Nicola Kostyleff. Freud et le traitement moral des névroses. Article paru dans le « Journal de psychologique normale et pathologique », (Paris), huitième année, 1911, pp. 135-146 et pp. 246-257.

KOSTYLEFFDORA0001Nicolaï Kostyleff. Freud et le traitement moral des névroses. Article paru dans le « Journal de psychologique normale et pathologique », (Paris), huitième année, 1911, pp. 135-146 et pp. 246-257.

Nicolaï Kostyleff fut maître de conférence à l’Ecole des Hautes Etudes. C’est à peu près tout ce que savons de la biographie de Kostyleff. Même pas ses dates de naissance et de mort. Les historiens de la psychanalyse (E. Roudinesco, A. de Mijolla, O. Douville, et d’autres) ne nous renseignent pas plus. Il fut d’abord un fervent défenseur et promoteur de la psychanalyse, avant de porter son intérêt vers 1914-1915.
Nous avons retenu quelques unes de ses publications :
— Les derniers Travaux de Freud et le problème de l’hystérie. In « Archives de neurologie », (Paris), janvier-février 1911,
— Freud et le traitement moral des névroses. Article paru dans le « Journal de psychologique normale et pathologique », (Paris), huitième année, 1911, pp. 135-146 et pp. 246-257. [en ligne sur notre site]
— Freud et le problème des rêve. Contribution à l’étude objective de la pensée. In « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), volume 72, 1911. [en ligne sur notre site]
— La psycho)analyse appliquée à l’étude objective de l’imagination. In « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), volume 73, janvier-février 1912. [en ligne sur notre site]
— Nouvelles recherches sur le mécanisme cérébral de la pensée. In « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), volume 73, janvier-février 1912.
— Sur la formation du complexes érotique dans le sentiment amoureux. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), tome LXXIX, janvier à juin 1915, pp. 159-179. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 135]

FREUD
ET LE TRAITEMENT MORAL DES NÉVROSES
(Contribution à l’étude objective de la pensée.)

I

A côté de l’école de Wurzbourg, dont nous avons récemment analysé les travaux (1), une place très intéressante appartient aujourd’hui à l’école de Freud. Partie de recherches purement pathologiques, celle-ci arrive maintenant à des conclusions qui intéressent au plus haut point la conception générale des phénomènes mentaux. Les idées de Freud, qui ont trouvé des adeptes non seulement dans son entourage immédiat, à Vienne, mais aussi en Suisse, en Russie et en Amérique, semblent être bien peu connues en France, malgré leur parenté avec les recherches de Charcot, dont il a lui-même suivi les cours. Il ne sera donc pas inutile d’en rappeler l’origine avant d’arriver à les juger dans leur forme actuelle.

Le propre de Freud est une méthode de traitement qu’il a désignée du nom de psycho-analyse et qui se trouve être en même temps une méthode d’investigation psychologique. Elle est née de la méthode cathartique appliquée avant lui et, plus tard, avec son concours, par le Dr Joseph Breuer. En 1880-82, lorsque Freud préparait son doctorat, Breuer eut à traiter une jeune fille qui avait des symptômes très nets d’hystérie : contracture des deux extrémités du côté droit compliquée d’anesthésie, mêmes phénomènes, par intermittences, du côté gauche, troubles des mouvements oculaires avec rétrécissement du champ visuel, toux nerveuse très intense, sensation de dégoût devant la nourriture et la boisson, malgré une soif ardente, absences de parole et de mémoire, enfin phénomènes de confusion mentale et de délire. Ayant remarqué que dans ses moments d’absence la [p. 136] malade murmurait des mots isolés, Breuer eut l’idée que ces derniers pouvaient être en rapport avec son mal et essaya de les lui répéter après l’avoir plongée dans une profonde hypnose. L’expérience donna des résultats très curieux. Dans l’état de sommeil hypnotique, les mots entrainaient des pensées qui, apparemment, avaient été réprimées, en rapport direct avec l’origine du mal, et la malade se trouvait ensuite manifestement soulagée. L’amélioration durait quelques heures, après quoi survenait une nouvelle absence dont on venait à bout par le même procédé.

Les pensées ainsi mises à jour se rapportaient toutes au même sujet : aux préoccupations de la malade pendant une maladie de son père, qu’elle savait inguérissable et qui avait été pour elle un traumatisme psychique, origine probable de sa propre affection.

Cependant, l’amélioration ne se bornait pas aux seules absences ; elle fut bientôt suivie par la disparition complète de certains symptômes. Par exemple, nous avons déjà dit que malgré la chaleur caniculaire et la soif qu’elle provoquait, la malade refusait obstinément toute boisson. Une fois, en état d’hypnose se rattachant à un mot répété devant elle, elle se mit à parler de son institutrice anglaise et d’un petit chien dégoûtant que celle-ci avait fait boire dans son verre. Elle ajoutait que la crainte de froisser l’Anglaise lui avait fait réprimer un mouvement de dégoût. Après ce récit, elle demanda de l’eau, se réveilla le verre à la main et but sans aucune difficulté. Le symptôme hystérique avait disparu.

D’autres symptômes se rattachaient à des révélations du même genre. Les troubles visuels, aux efforts qu’elle avait faits pour réprimer ses larmes, la contracture du bras droit, à une hallucination survenue au chevet de son père où elle voyait celui-ci menacé par un serpent et se sentait incapable de le défendre à cause d’un engourdissement du bras.

Ce procédé désigné par Breuer sous le nom de « cathartique » (méthode de nettoyage psychique) fut appliqué avec assez de succès, mais il était d’une réalisation difficile. Tout d’abord, les malades ne se laissaient pas tous endormir ; ensuite, le traitement ne devenait réellement efficace que lorsqu’on avait mis à jour toute la série des chocs psychiques, remontant du dernier en date jusqu’au premier, et l’attitude passive du sujet n’était pas pour faciliter une recherche aussi complexe.

Ayant reconnu toutes ces difficultés sur ses propres malades, Freud essaya de renoncer au secours de l’hypnose. Il s’était rappelé que chez Bernheim, à Nancy, des malades qui avaient été plongés dans un état de somnambulisme hypnotique se refusaient bien au réveil de dire ce qu’ils avaient fait, mais qu’ensuite, pressés de questions, ils finissaient par retrouver leurs souvenirs. Il semblait donc que la mémoire de ces faits se conservât quelque part dans l’inconscient. Se fondant sur ce fait, il essaya de questionner les malades sous l’effet d’une simple concentration de l’attention, c’est-à-dire couchés sur le dos, les yeux fermés, les aidant par une simple pression de la main sur le front. [p. 137]

Ce fut l’origine d’une nouvelle méthode, appelée psycho-analyse, qui, dans la suite, subit encore plusieurs transformations. Le fait est qu’elle ne pouvait s’appliquer qu’à des cas relativement simples où les traumatismes psychiques n’étaient ni trop nombreux, ni trop enfouis dans le passé. Sinon, on se heurtait à une résistance de l’organisme qui ne pouvait être vaincue sans procédés auxiliaires.

Dans un des premiers cas où Freud réussit à appliquer cette méthode, il s’agissait d’une institutrice anglaise qui, souffrant depuis quelque temps d’une rhinite purulente, avait vu celle-ci se compliquer de symptômes nettement hystériques : d’odeurs obsédantes, de pesanteur dans la tête et d’affaiblissement général. Les odeurs ne pouvaient avoir de rapport direct avec les sécrétions nasales, car c’était d’abord une odeur d’entremets brûlé, ensuite une odeur de tabac. Miss Lucy — tel était le nom de l’institutrice — était totalement réfractaire à l’hypnose. Dans ces conditions, Freud lui demanda simplement de se coucher sur le dos, de fermer les yeux et de répondre à ses questions. La première concernait naturellement l’origine des obsessions. La jeune fille les rattacha tout de suite à un fait objectif, à une scène qui s’était passée deux jours avant sa fête. Elle était avec les enfants confiés à sa surveillance, lorsque le facteur lui remit une lettre de sa mère. Les enfants se jetèrent subitement sur elle pour l’empêcher de la lire avant le moment des souhaits et l’émurent par leur tendresse au point qu’elle oublia l’entremets et le sentit tout à coup brûler. Depuis lors, cette odeur revenait à tout propos. La cause directe était trouvée, le terrain avait été préparé par l’affection nasale, mais tout cela n’expliquait pas encore l’apparition subite de l’hystérie. Chez une hystérique invétérée, la conversion des impressions en symptômes morbides est une chose habituelle, chez Miss Lucy cela demandait une explication.

