Moreau (de la Sarthe). Rêve. Extrait du « Dictionnaire des sciences médicales Panckoucke », (Paris), tome quarante-huit, RES-RHU, 1820, pp. 245-300, 1 tableau dépliant.
Cité par S. Freud dans son ouvrage : La Science des rêves.
Jacques-Louis Moreau (de la Sarthe) dit Moreau de la Sarthe (1771-1826). Médecin et anatomiste. Il fut chirurgien mais dut renoncé à sa pratique après avoir perdu l’usage de la main droite suite à un accident dans l’exercice de ses fonctions. Il fut Bibliothécaire de l’Ecole de Paris, où il a largement contribué à former la bibliothèque de la Faculté. Reçu docteur en médecine le2 prairial an XII, il gardera son poste de sous-bibliothécaire, avant d’être promu en 1808 bibliothécaire, poste qu’i occupera jusqu’en 1815.
— Songe. Article du Dictionnaire des Sciences médicales Panckoucke. (Paris), C. F. L. Panckoucke, tome 52, 1820, pp. 150-152. [en ligne sur notre site]
— Médecine mentale. Paris, H. Agasse, 1798. 1 vol. in-4°, pp.136-219.
— Médecine morale. Paris, H. Agasse, 1798. 1 vol. in-4°, pp .393
— Histoire naturelle de la femme, suivie d’un traité d’hygiène appliquée à son régime physique et moral aux différentes époques de sa vie, Paris, 1805, 3 vol. in-8°, avec 11 planches gravées en taille douce.
— Notice sur Hippocrate, Paris, 1810, in-12
— Fragment pour servir à l’histoire de la médecine des maladies mentales et de la médecine morale, Paris, 1812, in-8°
— Fragment pour servir à l’histoire des progrès de la médecine en France, Paris, 1815, in-8°
— Remarques sur le projet d’ordonnance relatif à l’Académie de médecine, lues dans la séance du 22 mai 1821, Paris, 1821, in-8°, de 22 p.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original mais avons corrigé plusieurs faute de composition. –Le portrait de l’auteur a été rajouté par nos soins – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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RÊVES, s. m. Rêverie, rêvasserie, somnolence, somnambulisme, rêverie cataleptique, somnolence extatique,
On désigne sous le nom de rêves, et par différentes dénominations qui répondent à ce mot dans toutes les langues, une suite, ou plutôt certains assemblages d’idées, d’images qui se présentent confusément à l’esprit pendant le sommeil. Les médecins n’ont guère considéré ces phénomènes que sous le point de vue de la séméiotique, et même sous ce rapport, ne leur ont pas donné assez d’attention, si on en excepte toutefois M. Double, dont les réflexions ont été publiées dans le Journal général de médecine, tom. XXVlI, pag. 129.
ARTICLE I. Idée générale des rêves et des points de vue sous lesquels nous nous proposons de les considérer. Parmi les physiologistes et les philosophes qui se sont occupés des rêves, Haller, Darwin, Cabanis, Formey et Dugald Stewart sont ceux que l’on peut le plus utilement consulter ; c’est ce qu’a fait l’auteur de cet article, en comparant, sur ce sujet important de recherches, les résultats détaillés de son expérience, avec leurs spéculations.
Sans négliger ce que ces auteurs ont écrit ou pensé, nous ferons moins usage cependant de ces secours empruntés, que de nos réflexions particulières, et surtout de plusieurs faits de détail, extraits d’un journal ou mémorial, dans lequel nous avons cherché à recueillir, depuis notre début dans la carrière de la médecine pratique jusqu’à ce jour, les observations qui nous ont paru les plus propres à faire connaître les rapports les plus délicats et les plus fugitifs de l’état physique avec l’état intellectuel, pendant le sommeil et la plupart des rêves.
Du reste, le point de vue auquel nous nous sommes attaché ne peut être présenté isolément, et tient à beaucoup d’autres considérations sur les mêmes phénomènes.
En effet, les rêves ainsi que le délire ou les différente espèces d’aliénation, et toutes les modifications accidentelles de l’entendement, ne peuvent être convenablement étudiés, si l’on ne réunit pas les données les plus positives de la physiologie et les observations les plus détaillées de la médecine [p. 246] pratique, aux aperçus les plus délicats , aux spéculations les plus élevées de la psychologie. L’état du cerveau, pendant les rêves, les causes, les modifications de cet état, leurs rapports avec les variations de la santé, ou la différence des maladies , appartiennent évidemment à la physique animale et à la pathologie, mais surtout à la séméiotique ; tandis que la marche même du rêve, la manière d’être, les dispositions de l’entendement dans ce phénomène, l’analyse el l’explication de plusieurs de ses circonstances, appartiennent aux questions les plus compliquées, et quelquefois même les moins accessibles de la philosophie : recherches pour lesquelles il faudrait un plongeur de Délos, dit Bâcon, en se servant d’un mot de Socrate, les objets que l’on poursuit se trouvant dans un abîme. _
Nous allons tâcher de considérer les rêves avec cet ensemble de doctrine et sous ces différens points de vue, en nous attachant d’ailleurs aux résultats les plus immédiats de l’observation, et aux conséquences les plus directes de l’expérience.
ARTICLE II. Disposition des facultés intellectuelles pendant le sommeil ou pendant les rêves, et parallèle, relativement à cette disposition, du délire et des songes. Lorsque le sommeil est profond, complet, lorsqu’il succède au travail de chaque jour, chez des hommes habitués aux travaux manuels, et dont l’existence morale et l’activité intellectuelle sont très-peu développées, il n’y a pas de rêves, surtout pendant le premier somme.
Les rêves doivent donc être regardés comme des altérations, comme des accidens du sommeil, très-fréquens à la vérité, et susceptibles d’une foule de modifications, visiblement liées, dans certaines occurrences, avec les variations de la santé ; ce qui mérite surtout d’être remarqué au début et pendant les premiers développemens d’un grand nombre de maladies.
On doit chercher d’abord à reconnaître si, d’après une opinion asses généralement adoptée, il faut regarder le délire comme le rêve de l’homme éveillé ; question qui conduit ensuite, en lui donnant un peu d’étendue, à examiner ce que deviennent les facultés intellectuelles pendant le sommeil, et quelles sont les principales différences entre l’état de ces facultés pendant les rêves, et les dispositions du cerveau, la manière d’être de l’entendement pendant la veille.
Un philosophe de Genève, Lesage, voulut connaître, en s’observant lui-même, ce qui arrive lorsque l’on passe de la veille au sommeil, et saisir l’origine ou les commencemens d’un rêve. Cette entreprise, qu’il ne put jamais réaliser, et dont la seule idée le mettrait chaque nuit dans un état habituel [p. 247] d’insomnie, ferait supposer, avec raison, que malgré le discernement et la sagacité dont ce savant a donné d’ailleurs tant de preuves, il n’avait pas une notion exacte des principaux phénomènes du sommeil et des songes.
En effet, ce qui constitue le sommeil, considéré sous un rapport psychologique, c’est la suspension de l’attention, de la perception, de la volonté, en un mot, du développement actif et spontané des facultés de l’entendement.
La possibilité de s’observer, soit pendant le sommeil, soit dans les rêves qui ne peuvent être regardés que comme des accidens du sommeil, est donc incompatible avec une pareille situation : l’observation en général, ou l’observation de soimême en particulier, exigeant plus qu’aucune autre opération mentale toute l’activité de l’entendement.
Ce caractère du sommeil, si bien reconnu, si bien apprécié par Dugald Stewart, dans ce qui concerne la volonté et les mouvemens qui en dépendent, n’a pas été présenté avec assez de développement par ce philosophe. En effet, ce n’est pas seulement la suspension de la volonté et des mouvemens volontaires, qui constitue le sommeil, en le considérant dans sa partie métaphysique ou psychologique ; c’est de plus, et ainsi que nous venons de l’énoncer, la suspension des opérations éminemment actives de l’entendement, telles que l’attention, la comparaison, le jugement, la mémoire. Ce n’est même que par une suite de cette suspension générale de toutes les opérations actives et actuelles de l’intelligence, qu’il est impossible de vouloir pendant les rêves ; la même cause explique la résistance que l’on éprouve pour toutes les actions volontaires pendant le sommeil ; résistance qui se manifeste par une oppression, une angoisse si remarquables dans le véritable cauchemar ou dans les rêves pénibles qui s’en rapprochent le plus, ce que l’on doit placer dans la même catégorie.
Cette disposition du cerveau et des facultés intellectuelles pendant le sommeil et pendant les rêves, diffère donc évidemment de leur état, de leur situation pendant le délire, et dans les différentes espèces d’aliénation mentale.
En effet, dans la plupart des rêves, ou du moins dans ceux qui ne sont pas essentiellement morbides, tout est passif, involontaire, les sens sont fermés de toutes parts, et ne vivent plus que de la vie générale, Rien de semblable ne se manifeste dans le délire. Tous les sens sont ouverts, et quelques-uns sont plus irritables que dans l’état de santé ; la condition du cerveau est nécessairement un état morbide ; l’esprit auquel ce dérangement se communique, se trouve affaibli, bouleversé par des hallucinations, c’est-à-dire par des perceptions erronées, qui font naître des volitions nouvelles, [p. 248] toujours très-énergiques, ou du moins assez forces pour s’opposer à l’usage habituel de la volonté et à l’exercice régulier de la liberté. Tout, dans ces phénomènes, se montre sous la forme d’opérations actives, de mouvemens actuels et nouveaux, rappelant, de la manière la plus puissante, les passions ou les idées qui peuvent s’y attacher par un lien quelconque ; le délire loin de dépendre, comme les songes, d’un état du sommeil, est toujours, ou du moins presque toujours, accompagné d’agitation et d’insomnie.
Dans le sommeil et pendant les rêves, les choses se passent différemment.
Si ce sommeil est profond, naturel, toute espèce de mouvement, toute espèce d’activité de l’esprit se trouvent entièrement suspendues. Mais plusieurs des idées acquises, la plupart des habitudes contractées, cette multitude de pensées, de notions, de connaissances dont se compose, avec plus ou moins d’étendue, l’intelligence dans chaque individu, peuvent à la moindre occasion, et si le sommeil est troublé par la cause la plus légère, se reproduire, se renouveler avec une latitude, avec une incoercibilité d’association, qui n’existent pas pendant la veille.
Cette faculté du cerveau et de l’entendement, d’opérer et de produire, par ébranlement spontané, par voie d’association, des mouvemens, des actions que l’assuétude a rendus faciles, est la seule qui se conserve le plus ordinairement pendant le sommeil et pendant les rêves.
Ajoutons, et comme un dernier trait de ce parallèle, que le délire est toujours un état accidentel, éminemment morbide, des facultés intellectuelles pendant la veille, et que les rêves, quoique liés le plus ordinairement à des circonstances d’indisposition et de maladie, sont la seule manifestation possible du développement de ces mêmes facultés pendant le sommeil.
Celte manière de considérer le sommeil et les rêves semblera peut-être opposée à plusieurs phénomènes, qui, si on les jugeait sur leurs apparences les plus frappantes, pourraient être regardés comme des sensations proprement dites, et comme des mouvemens volontaires.
En effet, pendant le sommeil, plusieurs sens peuvent être affectés, et c’est même, comme nous le verrons, par ces affections que commencent plusieurs rêves ; ainsi, la chaleur, le froid, le contact d’un corps étranger, occasionnent une impression et même une impression plus forte que pendant la veille. Plusieurs sentimens intérieurs de douleur, divers genres d’oppression, de souffrance quelconque, se font également éprouver pendant le sommeil.
Ces impressions, quoique très-vivement ressenties, au moins dans un grand nombre de cas, ne sont point l’objet d’une [p. 249] opération correspondante et active de l’entendement ; elles ne sont ni comparées, ni jugées, ni rapportées à leurs véritables causes, mais elles donnent presque toujours lieu à des perceptions erronées, à des hallucinations que la raison ne peut corriger, puisqu’elle est suspendue : hallucinations qui font naître, lorsque le sommeil est léger, des rêves très-suivis, quelquefois très-bizarres, et entièrement étrangers à ce qui se passe pendant la veille.
