Nicolas Vaschide et Henri Piéron. La valeur du rêve prophétique dans la conception biblique. Article parut dans la « Revue des Traditions Populaires », (Paris), 16e année, tome XVI, n°7, juillet 1901, pp.345-360.
Nicolas Vaschide (1874-1907). Psychologue d’origine roumaine, élève et proche collaborateur de Alfred Binet. Nous avons retenu parmi plus de dizaines de publications celles sur le sommeil et les rêves :
— Appréciation du temps pendant le sommeil (Résumé des recherches personnelles). in « Intermédiaire des biologistes », (Paris), tome I, 1898, pp. 228 et pp. 419.
— Recherches expérimentales sur les rêves. De la continuité des rêves pendant le sommeil. In « Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’académie des sciences », (Paris), tome cent vingt-neuvième, juillet-décembre 1899, pp. 183-186. [en ligne sur notre site]
— Vaschide Nicolas et Piéron Henri. Prophetie dreams in Greek and Roman Antiquity. in « The Monist », (Chicago), vol. XI, n° 2, January 1901. p. 161-194.
— Projection du rêve dans la veille. in « Revue de Psychiatrie », (Paris), nouvelle série, 4e série, tome IV, février 1901, p.38-49.
— Le rêve prophétique dans les croyances et les traditions des peuples sauvages. In « Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris », (Paris), Ve série, tome 2, 1901, pp. 194-205.
— De la valeur séméiologique du rêve. In « Revue scientifique », 30 mars et 6 avril 1901.
— Contribution à la séméiologie du rêve. In « Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris », (Paris), année 1901 Volume 2 Numéro 2 pp. 293-300.
— Le rêve prophétique dans la croyance et la philosophie des arabes. In « Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris », (Paris), 1902, pp. 229-244.
— De la valeur prophétique du rêve dans la philosophie et dans les pensées contemporaines. Paris, V. Giard & E. Brière, 1902. 1 vol. in-8°, 40 p.
— (avec Nicolas Vaschide). La Psychologie du Rêve au point de vue médical. Paris, J.-B. Baillière et Fils, 1902. 1 vol. in-8°, 95 p.
— Le Sommeil et les Rêves. Paris, Ernest Flammarion, 1911. 1 vol. Dans la « Bibliothèque de philosophie scientifique ».
— Les théories du rêve et du sommeil. I. La théorie biologique du sommeil de M. Claparède. Extrait de la Revue de Psychiatrie, 1907, n°4. Paris, Octave Doin, 1907. 1 vol. in-8°, pp. 133-144.
— Valeur symptomatique du rêve au point de vue de l’état mental de la veille chez une circulaire. Paris, 1901.
Henri Louis Charles Piéron, (1881-1964). Psychologue. De 1923 à 1951, Il fut titulaire de la chaire de physiologie des sensations au Collège France.
Parmi ses très nombreux travaux et publications nous avons retenu :
— L’Évolution de la mémoire, Paris, Flammarion, 1910. Bibliothèque de philosophie scientifique.
— Le Problème physiologique du sommeil. Paris, Masson, 1913.
— Le Cerveau et la pensée, Paris, Alcan, 1923. Nouvelle collection scientifique.
— Éléments de psychologie expérimentale, Paris, Vuibert, 1925.
— Psychologie expérimentale, Paris, A. Colin, 1927.
— La Connaissance sensorielle et les problèmes de la vision, Paris, Hermann, 1936.
— (Avec Georges Heuyer) Le Niveau intellectuel des enfants d’âge scolaire (publication de l’Institut national d’études démographiques, 1950.
— Les Problèmes fondamentaux de la psychophysique dans la science actuelle, Paris, Hermann, 1951.
— Vocabulaire de la psychologie (avec la collaboration de l’Association des travailleurs scientifiques), Paris, Presses universitaires de France, 1951.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
LA VALEUR DU RÊVE PROPHÉTIQUE DANS LA CONCEPTION BIBLIQUE
I
C’est une opinion courante, et assez ancienne, que l’on trouve dans la Bible un grand nombre de rêves prophétiques. Les auteurs qui ont mentionné les Livres Saints à ce sujet, se sont très généralement contentés de dire qu’on y rencontre beaucoup de prédictions par les songes. Et Bernardin de St-Pierre, déclare que l’« Ancien et le Nouveau Testament nous fournissent quantité d’exemples de songes qui se sont réalisés (1) ». De nos jours un grand nombre d’auteurs renvoient leurs lecteurs à la Bible pour le rêve prophétique comme ayant enregistré d’une façon exacte des observations précises.
Nous avons donc cherché ce que la Bible pouvait contenir touchant les songes prophétiques et essayé de faire une mise au point précieuse à notre avis pour l’étude de la question de la croyance à la valeur prophétique du rêve (2). [p. 346]
Or notre moisson ne fut pas aussi riche que nous aurions pu l’espérer. Aussi nous ne craindrons pas de la mettre en entier sous les yeux du lecteur.
Dans une première catégorie de songes proprement prophétiques, c’est Dieu qui apparaît à ses prophètes endormis et s’adresse directement à eux :
« Israël partit donc avec tout ce qu’il avait et vint au puits du Jurement ; et ayant immolé en ce lieu des victimes au Dieu de son père Isaac, il l’entendit dans une vision pendant la nuit qui l’appelait et qui lui disait : Jacob, Jacob. — Il lui répondit : Me voici. — Et Dieu ajouta : Je suis le très fort, le Dieu de votre père, ne craignez point, allez en Egypte, parce que je vous y rendrai le chef d’un grand peuple. — J’irai là avec vous et je vous en ramènerai lorsque vous reviendrez Joseph aussi vous fermera les yeux de ses mains (3) ».