Décidé à chercher plus loin, Freud la questionna au sujet des détails de cette scène, des émotions qui l’avaient envahie et découvrit, outre un conflit entre sa tendresse pour les enfants et le désir de les quitter, l’existence d’un sentiment très vif pour le maître de la maison. Ce dernier était veuf et avait une excellente situation à la tête d’une fabrique. Ayant un jour parlé à la jeune fille avec une cordialité insolite, il avait fait naître l’espoir d’une affection, espoir qui fut déçu par sa conduite ultérieure et que Miss Lucy s’efforça d’expulser de sa tête. C’était là un fait d’une importance capitale pour le traitement de l’hystérie. Ou sait que cette dernière comprend toujours une dissociation du « moi », attribuée par les uns à une disposition organique, par d’autres à l’affaiblissement des facultés purement psychiques. L’expulsion d’une idée ou d’un désir dans l’inconscient est bien une forme de la dissociation du « moi ». Il y avait là un traumatisme aussi profond que dans la répression de la douleur chez la malade de Breuer. Cherchant à alléger le caractère affectif de ce souvenir, Freud fit parler la jeune fille et découvrit des traumatismes partiels qui se rattachaient au même fait : des intrigues menées contre elle par la domesticité, des calomnies [p. 138] qui étaient parvenues jusqu’au grand-père des enfants, et ainsi de suite. La confession eut ici le même effet que les réponses provoquées à l’aide de l’hypnose dans les cas de Breuer. L’odeur d’entremets brûlé devenait de moins en moins vive et semblait devoir disparaître tout à fait.

Cependant, ce n’était pas encore fini. Un jour, Miss Lucy revint, se plaignant d’une nouvelle obsession : d’une odeur de tabac qui existait déjà de longue date, mais aurait été masquée par celle de l’entremets brûlé. Celle-ci disparue, la première était revenue et la poursuivait sans cesse. Cette fois-ci, la malade ne pouvait la rattacher à aucun fait précis.

Malgré une dénégation aussi catégorique, Freud demanda à la jeune fille de reprendre la position couchée pour chercher dans ses souvenirs, et voici que sous la pression de sa main sur le front de la malade, celle-ci convint qu’il lui venait dans la tête une scène ayant un certain rapport à l’odeur du tabac. Elle se rappelait subitement la salle à manger, le père, le grand- père, les enfants et un invité, le chef-comptable de la maison. Le repas était terminé, les hommes s’étaient mis à fumer, les enfants allaient prendre congé. Le vieux comptable veut les embrasser, mais le père s’écrie subitement, avec une dureté injustifiable : « Je défends qu’on embrasse les enfants ! » Cette exclamation aurait produit chez elle quelque chose comme un coup au cœur et, comme les hommes avaient déjà fumé, se serait associée dans sa mémoire à une forte odeur de tabac.

Cette seconde scène était de deux mois antérieure à la première. Etant donné le sentiment que la jeune fille avait pour le patron, c’était un traumatisme déjà plus direct que celui qui avait été produit par les enfants. Mais pour venir directement du personnage intéressé, il ne semblait pas encore suffisant. Le reproche ne s’adressait pas à elle. Qu’avait-elle donc à le prendre tellement à cœur ? Ce point restait obscur et Freud sentait que l’interrogatoire n’était pas encore achevé.

Enfin, sous une nouvelle pression de sa main, la jeune fille vit apparaître une troisième scène, encore plus ancienne en date. Elle se rappela tout à coup que plusieurs mois auparavant une dame qui était en visite avait embrassé les enfants sur la bouche. Sur le moment, le père s’était contenu, mais, la dame une fois partie, il avait déchargé toute sa colère sur la pauvre institutrice. Il lui dit qu’en laissant faire la dame elle avait manqué à son devoir le plus sacré et que si cela se répétait il serait forcé de la congédier.

Cette scène avait été sa première désillusion après le fameux entretien, si cordial, avec le patron. C’était donc là le traumatisme originaire que les autres devaient renforcer dans la suite. Deux jours après cette confession, Miss Lucy revint chez Freud tout à fait régénérée : non seulement débarrassée des odeurs et des maux de tête, mais ayant retrouvé sa bonne humeur et son caractère d’autrefois.

Malheureusement, la cure psychique était loin d’être toujours aussi facile. Dans bon nombre de cas, les premières lésions remontaient à l’enfance ou à [p. 139] l’époque de la puberté et se trouvaient si profondément enfouies dans l’inconscient que le malade n’arrivait pas à les faire remonter à la surface. Mais l’obstacle qui se présentait dans la résistance de l’organisme eut bientôt fait de mettre Freud sur une voie de recherches parallèle. Il remarqua notamment que, lorsque le malade n’arrivait pas à, reconstituer le passé, il lui échappait des phrases qu’il rejetait comme n’ayant pas de sens ou ne se rapportant pas à la question et qui cependant pouvaient servir d’indications. Convaincu du déterminisme général de la vie psychique, il encouragea ses malades à parler librement, à dire tout ce qui leur venait à l’esprit, et il y trouva des allusions à des faits que leur mémoire n’aurait jamais pu retrouver.

Peu à peu, l’interrogatoire direct fut tout à fait abandonné et l’exégèse des inspirations du malade (« Einfälle ») devint le principal moyen de la psycho-analyse. Un autre moyen a été fourni par l’exégèse des rêves et un troisième par l’interprétation des automatismes. Pour bien comprendre la valeur de ces procédés, il faut rapprocher les inspirations, les rêves et les automatismes de ce qu’on appelle en psychologie « associations libres ». Par le fait, ce sont des associations libres répondant seulement à des impulsions moins précises qu’une excitation visuelle ou auditive. Freud n’émet aucune hypothèse sur le mécanisme de ces phénomènes, ni sur leur localisation dans le cerveau, mais il convient parfaitement avec Bleuler, Yung et leurs confrères de l’école de Zurich que les phénomènes mentaux ne doivent pas être pris comme des faits isolés, car ils se rattachent tous à quelque groupement (« Komplexe »). Il suppose donc l’existence de liens associatifs qui, à défaut du fait principal, permettent d’évoquer les phénomènes associés. Lorsque le malade concentre sa pensée sur un sujet qui lui échappe, les mots qui lui montent aux lèvres, les gestes qu’il fait en même temps ne sont pas purement accidentels. C’est à l’aliéniste à les interpréter et ce dernier peut y trouver des indications sur les éléments restés dans l’inconscient.

La psycho-analyse, ainsi transformée, est devenue, au dire de Freud, « plus adéquate à la structure complexe des névroses ; » mais nous verrons d’après un cas plus récent, publié dans un de ses derniers ouvrages (2), qu’elle est devenue, en même temps, beaucoup moins sûre. Les inspirations et les rêves du malade étant susceptibles d’interprétations très variées, le travail de l’aliéniste est devenu beaucoup plus subjectif et semble parfois l’entraîner trop loin. En outre, Freud attribue maintenant à la plupart des traumatismes une signification sexuelle qui semble très exagérée. Cela fait que la psycho-analyse, dans sa forme actuelle, est plus qu’avant sujette à critique. Mais par sa valeur thérapeutique et par la portée qu’elle peut avoir sur la conception générale des phénomènes mentaux, elle mérite plus que jamais un examen approfondi. [p. 140]

II

Avant de poursuivre le développement actuel de la psycho-analyse, arrêtons-nous un peu sur les résultats qui ont déjà été obtenus. Les deux cas que nous venons d’exposer avaient, dès l’abord, permis de reconnaître une division du « moi » ou plutôt la formation, en dehors du « moi » conscient, d’un groupe d’impressions de nature pathogène. Quelque incertaine que parût leur localisation cérébrale, les auteurs, Breuer et Freud, ont pu constater, chez les hystériques, la conservation inconsciente de certaines impressions agissant comme un traumatisme psychique et entrainant des manifestations morbides. Pour expliquer ce phénomène, ils rappelaient tout d’abord que toute impression affective exige normalement une réaction équivalente. La réaction peut être soit directe, si elle donne libre cours à l’émotion de l’individu ou à une action correspondante de sa part, soit indirecte, si l’impression nouvelle, se trouvant associée à d’autres, perd une partie de sa force dans le contact avec celles-ci. C’est ce qui arrive lorsqu’une impression est raisonnée ou contrebalancée par les impressions consécutives. L’existence de cette seconde voie jetait déjà une certaine lumière sur le mécanisme cérébral du phénomène. Pour que l’impression pathogène se conservât dans l’organisme, il fallait non seulement qu’elle fût restée inhibée, sans réaction directe, mais encore qu’elle fût séparée de l’action associative du « moi ». Ce trait-là semblait la rapprocher des phénomènes qui se produisent dans l’état d’hypnose et la première idée de Breuer fut de rattacher les phénomènes hystériques à des « états hypnoïdes. » (3)

Mais l’état d’hypnose était, d’une part, trop spécifique et, d’autre part, insuffisamment éclairci pour que ce rapprochement pût être sérieusement maintenu. Outre cela, Freud ne tarda pas à reconnaître que bon nombre de cas résultaient d’une expulsion volontaire des impressions de la conscience des malades, comme nous l’avons aussi vu sur l’exemple de Miss Lucy. C’est pourquoi l’hypothèse des « états hypnoïdes » se trouva en partie abandonnée dès la première édition d’ensemble des « Études sur l’Hystérie ». A la place des états hypnoïdes, Breuer suggérait l’hypothèse d’une altération de la tension nerveuse rendant possible la formation de « réflexes anormaux ». Le caractère anormal résultait, d’après lui, d’une hypertension du tonus neuro-psychique avec affaiblissement des « points de résistance » dû soit à une disposition organique du sujet, soit à un état passager de maladie ou d’épuisement (4).