Certains mouvemens que l’on exécute pendant le sommeil ou pendant les rêves, ne supposent pas davantage une coopération active de l’entendement, ni l’exercice actuel de la volonté : tels sont les mouvemens automatiques pour se couvrir dans son lit, pour changer de position, pour éviter un contact étranger ou prendre le vase de nuit : actions que l’habitude a rendues comme inséparables des impressions auxquelles elles correspondent.
Du reste, ce qui attire particulièrement l’attention des observateurs dans la disposition du sommeil, pendant les rêves, c’est cette manière d’être de l’entendement qui parait comme isolé, comme indépendant, dans son exercice, des objets extérieurs ; situation qui se rapproche souvent de la contemplation ou de l’extase, et qui fait employer presque comme synonymes de penser en général, ou de penser fortement, profondément à une chose, les locutions, rêver, songer, ou rêver, songer à cette chose, en faisant abstraction de tout autre objet d’intérêt ou de réaction.
Ces réflexions nous conduisent à examiner comment se forment les rêves, et quelle est la nature, le caractère des impressions et des idées qui s’y rapportent.
ARTICLE III. Comment et pourquoi se forment les rêves ? La première condition pour la formation des rêves, c’est une intelligence déjà exercée ou développée, un cerveau plus ou moins familiarisé avec la vie de relation. Ainsi, on peut et l’on doit même admettre que les animaux ont des rêves. Mais il serait contraire aux données d’une saine psychologie, de penser que les idiots, les fœtus dans leur premier sommeil, ou même les enfans quelque temps après la naissance, soient susceptibles de se trouver dans la même situation.
Une autre condition pour avoir des rêves, c’est l’état particulier et accidentel même du sommeil.
Pendant le sommeil qui succède, chez un homme robuste, à une fatigue modérée, à l’activité générale de la veille, on ne rêve jamais ou presque jamais ; mais cet état naturel du sommeil n’est guère moins rare que l’intégrité des forces vitale et l’harmonie des fonctions qui constituent la santé pendant la veille. Il peut être altéré ou modifié d’une foule de [p. 250] manières différentes, et donner lieu à une grande variété de rêves, depuis la rêvasserie et la rêverie, jusqu’aux rêves suivis des somnambules.
Parcourons d’une manière rapide les plus remarquables de ces diversités, dont chacun pourra trouver aisément des exemples dans ses observations particulières ou dans son expérience personnelle.
Lorsque l’on s’endort faiblement pendant le jour, debout ou assis, sur un bateau, à cheval, dans une voiture, et surtout pendant le travail d’une pénible digestion, cette situation n’est pas un véritable sommeil, mais son commencement, son premier degré ; c’est une somnolence fatigante et difficile.
II n’existe alors ni rêve, ni rêverie, mais une rêvasserie laborieuse. C’est le temps des images chimériques, des figures grimaçantes et mobiles, des apparitions bizarres, des configurations fugitives et transparentes comme des ombres qui se montrent sous toutes les formes, qui se brisent, se divisent et disparaissent avec autant de bizarrerie que de rapidité.
Les rêves qui se forment alors méritent à peine ce nom ; ils se bornent le plus souvent à des visions, des apparitions passagères, qui surviennent aussitôt que les yeux sont fermés, et qui disparaissent s’ils viennent à s’ouvrir comme une fantasmagorie au moment où l’on aperçoit tout à coup un rayon de lumière.
La plupart des causes qui peuvent déterminer l’insomnie peuvent aussi, et en agissant à un plus faible degré, rendre le sommeil assez léger, assez incomplet pour disposer à différentes espèces de rêves ou de rêveries. L’usage insolite du thé et du café, des boissons spiritueuses, mais surtout de l’opium donné à petites doses, excite même le cerveau au point de transformer le sommeil en une espèce de rêverie, qui devient quelquefois une situation très-douce et très-agréable. Tel fut le délire dont parle van Helmont d’après son expérience personnelle, et qu’il éprouva après avoir pris une très-petite quantité d’aconit napel : rêverie qui fut caractérisée, selon ses propres paroles, par la facilité, la rapidité de ses pensées, une élévation et une clarté intellectuelles qui lui causaient le plus grand plaisir.
L’excitement du cerveau, qui peut dépendre d’une irritation fébrile, d’une congestion sanguine, ou d’une agitation spasmodique, n’est pas moins contraire au sommeil complet et naturel, et appartient par cela même aux causes prédisposantes des rêves ; ce qu’il serait facile de prouver par de nombreux exemples, tirés soit de la pratique de la médecine, soit seulement de la vie privée de tout homme accoutumé à donner quelque attention aux variations de sa santé, et aux accidens physiques de son existence. [p. 251]
D’autres dispositions, l’activité immodérée de la veille, des exercices violens ou inusités, tels que l’équitation, la chasse pour des personnes nerveuses et sédentaires, une grande préoccupation morale, une forte contention d’esprit, avant de s’endormir, donneront également au sommeil le caractère de somnolence ou de trouble qui fait rêver, même sans le concours des causes efficientes ou occasionnelles, qui déterminent les songes pendant un sommeil plus profond ou moins agité.
Ces dernières (les causes efficientes) sont toutes les circonstances qui peuvent provoquer des impressions intérieures ou extérieures assez fortes pour rappeler par association, avec plus ou moins de latitude, suivant les dispositions individuelles, différens groupes d’idées ou d’images illusoires, décousues, incohérentes, accompagnées ou non accompagnées des actions musculaires qui en sont comme inséparables pendant la veille, telles que les actions de parler, gesticuler et crier.
Ces causes extérieures qui peuvent occasionner différens rêves sont très-nombreuses. Telles sont, pour plusieurs personnes, les plus petites différences dans la manière d’être couché, un lit trop chaud, l’impression subite du froid, la compression de quelques parties, la position involontaire du corps de manière à occasionner une sensation pénible, ou bruit inaccoutumé dans l’appartement où l’on est endormi, en un mot, tout ce qui peut exciter le sens du toucher ou de l’ouïe, sans provoquer d’ailleurs l’activité spontanée de l’entendement, ce qui occasionnerait nécessairement le réveil en sursaut, et non pas le rêve ni la rêverie.
Les causes d’impression intérieures qui font rêver, sont beaucoup plus nombreuses que les causes externes du même phénomène. La plus fréquente, la plus évidente de ces causes, c’est l’irritation même du cerveau, primitive ou consécutive à une augmentation d’action ou l’engorgement de ses vaisseaux, les divers genres d’ébranlement et d’émotion que ce viscère peut éprouver pendant le sommeil, soit aux approches, soit pendant le développement de plusieurs maladies.
On doit rapporter à la même espèce de causes les divers genres d’impression ou de travail morbide plus ou moins pénibles, l’oppression, l’embarras, la difficulté dans l’action du cœur et des gros vaisseaux, le trouble nerveux de ces organes sous l’influence d’une autre maladie ou à la suite des passions convulsives ; plusieurs états fébriles, plusieurs lésions organiques des viscères du bas-ventre et de l’estomac en particulier, l’état spasmodique de ce dernier, les distensions gazeuses, le travail d’une digestion pénible, une constipation opiniâtre, [p. 252] enfin, les nombreuses aberrations de sensibilité qui se rapportent à l’hypocondrie et à l’hystérie.
Les congestions sanguines, l’inflammation latente et chronique des différens organes, l’irritation générale, soit nerveuse, soit vasculaire, qui précède ou qui accompagne la menstruation chez la plupart des femmes ; la plénitude de la vessie, la présence d’un calcul dans ce viscère, l’inanition, la continence forcée, l’atonie, l’aberration de sensibilité et de tonicité des organes de la reproduction à la suite de l’exercice immodéré de ces organes, se lient également à des sensations intérieures qui deviennent souvent la cause occasionelle et le point de départ de plusieurs rêves très-singuliers, et dont il existe un grand nombre d’exemples.
ARTICLE IV. Comment les rêves deviennent sensibles, et que doit–on entendre par la clarté ou la lucidité des songes ? L’effet des différentes causes de rêves que nous venons de passer rapidement en revue, n’est pas toujours sensible, surtout si le sommeil demeure trop profond, et l’on voit très-aisément, avec un peu de réflexion, qu’il est possible, dans certains cas particuliers, de rêver sans le savoir. Ainsi, les somnambules sont plongés dans un sommeil très-profond, que l’on ne peut interrompre que par des impressions fortes et même douloureuses. Ils ignorent entièrement leurs rêves ; c’est pour eux une existence à part, l’effet d’une disposition morbide du cerveau qui peut se comparer sous quelques rapports à certaines aliénations mentales. Au moment de leur réveil, ils ne conservent aucune espèce de souvenir de ce qui vient de leur arriver, et Darwin a très-judicieusement remarqué à ce sujet qu’une femme qui rêvait tantôt sans parler, tantôt en parlant, avec une disposition qui tenait au somnambulisme, se souvenait très-bien de ses rêves dans le premier cas, mais jamais dans le second.
Dans l’acception ordinaire, avoir des rêves, c’est donc les sentir, en conserver au moins l’impression et le souvenir. C’est là ce que Formey a justement appelé la clarté, la lucidité des songes. Elle exige nécessairement que le sommeil, sans être troublé ou agité, soit plus léger, moins profond que pendant un premier sommeil, et c’est alors que s’établit, dans un cas de rêves plus ou moins suivis, la clarté ou la lucidité des songes.
Cette manière de dormir, nécessaire non-seulement pour avoir, mais pour sentir ses rêves, dont le philosophe que nous venons de citer parait avoir senti le premier toute l’importance, est la condition rigoureuse de leur clarté ou lucidité ; lorsqu’elle vient à manquer, les rêves qui se forment [p. 253] sont comme non avenus par celui qui les a faits, du moins dans leur ensemble, de telle sorte qu’il ne nous reste le plus souvent qu’une notion vague, un sentiment obscur et indéterminé de souffrance et d’agitation.
Différentes personnes se rappelleront sans doute que plusieurs fois il leur a paru qu’elles avaient fait des rêves semblables ; et celui qui trace rapidement ces réflexions, en citerait aisément plusieurs exemples d’après sa propre expérience, c’est-à-dire en faisant usage du Journal qu’il a cité, et qui lui a fourni en grande partie les matériaux de cet opuscule. Si la condition dont nous parlons est remplie pendant toute la durée d’un songe ou de plusieurs songes, les rêves seront lucides ou sensibles. Plusieurs de ces rêves pourront être assez suivis, assez étendus, paraitre différer à peine de la veille, n’en pas différer même, si celui qui les a faits manquait assez de mémoire et de jugement pour reconnaitre cette différence ; de telle sorte qu’il serait possible d’admettre alors ce que dit Buffon des rêves des animaux, que ce qu’ils ont rêvé leur est véritablement arrivé : ce qui parait bien plus évident, bien plus remarquable dans certains songes qui sont devenus les causes occasionelles on plutôt le premier symptôme de la folie, comme nous aurons occasion de le remarquer avec quelques détails dans une autre partie de ces considérations.
Dans le cas où les limites entre les rêves et la réalité de l’existence sont à peine sensibles, mais cependant assez marquées pour qu’il soit possible de les reconnaitre avec un peu de mémoire et d’attention, on sera porté à croire que les choses se sont ainsi passées : il faudra de la réflexion pour se persuader le contraire, et souvent alors le rêve se montre à nous comme un incident qui nous afflige ou qui nous plaît, que l’on voudrait interrompre ou prolonger, et qui aurait ajouté tout-à-coup au bonheur ou au malheur de notre existence
Le philosophe que nous venons de citer remarque avec autant de justesse que de sagacité, que si un homme avait habituellement et chaque nuit de pareils rêves, on pourrait penser que son existence est doublée, que sa manière d’être pendant ces songes est aussi essentielle, aussi importante que sa manière d’exister pendant la veille, et qu’elle doit exercer autant d’influence sur le bonheur et sur le malheur de cet être singulier. D’après ces réflexions, il est facile d’apercevoir pourquoi on rêve si rarement pendant le premier somme, excepté dans les cas déterminés de maladie, et pourquoi, d’une autre part, le sommeil devenant plus léger le matin, c’est-à-dire dans sa dernière partie, les songes deviennent alors plus fréquens, plus lucides, et ont si souvent, dans cette [p. 254] circonstance, le caractères d’une agréable rêverie qu’il ne faut pas confondre avec la somnolence, la rêvasserie ; l’une étend la fin d’un sommeil naturel et paisible, l’autres le commencement d’un sommeil accidentel et incommode.