Dans cette apparition, le Seigneur donne plutôt des conseils qu’il ne prédit véritablement. Il est à peine besoin de faire remarquer combien la genèse de ce rêve est facile à expliquer dans l’esprit de Jacob, que ses fils voulaient emmener à toute force en Egypte et dont le vœu le plus cher était de retrouver son fils Joseph, qu’au fond de lui-même il persistait très probablement à ne pas croire mort.
Dieu était déjà une fois apparu à Jacob et voici les circonstances de celte apparition : « Jacob donc partit de Beer-Salah et s’en alla à Caran. Et il se rencontra en un lieu où il passa la nuit, parce que le soleil était couché. Il prit donc des pierres de ce lieu là et en fit son chevet et s’endormit en ce même lieu. Et il songea ; et voici : une échelle dressée sur la terre dont le bout touchait jusqu’aux cieux, et voici, les anges de Dieu montaient et descendaient par cette échelle. Et voici, l’éternel se tenait sur l’échelle et il lui dit : « Je suis l’Eternel, le Dieu d’Abraham ton père et le Dieu d’Isaac, je le donnerai et à ta postérité la terre sur laquelle tu dors. Et ta postérité sera comme la poussière de la terre et lu retendras à l’Occident, à l’Orient ; au septentrion et au Midi ; et toutes les familles de la terre seront bénies en toi et en ta semence. Et voici, je suis avec toi et je te garderai partout ou tu iras et je te ramènerai en ce pays car je ne t’abandonnerai point que je n’ai fait ce que je t’ai dit ». Et quand Jacob fut réveillé de son sommeil il dit : « Certes l’Eternel est en ce lieu-ci et je n’en savais rien », et il eut peur et il dit : « Que ce lieu-ci est effrayant ! C’est ici la maison de Dieu et c’est ici la porte des Cieux » et Jacob se leva de bon matin, et [p. 347]
Le Songe de Jacob, où ce dernier rêve d’une échelle dressée vers le ciel.
Peinture de Nicolas Dipre, début du XVI.
prit la pierre dont il avait fait son chevet pour monument et versa de l’huile sur son sommet, et il appela le nom de ce lieu-là Béthel ; mais auparavant la ville s’appelait Luz » (4).
Le Seigneur a permis à Jacob de la ramener en ce pays. Il faut approcher cela des prières de Jacob à Joseph à qui il fait jurer en Egypte de le ramener au tombeau de ses pères. Il faisait aider par les hommes à l’exécution de la promesse divine.
Mais ce songe est curieux en ce que, d’après M. Piepenbring, le livre de la Genèse devant, dans sa partie « élohiste », être placé au IXe siècle avant notre ère, il aurait été imaginé pour légitimer le culte de Béthel qui d’ailleurs ne fut pas appelé à durer (5). La provenance éphraïmite de ce livre émané, par conséquent, de la tribu de Joseph nous sera une indication pour les songes de ce dernier que nous verrons relatés plus loin et qui furent sinon créés de toute pièce du moins considérablement enjolivés. En tout cas, pour ce songe ci, une preuve de plus que ses auteurs y tenaient est qu’ils le répètent à plusieurs reprises, avec quelques versions différentes mais en insistant sur la création de Béthel, et qu’ils imaginent une seconde apparition pour le rappeler : « Or Dieu dit à Jacob : « Lève-toi, monte à Bethel et demeure là et y dresse un autel au Dieu fort qui t’apparut quand tu t’enfuyais de devant Esaü ton frère ». Et Jacob dit à sa famille et à tous ceux qui étaient avec lui : « Otez les dieux des étrangers qui sont avec vous et vous purifiez et changez de vêlements, et levons nous, et montons à Béthel, et je ferai là un autel au Dieu fort qui m’a répondu, au jour de ma détresse, et qui a été avec moi dans le chemin où j’ai marché » (6). « Ainsi Jacob et tout le peuple qui était avec lui, vint à Luz qui est au pays de Chanaan laquelle est Béthel. Et il y bâtit un autel et nomma ce lieu-là, le Dieu fort de Béthel car Dieu lui apparut là quand il s’enfuyait de devant son père » (7).
Le récit de cette apparition qu’on pourrait prendre pour nouvelle, n’est qu’une version de la première. « Dieu apparut encore à Jacob quand il venait de Peddam-Aram, et le bénit et lui dit : « Ton nom est Jacob, mais tu ne seras pas nommé Jacob, car ton nom sera Israël », et il le nomma Israël. — Dieu lui dit aussi : « Je suis le Dieu fort, tout puissant, augmente et multiplie une nation, même une multitude de nations naîtra de toi, même des rois sortiront de tes [p. 348] reins et je te donnerai le pays que j’ai donné à Abraham et à Isaac, et je le donnerai à ta prospérité après toi. Et Dieu remonta d’avec lui, du lieu où il lui avait parlé. Et Jacob dressa un monument au lieu où Dieu lui avait parlé. Savoir, une pierre pour monument, et il répandit dessus une aspersion, et y versa de l’huile. Jacob donc nomma le lieu où Dieu lui avait parlé Béthel (8) ».
Dans le rêve suivant on voit que Dieu au lieu d’apparaître directement avec celui qu’il veut entretenir, va trouver la nuit un prophète pour le charger de l’avertir.