Ici nous trouvons Breuer et Freud en contradiction apparente avec l’école [p. 141] française, notamment avec P. Janet pour qui les phénomènes hystériques résultent d’une faiblesse constitutionnelle du système nerveux cérébral. P. Janet croit que la dissociation du « moi » provient de « l’insuffisance des facultés de synthèse », signe d’un affaiblissement général du cerveau. Breuer et Freud affirment que cette opinion ne peut être justifiée que par l’observation des cas très graves qu’on soigne à l’hôpital, tandis que la plupart des hystériques qui restent dans leur milieu naturel, sont loin d’être des affaiblis. On trouve parmi eux, disent-ils, des êtres remarquablement doués et d’une intelligence très vive. La division de la vie mentale ne serait donc pas l’effet d’une faiblesse générale du système nerveux, mais d’un affaiblissement local.

En fin de compte les uns et les autres peuvent avoir également raison. Il se peut que, dans les cas plus graves, la dépression organique aille plus loin et entraîne l’affaiblissement général décrit par M. Janet, mais pour le traitement des névroses et aussi pour la conception générale des phénomènes mentaux, ce n’est pas cela qui est le plus important. Ce qui importe bien davantage, c’est la reconnaissance du fait que dans la majorité des cas et dans ceux-là surtout qui sont le plus susceptibles de guérison, l’hystérie se réduit à l’établissement de réflexes anormaux.

Cette conception-là, esquissée par Breuer, a reçu chez Freud et ses élèves, un développement qui mérite au plus haut point d’éveiller l’attention et l’intérêt des psychologues.

Tâchons de préciser un peu le caractère anormal de ces phénomènes. Ils sont anormaux d’une part en ce qu’ils constituent une réponse conventionnelle morbide, d’autre part, en ce qu’ils ne répondent pas directement à l’excitation reçue, mais toujours par l’intermédiaire des souvenirs pathogènes. Ce sont ces derniers qui, échappant à l’observation propre du malade, confèrent aux symptômes hystériques l’apparente spontanéité qui distingue l’hystérie des névroses traumatiques.

Les deux aspects de ce processus sont également intéressants à détailler. Du côté des impressions pathogènes, ce qui frappe d ‘abord, ce qui paraît inexplicable et doit tout d’e même être empiriquement constaté, c’est l’accumulation de ces dernières. Elles s’accumulent, se conservent et restent tout de même en dehors de la conscience du sujet. Les cas de miss Lucy et de la malade de Breuer suffisent pour le prouver. Dans un cas, c’est une série d’impressions se rattachant à la maladie du père, dans l’autre, c’est une série de blessures d’amour-propre et de désillusions qui se conservent dans l’inconscient. Les médecins chargés du traitement, se voient forcés de reconnaître l’existence d’une région psychique tout à fait indépendante du « moi », autrement dit d’un psychisme inconscient.

Comment se représenter celui-ci. Breuer et Freud avouent ici carrément leur ignorance. Ils préviennent le lecteur que les termes mêmes de « conscience », de « moi » et de « psychisme inconscient » n’ont qu’une valeur descriptive et ne doivent rien faire préjuger ni sur la nature de ces phénomènes, [p. 142] ni sur leur localisation cérébrale. La seule approximation qu’ils tentent, consiste à supposer que les impressions perdent leur caractère conscient par suite d’un manque de valeur affective. Ce n’est pas l’intensité qui leur manque, dit Breuer, puisqu’ils restent susceptibles de déterminer des phénomènes morbides très violents. Mais à côté de l’intensité, il y a encore la clarté qui relève dans une grande partie de la valeur émotionnelle du phénomène. Une impression indifférente est facilement confondue avec une autre. Eh bien, les impressions pathogènes déchargent toute leur énergie dans les symptômes hystériques, et ayant perdu leur caractère affectif, ne doivent plus dépasser le seuil de la conscience.

L’hypothèse était intéressante, mais formulée d’une manière encore bien ambiguë. Qu’est-ce que le seuil de la conscience ? Avec la conception usuelle des impressions comme images mentales, ce terme ne pouvait avoir qu’une signification spatiale, et une division spatiale du cerveau était en contradiction avec le nombre des impressions et la mobilité de la vie psychique. La conception usuelle des phénomènes mentaux rendait la formule proposée manifestement insuffisante.

Mais cette conception, pour qu’elle soit profondément enracinée n’est pas la seule possible. Dans les études précédentes, nous avons montré que si l’on tient compte des indications de la physiologie des sensations et de la critique des données introspectives, on est forcé de reconnaître que les phénomènes mentaux si variés et si mystérieux pour noire sens interne ne se présentent objectivement que comme des groupements de réflexes (5). Si on se place à ce point de vue, si on les considère comme des réflexes cérébraux, il n’est plus question d’une division spatiale du « moi « . Les impressions ne se rattachant à aucune empreinte fixe et ne reparaissant dans la mémoire qu’avec la répétition des réflexes, plus n’est besoin d’une région spéciale pour l’existence d’un psychisme inconscient. De spatiale qu’elle semblait être, la division devient purement fonctionnelle et s’explique très facilement par la discontinuité des réflexes cérébraux.

Du reste, n’avons-nous pas déjà reconnu que le « moi » considéré au point de vue de la continuité fonctionnelle, se divise, pour ainsi dire, à tout moment ? « Le cerveau, disons-nous, est aussi loin de la rigidité d’un mécanisme artificiel que, par exemple l’organe de la vue. Ce dernier exige des efforts constants de convergence et d’accommodation pour que l’appareil binoculaire donne une seule impression. Il suffit d’un moment de relâchement pour que les objets qui sont devant nous, se dédoublent et prennent une forme incertaine. La conscience a un appareil encore plus fragile que la vue et il suffit de s’observer un peu avec attention, pour se rendre compte qu’elle se divise constamment. Tantôt, absorbés par une activité physique, nous avons des réactions verbales tout à fait inattendues ; nous nous mettons à [p. 143] fredonner un air, à répéter intérieurement une phrase ou un mot qui reviennent d’une manière obsédante ; tantôt, nous sentant devant quelqu’un qui nous adresse la parole, nous le laissons tout à fait sans réponse. Nous pouvons regarder, sans voir, écouter, sans entendre ; nous pouvons répondre et agir, sans nous rendre compte de ce que nous faisons (6) ».

Si les divisions fonctionnelles du « moi » sont aussi fréquentes dans la vie normale, on comprend qu’elles deviennent plus profondes dans les cas pathologiques. Naturellement cela n’explique pas encore la cause de ces phénomènes. Dans la suggestion et l’hypnose il se produit aussi une division fonctionnelle du « moi », le mécanisme de ces phénomènes doit être à peu près le même, mais la cause de l’un et de l’autre nous reste encore cachée et peut-être est-elle sensiblement différente. L’hypnose où la division est la plus profonde, peut avoir une base bio-chimique qu’il ne sera pas facile de découvrir. Dans les cas d’hystérie il y a peut-être une prédisposition organique… Ce sont là des problèmes qui appartiennent à l’avenir. Pour le moment nous ne faisons qu’entrevoir le mécanisme de ces processus et nous devons nous borner à constater que les réflexes qui s’enchaînent à la cœnesthésie générale de l’organisme fonctionnent d’une manière consciente, tandis que d’autres qui restent isolés, demeurent inconscients.

Cette manière de voir se trouve encore corroborée par une remarque ultérieure de Breuer, notamment que la division du « moi «  dans l’hystérie doit être rapprochée non pas d’un affaiblissement de l’attention, mais d’un état de préoccupation du sujet. Lorsque nous sommes sous le coup d’une préoccupation, notre champ de conscience se rétrécit d’une manière très notable. Du reste, nos facultés intellectuelles subissent aussi une répression correspondante. Non seulement nous percevons moins, mais nous produisons aussi beaucoup moins. L’imagination baisse, l’inspiration faiblit, le « moi » s’appauvrit à vue d’œil et, à côté de cela l’activité réflexe prend une extension considérable. Le « moi » instinctif fait ce que néglige le « moi » conscient. Quelque chose d’analogue, dit Breuer, se produit dans les cas d’hystérie avec cette différence cependant, que les deux courants de la vie psychique n’arrivent plus à se rejoindre comme ils se rejoignent chez l’homme bien portant.

Cette remarque qui, chez Breuer et Freud, n’avait que la valeur d’une métaphore, acquiert de notre point de vue un sens tout à fait précis.