Il sera facile de rapporter à cette disposition du sommeil, nécessaires pour avoir reconnaitre des rêves, plusieurs faits de détail, qui sans doute ont souvent été remarqué par les personnes accoutumées à observer sur elle-même une partie de ces phénomènes points conseils mêmes d’une manière générale que l’homme en santé ne restera pas ou restera très rarement, si une chaleur incommode, une compression, un changements dans la manière d’être, etc., ne tarde pas à rendre sa manière de dormir plus superficielles. On sait également, et par les observations les plus communes, que l’homme qui rêve souvent, indépendamment de ces circonstances, éprouve une indisposition momentanée, vous-même les premiers symptômes d’une maladie qui n’est point encore sensible ni observable pendant la veille ; qu’il s’est agité, soit physiquement, soit moralement, avants de dormir ; enfin qu’il se trouve dans un concours de circonstances ou d’occurrences qui rendent son sommeil léger, plus agités et différents deux ce qu’il doit être chez un homme en parfaite santé pendants son premier sommeil.
Cette clarté, cette lucidité des songes sont susceptibles d’ailleurs d’un grand nombre de degrés et de variations ; ainsi il y a un terme, un point où cette clarté commence ; et dès lors le rêves est sensible et remarquable. Elle peut diminuer ou augmenter plusieurs fois pendant le même songe ou pendant une suite de songes, suivant le degré du sommeil ; s’est ainsi du moins que l’on explique ces espèces d’obscurités qui couvrent et dérobent à notre mémoire la partie d’un rêve, tandis que les autres demeurent présentes à notre souvenir. Ces nuances varient à l’infini, suivants que nous nous éloignions davantage de la veille ou du sommeil. Formey remarque avec raison que, pour un homme qui rêverait pendant toute la nuit, et dont les songes auraient toujours un certain degré de clarté sensible, on pourrait mettre en doute si cette manière d’exister n’est pas aussi essentiel que ce qui se passe pendant la veille, ou si du moins ailes n’influerait pas autant sur le bonheur ou le malheur de cet être singulier.
Nous le tarderons pas à revenir sur ce même fait de la lucidité des songes pour en tirer des conséquences qui s’applique directement à l’explication de leur marche, de leur développement, de l’incohérence et de la confusion des idées qui se succèdent où se combinent de différentes manières pendants leur durée.
La marches des rêves, leurs développements, la successions [p. 255] ou la combinaison des idées pendant leur durée, sont une suite nécessaire, une conséquence rigoureuse de la suspension des opérations actives et directes de l’entendement, réunie d’ailleurs à d’autres circonstances qui peuvent augmenter ou diminuer le désordres et l’incohérence plus présentent en général cette successions et cette combinaison.
Il suffira de réfléchir sur ses propres songes pour se rappeler que cette succession, cette combinaison, présentent toujours ou presque toujours cette incohérence ou ce désordre, et qu’il nous est impossible, au milieu de ces mouvemens involontaires et tumultueux de l’esprit, de prolonger, de retenir les impressions agréables, ou de chasser les fantômes effrayans et les images terribles.
Il reste bien sans doute, dans le plus grand nombre des rêves, quelque chose du sentiment de sou individualité, de son moi, de sa manière d’être constante et fondamentale : ainsi, et comme le remarque Darwin. une femme ne rêvera pas ordinairement qu’elle est soldat, ni un soldat qu’il est en couche ; néanmoins, et dans plusieurs circonstances, des perturbations de ce genre ont lieu pendant les rêves. Les choses les plus éloignées paraissent se réaliser et se rapprocher dans une foule de représentations qui se succèdent avec rapidité, et dont le plus souvent il est impossible de reconnaitre les passages et les ruptures. On peut aller alors jusqu’a perdre le sentiment de son existence habituelle, jusqu’a se voir avec une nouvelle existence, une nouvelle profession, un autre âge, un autre sexe, ainsi que dans quelques aliénations mentales. Quant aux rapports au temps et de l’espace, ils ne sont pas conservés dans les songes. Relativement à cette dernière circonstance, le rêve pourrait être comparé à un drame défectueux, sans unité de temps et de lieu, rempli d’anachronismes et de disparates de toute espèce.
« On se représente bien, dit Buffon, les personnes que l’on n’a pas vues, et même celles qui sont mortes depuis plusieurs années ; on les voit vivantes et telles qu’elles étaient ; mais on les joint aux choses actuelles et à des personnes d’un autre temps ; il en est de même de l’idée du lieu ; on ne voit pas les choses où elles étaient, et on les voit ailleurs où elles ne pouvaient être. »
On s’étonnerait sans doute de la circonstance où les choses arriveraient autrement, si on se rappelle l’idée que l’on doit avoir de l’état du cerveau et des facultés mentales pendant le sommeil et dans les rêves. Nous avons vu combien cet état avait peu de ressemblance avec le délire auquel il est si souvent assimilé d’après une observation superficielle, et dans les vues d’un opinion toute vulgaire et populaire. Le résultat de cette [p. 256] comparaison nous a évidemment démontré que toute, l’activité intérieure ou mentale se trouvait conservée dans le délire, qu’elle était au contraire suspendue dans les songes, et que, par une suite de cette disposition, les impressions n’étaient point jugées : l’association des idées était livrée dans la plus grande latitude à tout son développement.
Cette situation de l’âme, sur laquelle nous devons revenir en ce moment, n’a donc rien en effet qui se rapproche du délire, et pourrait bien plutôt être comparée à la démence qui consiste également dans une faiblesse, dans une insuffisance de l’entendement, et non pas dans son excitement, comme chez les maniaques ou les monomaniaques.
Cette nullité mentale, cette espèce de démence pendant les rêves, n’est que temporaire, toujours récente et indépendante d’une lésion quelconque du cerveau, dont les fonctions ne sont pas suspendues, mais affaiblies et en grande partie détruites chez les insensés.
On voit ainsi pourquoi, pendant les rêves, l’entendement conserve toute son activité intérieure et l’aptitude à une foule d’oscillations et de mouvemens spontanés qui résultent, avec plus ou moins d’étendue, du développement intellectuel propre à chaque individu de l’espèce humaine ; on voit aussi pourquoi l’association, soit entre les impressions et les idées, soit entre les idées et certains mouvemens organiques, a bien plus de force dans les rêves que dans la démence, pendant laquelle les objets extérieurs agissent encore sur les sens, troublent, ralentissent sans cesse la marche de cette association dont le développement est assez suivi, assez régulier dans certaines espèces de songes.
Du reste, cette association abandonnée à son propre mouvement dans les rêves, est une de ces circonstances qui en font le mieux concevoir la bizarrerie et l’incohérence.
Pendant l’état de veille, elle n’est point ainsi livrée à elle-même, et sa marche est assujétie à certaines lois, à certaines règles.
Chacune des idées de l’homme dont l’intelligence est parvenue à un certain degré de développement, ne s’est pas établie séparément dans son esprit ; elle y est entrée avec plusieurs autres idées qui s’y rattachent par leur analogie, par leur co-existence et par toute autre espèce de relation. Lorsque l’une de ces idées se présente de nouveau, elle en rappelle nécessairement plusieurs autres avec une vivacité, un entrainement que les esprits médiocres ne savent pas toujours maîtriser. On dirait que l’intelligence, entrainée par chaque idée nouvelle qui la frappe, se jette comme dans une espèce de sillon qui la conduit involontairement dans plusieurs autres. C’est ainsi [p. 257] que le simple son ou l’idée d’une cloche, pourra faire naître tout-à-coup, tantôt l’idée du triste appareil d’un convoi funèbre, tantôt l’idée d’une solennité religieuse, et, dans un autre cas, l’image d’une pompe conjugale, selon l’état présent de notre sensibilité et la manière dont toutes ces choses se sont enchainées dans notre esprit ; c’est là ce que l’on appelle la liaison ou l’association des idées, qui peut s’étendre, chez les sujets mobiles, aux différentes actions corporelles qui ont le plus de rapport avec ces idées, et qui leur succèdent ou leur correspondent dans certaines habitudes de la vie.
Toutefois cette liaison, cet enchainement des idées, sont ordinairement l’objet de notre attention ; ils peuvent être restreints, arrêtés, étendus, dirigés ou modifiés d’une manière quelconque, soit par une volonté forte et une raison exercée, soit par la présence des objets qui nous entourent et qui, sollicitant continuellement notre attention, ne permettent jamais à cette liaison des idées d’avoir toute la liberté et l’entrainement dont elle serait susceptible.
Cette même association, loin de s’affaiblir pendant un sommeil léger et dans la plupart des rêves, a beaucoup plus de liberté, d’étendue, d’entrainement que pendant la veille.
Une impression plus ou moins vive la provoque en général tout à coup dans les songes, qui sont déterminés par des causes occasionnelles évidentes, telles qu’une manière d’être couché, nouvelle et incommode, ou une affection intérieure plus ou moins pénible.
En effet, cette impression rappelle soudain, d’une manière véritablement automatique, certains groupes, certains assemblages d’idées ou d’images qui s’y rattachent d’une manière quelconque, mais dont l’enchainement est continuellement interrompu par d’autres liaisons incidentes d’images ou d’idées qui se succèdent, se croisent dans tous les sens, avec ce désordre, cette confusion qu’aucune puissance intellectuelle ne maîtrise alors, et que l’on peut regarder comme la nature ou l’essence du rêve ; seulement, et si le songe à très peu de durée, s’il est interrompu tout-à-coup, soit par un réveil en sursaut, soit par un sommeil plus profond, cette association est moins irrégulière, moins bizarre, et, le rêve peut être susceptible, jusqu’à un certain point, d’une interprétation médicale.
Une personne dont Stewart rapporte l’exemple, ayant fait appliquer dans un état d’indisposition, une boule d’eau très-chaude à ses pieds, rêva faisait un voyage au mont Etna. Une autre, citée par le même, ayant un vésicatoire sur la tête, s’endormit, et fit un rêve très-long, très-suivi, et dans lequel elle se voyait prisonnière et sur le point d’être mise à mort par les sauvages d’Amérique. [p. 258]
Plusieurs impressions intérieures de douleur produisent également des rêves qui se rattachent quelquefois à ces affection d’une manière plus ou moins directe. Les cauchemars les plus pénibles sont ceux des personnes qui ont des spasmes du bas-ventre, ou une respiration très-difficile, ou une maladie du cœur et des gros vaisseaux. Les hypocondriaques, les femmes nerveuses, hystériques, enfin tous les individus qui ont des digestions laborieuses sont exposés aux mêmes rêves.
Frappées de ces rapports entre les rêves et leurs causes occasionnelles, quelques personnes ont pensé avec raison que plusieurs perceptions, plusieurs idées qui se présentent à l’esprit pendant les rêves ne sont pas complètement erronées ou illusoires.
- le professeur D., avec lequel je m’entretenais un jour de ces importantes matières, m’a paru convaincu, d’après ses observations et son expérience personnelle, que les rêves pendant lesquels on est fortement préoccupé d’une idée particulière, de l’idée, par exemple, que l’on se trouve plongé dans l’eau ou au milieu d’un incendie, qu’un membre est gelé ou mort, etc., dépendent d’un état morbide et déterminé de l’organisation.
Il étend son opinion, et d’après des vues de physiologie très-élevées, aux rêves dans lesquels on croit recevoir un coup violent à la tête, on à ceux dont le développement fait croire que l’on est pressé par une résistance insurmontable, ou tourmenté par l’embarras de trouver son chemin dans une espèce de labyrinthe, ou â travers des précipices, des sinuosités, des détours, que l’on ne pourrait franchir sans s’exposer à être étouffé.