« La nuit suivante le Seigneur parla à Nathan et lui dit : « Allez vers mon serviteur David et dites-lui : « Voici ce que dit le Seigneur. « Me bâtirez-vous une maison afin que j’y habite ? Car depuis que j’ai tiré de l’Egypte les enfants d’Israël jusqu’aujourd’hui je n’ai eu aucune maison, mais j’ai toujours été sous des pavillons et des tentes. Dans tous les lieux où j’ai passé avec des enfants d’Israël, quand j’ai donné ordre à quelqu’une des tribus de conduire mon peuple lui ai-je dit : Pourquoi de m’avez-vous point bâti une maison de cèdre ? Maintenant vous direz donc ceci à mon serviteur David : « Voici ce que dit le Seigneur des armées. Je vous ai choisi lorsque vous meniez paître les troupeaux afin que vous soyez le chef d’Israël, mon peuple, j’ai été avec vous partout où vous avez été, j’ai exterminé tous vos ennemis devant vous et j’ai rendu votre nom illustre, comme est celui des grands de la terre. Je mettrai Israël, mon peuple, dans un lieu stable, je l’y établirai et il y demeurera ferme sans être plus agité de troubles et les enfants d’iniquité n’entreprendront plus de l’affliger, comme ils ont fait auparavant, depuis le temps que j’ai établi des juges d’Israël, mou peuple, et je vous donnerai la paix avec tous vos ennemis. De plus, le Seigneur vous promet qu’il fera lui-même votre maison. Et lorsque vos jours seront accomplis, et que vous vous serez endormi avec vos pères, je mettrai sur votre trône après vous, votre fils qui sortira de vous, et j’établirai pour jamais le trône de son royaume, je serai son père, il sera mon fils, et s’il commet quelque chose d’injuste, je le châtierai avec la verge dont on châtie les hommes et je le punirai des plaies dont on punit les hommes, mais je ne retirerai pas ma miséricorde de lui comme je l’ai retirée à Saül que j’ai rejeté de devant ma face. Votre maison sera stable, vous verrez votre royaume subsister éternellement et votre trône s’affermir pour jamais (9) ». Le rêve raconté par un prophète pourrait être assimilé aux autres prophéties, [p. 349] mais il a ceci de remarquable, qu’il n’est même pas très catégoriquement prophétique. Dieu y parle au conditionnel des fautes possibles du fils de David et des châtiments qu’il lui infligera, quant au reste, il n’y a rien qui ne pouvait être raisonnablement prévu par Nathan lui-même.
Un autre songe est raconté par Judas à ses troupes pour leur donner confiance ; il peut être assimilé aux rêves des généraux relatifs à des victoires futures, à moins que Judas ait trouvé là sans y penser à mal, un moyen de gagner la confiance du peuple en agissant sur ses idées superstitieuses, comme un des premiers rois de Rome se faisait vénérer de ses sujets en simulant un commerce secret avec une nymphe : « Judas leur rapporta une vision très digne de foi qu’il avait eu en songe et qui les combla tous de joie. Voici quelle fut cette vision : Il lui semblait qu’il voyait Onias, qui avait été grand prêtre étendre les mains et prier pour tout le monde juif. Onias, cet homme vraiment bon et plein de douceur, si modeste dans son visage, si modéré et si réglé dans ses mœurs, si agréable dans ses discours, et qui s’était exercé pendant son enfance à toute sorte de vertus…, qu’ensuite avait paru un autre homme vénérable par son âge, tout éclatant de gloire et environné d’une grande majesté, et qu’Onias avait dit en le montrant : C’est là le véritable ami de ses frères et du peuple d’Israël, c’est là Jérémie, le prophète de Dieu, qui pria beaucoup pour ce peuple et pour toute la ville Sainte. Qu’en même temps Jérémie avait étendu la main et donné à Judas une épée d’or en disant : Prenez cette épée d’or, comme un présent que Dieu vous fait et avec cela vous renverserez les ennemis d’Israël, mon peuple (10) ». Dans ce songe ce n’est pas Dieu en personne qui apparut, il avait envoyé Jérémie ; dans le songe de Paul c’est un ange qui est le messager. « Cette nuit même un ange de Dieu, à qui je suis et que je sers, m’a apparu et m’a dit : « Paul ne craignez point, il faut que vous comparaissiez devant César et je vous annonce que Dieu vous a donné tous ceux qui naviguent avec vous » (11).
Le Songe de Saint-Joseph. Georges De La tour.
Première moitié du XVIIe siècle. Musée des Beaux-Arts de Nantes.
Mais auparavant le Seigneur s’était présenté lui-même : « La nuit suivante, le Seigneur se présenta à lui et lui dit : Paul, ayez bon courage, car comme vous m’avez rendu témoignage à Jérusalem, il faut aussi que vous me rendiez témoignage dans Rome (12) ».
A part la différence de l’apparition, on voit que ce rêve était le [p. 350] même et Paul étant envoyé à Rome, la prédiction n’avait plus rien de très frappant.
Si le Seigneur apparaît ainsi en songe à ses prophètes, il trouve que c’est encore un moyen inférieur de communiquer avec eux, comme on peut le voir par le passage suivant : « Le Seigneur descendit dans la colonne de nuée et se tenant au centre du tabernacle il appela Aaron et Marie. Ils s’avancèrent et il leur dit : « Ecoutez mes paroles. S’il se trouve parmi vous un prophète du Seigneur, je lui apparaîtrai en vision et je lui parlerai en songe. Mais il n’en est pas ainsi de Moïse qui est mon serviteur très fidèle dans toute ma Maison ; car je lui parle bouche à bouche et il voit le Seigneur clairement et non sous des énigmes et sous des figures. Pourquoi donc n’avez vous pas craint de parler contre mon serviteur Moïse ? Il entra ensuite en colère contre eux et s’en alla (13) ».
Il est curieux que Dieu se soit contenté d’envoyer un ange à Joseph qui voulait renvoyer son épouse Marie, enceinte avant qu’ils eussent été ensemble de celui qui devait être Jésus-Christ. « Mais lorsqu’il était dans cette pensée, un ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit : Joseph, fils de David, ne craignez point de prendre avec vous votre femme Marie, car ce qui est né en elle a été formé par le Saint-Esprit ».