Ce qui peut se rejoindre et ne se rejoint plus, ce sont les réflexes. Pas besoin de supposer une dissociation anatomique des centres nerveux ! Une dissociation fonctionnelle suffit amplement. Et comme les réflexes n’occupent aucun centre nerveux d’une manière permanente, le nombre de ceux qui s’établissent sans connexion avec le « moi », n’a, pour ainsi dire, pas de limites matérielles. [p. 144]

Ce qui reste encore mystérieux, c’est la base organique de ces interruptions. Comment se fait-il qu’un réflexe devenu pathogène, n’empêche pas les autres de passer par les mêmes centres nerveux et d’entrer en relation normale avec le « moi » ? Il y a là un problème de dynamique ou de chimie cérébrale qui n’est pas encore résolu, mais qui, somme toute, ne paraît pas insoluble. Chaque réflexe qui fonctionne est caractérisé par un état d’excitation d’un centre nerveux et l’expérience montre que la succession ininterrompue de ces états n’empêche pas la conservation des traces de chacun en ce sens qu’un état qui s’est déjà produit, se reproduit ensuite avec plus de facilité. On peut donc admettre que les réflexes pathogènes se distinguent nettement des autres et que leur dynamique comprend un arrêt des phénomènes d’association.

De ce point de vue l’individu peut emmagasiner toute une série d’impressions pathogènes, sans que celles-ci se conservent dans une région spéciale et sans que le fonctionnement normal du cerveau arrive à les effacer. Disons même plus : n’importe quelle pensée peut devenir pathogène, sans se trouver fixée d’une manière permanente. Il suffit qu’en se reproduisant, elle n’entre plus en connexion avec le complexe du « moi ».

Passons maintenant à l’autre côté du processus, à la conversion des réflexes en symptômes hystériques. Ici le point de vue de la psychologie objective apporte aussi un éclaircissement très important.

Ce qui, chez Breuer et Freud, paraissait inexplicable, c’était le lien entre le souvenir et le symptôme somatique. Qu’une excitation sensorielle pût déterminer, au lieu d’une réaction motrice, une réaction interne à forme douloureuse ou même un état de paralysie, cela n’avait rien d’impossible. Mais qu’un résultat de ce genre pût provenir du phénomène insaisissable évoqué par la mémoire, ceci restait provisoirement sans explication. Outre cela le souvenir n’agissait pas toujours directement. La réaction comprenait quelquefois des chaînons intermédiaires sous forme d’associations mentales. Ces dernières pouvaient comprendre des mots ou images mentales agissant par leur contenu sur le symptôme hystérique, c’est-à-dire entraînant une « détermination symbolique ». Dans les recherches de Breuer celle-ci est à peine indiquée, mais chez Freud lui-même elle prend une importance énorme. Ainsi, chez Mme Cécile M.., les formules verbales associées aux souvenirs pathogènes, se convertissaient tout de suite en phénomènes sensoriels. Ainsi, par exemple, le souvenir d’une mortification reçue de sa grand-mère qui l’avait regardée « d’une manière perçante » dans les yeux, déterminait la sensation d’une douleur lancinante entre ceux-ci ; le souvenir d’une offense qui l’avait touchée comme un soufflet, déterminait une douleur névralgique dans la joue. Chez une autre malade qui se destinait à être cantatrice, le souvenir des reproches qu’elle avait été forcée d’« avaler », déterminait, à certains moments, une constriction de la gorge. Du point de vue de la psychologie subjective, le passage d’un souvenir, matériellement insaisissable, à un mot qu’on saisissait [p. 145] presque extériorisé et de là à un phénomène externe, semblait défier toute explication.

Du point de vue d’une conception objective cette difficulté se résout instantanément. Objectivement, le souvenir est un groupement de réflexes reproduit sur une impulsion interne, la formule verbale se rattache à une réaction verbo-motrice et le symptôme somatique est à son tour déterminé par un réflexe cérébral. Freud n’admet pas encore la première partie de cet enchaînement, mais il confirme la seconde par une observation très juste. Il remarque notamment que le lien entre une expression imagée et la représentation sensorielle de son contenu doit reposer sur une association d’origine déjà ancienne, mais de sens généralement inverse. Ainsi, par exemple, la notion d’une « injure avalée » doit provenir d’une sensation réelle de déglutition, celle d’un regard perçant, d’une impression réelle de pénétration. L’expression verbale aurait la même origine que la mimique des émotions qui, d’après Darwin, se rattache toujours à des mouvements réels. Nous dirions maintenant que dans l’un et dans l’autre cas la réaction émotionnelle se transmettant au centre de la parole, avait déterminé une réaction associée. Le lien se trouve donc déjà établi et dans la conversion hystérique l’excitation ne fait que changer de direction. C’est la réaction verbale qui entraîne la réaction émotionnelle, celle-ci étant elle-même entraînée par un souvenir associé.

Ainsi la forme la plus complexe de la conversion hystérique devient, de notre point de vue, parfaitement explicable. A plus forte raison, la forme simple qui résulte non pas d’une détermination symbolique, mais d’une simple concordance de l’impression pathogène avec un trouble organique. Ce qui se rencontre le plus souvent, dit Freud, c’est qu’au moment du traumatisme psychique l’individu est déjà atteint d’un trouble organique : d’une douleur locale, d’une courbature, d’un tic nerveux, etc. Il se produit alors une simple association suivie le plus souvent d’un développement du symptôme.

Le processus même de l’association ne peut soulever aucun doute, les expériences de W. Bechterew et de J. Pawlow ayant suffisamment démontré la possibilité de modifier les réflexes par les associations les plus variées (7). Il n’y a qu’un cas qui exige ici une explication spéciale, c’est celui où la conversion a pour objet non pas un trouble somatique, mais une hallucination. Somme toute, cette explication pourrait être réservée à l’avenir, car le mécanisme des hallucinations pose un problème à part. On pourrait se contenter de dire que la conversion est également directe, mais qu’au lieu de se faire au profit d’un trouble somatique, elle se fait au profit d’un trouble mental de nature encore peu éclaircie. Mais sans vouloir soulever tout le problème des hallucinations, nous ne saurions résister au désir de rappeler que la psychologie objective l’éclairé aussi d’une manière très pénétrante. [p. 146] En déduisant du processus de perception le mécanisme de l’évocation mnésique, nous avons déjà signalé le rapport de celui-ci au mécanisme des hallucinations. Nous disions que si le souvenir comprenait, outre les réflexes cérébraux, la sensation initiale du contact, ce ne serait pas un souvenir, mais une hallucination. Cela veut dire que du point de vue de la psychologie objective, l’hallucination a le même mécanisme cérébral que l’évocation mnésique avec, en plus, l’excitation originaire de l’organe récepteur. Ce dernier point nécessite encore des éclaircissements, mais dans son ensemble, cette conception a déjà une importance décisive. De ce point de vue, la conversion d’un souvenir pathogène en hallucination s’opère comme une simple association d’un réflexe cérébral à un autre.

En résumé, la conception objective des phénomènes mentaux donne à la théorie de Breuer et Freud les éclaircissements qui lui manquaient jusqu’à présent. Elle complète le schéma des « réflexes anormaux » dans les parties où on voyait intervenir des éléments purement psychiques : souvenirs, images mentales, hallucinations. L’habitude d’envisager ces phénomènes de leur côté subjectif, sous leur apparence statique, faussement immuable et immatérielle, est si enracinée chez nous, que les lacunes qu’elle créait dans l’étude objective des névroses annihilaient tout l’effort de celle-ci. Quelque intéressants que fussent les résultats thérapeutiques de Breuer et Freud, ils semblaient ne reposer sur rien : sur une simple expérience, ce qui leur enlevait toute leur force de persuasion ! Du reste, il en était ainsi non seulement pour Breuer et Freud. Toute l’étude des névroses échouait contre le même obstacle. P. Janet avait beau les définir comme une « maladie fonctionnelle », il avait beau rappeler qu’en médecine mentale il faut avoir « présente à l’esprit la considération des fonctions beaucoup plus que la considération des organes (8), de cet effort vers une conception dynamique il ne sortait rien de précis. L’effort qui, malgré quelques points de divergence, est le même chez Freud que chez Janet, ne peut aboutir que grâce à ce changement de point de vue, grâce à une définition objective des phénomènes mentaux.

Mais, si l’étude des névroses doit théoriquement beaucoup à la psychologie objective, cette dernière y trouve, à son tour, une confirmation expérimentale de la plus haute importance. Dans les expériences de Breuer et Freud la pensée exerce une action directement motrice et subit, dans un but curatif, une action de même nature. L’idée pathogène y est mise en mouvement, dissociée de son effet nocif et rattachée à la cœnesthésie générale de l’organisme. C’est là une occasion unique de faire sentir la nature motrice des phénomènes mentaux. C’est pourquoi, après avoir éclairé, dans la mesure du possible, le mécanisme des névroses, nous devons revenir, avec un intérêt redoublé, à la forme actuelle de la psycho-analyse.

N. Kostyleff.

[p. 246]

FREUD
ET LE TRAITEMENT MORAL DES NÉVROSES
(Contribution à l’étude objective de la pensée.)