Ces faits, et ceux que nous ayons cités, ne permettent pas d’élever le moindre doute sur la réalité de certaines idées, en apparence illusoires, qui forment le fond des rêves, et sur leur rapport avec leurs causes occasionnelles : liaison que nous aurons occasion de développer en traitant de l’interprétation médicale des songes.
Quoi qu’il en soit, l’association illimitée et incoercible des idées pendant les rêves, est une des causes principales de la bizarrerie et du décousu qui se présentent à un si haut degré dans la plupart des songes, Du reste, l’état du sommeil qui est nécessaire, comme nous l’avons vu, pour avoir ou du moins pour sentir des rêves, pouvant tout à coup augmenter ou diminuer, paraitre disparaitre dans le même songe, on conçoit combien une pareille manière d’être doit ajouter à cette incohérence et ces disparates.
Un philosophe que déjà nous avons cité avec de justes éloges, a observé que dans ces cas où le sommeil devient alternativement plus profond on plus léger, certaines parties d’un rêve s’effacent, disparaissent complètement, tandis que les parties [p. 259] lucides ou sensibles se présentent avec l’apparence d’un seul rêve, ou, et ce qui ajoute encore aux disparates, à la bizarrerie de ces vaines représentations, se combinent avec les portions également disjointes et divisées d’un second et d’un troisième rêve qui succèdent au premier.
Il n’est pas impossible que par un changement de situation ou par la diminution subite d’une oppression intérieure, un rêve tel que le cauchemar change tout à coup de nature, et s’achève, avec l’idée que l’on exécute sans effort plusieurs mouvemens assez difficiles et assez compliqués. Je me suis trouvé plusieurs fois dans une position semblable. Dans un de ces rêves, je voyageais avec M. D*** : arrivés à une rivière, il nous fallut prendre le parti de parvenir a un bateau eu traversant une assez grande étendue d’eau, au moyen de pierres placées de loin à loin, et sur lesquelles il fallait successivement passer. M. D*** fit rapidement ce trajet, mais je ne pus l’imiter ; j’atteignit cependant, et en tremblant, les deux premières pierres avec toute l’angoisse de la crainte, et, à la troisième, je me laissai tomber dans l’eau ; alors l’impression de cette chute ayant sans doute rendu mon sommeil plus léger, mon rêve ne changea pas de sujet à la vérité, mais de nature. J’ai cru faire des efforts bien entendus avec toute la présence d’esprit possible pour ne pas me noyer, et sans avoir le sentiment oppressif de l’insuffisance ou de l’impossibilité d’agir qui constitue le cauchemar.
ARTICLE VI. Du caractère des sensations et des idées pendant le rêve, et des perceptions illusoires en particulier. L’action des objets extérieurs sur les sens, les impressions, les sentimens qui résultent de l’irritation, de la souffrance de plusieurs organes internes, ne sont pas suspendus pendant le sommeil. Nous venons même de remarquer qu’ils sont le plus souvent la cause occasionnelle, et le point de départ de plusieurs rêves ; mais les sensations externes ou internes n’excitent pas l’attention, ne donnent pas lieu à une sensation proprement dite ; car, dans ce cas, on serait nécessairement réveillé. Cependant, et si le sommeil n’est pas trop profond, elles peuvent rappeler d’une manière assez constante certaines séries d’idées plus ou moins étendues : ce qui formera des rêves plus ou moins suivis, ayant plus ou moins de durée.
Un excellent observateur de lui-même, M. G*** ayant l’habitude de laisser du feu allumé pendant toute la nuit dans sa chambre à coucher, a fait souvent un rêve qui pouvait aisément se rapporter au pétillement, à la légère détonation d’une ou de plusieurs étincelles dont son oreille avait été frappée pendant un sommeil plus léger ; ce qui ne lui est d’ailleurs jamais arrivé dans son premier somme. [p. 260]
L’exemple suivant ne me parait pas-moins propre à prouver que les impressions éprouvées pendant le sommeil, ne peuvent faire naître une sensation actuelle ou directe, taudis qu’elles rappellent avec la plus grande facilité les sensations antérieures, les idées acquises, les habitudes de pensées ou de mouvement contractées par le genre de vie.
Ce rêve, également survenu dans un premier sommeil, avait pour cause efficiente, pour premier nœud, le froid du matin qui m’avait subitement frappé sans me réveiller. Pendant toute sa durée, j’étais fortement convaincu qu’une croisée de ma chambre à coucher était restée ouverte pendant la nuit par la négligence d’un domestique, et je m’expliquais ainsi l’espèce de frisson que j’éprouvais dans mon lit. Je fus même réveillé par cette sensation ; mais ma conviction était telle que je me levai alors pour aller fermer ma croisée, et que je fus tout surpris de voir qu’elle n’était pas ouverte.
Les impressions qui, sans exciter de véritables sensations, font naître différens rêves, sont du reste beaucoup plus vives, plus fortes que pendant la veille.
En effet, des stimulations, des irritations, qui seraient à peine senties lorsque l’on n’est pas endormi, telles que la piqûre d’un insecte, le plus léger bruit, un faible sentiment de chaleur ou de froid, la feuille de rose ployée sous les membre du sybarite, acquièrent pendant le sommeil une énergie, une intensité qui, sans l’interrompre, le rendent moins profond, et deviennent tout à coup l’occasion et le point de départ d’un rêve. Cette disposition vraiment curieuse de la sensibilité pendant le sommeil, n’avait point échappé à la sagacité d’Aristote. Ce philosophe remarque très-judicieusement qu’elle conduit à découvrir, comment certaines émotions profondes ct intérieures, qui dépendent d’un commencement de maladies graves, sont inaperçues pendant la veille, tandis qu’clles occasionnent des rêves particuliers, et que l’on pourrai regarder comme le prélude ou les premiers symptômes de ces maladies.
Cette vivacité, cette intensité des impressions pendant le sommeil et pendant les rêves, rend en partie illusoires ou fausses les perceptions qu’elles excitent, ou les idées qu’elles rappellent. Ainsi la piqûre d’un insecte ne sera pas seulement prise pour un coup d’épée pendant un sommeil léger, mais pourra devenir l’origine d’un rêve, dans lequel on se verra au milieu d’une action assez bien suivie sur un champ de bataille.
Une jeune dame à laquelle je donnais des soins pour une indisposition, et que je trouvai tout émue au moment de ma visite, me raconta, pour expliquer ce trouble, qu’ayant rêvé qu’un homme s’était introduit dans son appartement, elle s’était réveillée en sursaut, et précipitée hors de son lit en criant [p. 261] au voleur. Ce songe, dont je cherchai à découvrir le développement, avait eu pour origine l’application du bras même de la rêveuse, engourdi et froid, contre son sein, ce qu’elle avait pris pour un contact hostile et étranger.
Une autre personne à laquelle je donne également et habituellement des soins, rêve constamment qu’on lui fait des ligatures douloureuses aux jambes quand elle s’endort après avoir été très-fatiguée.
Les idées, les images qui se présentent à l’esprit pendant les rêve sont quelque chose de la force, de la vivacité des impressions qui les ont rappelées par voie d’association. C’est ainsi du moins que l’on conçoit comment la plupart des rêves ne sont jamais indifférens, et qu’ils sont en général charmans ou terribles. Cette disposition n’avait point échappé à Homère, qui dit en parlant d’Agamemnon, que la vois de Jupiter qui s’était fait entendre à ce roi des rois pendant son sommeil, retentissait encore à son oreille lorsqu’il fut éveillé.
Un autre caractère de ces mêmes idées pendant les rêves, c’est la rapidité de leur succession, leur mobilité, si opposées à ce qui se passe pendant la veille. Rien ne s’opère alors avec labeur ou effort. On croit lire ou composer des discours entiers avec une facilité qui dorme à cette situation toutes les apparences d’une inspiration. On croit franchir avec la même promptitude les plus grandes distances dans le temps ou dans l’espace, ou achever sans fatigue et sans peine une tâche très-compliquée et très-difficile. La plupart des savans et des gens de lettres trouveront aisément dans leur expérience des exemples de cette mobilité et de cette facilité dans la marche des idées pendant leurs rêves.
Cet illustre fou, qui était si savant, et qui eut quelquefois des éclairs de raison si extraordinaires, Cardan, croyait avoir composé un de ses ouvrages en songe ; d’autres ont résolu des problèmes ou terminé les calculs les plus difficiles de la même manière, ou composé des poèmes, des sermons, des partitions très-compliquées de musique.
Condillac, fit plusieurs fois des observations de ce genre sur lui-même, avait remarqué d’une manière plus particulière que, pendant qu’il travaillait à son Cours d’études, il avait souvent abandonné avant de s’endormir un travail qu’il avait trouvé développé et achevé le matin à la suite de ses rêves.
Voltaire eut souvent occasion de faire la même remarque : il croyait un jour avoir rêvé le premier chant de la Henriade autrement qu’il l’avait composé. Frappé de cette singularité, « J’ai dit en rêvant, écrivait-il, des choses que j’aurais dites à peine dans la veille ; j’ai donc en des pensées réfléchies malgré moi, et sans y avoir la moindre part ; je n’avais [p. 262] ni volonté ni liberté, et cependant je combinais des idées avec sagacité et même avec quelque génie. »
Francklin, qui éprouva quelque chose de semblable sans en reconnaitre mieux que Voltaire la véritable cause, était alors persuadé qu’il avait été instruit en rêve de l’issue des affaires qui le tourmentaient le plus dans Je moment (Cabanis, T. II, p. 4-9).
Au reste, cette rapide succession des idées et des images, ce mouvement, ce travail, en apparence si prompts et si faciles de la pensée pendant les rêves, sont une conséquence directe de la manière d’être du cerveau. Cet organe n’opère point alors par action, par efforts, mais par une association d’idées et d’impressions qui peut devenir assez régulière, et donner lieu à des séries bien enchainées de conceptions, pendant un sommeil très-léger, chez les personnes d’un esprit exercé, dont l’entendement a été fortement excité avant de s’endormir, et pour lesquelles cette circonstance est déjà une cause prédisposante de songes.
Du reste, les idées dont la succession tantôt régulière, et tantôt et plus souvent confuse et bizarre constituent les rêves, se rapportent plus au sens de la vue qu’aux autres organes des sensations. C’est un fait assez général et bien connu, que l’on voit plus souvent que l’on n’entend dans les rêves, ce que l’on concevra facilement en remarquant que les perceptions qui appartiennent au sens de la vue sont les plus nombreuses, les plus rapides, qu’elles forment comme le fond de l’intelligence, et qu’elles sont plus susceptibles qu’aucune autre d’être rappelées par voie d’association. On croit toutefois entendre ou toucher, mais très-rarement goûter et odorer dans quelques espèces de songes. Ajoutons que les croyances, les opinions, les sentimens, en un mot l’existence morale, la vie intellectuelle, ayant plus de mobilité, plus d’indépendance des organes que les autres manières d’être ou de sentir, n’exigeant point, par cela même pour se renouveler et se reproduire par l’association, le concours de leurs causes directes ou primitives, elles doivent se retrouver plus souvent dans les songes même des homme vulgaires, que les notions ou les perceptions qui se rapportent à la vie animale ou corporelle.
Lorsque les choses se passent différemment, lorsque l’on croit entendre distinctement pendant les rêves, des bruits, des détonations, des cris, des voix, ou même des combinaisons et des successions de sons, une véritable musique, on peut souvent attribuer cette singularité à de véritables hallucinations, qui ont lieu alors chez les personnes qui rêvent, comme chez les maniaques ou les monomaniaques, La même remarque s’applique à certaines perceptions, et même à des idées plus [p. 263] erronnées, qui se rapportent aux autres organes des sensations.