Il y a aussi une série de commandements faits pendant des songes par des anges envoyés de Dieu ; ils ne peuvent être considérés comme prophétiques, que dans une très faible mesure. Ainsi un ange ira dire à Joseph de fuir en Egypte pour échapper à Hérode, puis de revenir à Israël, Hérode étant mort (14).
« Et ayant reçu pendant qu’il dormait un avertissement de ne point aller retrouver Hérode, ils s’en retournèrent dans leur pays par un autre chemin. Après qu’ils furent partis, un ange du Seigneur apparut à Joseph pendant qu’il dormait et lui dit : Levez-vous, prenez l’enfant et sa mère et fuyez en Egypte et demeurez y jusqu’à ce que je vous dise, car il cherchera l’enfant pour le faire mourir (15) ». « Mais après que Hérode fut mort, l’ange du seigneur apparut en songe à Joseph en Egypte et lui dit : Lèves-toi et prend le petit enfant et sa mère et t’en vas au pays d’Israël car ceux qui cherchaient à ôter la vie au petit enfant sont morts. Joseph donc s’étant éveillé prit le petit enfant et sa mère et s’en vint au pays d’Israël » (16). Il est à noter que saint Luc ne fait pas mention de tout cela. La plupart [p. 351] du temps d’ailleurs les anges apparaissaient dans des visions diurnes.
Le seigneur lui-même venait parfois entretenir de fidèles serviteurs la nuit, ainsi il alla offrir en songe un présent à Salomon qui lui demanda la sagesse. « Et l’Eternel apparut de nuit à Salomon à Gabaon dans un-songe et Dieu lui dit : « Demande ce que tu veux que je te donne. » Et Salomon dit : « Donne donc à ton serviteur un cœur intelligent pour juger ton peuple et pouvoir discerner entre le bien et le mal ». Et Dieu satisfait lui donna en plus de cela la gloire et la richesse » (17).
Des prophètes morts allaient aussi converser avec les nouveaux prophètes comme Samuel et Saul (18).
II
Mais il y a dans la Bible un autre genre de rêve prophétique ; c’est au lieu de la prédiction directe, l’allégorie divinatrice. Dieu l’employait avec ceux qui ne le reconnaissaient point et ne pouvaient par conséquent le voir en rêve. Tels sont les rêves célèbres interprétés, les uns par Joseph les autres par Daniel et qui firent à tous deux leur fortune. Ils sont trop longs pour être exposés tous in-extenso ; ils sont d’ailleurs assez connus et il nous suffira de les résumer : Joseph étant en captivité chez le Pharaon eut occasion d’interpréter deux songes ; l’un du grand échanson, l’autre du grand panetier alors emprisonnés et en butte à la disgrâce de leur maître. Le premier avait rêvé de trois provins de vigne qui poussèrent avec une extraordinaire rapidité et dont il servit le jus au Pharaon. Le sens était assez clair : Il rentrerait en grâce reprendrait ses fonctions. Les trois provins signifiaient un délai de trois jours.
Le grand panetier avait rêvé qu’il portait trois paniers de farine sur la tête où venaient manger les oiseaux du ciel. Joseph en conclut, et ici le sens était moins manifeste, que dans trois jours il serait mis en croix par ordre du Pharaon et que les oiseaux viendraient dévorer sa chair par lambeaux (19).
La double prédiction se réalisa textuellement. Il sera peut-être permis de faire remarquer, bien que la Bible n’en dise rien que très probablement leur faute ne devait pas être la même et que peut-être le Pharaon avait laissé entendre quelles étaient ses intentions. [p. 352]
Joseph avait d’ailleurs en quelque sorte la manie d’interpréter ses songes et il ne fut vendu par ses frères que parce que ces derniers voulaient se débarrasser de son orgueil qu’il rendait insupportable par des annonces prophétiques fondées sur les songes : « Or Joseph songea un songe, lequel il récita à ses frères et ils le haïrent encore davantage. Il leur dit donc : « Ecoutez je vous prie le songe que j’ai songé. Voici, nous liions des gerbes au milieu d’un champ et voici ma gerbe se leva se tint droite et voici vos gerbes l’environnèrent et se prosternèrent devant ma gerbe ». Alors ses frères lui dirent : Régnerais tu en effet sur nous ? et dominerais-tu en effet sur nous ? Et ils le haïrent encore davantage pour ses songes et pour ses paroles. Il songea encore un autre songe et il le récita à ses frères en disant : Voici, j’ai songé encore un songe et voici ; le soleil, la lune, et onze étoiles se prosternaient devant moi. Et quand il le récita à son père et à ses frères son père le reprit et lui dit : Que veut dire ce songe que tu as songé ? Faudra-t-il que nous venions moi et ta mère et tes frères nous prosterner en terre devant toi ? Et alors quand un jour ses frères « le virent de loin et avant qu’il approchât d’eux ils complotèrent contre lui, pour le tuer. Et ils se dirent l’un à l’autre : Voici ce maître songeur qui vient ; maintenant donc venez et tuons-le et jetons le dans une de ces fosses et nous dirons qu’une mauvaise bête l’a dévoré, et nous verrons ce que deviendront ses songes » (20). Mais si les frères de Joseph voulaient empêcher l’accomplissement de ses prédictions, il est probable que l’ambition de ce dernier ne devait point avoir de répit qu’il n’eût réalisé ce qu’il avait rêvé.
Peu après le pharaon lui-même eut deux rêves consécutifs, assez analogues et que nul devin ne lui put expliquer. Le grand échanson se souvint de Joseph qui fut mandé. Le Pharaon dit qu’il avait rêvé une nuit avoir vu paître sept vaches grasses au bord d’un fleuve, mais que, aussitôt, sept vaches maigres étaient survenues qui avaient dévoré les sept vaches grasses sans en être d’ailleurs moins maigre par la suite. Il s’était réveillé là-dessus tout désolé et s’était rendormi. Et alors il avait vu sept beaux épis chargés de grains naître d’une même souche et sept épis maigres en sortir aussitôt et dévorer les beaux épis et il s’était réveillé de nouveau.