III

Jusqu’à présent nous avons parlé autant de Breuer que de Freud, mais sous le rapport du traitement, le premier en est resté à la formule cathartique ; le développement de la psycho-analyse revient entièrement à Freud. Il en assume tout le mérite et, disons-le maintenant, aussi toute la responsabilité. Le fait est que tout en restant aussi intéressante dans son principe, la psycho-analyse est devenue beaucoup plus subjective dans ses détails. Nous ne saurions le démontrer plus clairement qu’en examinant le dernier cas publié par Freud sous le titre de « Fragment d’une analyse (9) ».

KOSTYLEFFDORA0003

Isa Bauer (le cas Dora)

La malade était une jeune fille de dix-huit ans, d’aspect florissant, appartenant à une famille de gros industriels de la Haute-Autriche. Comme hérédité, il importe de relever une maladie vénérienne du père, antérieure à son mariage et des névroses assez graves chez la sœur et le frère de celui-ci. Dora elle-même — tel est le nom sous lequel la présente Freud — eut ses premiers troubles nerveux à l’âge de huit ans. Au retour d’une petite excursion en montagne, elle eut une crise d’étouffement. La dyspnée attribuée au surmenage, dura près de six mois. Vers la douzième année, Dora commença à souffrir de migraines et eut en même temps des accès de toux nerveuse. Les deux symptômes d’abord simultanés, finirent par se séparer pour suivre une évolution différente. A l’approche de la seizième année, les migraines devinrent plus rares et finirent par disparaître, tandis que la toux revenait toujours se compliquant d’une extinction complète de la voix. Les accès duraient de trois à cinq semaines, quelquefois plus [p. 247] de deux mois. L’hydrothérapie, l’électrisation locale restaient sans résultat. A ce moment déjà, appelé dans la famille pour une maladie du père, Freud avait conseillé une cure psychique, mais son conseil ne fut pas suivi. Deux ans plus tard, Dora devenant de plus en plus sombre, irritable et ayant laissé percer des idées de suicide, eut à ce sujet une explication avec le père, au cours de laquelle elle s’évanouit. L’évanouissement fut suivi d’un accès d’amnésie qui effraya les parents et les força à s’adresser sérieusement à Freud.

En résumé, dit celui-ci, les symptômes n’étaient pas très graves : petite hystérie avec toux nerveuse, aphonie et dépression mélancolique ; mais leur ténacité affectait fort la malade et mettait même son avenir en danger.

Passant à l’exposé du traitement, Freud ne le détaille malheureusement pas étape par étape. Nous avons déjà dit qu’au lieu d’interroger lui-même le sujet il se borne maintenant à établir l’anamnèse générale de la maladie et laisse aux malades la liberté de la compléter par ce qui leur vient dans la tête. Etant donné l’abondance des matériaux, suivre ce travail pas à pas, aurait été évidemment trop long. Cependant, dans l’exposé synthétique, on parvient tout de même à distinguer les étapes principales.

La première avait été remplie par le témoignage du père. Celui-ci rattachait les troubles principaux, c’est-à-dire le changement de caractère et l’idée de suicide, à un événement encore récent de leur vie intime. La famille était très liée avec un ménage K… Les rapports amicaux dataient du temps où le père de Dora étant tombé malade de la poitrine, ils avaient quitté leur résidence habituelle pour passer plusieurs hivers dans une ville du Midi. Mme K…, s’y était prise de sympathie pour le malade, l’avait beaucoup soigné et, comme il ressortit plus tard des témoignages complémentaires de Dora, était devenue sa maîtresse. L’indifférence de la femme légitime favorisant beaucoup ces rapports, la famille allait souvent rejoindre les K… dans leurs villégiatures. A un voyage de ce genre qui datait de deux ans, le père apprit avec stupeur que M. K… s’était permis une inconvenance vis-à-vis de Dora. Au cours d’une promenade en tête à tête, il lui aurait fait une déclaration d’amour qui affecta tellement la jeune fille, qu’elle refusa de rester avec les K… Le père ne voulait pas y croire, disait qu’elle avait inventé tout cela, s’étant bourré la tête de romans, mais reconnaissait tout de même que cette histoire, vraie ou fausse, avait été l’origine du changement qui se produisit dans son caractère.

L’action d’un traumatisme de ce genre n’était pas invraisemblable, mais les troubles purement nerveux, la toux et l’aphonie, dataient de bien avant. Il fallait donc chercher une cause plus ancienne. A peine mise sur cette voie, la jeune fille révéla elle-même un fait très important. Il s’agissait d’une scène du même genre, mais antérieure de quatre années. Dans la petite ville du Midi où ils passaient l’hiver, les K… avaient un magasin. Un jour que Dora était venue pour regarder une procession religieuse des fenêtres de ce magasin, K… s’était arrangé pour rester seul avec elle et l’ayant serrée [p. 248] de près au passage, l’avait embrassée sur les lèvres. Au dire de Dora, cette agression aurait produit chez elle un violent mouvement de dégoût.

Ce second fait, de nature traumatique, semble à Freud mériter un examen plus approfondi. Il constate d’abord que chez une jeune fille de quatorze ans, c’est-à-dire au moment de la puberté, un mouvement de ce genre n’est guère naturel. K… n’était pas mal de sa personne et lui était même tout à fait sympathique. Elle se laissait volontiers faire la cour par lui. Dans ces conditions, le dégoût était un phénomène déjà nettement hystérique, produit d’une conversion morbide. Cherchant à s’expliquer la cause de celle-ci, Freud croit comprendre que Dora avait senti non seulement le baiser sur la bouche, mais aussi la pression du membre de K… sur son corps. Il rappelle à ce sujet le double rôle des organes génitaux et, sans aller jusqu’à préciser tout le mécanisme de cette conversion, affirme qu’elle provient en grande partie de la répulsion qu’on éprouve pour les excréments.

Ces faits une fois établis, Dora semblait avoir fini avec la personne de K… Tout ce qui lui vint ensuite à l’esprit, n’avait de rapport qu’à son père. Elle ne tarissait pas en reproches contre lui de l’avoir sacrifiée à sa passion pour Mme K… Il aurait tout compris, mais n’aurait pas osé rompre avec le mari, de crainte de perdre la femme. Du reste, au dire de Dora, ce n’était pas la première fausseté de sa part. Lorsqu’il était dans le Nord, il simulait souvent un retour de la maladie, pour s’en aller plus vite rejoindre sa maîtresse dans le Midi.

Ici l’exégèse de Freud devient très sinueuse et demande une attention soutenue. Il reconnaît que les idées de Dora sont tout à fait logiques et se développent d’une manière suivie, mais cette continuité même finit par le mettre en garde. Son expérience antérieure lui rappelle qu’une série de pensées, aussi soutenue, est souvent artificielle et destinée à en cacher d’autres que le malade ne veut pas avouer. Ainsi, une série de reproches dirigés contre une tierce personne, peut cacher des reproches que le malade se fait à lui-même. Il se produit un retour automatique, comme chez certains enfants qui, étant convaincus de mensonge, retournent l’accusation en disant « c’est toi qui es un menteur ».

KOSTYLEFFDORA0002

S’étant placé à ce point de vue, Freud finit par reconnaître que le reproche d’avoir sacrifié sa fille à son intérêt personnel, en cachait un du même genre qu’elle s’adressait à elle-même : d’avoir toléré cette situation tant que l’amitié des K… lui était agréable. Et ceci n’était pas encore tout. Ce dernier reproche se doublait de pensées très significatives. Elle raconta notamment que la fausseté lui répugnait, surtout depuis qu’elle avait appris qu’une institutrice qu’ils avaient à la maison, ne lui montrait de l’affection que parce qu’elle était amoureuse de son père. Situation qui pouvait de nouveau être reportée à elle-même ! N’avait-elle pas montré autant de tendresse pour les enfants de K… ? Ne les avait-elle pas abandonnés aussi facilement après l’incident ? N’était-ce pas parce qu’elle était également amoureuse de K… ? [p. 249]

A cette dernière question, Dora répondit qu’elle n’en savait rien, mais avoua que d’autres personnes avaient déjà supposé la même chose.

On voit combien hasardeux devient ici le travail de l’analyste. Freud croit avoir saisi le fil conducteur ; il l’a peut-être saisi, mais par quels retours de pensée ! Il pouvait aussi bien être resté à côté.

Revenons maintenant au second reproche qui concerne les simulations du père. Ici l’analyse fut guidée par un fait récent survenu au cours du traitement. Un jour, Dora s’était plainte d’un symptôme nouveau : de violentes douleurs abdominales. « Qui copiez-vous en cela ? » demanda Freud au hasard. La question avait porté juste, car il apprit aussitôt qu’une de ses cousines s’était plainte de douleurs du même genre, du reste aussi peu sérieux. Elle les avait inventés de dépit pour ne pas assister au mariage de sa sœur cadette. Dora l’imitait inconsciemment, se sentant dans un cas analogue, ou bien par sympathie pour elle. D’autre part, mise sur cette voie, elle raconta que Mme K… simulait aussi des maladies, mais dans un but tout autre que celui du père. Elle le faisait, non pas pour se rapprocher de lui, mais pour mettre une barrière entre elle et son mari. K… voyageait beaucoup pour ses affaires ; lorsqu’il était sur le point de rentrer, sa femme, au vu de tout le monde, changeait d’attitude et se disait malade.