Nous avons remarqué que la plupart des idées et des impressions, dont l’assemblage forme les rêves, quoique illusoires par rapport aux objets extérieurs, dont on croit éprouver l’action et la résistance, ne pouvaient pas être regardées comme entièrement illusoires, si on les considérait dans leur liaison avec le dérangement ou la souffrance des organes qui font naître ces perceptions. Ce que nous entendons par hallucinations diffère entièrement de ces perceptions et de ces idées, dont il est toujours possible jusqu’a un certain point de reconnaitre la cause occasionnelle ou l’origine ce sont, ainsi que l’indique ce mot dans son acception étymologique, de véritables méprises, des illusions, des visions si complexes, de perceptions si évidemment morbides ct erronées, que l’on ne peut les attribuer qu’a une altération plus ou moins profonde du cerveau ou de l’entendement ; elles sont simples, bornées à de simples perceptions, isolées, ou composées et formées de notions abstraites cc intellectuelles. Nous désignerons les premières sous le nom d’hallucinations sensoriales, et les autre sous le titre d’hallucinations intellectuelles.
Dans les hallucinations sensoriales, on voit, on touche, on entend des choses qui n’existent pas, ou 1’on perçoit des odeurs, des saveurs également illusoires, et que 1’on ne peut attribuer à une lésion des sens qui produit une autre espèce d’illusions ou d’hallucinations. Parmi les aliénés qui sont tout à coup assiégés, au milieu de leur délire, par ceci perceptions erronées, les uns voient comme Pascal un gouffre de feu toujours prêt à les engloutir, ou marchent avec crainte et précaution, se croyant placés sur un sol enflammé et volcanique ; d’autres se sentent déchirés par des coups, des atteintes violentes, par des aspérités ou des pointes dont ils cherchent continuellement à éviter le contact ; d’autres enfin font des efforts continuels pour repousser des odeurs ou des saveurs désagréables et importunes.
Les hallucinations mentales sont de véritables apparitions, et un délire plus ou moins fort se joint à la folie, la complique, et en est quelquefois lé point de départ ou l’origine.
Parmi les personnes dominées, subjuguées par les hallucinations, les unes entendent des conversations entières de personnages illusoires, y prennent part, disent les choses les plus spirituelles et les plus ingénieuses, ainsi qu’il arriva à l’infortuné et célèbre Tasse, lorsqu’il croyait régulièrement chaque jour, à une heure déterminée, avoir un entretien avec une intelligence céleste ; d’autres croient avoir assisté au sabbat, ou voyagé en paradis et en enfer, ont des visions plus ou moins compliquées, sont convaincues qu’elles ont été témoins d’événemens entièrement illusoires, comme d’une attaque ou d’une [p. 264] rencontre de voleurs, de la vue d’une personne morte et éloignée.
Les hallucinations, soit sensoriales, soit mentales, n’arrivent le plus ordinairement que comme des phénomènes consécutifs ; d’une manière périodique ,et pendant le développement des différentes espèces d’aliénation, sans appartenir à aucune d’elles en particulier. On en connaîtra d’autant mieux la nature, que l’on aura établit plus solidement, et d’après des faits, la distinction que l’on doit admettre entre la folie qui est un état permanent, l’effet d’une lésion essentielle de l’entendement, et le délire proprement dit, qui est un état accidentel et un effet de lésion passagère et symptomatique du cerveau. M. Esquirol, auquel on doit de bonnes observations sur cette importante distinction, a soumis les hallucinations souvent obscures et dissimulées de plusieurs fous, à des investigations très-ingénieuses à une sorte d’analyse, qui l’ont conduit à reconnaître le premier que les actes partiels du délire, servaient je plus souvent à expliquer chez les aliénés différens actes qui paraissaient sans motifs, et que l’on attribuait quelquefois à une manie sans délire sur laquelle cet habile observateur a élevé des doutes, qu’il est difficile de ne pas admettre.
D’une autre part, les hallucinations peuvent se manifester sans aliénation, et comme des accidens isolés de la vie, dont on est convaincu sans y ajouter d’ailleurs d’autre importance que celle que l’on accorderait à tout autre événement. La biographie des artistes et des gens de lettres en contient plusieurs exemples, les mêmes hallucinations sensoriales ou intellectuelles, quoique assez rares dans le plus grand nombre des songes, ont lieu quelquefois surtout pendant les rêves qui dépendent d’une irritation cérébrale primitive ou consécutive, et qui, par cela même, ont bien quelque analogie avec le délire dans les cas d’hallucinations pendant les rêves, on est fortement convaincu que l’on louche, mais surtout que l’on entend, que l’on louche distinctement comme dans l’état de veille. On a des visions, des apparitions, l’oreille est occupée de détonations, de bruits, d’une conversation, d’un concert : du reste, les perceptions illusoires se manifestent plus particulièrement dans les rêves essentiellement morbides, tels que ceux qui dépendent d’une migraine avec exaltation cérébrale, ou qui précèdent l’apoplexie, les fièvres ataxiques, l’épilepsie.
Les hallucinations plus compliquées, plus intellectuelles que sensoriales, pourront en outre avoir lieu dans les rêves qui dépendent quelquefois du concours d’une irritation cérébrale et d’un excitement intellectuel, cc qui arrive quelquefois chez les artistes ou les gens de lettres après une forte contention d’esprit et un grand effort d’imagination. Un des rêves les plus [p. 265] remarquables sous le rapport est celui auquel on est redevable de la fameuse sonate de Tartini, connue sous le nom de sonate du diable. Ce célèbre compositeur s’étant endormi, après avoir essayé en vain ne terminer une sonate, cette préoccupation le suivit dans le sommeil ; au moment où il se croyait dans un rêve, livré de nouveau à son travail et désespéré de composer avec si peu de verve et de succès, il voit tout à coup le diable lui apparaître et lui proposer d’achever sa sonate s’il veut lui abandonner son âme. Entièrement subjugué par cette première hallucination. il continue son rêve, accepte le marché proposé par le diable, et l’entend alors très-distinctement exécuter par le violon cette sonate tant désirée, avec un charme inexprimable d’exécution. Il se réveille alors dans le transport de son plaisir, court à son bureau, et note de mémoire le morceau qu’il avait terminé en croyant l’entendre ; espèce d’hallucination dont il n’existe peut-être pas un autre exemple aussi remarquable.
Les hallucinations peuvent-elles se former pendant le sommeil et devenir l’origine, la cause première d’un rêve, ou ne se développent-elles pas pendant les rêves qui ont pour cause prédisposante l’ébranlement ou certains ébranlemens du cerveau dont elles changent le sujet et la nature ?
Les faits nous manquent pour répondre d’une manière positive à cette question ; nous savons seulement qu’au milieu de plusieurs songes très compliqués et dépendans d’une disposition cataleptique, certaines hallucinations se manifestent seulement dans une partie assez avancée de ces rêves, et sans pouvoir en être regardées comme le point de départ ou l’origine. En s’en rapportant à l’expérience, on peut assurer que ce cas est le plus fréquent, s’il n’est pas le seul admissible. Tel était celui dans lequel se trouvait la jeune cataleptique dont parle Darwin ; dans son rêve périodique, et tout à fait analogue à l’extase vésanique, cette jeune demoiselle, âgée de dix-sept ans, était complétement isolée du monde réel ou extérieur, et plongée en apparence dans la contemplation la plus profonde. Différentes hallucinations se succédaient alors : elle s’entretenait surtout avec des personnages imaginaires, répétait leurs discours qu’elle croyait entendre, et y répondait avec beaucoup d’ordre et de facilité. Dans d’autres circonstances, elle crut avoir un livre sous les yeux, sentir certaines odeurs, entendre le bruit d’une cloche, ce qui l’affligea et lui fit dire dans un redoublement de mélancolie : Je voudrais être morte, sentiment qui la porta à s’asseoir sur son lit, en disant, comme si elle avait vu un drap mortuaire : « bien, j’aime la couleur noire, un peu plus long et un peu plus large, cela pourrait faire un cercueil. » [p. 266]
Il n’est pas impossible que les hallucinations profondes et graves, qui se développent, ainsi pendant certains rêves morbides, persistent après le réveil et deviennent le point de départ, le premier degré d’une aliénation mentale : j’ai donné pendant longtemps des soins à une jeune fille qui était devenue folle de cette manière et à la suite d’un rêve pendant lequel elle avait cru voir ou entendre un messager lui annoncer que sa famille était irrévocablement damnée pour les fautes qu’elle avait commises.
Odier de Genève a consigné dans la Bibliothèque britannique l’exemple d’une hallucination qui fut également suivie d’un état vésanique. Le sujet de cette observation était une dame de Lyon pour laquelle il fut consulté en 1778. En l’interrogeant avec soin pour saisir l’enchaînement des idées illusoires qui la préoccupaient, il parvint à découvrir que, dans la nuit uni précéda son aliénation, elle avait fait un rêve dans lequel elle avait cru voir sa belle-mère s’approcher d’elle avec un poignard dans l’intention de la tuer. Cette impression vive et profonde, se prolongeant pendant la veille, acquit une intensité, une fixité mélancolique et tous les caractères d’une véritable folie. Un médecin qui fut appelé, et qui, par défaut de lumière ou d’attention, ne remonta point à l’origine de cette maladie, sépara cette dame de son enfant, prescrivit la saignée, des bains, un vésicatoire sur la tête, des vomitifs, des purgatifs, etc. Madame… belle-mère de la malade, s’étant prêtée avec zèle et par tendresse à l’emploi de ces moyens, contribua à son insu a exaspérer l’état d’aliénation de sa fille. La malade raconta toutes ces circonstances à M. Odier avec une exaltation extrême, et comme la preuve incontestable des intentions criminelles de sa belle-mère. Cet habile médecin fit rendre l’enfant à la malade, en obtenant qu’elle consentirait qu’il fût allaité par une autre nourrice. Il exigea en outre que la belle-mère cessât de voir sa fille pendant quelque temps. Ce traitement eut un plein succès. La malade ne tarda pas à faire de la musique, à recevoir des visites, etc., et fut guérie sans avoir fait usage d’aucun médicament ; elle fut ensuite la première à revenir de ses préventions , et demanda elle-même à voir sa belle-mère.
Les sensations corporelles, les actions organiques, certains mouvemens très-suivis, très-composés, dont la réalité semble évidente dans la plupart des rêves, ne sont pas moins illusoires que les images, les représentations, les idées, les sentimens dont ils paraissent la suite ou la conséquence. Cependant certaines sensations pénibles ou agréables sont véritablement éprouvées pendant le développement de plusieurs songes, et pour le prouver, il suffira de rappeler ce qui se passe [p. 267] dans les rêves voluptueux chez les personnes qui se trouvent disposées à avoir de pareils rêves par un excès de continence, ou par les effets d’une préoccupation tendre et passionnée qui les poursuit pendant leur sommeil.
D’autres sensations, d’autres actions organiques peuvent aussi avoir lieu, et il n’est pas sans exemple que certains individus chez lesquels une congestion sanguine, la distension de la vessie, l’embarras catarrhal de la poitrine ont déterminé des rêves analogues à cette situation, aient eu des hémorragies, aient uriné ou expectoré sans se réveiller, et dans un songe dont ces opérations ont été le dénouement ou la dernière circonstance.
Quant aux actions, aux mouvemens plus compliqués dont nous avons parlé, et qui s’exécutent pendant les rêves, on en trouvera non-seulement des exemples chez les somnambules, mais encore chez les personnes qui gesticulent, qui crient en rêvant ou qui chantent, qui parlent et récitent des morceaux de prose ou de vers dont elles auraient un souvenir beaucoup moins facile et moins exact pendant la veille.