Et Joseph alors lui prédit sept années d’abondance devant être suivies de sept années de famine, aussi devrait-il faire des réserves, pendant ces années de fertilité pour ne pas mourir de faim pendant [p. 353] les années stériles. Et le Pharaon enchanté fit de Joseph son premier ministre (21).
Le songe de Joseph fresque, IXème, chapelle de Castelseprio, Varese.
— Voici maintenant les rêves du Nabuchodonosor interprétés par Daniel. Le premier rêve avait été oublié par le roi, qui se souvenait seulement d’en avoir fait un, et il réclama des devins non seulement qu’on lui interprétât mais encore qu’on lui apprit son songe. Il y avait en effet à la cour du roi de Chaldée des quantités de devins et interprètes de songes. Le fait que le livre de Daniel reproduit bien ce qu’était réellement la cour au temps de Nabuchodonosor fait croire à Lenormant (22) qu’il est vraiment authentique. — Les versions Araméennes du texte lui paraissent substituées au texte détruit ; c’est ainsi qu’il traduit (23) :
« Et les chaldéens parlèrent au roi (en Araméen) :
« Que le roi vive éternellement ! Dis le songe à tes serviteurs et nous donnerons l’explication ». C’était là selon lui une glose marginale maintenant incorporée au texte.
Tous naturellement se chargèrent bien de l’interpréter, mais seulement lorsque Nabuchodonosor le leur avait explique. Le roi furieux allait les faire mettre à mort, quand Daniel qui était parmi ses captifs ayant appris la chose et demandé à Dieu par ses prières la révélation des songes du roi qu’il avait obtenu une nuit, se présenta à Nabuchodonosor, sous son surnom de Balthazar et le prévint que son Dieu lui avait appris ce qu’il désirait savoir : « Voici donc, O Roi, ce que vous avez vu. Il vous a paru comme une grande statue ; cette statue grande et haute extraordinairement se tenait debout devant vous et son regard était effroyable. La tête de cette statue était d’un or très pur, la poitrine et les bras étaient d’argent, le ventre et les cuisses étaient d’airain, les jambes étaient de fer et une partie des pieds étaient de fer et l’autre d’argile. — Vous étiez attentif à cette vision lorsqu’une pierre se détacha d’une montagne sans la main d’aucun homme et frappant la statue dans les pieds de fer et d’argile, elle les mit en pièces. Alors le fer, l’argile, l’airain, l’argent, l’or se brisèrent tous ensemble et devinrent comme la menue paille que le vent emporte hors de l’aire pendant l’été, et ils disparurent sans qu’il ne s’en trouva plus rien en aucun lieu, mais la pierre qui avait frappé la statue devint une grande montagne qui remplit toute la terre ». Voilà votre songe et nous l’interprétons ainsi devant vous. « Vous êtes le roi des rois et le Dieu du ciel vous a donné le royaume, la force, l’empire et la gloire. Il vous a assujetti les enfants [p. 354] des hommes et les bêles de la campagne en quelque lieu qu’ils habitent ; il a mis en votre main les oiseaux même du ciel et il a soumis toute chose à votre puissance : c’est donc vous qui êtes la tête d’or. Il s’élèvera après vous un autre royaume moindre qui sera d’argent et ensuite-un troisième qui sera d’airain et qui commandera à toute la terre, le quatrième sera comme le fer ; il brisera et il se réduira tout en poudre comme le fer brise et dompte toute chose. Mais comme vous avez vu que le fer était mêlé avec la terre et l’argile ; et comme les pieds en étaient formés, le royaume sera divisé et il sera en partie ferme et en partie fragile. Et comme vous avez vu que le fer était mêlé avec l’argile, ils se mêleront aussi par des alliances humaines, mais ils ne demeureront pas unis, comme le fer ne peut se lier ni s’unir avec l’argile. — Dans le temps de ces royaumes, le dieu du ciel suscitera un autre royaume qui ne sera jamais détruit, un royaume qui ne passera pas à un autre peuple, qui renversera et qui réduira en poudre tous ces royaumes et qui subsistera éternellement selon que vous ayez vu que la pierre qui avait été détachée de la montagne sans la main d’aucun homme a brisé l’argile, le fer, l’airain, l’argent, l’or ; le grand Dieu a fait voir au roi ce qui doit arriver à l’avenir. « Le songe est véritable et l’interprétation en est très certaine. Alors le roi Nabuchodonosor se prosterna le visage contre terre et adora Daniel » (24).
Daniel après avoir demandé à Dieu le songe du roi dut considérer comme tel celui qu’il eut dans la nuit et c’est ce qui lui donna l’audace de le présenter comme tel à Nabuchodonosor à qui il en imposa par la même. Quand à son interprétation, tout en donnant une grande importance à la religion et à son Dieu, elle n’en était pas moins assez flatteuse pour Nabuchodonosor et tout cela explique son enthousiasme.