Résumons-nous ici. La suite entière des idées nous manque et serait peut-être trop longue pour être reproduite. Bornons-nous donc à dire que de ces indications : du reproche adressé au père, de l’exemple que lui donnait Mme K… et de sa propre faculté d’imitation inconsciente, Freud conclut que Dora pouvait se reprocher ses propres accès de toux, comme des simulations involontaires. De même que, par les douleurs abdominales, elle exprimait la sympathie pour sa cousine, de même, par les accès de toux elle pouvait exprimer le chagrin que lui causaient les fréquentes absences de K…

Nous voilà déjà bien loin de la simplicité primitive de la psycho-analyse ! Et nous ne sommes pas encore à mi-chemin du but. Chaque symptôme pouvant être déterminé par plusieurs pensées différentes, Freud ne se contente pas d’avoir mis à jour une de ses causes. Les accès de toux se rapportaient jadis aux absences de K…, mais cette détermination pouvait avoir changé depuis. Et le reproche de simulation pouvait aussi avoir trait au présent. Dans ces cas-là, dit Freud, l’analyste doit essayer de deviner. C’est ce qu’il fait en lui demandant si la persistance des accès ne pouvait la servir auprès de son père, en lui ramenant la tendresse de celui- ci. L’hypothèse semble avoir été juste. Dora convint que le père avait souvent les larmes aux yeux lorsqu’il parlait de la maladie de sa fille. La persistance des phénomènes morbides pouvait donc servir sa cause à elle.

Pour expliquer cette double détermination, Freud s’étend sur le mécanisme des actions symboliques. Il rappelle la manière dont les enfants se servent de leurs malaises pour attendrir les parents, l’arme que la maladie donne aux femmes contre les maris trop durs ou peu scrupuleux. Il constate [p. 250] que chez les hystériques, le symptôme morbide devient également conventionnel, sans relever pourtant de leur propre volonté.

Mais ces éclaircissements n’avaient aucun effet curatif sur la malade. L’enrouement ne diminuait point, la toux non plus, et dans l’analyse, elle en restait toujours aux reproches dirigés contre le père. Il fallait donc chercher une troisième détermination du symptôme. Nous avons déjà dit que Freud attribue maintenant aux facteurs sexuels une importance primordiale dans le développement des névroses. Il était donc naturel qu’il cherchât de ce côté-là.

Ici, nous touchons à ce qui constitue proprement la transformation actuelle de la psycho-analyse. La sexualité est comme un double fond qui s’ouvre tout à coup devant nos yeux et qui, laissant le regard pénétrer dans le domaine le plus secret de la pensée, permet les conjectures les plus hardies, les plus fantaisistes. Ainsi, considérant qu’une au moins des déterminations du symptôme, doit être de nature sexuelle, Freud se met à guetter les allusions sexuelles et finit par en trouver une dans les rappels réitérés de la puissance de son père. Dora reproche à Mme K… de ne l’aimer que parce qu’il est un homme financièrement puissant. Rien que financièrement ? demande Freud, et le ton de Dora lui fait comprendre qu’elle n’ignore pas l’impuissance sexuelle de son père. Voyant une contradiction directe entre cette pensée et l’affirmation d’une liaison sexuelle entre eux, Freud interroge la jeune fille au sujet de cette contradiction et apprend qu’elle n’ignore pas la possibilité de rapports autres que les rapports normaux. Elle convient même avoir pensé à une satisfaction par la bouche. La connexion de cet organe avec celui qui se trouve chez elle dans un état d’irritation périodique, nous voulons dire : avec le gosier, amène ensuite la conclusion que la toux saccadée pouvait également symboliser l’acte de satisfaction sexuelle par la bouche. C’est-à-dire, de même que l’aphonie était renforcée par le souvenir de K…, la toux pouvait être renforcée par l’image des rapports sexuels de son père avec Mme K…

Freud ajoute à ce sujet que des renforcements de ce genre se produisent très facilement et peuvent même être assez nombreux. La réaction prend toujours la voie de la moindre résistance. Un traumatisme nouveau tend toujours à se convertir dans le symptôme déjà établi. Ce qui est bien plus difficile, c’est la formation d’un nouveau symptôme. C’est pourquoi, toute impression nouvelle de nature pathogène vient naturellement renforcer le traumatisme antérieur.

De ce point de vue il se demanda même si le symptôme en question n’avait pas d’autres renforcements dans la sphère sexuelle de Dora et finit par en trouver deux qui étaient certainement possibles, mais semblent encore moins prouvés que le premier.

Revenant toujours aux mêmes reproches, Dora se plaignait quelquefois de ne pouvoir penser à autre chose, d’avoir toujours son père et Mme K… devant les yeux. Ceci donnait au motif sexuel une puissance extrême et [p. 251] induisait à penser que la jalousie filiale n’y était pas seule intéressée. Se rappelant à ce propos que les pensées se rencontrent souvent couplées et que la puissance affective de l’une peut provenir de ce que l’autre a été, expulsée de la conscience, Freud se met à chercher quelle pouvait être la pensée associée et finit par conclure que celle-ci comprenait une attraction sexuelle vers le père. Autrement dit, dans l’évocation de ses rapports avec Mme K… elle « prendrait tantôt la place de sa mère, se sentant lésée dans les sentiments de famille, tantôt la place de la maîtresse, subissant l’attraction qu’elle ressentait pour son propre compte ». Telle est la formule propre de Freud. Pour la faire comprendre, ajoutons qu’une attraction de ce genre est d’après lui, tout à fait naturelle. Etendant la notion de sexualité jusqu’à ses extrêmes limites, jusqu’aux sensations vaguement voluptueuses qui se rencontrent dans la première enfance, il considère l’attraction si marquée qui va des fils à la mère et des filles au père, comme un phénomène nettement sexuel. Il rappelle à ce sujet que l’adoration filiale va généralement au sexe opposé et se manifeste à l’occasion sous forme d’un désir naïf « d’épouser papa ou maman ». Cet amour aurait été, chez Dora, le sentiment primitif que l’attraction naissante vers K…, aurait graduellement effacé, mais qui serait revenu après l’expulsion violente de celle-ci.

Ce sentiment aurait donc servi à renforcer l’image sexuelle. Mais ce n’était pas encore tout. Dans les paroles de Dora il crut démêler encore autre chose. L’aigreur qu’elle exhalait contre son père, n’atteignait jamais Mme K… Au contraire, il lui arrivait de parler avec admiration de la beauté de celle-ci, « qui était si bien faite et avait la peau si blanche ». Une autre fois, elle parla avec mélancolie d’un cadeau qui venait du père et avait été, apparemment, choisi par Mme K… De ces associations d’idées, Freud conclut qu’elle n’était pas non plus exempte d’une attraction homosexuelle vers celle-ci. C’est là une complication, convient-il, qui ne manquera pas de gâter le tableau. Un romancier ou auteur dramatique ne l’aurait jamais introduit. Mais la vie est plus compliquée, plus incohérente que les romans et le propre des natures hystériques est justement d’accumuler les impressions pathogènes. Pour obtenir l’effet curatif, il fallait donc la mettre également à jour.

Résumons-nous un peu. La reproduction des troubles nerveux par amour pour M. K…, par instinct, afin d’attendrir le père, par jalousie filiale, par jalousie amoureuse et par jalousie homosexuelle, tout cela résultait de l’exégèse des inspirations de Dora qui, en l’occasions étaient très peu variées, se manifestant toujours sous forme de reproches. Etant donné l’uniformité de ceux-ci, le résultat était déjà considérable. Mais l’exégèse des inspirations n’est pas le seul moyen de psycho-analyse et, d’autre part, la conviction de Freud était que les névroses peuvent avoir une origine très profonde, remontant jusqu’à l’enfance du malade. Il fallait donc passer au second moyen indiqué plus haut, à interprétation des rêves.

De ce côté-là, Dora fournit des matériaux très intéressants deux rêves, [p. 252] dont un stéréotypé. Nous n’entrerons pas ici dans la technique de l’interprétation. C’est un problème à part qui fera l’objet d’une étude ultérieure. Pour le moment, il suffira de dire que si les inspirations de la malade ont été considérées comme étant indicatrices de son état mental, le même rôle pouvait facilement être attribué à ses rêves. Ajoutons seulement, en ce qui concerne la détermination de ceux-ci, que Freud considère les rêves non pas comme des produits accidentels de la cérébration, mais comme des produits spécifiques répondant, sous forme directe ou déguisée, à un désir du sujet. Les rêves ne seraient donc pas des fragments épars de complexes mentaux, mais des fragments groupés et, souvent, défigurés par un facteur affectif.