Ainsi, la jeune cataleptique que nous avons déjà citée au sujet des hallucinations qui surviennent pendant les rêves, chantait avec justesse, dans ses accès périodiques de rêverie, comme si elle avait eu un livre de musique ouvert sous les yeux, ou récitait des pages entières des poètes anglais les plus célèbres. Ces actions et celles des somnambules, qui sont dans quelques cas beaucoup plus compliquées et plus étendues, se trouvent, ainsi que les sensations corporelles ou les actions organiques, exécutées dans certains songes, tout à fait étrangers à un effort actuel de la volonté , ou à des opérations actives de l’entendement. Ces dernières ne pourrait avoir lieu sans provoquer le réveil qui ne survient pas dans ces rêves en quelque sorte vésaniques, ni chez les somnambules, dont tout le monde sait que les rêves singuliers sont ordinairement arrêtés par un sommeil plus profond, et qui n’est plus troublé par aucun songe : il faut donc trouver une autre cause pour expliquer ces actions, ces sensations ; c’est le grand et important phénomène de l’association, que la mobilité et l’excitement morbide du cerveau augmentent au point que, d’une part, certaines idées ou certaines impressions rappellent les autres idées ou les autres impressions qui s’y rattachent d’une manière plus ou moins directe ; et que d’une autre part, les sensations, les affections organiques, les opérations très-compliquées des différens appareils musculaires se reproduisent par une liaison involontaire, avec les différentes combinaisons de pensées qui en sont ordinairement inséparables pendant la veille. [p. 268]
ARTICLE VII. Du développement, de la marche et du sujet des différentes espèces de rêves. Les réflexions qui précèdent peuvent être considérées comme une analyse de l’entendement humain envisagé dans sa manière d’être pendant l’état de rêve en général, et sans avoir égard aux différentes espèces de rêves en particulier. Les données, les notions exposées dans ces premiers aperçus, nous permettent d’examiner maintenant comment les rêves se développent, quels en sont la trame ordinaire, le fond habituel, et comment même dans plusieurs cas, on peut les rapporter à certains points fixes et à des causes déterminées.
Plusieurs rêves sont si courts, si passagers, se succèdent avec tant de rapidité, que l’on chercherait en vain à suivre la progression, l’enchaînement des idées ou des perceptions qui en forment la trame incomplète et désordonnée. Ces rêves surviennent dans un sommeil incomplet, dans ce que l’on appelle la somnolence, état assez incommode dans lequel on se trouve, si l’on s’ endort pendant le jour sans être couché ; et qui peut être occasionné par l’effet de la chaleur, de la fatigue, d’une digestion laborieuse, enfin lorsque la réaction du cerveau, qui doit être entièrement suspendue pendant le sommeil, se conserve en partie, répond encore à certaines sensations, ou contribue à la station ou à toute autre altitude dans laquelle le corps n’est pas soutenu et reposé sur un plan flexible.
Tous ces rêves que l’on désigne avec raison sous le titre de rêvasserie n’ont aucune suite : ce sont des visions éphémères, des apparitions de figures grotesques, d’images indéterminées que l’on pourrait juger telles quelquefois dans sa somnolence, et comparer à certaines hallucinations de l’ouïe ou des autres sens dans certaines maladies.
Il faudra aussi rapporter à cette espèce de rêvasserie pénible ou laborieuse, l’état où l’on se trouve après un premier somme assez court, et dans lequel on est continuellement tourmenté par le retour opiniâtre d’une idée ou d’un petit nombre d’idées, qui, sans former un véritable rêve, reviennent continuellement pendant un sommeil troublé et si léger, si incomplet, que l’on peut reconnaître et juger jusqu’à un certain point combien il est incommode et pénible.
Plusieurs autres rêves plus suivis , et qui sont très-fréquens, paraissent également se former au hasard, ou du moins dépendre d’une agitation de l’esprit, d’un ébranlement du cerveau qui ne permettent pas de se livrer naturellement et complètement au sommeil. Nous en citerons pour exemple les rêves des enfans à la suite de leurs jeux les plus turbulens, ceux des chiens après une chasse laborieuse et passionnée.
Un des hommes que j’ai le plus aimes et que j’ai observé avec beaucoup de soin dans toutes les variations de sa santé [p. 269] pendant plusieurs années, eut à plusieurs reprises un de ces rêves dépendant de l’ébranlement cérébral après avoir, contre sa coutume, chassé pendant toute la journée qui avait précédé, en se trouvant exposé à une très-forte chaleur.
D’abord il s’était endormi pendant deux heures, et ce ne fut qu’après ce premier somme qu’il rêva qu’un homme qu’il voyait très-distinctement ouvrait la porte de sa chambre, et paraissait vouloir arriver jusqu’à lui avec les intentions les plus hostiles, ce qui l’effraya au point de le réveiller : alors il se leva ; s’étant bien assuré que l’apparition de son voleur était tout à fait illusoire, il se rendormit, fit de nouveau le même rêve et fut encore réveillé ; ce qui se répéta plusieurs fois jusqu’au moment où, fatigué de l’opiniâtreté de sa vision, il prit le parti de renoncer à un sommeil aussi pénible.
On aperçoit évidemment la cause occasionelle de ces différens rêves et des rêvasseries dont nous avons parlé ; mais en vain on voudrait en découvrir le premier nœud, le point de départ. Ce serait supposer la possibilité d’apercevoir la cause, la trace de l’ordre au milieu du chaos et de la confusion.
Quant au fond des rêves plus régulière ou plus suivis , plus composés, il dépend, en général, de l’étal naturel ou habituel du cerveau de celui qui rêve, ou de son état accidentel ou plus ou moins morbide, dans les cas où la trame des songes n’a rien de commun avec l’existence intellectuelle ou morale du rêveur, et se présente comme un événement isolé dans cette existence.
Les rêves qui se composent d’une trame, d’un enchaînement d’idées et d’images qui s’éloignent le moins possible de la manière d’être du rêveur, de ses habitudes d’esprit, de son caractère, devraient être les plus fréquens ; ils ne se forment cependant que dans l’état de santé et pendant le sommeil très-doux, et plutôt léger que troublé, lorsque ce sommeil est rendu nécessairement plus superficiel et tout à fait incomplet par la contention d’esprit et par l’agitation morale qui l’ont précédé.
Dans les autres cas, les idées, les notions qui, en dernière analyse, appartiennent à la somme des perceptions et des pensées qui constituent l’intelligence ou l’esprit de chaque personne, se combinent, s’associent pendant les rêves d’une manière extraordinaire et nouvelle , ou se rapportent plus particulièrement à certaines époques de la vie de cette personne, ou même à certains genres de connaissances ou d’affections dont elle avait à peine le souvenir pendant la veille.
Ce rapport des rêves avec certains genres particuliers d’événemens est plus marqué pendant la vieillesse qu’a aucune autre époque de la vie ; aussi on sait d’une manière assez [p. 270] générale que les vieillards, quand ils rêvent, ce qui est assez rare, sont moins occupés dans leurs songes des objets actuels de leur existence que d’événemens ou de scènes qui se rapportent à leur jeunesse ou à leur enfance, ce qui n’est pas sans analogie avec la permanence, l’espèce d’opiniâtreté du souvenir des choses anciennement apprises, à une époque peu avancée de la vie, comparées à la fugacité de celles que l’on vient d’apprendre.
Un homme recommandable, dont j’ai déjà mis à profit les observations qu’il avait laites sur lui-même, M. V…, après avoir été heureux pendant tout le temps qu’il passa à l’école de peinture à Rome, voyait souvent pendant ses rêves et dans un âge assez avancé, les scènes et les objets qui lui avaient été les plus agréables durant cette période de sa vie : je me rappelle aussi, et comme un fait analogue au précédent, que le savant Corona avec lequel je me suis souvent entretenu de mes recherches onéirocritiques, avait remarqué aussi sur lui-même que, depuis qu’il se faisait vieux et goutteux, Loin de la terre natale, il voyait presque toujours dans ses songes les lieux enchanteurs, les beaux sites de l’Italie où il avait été le plus heureux dans son enfance et dans sa jeunesse.
Ou croit également lire ou réciter en rêvant des morceaux de prose ou de vers appris dans la jeunesse ou dans l’enfance, et que l’on avait en vain cherché à se rappeler pendant la veille. Un des hommes les plus éclairés de notre âge, M. G… qui rêve souvent, mais sans faire presque jamais des rêves pénibles, avait été vivement frappé au collège de la description du malheureux Deïpliobus dans le sixième livre de l’Ænéide, et cette impression s’était de nouveau et plusieurs fois présentée dans la suite à son esprit. Un trait de ses lectures l’ayant porté à s’en occuper, il voulut mais en vain se rappeler le passage de Virgile ; il se coucha alors, et s’endormit dans cette disposition d’esprit. Bientôt il rêva qu’étant au collège où il avait fait ses études, il avait sous les yeux le Virgile en parchemin des écoliers, dans lequel il lisait distinctement le passage qu’il avait si inutilement voulu retrouver pendant la veille, et dont il se rappela encore en se réveillant ces derniers vers :
Ora, manusque ambas, popidutaque tempora, raptis
Auribus, et truncas inhonesto vulnere nares.
Ces séries étendues, ces assortimens complets d’idées qui se reproduisent ainsi pendant certains rêves, surtout chez les gens de lettres et les artistes, ne surprendront pas les personnes qui connaissent parfaitement, et par l’analyse, et par le rapprochement des faits, l’étendue, la force de l’association des idées, [p. 271] livrée à elle-même dans le sommeil léger, et favorisée d’ailleurs dans sa régularité et ses développemens, par une certaine augmentation d’activité et de mobilité intérieure du cerveau, qui se manifeste dans certains songes, et dont celui que nous venons de citer nous a offert un exemple.
En donnant toute l’attention qu’elle mérite à la réunion de ces deux conditions (l’association des idées plus libre et l’excitement du cerveau), on verra d’ailleurs comment les rêves doivent avoir, dans le détail des nuances, des variétés individuelles, des rapports avec l’âge, le tempérament, le genre de vie et une foule de dispositions accidentelles dans la manière d’être, soit dans l’état de santé , soit dans l’état d’indisposition ou de maladie.
Sans doute on chercherait en vain à découvrir l’impression, l’idée ou l’image qui va chercher si loin et qui rappelle, par une association aussi mystérieuse, des suites d’idées, des séries de tableaux et de notions placées à une si grande distance du moment actuel pour celui qui fait ces rêves singuliers dont nous venons de parler : il n’en est pas ainsi de la dernière sensation qui nous préoccupe au moment de nous endormir, ni des pensées ou des affections dominantes, ou de la forte contention d’esprit, qui nous poursuivent pendant le sommeil ; ni enfin de certaines impressions externes ou internes qui sont l’origine, la cause de plusieurs rêves, et qui souvent en déterminent le sujet et la nature.
En général, les habitudes d’esprit, les sentimens, les émotions qui nous ont le plus occupés pendant la veille, reviennent souvent et aisément dans les rêves, quelle que soit la nature de l’impression qui en a commencé la trame. Lorsque, par exemple, on s’endort tout en pensant, soit à un grand péril auquel on a récemment échappé, soit à un violent chagrin dont l’âme est remplie, ou même à des évènemens effrayans, dont la description nous a vivement affectés, le sommeil est alors troublé, on se réveille en sursaut, et, si l’on rêve, il est probable que, dans son rêve, on se verra dans un affreux péril, dans une position difficile ou malheureuse, au milieu d’objets horribles ou de scènes qui se rattachent par une multitude de liens aux teneurs ou à l’infortune dont le sommeil n’a suspendu le sentiment que d’une manière incomplette : tant il est vrai qu’il n’est pas même donné aux malheureux, du moins dans le plus grand nombre des cas, de rêver le bonheur, et de caresser des images consolantes dans leurs songes.
Telle est la position de Didon après le départ de l’ingrat qui l’abandonne, et dans cette grande calamité, dans cette douleur profonde et concentrée, qui ne paraît se modérer ni se suspendre [p. 272] un moment que par les apprêts du plus imposant et du plus solennel des suicides :
Quelquefois, dans l’horreur des songes de la nuit,
Elle croit voir Enée : elle l’appelle, il fuit,
Il fuit ; et, seule en proie à ses inquiétudes,
Elle croit traverser d’immense solitudes,
Croit chercher ses sujets dans de lointains déserts.
. . . . . . . . . . . Agit ipse furentem
In somnis ferus Æneas ; semperque reliquit
Sola sibi, semper longam incomitata videtur
Ire viam, et Tyros desertà quœrere terra.