Le second songe de Nabuchodonosor, dont il se souvint cette fois est beaucoup plus intéressant surtout pour la manière dont il s’accomplit. Le voilà tel qu’il l’expose lui-même. « Il me semblait que je voyais au milieu de la terre un arbre qui était excessivement haut. C’était un arbre grand et fort dont la hauteur allait jusqu’au ciel et qui paraissait s’étendre jusqu’aux extrémités du monde. Les feuilles étaient très belles et il était chargé de fruits capable de nourrir toutes choses ; les bêtes privées et les bêles sauvages habitaient dessous, les oiseaux du ciel étaient sur ses branches et tout ce qui’ avait vie y trouvait de quoi se nourrir. J’eus celte vision étant sur mon lit. Alors un des veillants et des saints descendit du ciel et cria d’une [p. 355] voix forte : « Abattez l’arbre par les pieds, coupez en les branches, faites en tomber les feuilles et répandez en les fruits que les bêtes qui étaient dessous s’enfuient ; et que les oiseaux s’envolent de dessus ses branches. Laissez en néanmoins en terre la tige avec ses racines, qu’il soit lié avec des chaînes de fer et d’airain parmi les herbes des champs qu’il soit mouillé avec la rosée du ciel et qu’il paisse avec les bêtes sauvages de la terre. Qu’on lui ôte son cœur d’homme et qu’on lui donne un cœur de bête et que sept ans se passent sur lui. C’est ce qui a été ordonné par ceux qui veillent, c’est la parole et la demande des saints jusqu’à ce que les vivants connaissent que c’est le très haut qui a la domination sur le royaume des hommes qui les donne à qui lui plait et qui établit roi quand’ il veut le dernier d’entre les hommes » (25). Le roi en fut très effrayé et aucun des divins mages et augures chaldéens ne put le lui interpréter. Alors il eut recours à Daniel.
Remarquons que maintenant Dieu et les saints apparaissent dans les songes. C’est que Daniel lui en à parlé, a même probablement essayé de le convertir et l’a à ce propos menacé de la colère céleste. « Alors Daniel, commença de penser en lui-même sans rien dire pendant près d’une heure et les pensées qui lui venaient lui jetaient le trouble dans l’esprit (26) ». Daniel cherche évidemment à faire grande impression sur le roi et à lui donner une frayeur salutaire et il interprète le songe : Cet arbre, O roi, c’est vous même qui êtes devenu si grand et si puissant ; car votre grandeur s’est accrue et élevée jusqu’au ciel, votre puissance s’est étendue jusqu’aux extrémités du monde… Et voici l’interprétation de la sentence du très haut qui a été prononcée contre le roi monseigneur. Vous serez chassé de la compagnie des hommes et vous habiterez avec les animaux et les bêtes sauvages, vous mangerez du foin comme un bœuf, vous serez trempé de la rosée du ciel ; sept temps passeront sur vous jusqu’à ce que vous reconnaissiez que le Très Haut lient dans sa domination les royaumes des hommes et qu’il les donne à qui il lui plait. Quand à ce qui a été commandé, qu’on réservât la tige de l’arbre avec les racines, cela vous marque que votre royaume vous demeurera après que vous aurez reconnu que toute puissance vient du ciel » (27). Et Daniel en vient à la conclusion naturelle : « C’est pourquoi, suivez Ô Roi, le conseil que je vous donne. Rachetez vos péchés par vos aumônes et vos iniquités par les œuvres de miséricorde envers les pauvres ; peut-être que le Seigneur vous [p. 356] pardonnera vos offenses (28) ». Assez longtemps après, dans une période de faiblesse mentale, très probablement en venant à parler de sa puissance, Nabuchodonosor entend les paroles textuelles que lui avaient dites Daniel, et, sous l’effet de cette hallucination, il devient bête comme il en avait été menacé et ce n’est pas chose si rare chez les hystériques, « Douze mois après il se promenait dans le palais de Babylone et il commença de dire :N’est-ce pas là cette grande Babylone dont j’ai fait le siège de mon royaume, que j’ai bâtie dans la grandeur de ma puissance et dans l’éclat de ma gloire ? A peine le roi eut-il prononcé cette parole qu’on entendit cette voix du ciel : Voici ce qui vous est annoncé Ô Nabuchodonosor roi. Votre royaume passera en d’autres mains vous serez chassé ».
« Cette parole fut accomplie à la même heure en la personne de Nabuchodonosor. Il fut chassé de la compagnie des hommes…, en sorte que les cheveux lui crurent comme les plumes d’un aigle et que ses ongles devinrent comme les griffes d’un oiseau. Après que le temps marqué de Dieu eut été accompli, moi Nabuchodonosor je levai les yeux au ciel, le sens et l’esprit me furent rendus (29) ». La prédiction s’accomplit donc jusqu’au bout et Nabuchodonosor resta ainsi le temps marqué, ce qui montre la force de l’hallucination et de la suggestion de Daniel.
III
Nous avons donc vu que en dehors des songes directement prophétiques, nous en rencontrions aussi de prophétiques par allégorie. On peut donc se demander si l’on trouve dans la Bible la croyance que tout songe a une valeur symbolique et prophétique.
Or on voit par des passages très explicites, que cette croyance était populaire et très répandue en Chaldée et nous avons déjà vu que les devins ne manquaient pas pour interpréter les songes.
Mais les prophètes Israélites (ou le Seigneur comme l’on voudra) craignaient, cela étant un procédé de prédiction, de divination leur échappant, qu’il n’y ait là un moyen pour le peuple de se soustraire à leur ascendant. Aussi désiraient-ils mettre à mort tous les faux prophètes.
« J’ai entendu ce que disent ces prophètes qui prédisent le mensonge en mon nom en disant : J’ai songé, j’ai songé ; jusqu’à quand cette imagination sera-t-elle dans le cœur des prophètes qui prédisent le mensonge et dont les prophéties ne sont que les prédictions de leur cœur, qui veulent faire que mon peuple oublie mon nom à cause de [p. 357] leurs songes qu’ils débitent à quiconque les consulte comme leurs frères ont oublié mon nom à cause de Baal. Que le prophète qui a seulement un songe à dire raconte son songe ; que celui qui a entendu ma parole annonce ma parole dans la vérité ; quelle comparaison y a-t-il entre la paille et le blé, dit le seigneur » (30).