Passons maintenant au contenu du premier de ces rêves qui, justement, ‘avait un caractère stéréotypé. « J’ai vu, dit Dora, qu’il y avait le feu dans la maison et que papa était près de mon lit, en train de me réveiller. Je m’habille en toute hâte. Maman veut sauver son coffret à bijoux, mais papa l’arrête : « Je ne veux pas, dit-il, que mes enfants périssent à cause « de ton coffret. » Nous nous empressons de descendre, mais sitôt que je suis dehors, je m’éveille. »

Comme ce rêve était revenu à plusieurs reprises, Freud s’enquit naturellement tout d’abord de l’époque où elle l’avait eu pour la première fois. Après quelques hésitations, elle reconnut que c’était peu après la scène avec K…, qu’elle l’avait vu alors trois nuits de suite et qu’il était revenu depuis, tout récemment. Le rapport avec le traumatisme principal était évident, mais Freud voulait donner à l’analyse une base plus étendue et demanda à la jeune fille s’il ne lui venait pas quelque chose dans l’esprit à ce propos. « Si, répondit-elle, une dispute toute récente entre mes parents. Papa reprochait à maman de fermer à clef la porte de la salle à manger. La chambre de mon frère n’a pas d’autre sortie que par la salle à manger et papa ne voulait pas qu’il fût enfermé ainsi, parce que la nuit il peut arriver quelque chose et qu’on peut avoir besoin de sortir. »

Cette réponse devait être dans la suite amplement exploitée par Freud, mais pour le moment son attention se trouvait ramenée à l’origine du rêve, car la malade, reprenant le fil des souvenirs, fixa tout de suite quelques points très importants. Elle se rappela d’abord qu’ils étaient arrivés chez les K… par un gros orage et que voyant la maison en bois, sans paratonnerre, son père avait exprimé des craintes au sujet d’un incendie. Le principal motif du rêve, l’incendie, était donc fourni par des événements récents. La principale situation : son père debout près de son lit, avait aussi un rapport direct à la réalité. Dora se rappelait notamment que s’étant couchée une après-midi sur un canapé, elle fut réveillée par un bruit et trouva M. K… debout dans la même position que son père devait avoir plus tard dans le rêve. Comme M. K… prétendait avoir le droit d’entrer partout, elle demanda à sa femme la clef de la chambre et s’enferma le lendemain matin au moment de faire sa toilette. Mais l’après-midi, comme elle voulait de [p. 253] nouveau faire une courte sieste, elle ne trouva plus la clef dans la serrure. Cette circonstance, jointe à la déclaration qu’elle avait reçue de K…, l’avait déterminée à fuir la maison.

Ceci expliquait déjà le sens général du rêve. Il semblait en effet répondre à un désir de Dora, au désir de fuir la maison où elle courait un danger. Le fait qu’il était revenu plusieurs nuits de suite correspondait bien à l’insistance du désir. Mais pourquoi était-ce son père qui avait pris la place de M. K… ? Et que venait faire la mère avec son coffret à bijoux ?

Ici nous touchons de nouveau à une partie extrêmement fragile et hasardeuse de l’analyse de Freud. Nous avons déjà rappelé que pour lui les données sensorielles peuvent subir, dans le rêve, une altération très profonde. Ceci se produit surtout lorsque le « moi » du rêveur refuse d’admettre son désir. Se doutant qu’il a devant lui une altération de ce genre, Freud demanda à la jeune fille s’il ne lui venait pas quelque autre idée à ce sujet et obtint l’évocation d’une dispute entre les parents au sujet d’un bijou que le père avait offert à la mère et que celle-ci avait refusé en disant qu’il pouvait en faire cadeau à une autre. Le bijou, de même que le coffret à bijoux a pour Freud, un sens nettement sexuel : c’est un symbole de l’organe sexuel de la femme. Le rêve prend alors la signification suivante : Dora est couchée sur un lit près duquel se trouve un homme. Une autre femme veut sauver son bijou. Cette femme qui a les traits de sa mère, est en réalité Mme K… Elle défend son bijou contre le mari. Alors M. K… prend les traits de son père et sauve Dora de la tentation de lui abandonner le sien. Le rêve serait donc une expression déguisée de son ancien amour pour K…

Cette seconde explication nous paraît à la fois fragile et superflue. Au fond, elle n’ajoute rien à l’étiologie de l’affection, elle ne fait que confirmer l’hypothèse d’un sentiment qui avait été déjà mis à jour. Et pour arriver à ce résultat, on se sert de procédés qui restent fort sujets à caution. Le symbolisme du coffret à bijoux, le changement de personnes, le passage continuel de la matière du rêve à la matière de l’inspiration, comme le pratique Freud, tout cela manque de justification. Mais si cette partie de l’analyse est fragile, elle est aussi presque superflue. N’en tirons donc pas d’arguments sérieux et passons tout de suite à la suivante.

Chaque rêve, dit Freud, repose « comme sur deux jambes », sur deux faits différents, dont un appartient au présent et l’autre est un événement de l’enfance du sujet. Le rapport au présent ou plutôt à un passé encore récent, ayant le caractère d’actualité, était plus ou moins établi. Restait à découvrir le rapport aux souvenirs infantiles. Le mélange de ces deux éléments, tel que le comprend Freud nous paraît peu justifiable. Pour lui « le désir, créateur du rêve, provient toujours de l’enfance du sujet ; il consiste à faire revivre le passé dans le présent, à corriger ce dernier d’après les données de l’enfance (10) ». Il nous semble à nous, que le rêve peut exprimer [p. 254] aussi un désir et un état affectif tout récent ; que les données infantiles peuvent y entrer comme des éléments accessoires. Mais laissons là ce problème qui mérite un examen spécial. D’une manière ou de l’autre les souvenirs infantiles peuvent entrer dans le rêve et par là dans la mentalité du sujet. Il fallait donc essayer de les dégager.

Freud y arrive par des procédés qui n’échapperont pas à la critique et sont en tous cas très conventionnels. D’une part, il s’attache à la notion du feu qui joue un si grand rôle dans le rêve. Le feu est l’antithèse de l’eau. Chez les enfants, ces notions sont d’habitude étroitement associées, parce qu’on leur apprend à se garder de l’un et de l’autre. Et cela, tout d’abord, dans un sens strictement enfantin. Le feu veut dire avant tout allumettes, et l’eau, humidité qu’on trouve dans le lit. Ainsi, d’une part, la notion même du feu va aux incontinences d’urine, si fréquentes chez les enfants. D’autre part, les paroles qu’elle met dans la bouche du père concernant « quelque chose qui peut arriver dans la nuit » semblent indiquer le même accident.

Questionnée à ce sujet, Dora commença par nier d’avoir eu cette faiblesse plus longtemps qu’elle n’est normale chez les tout petits enfants ; mais ensuite elle se rappela que celle-ci était revenue vers l’âge de sept à huit ans et qu’on avait même consulté un médecin qui l’attribua à une faiblesse générale du système nerveux et prescrivit des fortifiants.

Du point de vue de Freud, ce fait avait une signification tout autre. Le retour de cette faiblesse à l’âge de sept à huit ans était tout à fait anormal et ne pouvait avoir d’autre cause que la masturbation. Cette hypothèse se confirmait du reste par un autre aveu de Dora, notamment qu’elle avait aussi souffert d’un catarrhe de l’organe génital (fleurs blanches). Avant d’aller plus loin nous devons relever ici l’importance qu’il attribue en général à la masturbation infantile. D’après lui, la masturbation ne représente naturellement rien de bon, mais l’abandon de cette habitude, lorsqu’il se fait d’une manière brusque, peut être encore plus pernicieux.

Le fait est que celui-ci ne se fait pas d’une manière purement physique, par la suppression d’un simple réflexe, mais comprend aussi un processus cérébral consistant dans l’expulsion d’une pensée. Pour abandonner cette habitude, il faut s’interdire d’y penser, il faut expulser de la conscience les souvenirs affectifs qui s’y rattachent et, de l’avis de Freud, une expulsion de ce genre agit comme un véritable traumatisme, devenant la source la plus puissante des phénomènes hystériques.

On comprend l’importance de ce fait dans l’étiologie du cas de Dora. Importance d’autant plus grande qu’elle-même le niait résolument, laissant supposer par-là que la dissociation avait été complète et l’influence pathogène d’autant plus forte. Dans ces conditions, rien ne devait être négligé pour le confirmer et on ne sera pas surpris d’apprendre que Freud y ait fait concourir le troisième des moyens indiqués plus haut : l’interprétation des automatismes. [p. 255]

Ici nous ferons de nouveau toutes les réserves possibles. L’exemple ne nous paraît, à nous, nullement concluant, mais vu l’importance du fait auquel il se rapporte, et vu l’intérêt théorique de ce procédé, nous ne pouvons nous décider à le passer sous silence. A la séance qui suivit, Freud remarqua que Dora, étendue comme toujours sur le dos, jouait instinctivement des doigts avec une pochette de forme bizarre. C’était un porte- monnaie nouveau genre, composé de feuillets sans fermoir. Tout en répondant aux questions, Dora l’ouvrait machinalement pour y fourrer le doigt et le retirer aussitôt. Ce geste ne laissa plus à Freud aucun doute. Il contredisait, d’après lui, les assertions de la jeune fille de n’avoir jamais pratiqué l’onanisme.

