Note sur la solidarité des problèmes doctrinaux et des problèmes d’assistance en psychiatrie. Par Lucien Bonnafé et Pierre Fouquet. 1944.

BONNAFE-FOUQUET0001Lucien Bonnafé et Pierre Fouquet. Note sur la solidarité des problèmes doctrinaux et des problèmes d’assistance en psychiatrie. Article parut dans les « Annales médico-psychologiques », (Paris), n°5, décembre 1944. Et tiré-à-part : 1 vol. in-8°, 4 p.

Lucien Bonnafé (Figeac 1912-2003), médecin psychiatre qui mis en place la sectorisation des soins psychiatriques en France. Il a été un de ceux, avec Sven Folin (1911-1997), avec qui il collabora, qui dénonça après la guerre, la mort de 40.000 malades mentaux victimes de l’occupation.

Pierre Fouquet (Versailles, 1913-1998) médecin fondateur de l’alcoologie et la Société Française d’Alcoologie. Il est a l’initiative d’une classification de divers formes d’alcoolisme.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale du tiré-à-part. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.

 

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Note sur la solidarité des problèmes doctrinaux et des problèmes d’assistance en psychiatrie. Lucien Bonnafé et Pierre Fouquet.

Il ne paraît point très original d’affirmer que les réalisations en matière d’assistance sont fonction de l’évolution de la doctrine, qu’une crise doctrinale entraine une crise d’assistance, que les formes imprimées aux services de cure dépendent des conceptions théoriques en cours sur la folie.

Mais il est moins banal de souligner que la doctrine en cours est elle-même profondément enracinée dans le terrain sur lequel elle s’est développée, qu’elle est marquée des conditions dans lesquelles ont travaillé ceux qui l’ont élaborée, que les formes d’assistance trouvent leur reflet fidèle dans les conceptions doctrinales.

L’évolution historique de l’assistance apporte une preuve indiscutable de ces affirmations : le fou, avant d’être un malade, a d’abord été un individu socialement dangereux ; avant d’être soigné dans un hôpital, il a été d’abord « colloqué ». Ce point de vue carcéral a pesé sur l’évolution de la doctrine psychiatrique.

Ce n’est pas par hasard que nous posons actuellement ces problèmes, cette publication est une intervention de circonstance. Nous vivons une époque où se développe un puissant mouvement de réforme de la médecine, en un sens plus large : réforme de la structure sanitaire du pays. L’arriération de l’assistance psychiatrique en France ne saurait persister à l’écart de ce mouvement que si la psychiatrie, française démissionnait gravement de ses devoirs, devoir social des hommes, comme devoir scientifique des chercheurs. Nous, psychiatres, sommes mieux placés que n’importe qui pour souligner l’indissolubilité des deux aspects du problème : la solidarité entre connaissance de la maladie et lutte contre la maladie sont pour nous une évidence première.

Ceci, les psychiatres l’ont toujours dit, mais l’insuffisance du système d’assistance, système qui est leur instrument de travail, n’a pas permis encore une application élargie et généralisée.

Il y a eu de tout temps d’excellents projets et d’excellentes réalisations. Mais les uns comme les autres ne se sont pas encore [p. 2] inscrits dans le cadre d’un corps de doctrine suffisamment cohérent.

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Nous nous souvenons du si remarquable plaidoyer pour une psychiatrie humaine de P. Balvet, à Montpellier, en 1912 (Asile et hôpital psychiatrique. L’expérience d’un établissement rural). Si cette intervention trouva si peu d’écho, nous ne doutons pas qu’il faille en chercher la cause principale dans le peu de confiance qui pouvait alors se manifester pour des réalisations pratiques, le peu d’espoir que l’on pouvait mettre en une métamorphose du décor habituel de notre activité professionnelle, un rajeunissement de nos instruments de travail.

Ce pessimisme était assurément excessif. Même dans les conditions d’alors, les plus mauvaises qu’il fût possible d’imaginer, un chef de service, à la condition à peu près indispensable qu’il eût la direction de son établissement, pouvait faire œuvre créatrice, ranimer ce corps sans âme qu’est toujours un vieil asile, urbain ou rural.

L’un de nous a pu profiter de l’enseignement imposé par les faits dans l’établissement rural, dont l’expérience était invoquée dans cette publication.

En fait d’expérience, l’une au moins nous paraît faite, c’est que chacun de nous est le siège d’un conflit entre des tendances doctrinales vivantes, cultivées dans un climat humain d’assistance et des tendances psychiatriques, qui sont dans l’impossibilité d’évoluer en raison d’un équipement insuffisant.

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Toute activité spéculative nous paraît devoir trouver son but dans la vérité pratique. Et nulle autre préoccupation spéculative ne nous paraît plus fondamentale que celle-ci : améliorer notre connaissance de l’objet de nos recherches par la pratique des conditions de cette connaissance.

Nous pouvons témoigner ici d’une vérité expérimentale : c’est que voir des malades en uniforme ou en vêtements individuels donne de la folie une idée très différente ; de même, voir des malades alités, inactifs ou les voir occupés à quelque tâche plus ou moins efficace.