Et encore :
« S’il s’élève au milieu de vous un prophète ou quelqu’un qui dise qu’il a eu une vision en songe, et qui prédise quelque chose d’extraordinaire et de prodigieux et que ce qu’il avait prédit soit arrivé et qu’il vous dise en même temps : Allons suivons les Dieux étrangers qui vous sont méconnus et servons les, vous n’écouterez point les paroles de ce prophète ou de cet inventeur de visions et de songes ; parce que le Seigneur votre Dieu vous éprouve, afin qu’il paraisse clairement si vous l’aimez de tout votre cœur de toute votre âme ou si vous ne l’aimez pas de cette sorte. Suivez le Seigneur votre Dieu, craignez le, gardez ses commandements, écoutez sa voix, suivez le et attachez vous à lui seul, mais que ce prophète ou cet inventeur de songes soit puni de mort parce qu’il vous a parlé pour vous détourner du seigneur votre Dieu qui vous a tiré de l’Egypte et racheté de servitude, et pour vous détourner de la voie que le Seigneur votre Dieu a prescrite ; et vous ôterez ainsi le mal du milieu de vous » (31).
Le songe de Joachim.
Ainsi les prophéties chaldéennes d’après les songes, se réalisaient parfois et c’est ce qui tourmentait les prophètes ; aussi déclarent-ils que c’est bien Dieu qui les fait se réaliser, mais seulement pour éprouver les fidèles.
Mais la croyance à la valeur prophétique du rêve en général était très répandue et bien que Job dise à Dieu : « Alors tu m’étonnes par des songes et tu me troubles par des visions (32) ».
On voit Elihu dire à Job :
« Pendant les songes, dans les visions de la nuit, lorsque les hommes sont accablés de sommeil et qu’ils dorment dans leur lit, c’est alors que Dieu leur ouvre l’oreille et qu’il les avertit et les instruit de ce qu’ils doivent savoir pour détourner ainsi l’homme du mal qu’il fait et pour le délivrer de son orgueil, pour tirer son âme de la corruption et pour sauver sa vie de l’épée qui le menace » (33).
Et le Seigneur promet des songes comme un moyen par lesquels [p. 358] ils révélera l’avenir. Dieu promet aux enfants de Sion : « Et il arrivera après ces choses que je répandrai mon esprit sur toute chair, et vos fils et vos filles prophétiseront ; vos vieillards songeront des songes et vos jeunes gens verront des visions (34) ».
Aussi n’est-ce que par crainte qu’il n’y ait là un procédé capable de faire retourner les Israélites aux faux dieux qu’on trouve dans Jérémie : « N’ayez point d’égard aux songes que vous avez songes (35) ».
Et dans le Lévitique :
« Vous ne consulterez point les augures, vous n’observerez point les songes (36) ».
Et de ces deux tendances des prophètes, d’une part à accepter les songes qui parlaient en leur sens à les faire accepter comme véridiques et d’autre part à rejeter les songes qui justifieraient les religions combattues, naissait donc un compromis qui consistait à ne considérer comme véridiques, que ceux qu’ils voulaient bien.
Souvent, « comme le songe vient de la multitude des occupations, ainsi la voix des fous, sort de la multitude des foules (37) ». Mais si « comme dans la multitude des songes, il y a des vanités, aussi y en a-t-il beaucoup dans la multitude des paroles (38) ». Comme dans la multitude des paroles, il y en aura aussi de véridiques dans la multitude des songes.
Le critérium est dans l’origine du songe : Vient-il du seigneur ou non ; et vient-il du Seigneur en tant qu’il vient avertir ses fidèles ou en tant qu’il veut les éprouver.
« Les divinations de l’erreur, les augures trompeurs et les songes des méchants, ne sont que vanité. Ce ne sont que des effets de votre imagination, comme des fantaisies de femmes grosses. N’appliquez point votre pensée à ces visions, à moins que le Très-Haut ne vous les envoie lui-même (39) ».
On voit ici un premier essai d’explication psychologique, provenu d’un effort critique, destiné à rendre compte de la vérité du rêve et repousser les prétentions des devins ; le songe est attribué à des causes naturelles, le jeu de l’imagination. Quant à ce criterium, que les rêves soient envoyés par le Très-Haut, à part les cas où il apparaissait lui-même, c’était l’arbitraire même des prophètes qui voulaient surtout éliminer les interprètes de songes, songeant pour les [p. 359] autres et exerçant ainsi une concurrence déloyale ; car pour eux ils consentaient à expliquer, avec l’aide du Seigneur, bien entendu, les allégories des songes les plus obscures, ce compromis va être, dans l’histoire de la, croyance à la valeur prophétique du rêve, d’une importance capitale. De là naîtra, chose étrange, et dans le moyen âge, et jusque dans les temps modernes, une tendance à la critique et à l’observation.
IV
Si nous résumons ce que nous avons trouvé dans la Bible, concernant la valeur prophétique du rêve, voici ce qu’on en peut garder :
Les Hébreux croyaient généralement à la portée symbolique des songes, mais les prophètes, voyant là une rivalité possible, ne l’admirent point.
Le rêve prophétique, interprété par les prophètes n’a la forme allégorique que pour ceux qui ne connaissent pas le Dieu d’Israël et dans la mesure où ils l’ignorent.
Le rêve, chez les Israélites mêmes, prend souvent l’aspect d’une vision, où Dieu en personne, où les anges, où les prophètes morts, vont entretenir le rêveur, qui, généralement est un prophète.
Les prophéties dans le rêve, sont assez rares, assez vagues, et peu frappantes. Ce n’est point-là qu’on rencontre les plus remarquables.
Il y a des cas où l’on peut voir la genèse du rêve prophétique, dans une certaine mesure, et même de son accomplissement, par des causes simples et naturelles.
Enfin, certains songes ont été reconnus comme imaginés après coup, dans un dessin particulier.