L’expulsion du complexe affectif qui se rattache à cette habitude aurait été le traumatisme originaire, celui qui aurait préparé le terrain de l’hystérie. D’après Freud, c’est du reste un cas assez commun. Lorsque la disposition organique n’est pas héréditaire, ne provient pas d’une maladie vénérienne ou d’une névrose grave des ascendants, c’est à un fait de ce genre qu’elle se ramène dans la plupart des cas.

L’analyse du rêve n’avait donc pas été stérile. Elle avait révélé un fait de la plus grande importance et qui restait complètement enfoui dans l’inconscient. Mais Freud ne s’en est pas tenu à cela. Faisant un pas de plus dans l’interprétation des souvenirs et de certains automatismes qu’il ne précise pas davantage, il conclut qu’à la suite de ce premier choc de nature sexuelle, Dora en avait reçu un autre, ayant été témoin du commerce sexuel de ses parents. Couchant dans une chambre voisine, elle aurait été frappée par la respiration haletante du père pendant une visite nocturne de celui-ci dans le lit conjugal.

Cette conclusion repose presque exclusivement sur l’expérience personnelle de Freud, c’est-à-dire sur la fréquence des cas similaires observés dans sa pratique. Nous ne saurions mieux faire ici que de citer ses propres termes à ce sujet. « Les enfants, dit-il, devinent très bien le sexuel dans les bruits insolites, car les mouvements expressifs de la sexualité existent déjà en eux sous forme de mécanismes innés. Que la dyspnée, les palpitations de cœur et les sensations d’angoisse dans les névroses soient des fragments détachés de l’acte du coït, je l’avais reconnu depuis longtemps et bien des cas analogues à celui de Dora ont été ramenés au même fait, à la perception fortuite du commerce sexuel des adultes. Sous le coup de cette révélation, l’enfant a bien pu remplacer la tendance à l’onanisme par la tendance à l’angoisse cardiaque et quelques jours après, souffrant de l’absence du père, a pu reproduire cette impression sous forme d’un accès de dyspnée (11). »

Nous nous sommes étendus sur l’interprétation du premier rêve pour montrer ce que ce procédé peut avoir d’aléatoire et de subjectif. Force nous [p. 256] est maintenant d’abréger l’analyse du second, mais nous pouvons le faire sans préjudice pour notre étude, car, disons-le tout de suite, il n’aurait pas suffi pour compléter la psycho-analyse. Le fait est que le traitement de Dora n’a pas pu être mené jusqu’au bout. Un jour elle annonça à Freud que la cure était trop longue pour elle, qu’elle en avait assez et ne reviendrait plus. Cette décision provenait, d’après lui, d’un phénomène également morbide, d’un transport des sentiments pathologiques sur la personne du médecin (Uebertragung). C’est là, dit-il, un danger inhérent à tous les essais de psycho-analyse, un danger qu’il faut prévenir en l’éclairant aux yeux du malade. C’est-à-dire comme la maladie repose, en grande partie, sur des associations inconscientes, il faut empêcher qu’un complexe affectif ne se fixe incidemment sur la personne du médecin. Dans le cas de Dora, c’est le ressentiment soulevé par les K… qui se serait tourné contre lui et c’est obéissant à un désir de vengeance qu’elle aurait abandonné le traitement.

Que cette explication soit vraie ou fausse, le traitement était interrompu et l’analyse du second rêve ne pouvait nous mener beaucoup plus loin. Par le fait, elle n’a révélé que des déterminations secondaires de symptômes déjà connus, d’un caractère aussi peu sûr que celles qui ont été signalées dans l’analyse du premier rêve. Le contenu du second se réduisait à ceci : « Je marche, disait Dora, dans une ville étrangère par des rues et des places qui me sont inconnues. J’entre dans une maison, monte dans une chambre qui se trouve être la mienne et je trouve là une lettre de ma mère. Celle-ci m’écrit que mon père est mort. Je m’élance pour prendre le train et demande plus de cent fois en route : « Où est la gare ? » On me répond chaque fois : « A cinq minutes d’ici. » J’entre dans une épaisse forêt et répète la question à un homme qui vient à ma rencontre. Il me répond : « Encore deux heures et demie. » Je vais plus loin, je vois finalement la gare, mais sens que je ne peux pas l’atteindre. Là-dessus je me vois subitement arrivée, devant la porte de notre maison. La femme de chambre m’ouvre et dit : « Madame et les autres sont déjà au cimetière. »

En ce qui concerne l’interprétation de ce rêve, il suffira de dire que sauf les données fournies par des événements indifférents tels qu’une promenade dans les rues de Dresde qui lui était effectivement inconnue, Freud n’a pu découvrir des fantaisies sur le thème sexuel. Le symbolisme prend ici des formes encore plus extravagantes. Ainsi, par exemple, la gare (Bahnhof) devient par assonance pubis (Vorhof). La forêt qui la précède, prend la signification des poils pubiens. Dans la forêt Dora croit avoir vu des nymphes : ce terme est immédiatement interprété dans le sens gynécologique. Le tout devient alors une scène de défloration.

Devant une suggestion de ce genre, de même que devant celles qui se rapportent aux tendances homosexuelles de Dora ou à l’expression symbolique des amours de son père avec Mme K…, on ne saurait assez regretter que le traitement ait été abandonné sans que l’effet direct de chacun pût [p. 257] être constaté. Nous savons que l’effet général avait été bienfaisant car après un laps de temps de quatre à cinq semaines les accès de toux devinrent plus rares et le moral de la jeune fille se remonta considérablement. Il y eut encore une rechute d’aphonie causée par un accident ou la vie de K… était en danger; mais cet accès fut le dernier et quelques mois plus tard elle recouvra toute sa santé. En résumé, le traitement semble avoir porté comme dans les cas précédents, mais l’interruption survenue à la fin ne permet pas de le juger dans tous ses détails. Cette incertitude est regrettable car nous avons vu que l’analyse a pris un développement très hasardeux et c’est justement sur les détails que se porte maintenant l’intérêt. La guérison était-elle due à la découverte des traumatismes principaux tels que l’abandon de l’onanisme et la répression des sentiments de Dora pour son père et pour M. K… ou à la découverte de ces détails qui semblent peu prouvés et sur lesquels il y a bien des réserves à faire. L’intérêt consiste ici à savoir non seulement si ces derniers sont justes, mais encore s’il est indispensable de les mettre tous à jour étant donné le caractère scabreux du sujet.

A ces questions, le cas de Dora ne donne pas de réponse et nous ne pouvons nous empêcher de conclure que la forme actuelle de la psycho-analyse est fort sujette à critique. Avec les procédés auxiliaires tels que l’exégèse des inspirations et l’exégèse des rêves, pour ne pas parler des automatismes qui n’interviennent que d’une manière accidentelle, elle semble avoir beaucoup perdu de terrain objectif. On se demande, par suite, s’il ne vaut pas mieux revenir à l’interrogatoire direct et si ce dernier ne peut pas être secondé par des moyens plus sûrs. Mais le principe de la psycho-analyse n’y perd rien de sa valeur et le nombre de voies qui s’ouvrent à celle-ci dans le cas de Dora, ne peut qu’en rehausser l’intérêt et la portée psychologique. Il y a là un moyen de mettre à jour la nature motrice des phénomènes mentaux, un moyen de les manier comme de simples réflexes, c’est-à-dire une contribution, précieuse entre toutes, aux efforts de la psychologie objective.

N. Kostyleff.

NOTES

(1) N. Kostyleft. Les travaux de l’école de Wurzbourg. Revue philosophique, déc. 1910.

(2) Freud. Bruchstück einer Hysterie-analyse in Sammlung kleiner Schriften zur Neurosenlehre. Zweite Folge, 1909.

(3) Breuer et Freud. Ueber den psychischen Mechanismus hysterischer Phänomene. Neurol. Centralblatt, 1893. No. 1. u. 2.

(4) Breuer et Freud. Studien über Hysterie. lre eéd. Deuticke, Wien, 1895.

(5) N. Kostyleft. Les travaux de l’école psychologique russe, Revue philosophique, nov. 1910.

(6) N. Kostyleff. Les travaux de l’école de Wurzbourg. Rev. philosophique, déc. 1910.

(7) N. Kostyleff. Les travaux de l’école psychologique russe.

(8) P. Janet. Les névroses, p. 353.

(9) Freud. Bruchstück einer Hysterie analyse in Sammlung kleiner Schriften zur Neurosenlehre. Wien, Deuticke, 1909.

(10) Freud. Loc. cit„ p. 62.

(11) Freud. Loc. cit., p. 71.

 

LAISSER UN COMMENTAIRE