Le rêve d’Athalie, si admirable dans ses développemens, dans ses détails, que la poésie la plus haute a puisés dans une connaissance approfondie de l’esprit humain, est également l’effet d’une préoccupation morale, et chacun pourra trouver dans sa propre expérience des traces qui s’accordent avec ces mémorables exemples.
Les travaux de l’esprit, l’exercice prolongé de la pensée n’ont pas moins d’influence sur le fond et la nature des rêves, quand ils occupent une grande place dans l’existence, que la préoccupation morale et l’empire des affections les plus véhémentes ; ainsi que le prouvent plusieurs songes singuliers et curieux dont la biographie des savans et des gens de lettres fournit des exemples.
Les derniers objets, les dernières sensations même assez indifférentes qui nous ont occupés avant de nous endormir, si d’ailleurs notre âme est tranquille, déterminent quelquefois et d’une manière encore plus directe que les préoccupations morales, le sujet et le fond des rêves.
En voici un exemple tiré de mon expérience personnelle :
J’ai conservé un soir près de mon lit une lampe qui ne jetait qu’une faible clarté, et que j’avais disposée pour avoir au besoin un peu de lumière, sans être cependant exposé aux accidens du feu ; à peine étais-je endormi, que je rêvai tout à coup qu’un incident avait renversé ma lampe sur ma table, et que, me trouvant privé de lumière, je faisais pour m’en procurer des efforts impuissans et accompagnés de cette difficultés, de cette insuffisance d’action qui appartiennent au cauchemar, et qui me réveillèrent tout surpris de trouver ma lampe allumée, et répandant au loin la douce et faible lumière d’un crépuscule ou d’un clair de lune.
L’excellent et presque centenaire abbé M…, sur les derniers momens duquel j’ai recueilli quelques observations psychologiques et médicales, fut continuellement plongé, quatre jours avant sa mort, dans une somnolence et une rêvasserie pendant [p. 273] laquelle il parlait continuellement du voyage au pôle récemment entrepris par les Anglais : cete grande expédition ayant été le dernier sujet de conversation ou de lecture qui l’eût fortement occupé avant sa maladie.
Du reste, les sensations, les pensées ou les affections qui précèdent immédiatement le sommeil, lorsque l’esprit n’est pas fortement occupé par des idées ou des émotions antérieures, détermineront d’autant plus sûrement le sujet des rêves, qu’elles seront d’ailleurs plus fortes et plus vives , et au point de faire naître alors des songes, en apparence prodigieux, et qui sembleront tenir de l’inspiration, si on n’en soumet pas toutes les circonstances à une analyse rigoureuse et philosophique.
Citons encore des exemples :
- T…., homme de lettres très-distingué, avait entendu avant de s’endormir et avec inquiétude, la respiration un peu bruyante de son enfant légèrement atteint depuis quelques jours d’une affection catarrhale, et couché près de lui. Ce bruit qui le poursuivit pendant quelque temps dans la somnolence, et qui fut son dernier lien avec le monde extérieur, se dénatura et s’associa dans un sommeil plus avancé avec différentes idées dont la trame forma un rêve assez suivi, et pendant lequel il croyait voir un animal s’approcher de son enfant, le menacer et finir par se placer sur sa poitrine pour l’étouffer. Il s’éveilla alors agité par la violence de sa crainte, et ne parvint à se calmer et à se rendormir, qu’après s’être assuré que l’objet de ses affections était livré au sommeil le plus profond et le plus paisible.
Supposez, ce qui pouvait être, que l’enfant eût été dans un état de souffrance et d’oppression, le rêve de M. T… n’eût-il pas en tout l’air d’un pressentiment secret, d’une seconde vue, d’une véritable inspiration ?
L’auteur aimable de plusieurs romans justement recherchés comme des peintures élégantes et fidèles du cœur humain dans les hautes régions de la société, madame la comtesse de **, que j’entretenais un jour des rapports des rêves avec les pensées dominantes et les développemens de nos maladies, me raconta qu’elle se rappelait avoir eu un songe en tout semblable à celui de M. T…, et pouvant avoir également toutes les apparences d’un avertissement prophétique. Mme de ** venait d’être mère, et tout en faisant allaiter son enfant par une nourrice, elle exigeait qu’il couchât dans sa propre chambre. Un état d’indisposition avait déterminé son médecin à la forcer de suspendre un soir cette douce habitude de surveillance ; elle en fut profondément affligée et sensiblement [p. 274] plus souffrante. Cependant elle s’endormit, mais bientôt la trace, l’ébranlement de son émotion troublèrent son sommeil, et devinrent comme le premier anneau d’un rêve pendant lequel il lui semblait que son enfant dérobé à sa surveillance, était sur le point d’être étouffé sous le poids du corps de sa nourrice ; la terreur l’ayant réveillée alors, elle se leva, courut dans la chambre voisine, et vit qu’en effet l’enfant qui aurait dû être dans son berceau d’après ses ordres, était couché dans le lit de la nourrice profondément endormie et posée de manière à ne pouvoir faire un mouvement sans s’appuyer de tout son poids sur la poitrine de son nourrisson.
Les impressions et les idées peuvent s’associer, surtout pendant le sommeil, par des rapports si divers et souvent si éloignés d’une liaison rationnelle et d’une véritable analogie, qu’il ne faut pas être étonné si, dans le plus grand nombre des rêves, l’affection et l’impression, qui en ont été l’origine, échappent à l’investigation la plus pénétrante et ne se révèlent ainsi par aucune relation apparente avec ces rêves. Cependant et dans plusieurs cas, lorsque des causes de complication ne viennent pas troubler ni surcharger la marche des songes, les rêves, quelquefois très-courts et quelquefois très-suivis, ont une connexion directe avec l’impression externe ou interne qui les a fait naître.
Nous avons déjà entrevu celte espèce de relation en nous occupant de la nature et du caractère que présentent les sensations et les idées pendant les rêves ; elle est évidente dans les exemples que nous avons cités, et ne paraîtra pas moins remarquable si, pour la développer davantage, on se rappelle le rapport de plusieurs rêves avec plusieurs impressions intérieures, avec l’époque, la marche des maladies aiguës, avec leurs crises ou même le moyen de traitement qu’il convient de leur opposer, comme si des voix intérieures, l’inspiration spontanée de l’instinct, avaient plus de liberté et d’énergie dans l’homme pendant le sommeil que pendant la veille.
Toutes choses égales d’ailleurs, les impressions dont nous parlons détermineront d’une manière d’autant plus probable le sujet, le fond des rêves, qu’elles seront plus fortes, plus vives et que l’esprit aura été moins ébranlé par des émotions ou des pensées étrangères à ces impressions.
On a souvent cité à ce sujet l’exemple du baron de Trenk, qui, pendant sa captivité et ses longs jeûnes, rêvait souvent qu’il faisait des repas splendides, et qu’il était admis à l’honneur et aux premières places des tables les mieux servies de Berlin.
Un des homm.es les plus intéressans à étudier parmi les [p. 275] personnes que les chances de la médecine pratique ont offertes à mes observations, M. T *, pendant une névrose gastrique a laquelle il fut sur le point de succomber, ne pouvait s’endormir quelques instans sans être exposé à rêver qu’il avait mangé un jambon ou tout autre aliment indigeste dont il croyait sentir le poids, et qui lui faisait éprouver les angoisses d’une indigestion.
L’adolescent, encore étranger aux idées, aux sentimens de sa nouvelle situation, pourra avoir dans un sommeil, le dénouement ordinaire des rêves voluptueux, sans que cet événement précède ou suive chez lui aucune espèce de songe ; mais lorsque son existence morale prend plus de développement, lorsque son imagination, ayant acquis plus d’activité, un nouveau cercle d’idées répond dans son esprit à sa nouvelle position, l’impression de l’amour physique ne se fera plus ressentir pendant son sommeil sans rappeler ce cercle d’idées par différentes associations ; et l’on pourra dire d’avance quels doivent être la nature et le sujet de ses rêves dans tous les cas d’une trop grande retenue et d’une continence un peu prolongée.
Il suffira même, dans un âge plus avancé, pour avoir des rêves semblables, qu’une irritation morbide ou provoquée se développe directement ou sympathiquement vers ses organes de la reproduction.
J’ai donné pendant longtemps des soins à un homme déjà avancé en âge, et qui me consulta en particulier sur des pollutions et des rêves érotiques qui le fatiguaient beaucoup et auxquels il était constamment exposé, lorsqu’un rhumatisme chronique et mobile se portait sur la membrane fibreuse des testicules.
Les rêves de cette espèce sont loin d’avoir toujours la même suite, la même régularité, la même concordance avec les habitudes et les sentimens de celui qui les a faits.
En effet, l’abus des plaisirs, la faiblesse et l’aberration de sensibilité qui en résultent , produisent quelquefois des rêves bizarres et non moins extraordinaires que certains goûts et certaines habitudes dépravées, que les mêmes causes développent pendant la veille, chez quelques personnes qui ne savent pas arrêter ou prévenir à temps ces caprices ou plutôt ces maladies de l’imagination, dont les romanciers obscènes ont retracé avec affectation les peintures et les exemples.
Dans ces rêves véritablement morbides, il y a le plus souvent un mélange de songes voluptueux et de cauchemar, avec des scènes et des objets de dégoût les plus éloignés de toute idée, de toute possibilité de volupté, et qui cependant font arriver à la dernière sensation du plaisir par une association, par un enchaînement d’idées et de mouvemens organiques [p. 276] dont le premier nœud se dérobe à toute espèce d’investigation et d’analyse.
Les rapports, une certaine concordance remarquable entre les rêves et les affections intérieures qui les occasionnent dans un grand nombre d’indispositions et de maladies, sont encore plus évidens que le genre de relation dont nous venons de citer un exemple, ainsi que le font connaître chaque jour les détails de la médecine pratique.
Il se présente maintenant une autre question, celle de savoir jusqu’à quel point le sujet, le fond des rêves s’éloignent ou se rapprochent des habitudes des esprits éclairés. Sans doute les songes tiennent, se rattachent par une foule de nœuds à la manière d’être de chaque individu, sa profession, son existence morale, etc., etc.
Ainsi un sauvage qui rêve souvent, surtout pendant les longs jeûnes auxquels il est exposé, ne fait pas les mêmes rêves que l’homme civilisé ; et l’homme du peuple, dont l’existence est renfermée dans un cercle étroit de besoins, ne rêve pas comme l’homme du monde dont la curiosité et l’ambition embrassent tout ce qui peut ajouter à ses connaissances et à ses plaisirs. D’après l’opinion commune et populaire, que est porte à croire en général que dans les rêves comme dans l’ivresse, on conserve toujours quelque chose de son caractère ; qu’un homme honnête, par exemple, ne rêvera jamais qu’il est un fripon, et qu’un héros ne peut pas être lâche, même en songe. Cet accord entre le sujet des rêves et les habitudes intellectuelles ou morales ne se rencontre pas dans la plupart des circonstances. La confusion et l’incohérence des idées sont même portées quelquefois si loin, que l’on se voit transporté dans des situations nouvelles, et qu’il se fait des combinaisons d’idées et de notions entièrement étrangères à ce qui se passe pendant la veille.
Chacun trouvera facilement dans son expérience personnelle des exemples nombreux de cette différence. Un homme d’esprit, à qui je les faisais remarquer, me dit à ce sujet que nonobstant la douceur de ses mœurs et la faiblesse de son organisation, il avait cru , pendant un rêve assez suivi, qu’il se battait à outrance avec une espèce de géant ; qu’il l’avait vaincu, et que non moins féroce que les sauvages de l’Amérique, il avait fait tourmenter et déchirer son prisonnier avec un détail de supplices et de cruautés dont l’idée, qui lui faisait soulever le cœur à son réveil, lui avait paru toute simple et toute naturelle pendant son rêve.