En un mot, le rêve prophétique, dans ce recueil de prophètes, est l’exception. Il se rapprochait trop de la distinction augurale des païens et la religion nouvelle, se défiant de croyances populaires qui n’avaient pas leur origine en elle seule et pouvaient remonter à des parentées ancestrales plus éloignées. Aussi, quoiqu’on n’aie pu éliminer complètement la valeur prophétique du rêve, à cause des exemples de songes émanés, semblait-il, de leur Dieu même, on a cherché, tout au moins, à la restreindre, et surtout dans sa partie d’interprétation allégorique qui fleurissait tant dans l’antiquité. Et les prophètes conçoivent une haine excessive contre ceux qui, en pratiquant la divination par les songes, au moyen de méthodes payennes résistaient à leur influence et conservaient le peuple dans les anciennes traditions. Les pires supplices étaient encore trop bons pour eux, d’autant plus dangereux d’ailleurs que des coïncidences, voulues par Dieu pour éprouver ses fidèles, en [p. 360] étaient réduits à dire les prophètes, se produisaient parfois entre leurs prédictions et les événements.
C’est de la lutte de ces tendances que sont nées, souvent, les contradictions dans l’interprétation des données de la Bible. Elles se trouveront ici suffisamment éclairées.
Notre excursion critique dans les Livres Saints, a pu renseigner suffisamment le lecteur de la valeur et de la signification du rêve prophétique dans la Bible. Il y a peu de chose et la construction littéraire laisse rarement apercevoir un esprit plus critique, plus sévère, nous oserions dire expérimental.
Pourtant, il faut le reconnaître, que quoique l’allégorie frise de très peu l’interprétation et la divination et quoique la plupart des rêves prophétiques sont des constructions, pour ainsi dire intellectuelles ou imaginatives, qui se contredisent et se critiquent mutuellement, la Bible reste toujours source riche d’intuition profonde, philosophique. Dans le domaine qui nous occupe, cette intuition a posé néanmoins bien des problèmes, nous ne citerons que celle qui concerne le rapport de l’apparition et du rêve, pour évoquer à ceux qui s’occupent expérimentalement du rêve, le rôle capital de ce que nous appellerions « l’hallucination voulue », dans le prophétisme.
Nos pages auront en outre, nous le croyons, un intérêt au point de vue de l’histoire de la philosophie et préciseront la valeur exacte de bien des légendes qui circulent depuis des siècles, et répétées par des auteurs qui n’ont pas eux-mêmes la curiosité d’ouvrir les « Livres saints ». Dès les premières pages de leur lecture, ils auront pu voir, que la Bible est la prudence même.
N. VASCHIDE et H. PIÉRON.
NOTES
(1) BERNARDIN DE ST-PIERRE. Paul et Virginie, Ed. — V. diamant, t. II, p. 65.
(2.) Voir plusieurs de nos publications : N. Vaschide et H. Piéron. Prophetik. dreams in Greck and Roman Antiquity. The Monist, XI, 2, 1901, 161-195. —N. Vaschide et H. Piéron. Communications à la Société d’Anthropologie de Paris, le 7 mars et le 18 avril 1901. —N. Vaschide et H. Piéron. Revue scientifique, 1901, I, 30 mars et 6 avril.
(3) Genèse. Ch. XLVI, § 1-3. Traduction de Le Maître de Saci, Hachette, 1841.
(4) Genèse. XXVIII, § 10-20.
(5) Ch. Piepenbring. Le livre de la Genèse. Revue de l’histoire des Religions, t. XXI, 1890, p. 3.
(6) Genèse, XXXV, § 1-4.
(7) Genèse, XXXV, § 6-8.
(8) Genèse, XXXV, § 9-16.
(9) Rois. L. II, ch. VII, § 4-17. Trad. Le Maître de Saci. Hachette, 1846.
(10) Machabées. L. II, ch. XV. § 3, 11-17.
(11) Actes des apôtres. Ch. XXVII, § 23-25.
(12) Actes des apôtres. Ch. XXIII, § 2-11.
(13) Nombres. Ch. XII, § 5-10.
(14) Saint-Mathieu. Ch. 1, § 20.
(15) Saint-Mathieu. Ch. II, § 12-13.
(16) Saint Mathieu. Ch. 2, § 19-21.
(17) Rois. Livre III, ch. 3, § 5-15.
(18) Rois. Livre I, ch. 28, § 13.
(19) Genèse. XXXVII, § 11.
(20) Genèse. XXXVII, § 18-21.
(21) Genèse. Ch. XLI.
(22) Lenormant. La divinat. chez les Chaldéens, appendice, p. 169.
(23) Lenormant. La divinat. chez les Chaldéens, ch. II, p. 11.
(24) Daniel. Ch. II, §. 3, 4, 5, 6, 19, 47.
(25) Daniel. Ch. IV, § 2-7-15.
(26) Daniel. Ch. IV, § 3, 16.
(27) Daniel. Ch, IV, § 3, 19, 24.
(28) Daniel. Ch. IV, § 3, 24.
(29) Daniel. Ch. IV, § 4, 26, 32.
(30) Jérémie. Ch. XXIII, § 25, 29, et encore : « Vous donc n’écoutez pas ces inventeurs de songes » id. ch. XXVII, § 9, 10.
(31) Deutéronome. Ch. XIII, § 1-5.
(32) Job. Ch. VII, § 13.
(33) Job. Ch. XXXIII, § 15, 19.
(34) Joël. Ch. Il, § 28.
(35) Jérémie. Ch. XXIX, § 8.
(36) Lévitique. Ch. XIX, § 16.
(37) Ecclésiaste. Ch. V, § 3.
(38) Ecclésiaste. Ch. V, § 7.
(39) Ecclésiastique. Ch. XXXIV, § 5, 6.
Arcabas.
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