Nous irons plus loin .encore, il suffit d’expériences simples pour se convaincre du caractère souvent bien artificiel de symptômes comme le gâtisme ou l’agitation. La séméiologie de ces symptômes se modifie profondément si l’on expérimente l’efficacité curative et prophylactique de mesures élémentaires, lever des gâteux, affectation des agités à certains travaux, buanderie, tâches ménagères, etc… [p. 3]

Les conceptions nosographiques reflètent le système d’assistance dans lequel elles sont nées ; la pratique systématique du triage des malades, selon la capacité sociale, contribue à rectifier le schématisme nosographique et souligne les aspects unitaires de la folie. La conception d’une classification selon les niveaux et modes de sociabilité oriente à son tour vers un système d’organisation des services intra- et extra-asilaires incontestablement plus perfectionné.

Si nous nous orientons de plus en, plus vers l’extension extra-asilaire de notre activité, ce n’est pas seulement pour nous conformer à une évolution sociale qui tend à assurer à l’homme le maximum de garanties contre la maladie, c’est aussi parce que nous savons mieux, par une connaissance améliorée de la psychiatrie, l’importance des facteurs lointains, individuels et extra-individuels, dans la genèse des psychoses, et, sur l’autre bord, l’influence du milieu sur la réadaptation du malade amélioré. Simultanément, la pratique d’une psychiatrie ouverte nous donne sur la vie de la psychose une vue plus génétique, nuance nos conceptions doctrinales, change notre opinion sur la folie.

Dans l’ensemble, une attitude d’humanisation dans l’organisation générale et le détail du service conduit à une humanisation de la doctrine ou, mieux, développe à son tour le caractère d’humanité qui l’a inspirée.

Nous mettons en garde contre une interprétation sentimentale des mots humanité, humanisation. Certes, il s’agit bien d’un aspect moral, de l’exigence chez le psychiatre, du maximum de respect envers la personne du malade, mais là ne se borne pas la signification de ces termes. Il s’agit aussi d’une attitude scientifique, méthodologique, l’objet de notre connaissance n’est pas un organe malade, pas plus qu’un esprit pur, il est une personne, un homme, un être social, la psychiatrie n’est pas plus une somatologie qu’une psychologie, elle est une anthropologie,

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Le psychiatre est médecin, il est aussi psychologue, il est l’un et l’autre parce qu’il soigne des malades dont les troubles sont
à symptomatologie psychique dominante, il est aussi autre chose : responsable d’aliénés, de malades qui lui sont confiés par suite de perturbations de l’attitude sociale, il est responsable non seulement de la réadaptation sociale, en vue de la restitution au monde extérieur, mais aussi, au sein même de l’établissement de cure, de l’organisation d’une néo-société. Sa tâche est d’étudier les niveaux de sociabilité, avec les modalités individuelles, d’adapter chaque personne, chaque groupe, à une [p. 4] fonction, de créer les organismes de réadaptation, il anime son service d’une vie réelle, il est obligé à une politique réaliste, à un examen incessant du cas concret, individuel.

La signification ultime de son effort, c’est l’unité de l’assistance psychiatrique dans son secteur. Il est nécessaire qu’il puisse disposer de toute la gamme des possibilités d’adaptation, sinon dans chaque service, du moins dans chaque établissement (au sein duquel, la coordination des services sous direction médicale est indispensable) et autour de l’établissement. Il doit pouvoir utiliser : les quartiers plus ou moins ouverts, les ateliers ergothérapiques de niveaux variés, le travail au sein du quartier et la migration hors du quartier pour le travail, les distractions multiples, la colonie agricole, le réseau de placement familial, sans parler de l’intégration à la vie du centre psychiatrique des services de dépistage, de prophylaxie et de post-cure.

Aussi schématiquement exposée, cette conception de la néo-société asilaire ne paraît pas radicalement différente de l’organisation traditionnelle. Elle ne l’est pas, en effet, mais il nous paraît indispensable d’insister sur ce fait, que la conscience de la solidarité entre les problèmes d’assistance et les problèmes doctrinaux impose, dans l’examen du malade et l’organisation du service, une attitude plus systématiquement orientée
qu’il n’est habituel vers la détermination et l’utilisation des
capacités sociales restantes. Elle condamne la formule
habituelle des quartiers de travailleurs. Elle nous conduit enfin il une conception du chef de service et surtout du médecin directeur, radicalement opposée à l’aspect mécanique et stérile que représente une opinion caricaturale.

Elle permet, avant l’ouverture d’une ère constructive, de défendre aussi bien au point de vue « scientifique », que d’un point de vue « humanitaire », une conception du centre psychiatrique qui fait de la présence de tous les modes conjugués de thérapeutique et d’assistance, de l’infirmerie modèle au réseau de placement familial, non un luxe mais un minimum indispensable. Elle permet d’envisager la solution de la trop indiscutable crise doctrinale actuelle comme liée à la solution de la crise d’assistance. Elle met au premier plan de nos préoccupations techniques l’exigence d’un plan d’équipement hospitalier et extra-hospitalier, qui ne soit point médiocre, mais réponde exactement aux besoins prévisibles. La reconnaissance de cette primauté de l’équipement et de l’organisation constituera la plate-forme théorique, la doctrine minima, sur quoi se fondera la véritable unité de l’assistance psychiatrique.

Cahors, Imp. A. COUESLANT (personnel intéressé). – 70.078, – 1945

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