants ou malveillants dont ils cherchent à imiter les caractéristiques et le mouvement : imitation, identification mystérieuse de celui qui imite avec son modèle, assimilation de l’expérience individuelle dans l’expérience du groupe : tous ces éléments distinctifs des danses magiques primitives contiennent en germe l’essence de l’art théâtral. The Encyclopedia of the Social Sciences (page 598-614). [p. 667]
Tout rituel est essentiellement dramatique : le maximum d’art dramatique se trouvera dans la religion, le drame correspond à la recherche d’un monde différent auquel on attache une certaine croyance. Nous distinguons aujourd’hui entre drame, tragédie et comédie. Il a fallu toute l’énergie du romantisme allemand, pour remettre les choses en place. Cette distinction : drame, tragédie, comédie est une distinction purement littéraire ; la terminologie grecque comprenait trois tragédies héroïques aboutissant à des sacrifices et une comédie, l’ensemble tragédie et comédie formant le drame.
C’est nous qui avons isolé tout cela.
Les réactions dont l’homme est susceptible dans la vie sont de deux natures : réaction d’exaltation, réaction de rire et de détente. Ce qui est commun à tous les effets de l’art, c’est la détente et en particulier la détente due à une série d’attentes qui vous ont transporté ailleurs, sur une scène qui n’est pas la vôtre, ou, alors même que vous participiez à l’action, vous savez que c’est d’une façon différente de celle dont vous auriez participé à la même action dans la vie quotidienne.
On distinguera donc dans le drame tout ce qui provoque l’exaltation et tout ce qui est ridiculisable. Le spectateur acteur atteindra une bonne catharsis à condition qu’il se soit évadé du monde des hommes, qu’il ait vécu un moment dans la compagnie des héros et des dieux.
Le drame comporte ainsi un procédé de sacralisation du laïque, d’héroïsation du banal ; il importe également un processus de ridiculisation des grandes choses. .
Voyez ce que le vodou implique de pré-art dramatique dans sa structure intime et le rôle cathartique d’une telle religion truffée d’éléments dramatiques tel que l’entend Marcel Mauss (A).
Importance de l’obscénité : se rappeler le rôle curieux et original de la divinité Guédé qui incarne à la fois la mort et la sexualité et qui crible de lazzis les dieux les plus importants de l’Olympe vodouesque. En Afrique, ce rôle revient à Legba d’après A. Le Hérissé.
APPENDICE III
Esprit et vent. D’où provient le mot allemand Seele (âme) ? L’allemand
seele comme l’anglais soul sont en gothique, saiwala, en germanique primitif saiwalo apparenté au grec aiolos qui signifie : mouvant, bigarré, chatoyant. De même psyche signifie aussi on le sait, papillon. Saiwala est d’autre part composé du vieux slave sila : force. Ces relations mettent en lumière la signification originelle du mot Seele ; l’âme est une force mouvante, une force vitale. [p. 668]
Le nom latin animus : esprit et anima : âme est le même que le grec anemo : vent. Pneuma : vent, esprit.
En gothique, nous rencontrons le même terme sous la forme de us-anan ausatmen : expirer et en latin anhelare : respirer difficilement.
En vieux haut allemand, spiritus sanctus est rendu par atum, atem : haleine.
En arabe, rih : vent, ruh : âme, esprit.
Le grec psyche a une parenté tout analogue avec psycho : souffler.
Ces rapprochements montrent clairement qu’en latin, en grec, en arabe, le nom donné à l’âme évoque la représentation de vent agité, de « souffle glacé des esprits. »
(Extrait de Ç. G. Jung L’Homme à la découverte de son âme, page 14).
APPENDICE IV
Aucun verbe français ne traduit exactement le terme hégélien, qui signifie à la fois abolir une chose (telle qu’elle était) et l’élever à un niveau supérieur. Depuis le premier traducteur français de Hegel (Véra), le terme dialectique aulheben a été longtemps traduit et trahi par le mot « supprimer ». Le mot « dépasser », employé actuellement, plus juste déjà, ne rend pas encore complètement le double mouvement signifié par le verbe hégélien ; il ne montre pas clairement que la réalité qui se trouve aufgehoben, le moment dialectique « dépassé » comme tel, prend dans son dépassement une nouvelle réalité plus haute, plus profonde. Intégré en tant qu’étape de mouvement et élément du tout dans ce qui sert de lui et le dépasse, « le moment s’y retrouve délivré de ses limitations, de ses contradictions, donc plus profond » (B).
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[p. 669]
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Notes
(A) In Marcel MAUSS : Manuel d’ethnographie. Edition Payot, Paris, 1947, pages 94-95.
(B) In Henri Lefebvre : Critique de la vie quotidienne, page 125.
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