Un simple mouvement fébrile, surtout pendant la jeunesse, certaines dispositions morbides du cerveau qui précèdent [p. 277] quelquefois les lésions les plus graves de cet organe, ou qui dépendent seulement d’une irritation mentale ou d’un état cataleptique, occasionnent souvent les différentes espèces de rêves pendant lesquels ou se trouve si éloigné de soi-même et si opposé aux habitudes de son esprit ou de son caractère. Il n’est pas même sans exemple d’avoir des songes tout à fait extraordinaires, qui se montrent comme des evénemens isolés dans l’existence de celui qui rêve, et dont, le souvenir très-faible au moment du réveil, se reproduit plus tard avec beaucoup de vivacité lorsque les mêmes causes rappellent les mêmes songes, qui se présentent alors comme une situation antérieurement éprouvée et dont on se rappelle toutes les circonstances.
Article VIII. Interprétation médicale et classification des rêves. L’interprétation détaillée des rêves en suppose la classification, si, ne se bornant pas à de simples généralités sur cette partie importante de la séméïotique, on veut la rattacher aux particularités et aux variétés mêmes des songes, dont plusieurs appartiennent à certains genres bien déterminés de lésions ou de maladies. Déjà dans les remarques et les observations qui précèdent, nous avons eu l’occasion de citer plusieurs exemples de cette liaison remarquable qui existe entre plusieurs rêves, et les variations de la santé et le développement des affections morbides.
Nous ne craindrons pas maintenant d’avancer que les rêve dans lesquels se manifeste cette liaison, et qui deviennent par cela même d’un plus grand intérêt dans la pratique de la médecine et sous le point de vue de la médecine pratique, sont les plus nombreux. En effet on peut établir en thèse générale que chez l’homme qui dort comme chez celui qui veille, le bon état, la perfection d’existence qui constituent la santé, ne se rencontrent jamais ou presque jamais, et que tout ce qui s’en écarte d’une manière un peu sensible, modifie les dispositions du cerveau, l’état intellectuel ou moral, et par cela même trouble le sommeil, fait rêver, détermine la nature et le caractère des rêves ; et comment les choses pourraient-elles se passer autrement ? La force de la raison, l’effet continuel des objets extérieurs sur nos sens, la puissance des intérêts les plus vifs, les objets des passions ou des déterminations les plus énergiques, ne nous défendent pas, même pendant la veille, de cette influence de l’état physique et des dispositions intérieures de nos organes sur les affections morales et sur les fonctions intellectuelles. Cette même réaction, celle même influence ont nécessairement beaucoup plus de vivacité et d’étendue pendant le sommeil, et lorsque les opérations actives et libres de la pensée étant suspendues, l’entendement est abandonné [p. 278] à ses oscillations , aux chances et aux combinaisons d’une association d’idées, automatique et involontaire.
Les rapports de l’état physique et de l’état intellectuel, qui se manifestent dans les rêves, peuvent être considérés relativement à la séméïotique, d’une manière générale, ou sous un point de vue particulier et dans plusieurs détails, dont l’exercice de la médecine l’ait continuellement rencontrer des exemples.
Les auteurs qui ont écrit sur la séméïotîque ne se sont guère occupés que de ce premier ordre de considérations qu’ils avaient d’abord négligé, comme on peut s’en convaincre en parcourant leurs Traités publiés dans le dix-septième et dans le dix-huitième siècle.
Ces auteurs se sont du reste accordés pour remarquer avec raison qu’il fallait, en s’occupant des rêves sous le point de vue de la séméïotique, faire la part de tout ce qui pouvait dépendre, soit d’une irritation ou d’une préoccupation mentale qui se prolonge quelquefois pendant le sommeil et le modifie, soit de la manière d’être couché, et de différentes impressions externes et locales dont il serait facile de confondre l’effet avec celui des impressions intérieures ou morbides. Ces exceptions établies, ils ont tous reconnu que différentes affections pathologiques et plusieurs sentimens intérieurs, tels que la faim, la soif, le besoin de l’amour physique, pouvaient déterminer des rêves qui remontaient à ces affections par une filiation de mouvemens intellectuels plus ou moins détournés.
Les mêmes auteurs disent encore d’une manière générale que le sommeil, troublé par des songes, a lieu surtout dans les maladies aiguës ; que dans les fièvres inflammatoires, il y a somnolence, avec des mouvemens continuels de frayeur ou de terreur ; que les songes les plus effiayans se manifestent au début des fièvres ataxiques, de la manie, de l’hypocondrie, mais surtout des lésions organiques du cœur et des gros vaisseaux, sous l’influence desquelles les rêves sont très-pénibles et continuellement interrompus par un réveil en sursaut.
On ne rangera point parmi les rêves qui peuvent dépendre d’une altération aussi évidemment morbide, tous ceux que l’on peut raisonnablement attribuer aux idées, aux actions antérieures de celui qui les a faits, à ses pensées ou à ses affections dominantes ; ces rêves indiquent rarement un état de maladie, surtout s’ils ne s’éloignent pas des événemens les plus habituels de la vie ; ce qui arrive ordinairement le matin et pendant une douce rêverie, qui n’est souvent pour les hommes instruits et occupés, qu’un développement de pensées, un achèvement de travaux, d’autant plus facile, plus agréable, que l’association des idées conserve encore quelque [p. 279] chose de la liberté, de la mobilité qui lui est propre pendant un sommeil léger et pendant les songes.
On fera la même remarque pour les rêves qui dépendent d’une agitation extraordinaire, d’une occupation inusitée qui a précédé et qui a occasionné beaucoup d’ébranlement, telles que la chasse, la course, l’équitation, etc. Des sensations externes, une compression, une gêne par l’attitude sur le dos, sur le ventre, peuvent occasionner des rêves qu’il faudra chercher à distinguer du cauchemar et des songes pénibles qui peuvent dépendre de plusieurs maladies aiguës ou chroniques.
En général, les songes ont d’autant plus d’importance sous le point de vue de la séméiotique , qu’ils tiennent moins, dans leurs causes, aux fonctions de la vie de relation.
Du reste, pour trouver et rattacher en séméiotique une signification spéciale et plus détaillée dans les différons phénomènes des rêves, il faut s’appuyer d’une part sur de nombreuses observations, et, se dirigeant d’une autre part d’après des indications psychologiques, rapporter les plus remarquables de ces phénomènes à un petit nombre de titres.
Cette classification présente toutefois de grandes difficultés : en effet, les différens rêves, comme les autres manières d’être de l’organisation, permanentes ou éventuelles, sont si complexes, tiennent à des occurrences si diverses, à des conditions si différentes, à des causes si opposées, qu’il est bien difficile de saisir et de faire entrer dans un cadre méthodique, des phénomènes aussi mobiles, des combinaisons aussi irrégulières.
Cette difficulté ne nous a point échappé, et nous n’espérons pas qu’il soit possible de la surmonter, même en possédant une collection de faits sur les rêves, plus riche que celle que nous sommes parvenu à former.
Nous pensons qu’il n’est pas moins nécessaire d’établir un petit nombre de catégories auxquelles on puisse rapporter, au moins d’une manière approximative, les rêves les plus fréquens, les moins irréguliers, et dont les causes occasionnelles ou le développement ne se dérobent pas entièrement à l’analyse et à l’observation. La réalité des choses n’offre peut-être jamais, ou presque jamais isolement, les phénomènes que nous allons supposer dans un état de séparation et de simplicité ; mais il en est ainsi de la plupart des maladies, que l’on a cependant classées avec un grand avantage sans pouvoir arriver toutefois à ce degré d’exactitude et de perfection où les naturalistes modernes sont parvenus dans le dix-huitième siècle.
Les rêves considérés sous le point de vue de leur interprétation médicale et dans leur rapport avec l’état de la santé ou la nature des maladies, se partagent naturellement en [p. 280] deux grandes classes, les rêves morbides et les rêves non morbides.
Les rêves non morbides peuvent dépendre de plusieurs causes différentes ; les plus fréquens forment ce que l’on pourrait appeler les rêves intellectuels, et sont ordinairement occasionnés et précédés d’une irritation mentale quelconque, d’une préoccupation, d’une contention d’esprit, d’un ébranlement d’imagination avant de s’endormir, mais surtout d’un effort de pensées, qui, loin de se suspendre pendant le sommeil, continue ou se renouvelle quelquefois avec plus de force et de liberté que pendant la veille.
Lorsque des rêves de cette espèce ne sont pas modifiés par un excitement fébrile ou par un état morbide quelconque qui les complique, ils n’offrent aucun genre désignes à la séméïotique ; ils sont ordinairement assez étendus, assez suivis, moins confus, plus sensibles que les autres rêves, l’état du sommeil qui constitue la lucidité des songes, variant très-peu, et ne disparaissant pas continuellement , comme dans d’autres circonstances, pour se rétablir de nouveau, et contribuer à occasionner ainsi par ces variations, les incohérences et les disparates les plus fréquentes des rêves.
On doit donner une certaine extension aux rêves intellectuels, et regarder comme tels tous ceux qui roulent principalement sur des idées habituelles ou dominantes, et que l’on peut raisonnablement attribuer à l’ébranlement occasionné par des pensées ou des sentimens, dont on a été occupé avec force ou avec intérêt pendant la veille.
De pareils songes, suivant la remarque de Formey, arrivent le plus ordinairement le matin et dans toutes les circonstances où le sommeil est moins profond. Ces mêmes rêves, lorsqu’ils surviennent pendant les maladies, sont du plus heureux présage, et leur rapport avec le bon état des fonctions n’avait point échappé à Hippocrate.
Quibus in somniis, dit ce grand homme, diurnas actiones mens humana vesperi sub noctem sommiat, et eodem modo reddit quo per diem : in re justa gesta aut consulta sunt ; haec homini bona sunt, sanitatem enim portendunt.
Les autres rêves non morbides, qui ne sont guère moins fréquens que les rêves intellectuels, sont tous ceux qui résultent d’impressions externes ressenties plus ou moins fortement pendant le sommeil, de la piqûre d’un insecte, par exemple, d’un contact étranger quelconque, d’un changement de température, d’une position pénible ou gênante, d’une attitude inaccoutumée. Ces deux dernières circonstances sont des causes de rêves assez fréquentes. Ainsi quelques personnes qui se sont habituées à dormir plutôt sur un côté que sur l’autre, plutôt [p. 281] sur le dos que sur le côté, ne peuvent changer par hasard cette coutume sans avoir des rêves qui tiennent toujours un peu du cauchemar ; d’autres, qui ne peuvent éprouver la moindre compression sur l’abdomen, ont des rêves dont l’origine et le point de départ se rapportent à cette compression.
La rêverie du matin, qui survient spontanément sans cause efficiente, n’est pas moins étrangère que les rêves intellectuels, ou les rêves provoqués par des causes occasionnelles externes, à une disposition morbide quelconque. Il est toujours heureux qu’elle se manifeste dans la convalescence des maladies soporeuses, et à la suite desquelles un sommeil profond, et faisant place à un réveil pénible, sans la transition d’une légère et douce somnolence, est une disposition défavorable.
Les rêves morbides présentent un grand nombre de différences et de variétés, non-seulement suivant la nature, le siège des maladies, leur période, leurs complications, mais en outre suivant le tempérament, la complexion spéciale des malades.
Nous croyons pouvoir faire rentrer les variétés les plus tranchées de ces rêves sous les trois titres suivans :
1°. Les rêves par irritation générale fébrile ou non fébrile.
2°. Les rêves qui annoncent un état morbide de différens viscères de l’abdomen et de la poitrine.
3°. Les rêves qui annoncent une disposition morbide plus ou moins grave de l’encéphale.
Les rêves morbides et souvent très-pénibles , quoiqu’ils n’aient aucun des caractères du cauchemar, mais qui dépendent d’une irritation générale dont la cause est souvent indé-terminée, sont les plus fréquens et les plus nombreux.
Plusieurs, qui surviennent pendant un sommeil laborieux et troublé, annoncent une irritation fébrile. Ils se bornent souvent alors à une simple vision de quelques figures grimaçantes et horribles, ou à un petit nombre d’idées quelquefois indifférentes en elles-mêmes, mais dont le retour opiniâtre, après que l’on s’est alternativement endormi et réveillé plusieurs fois, est à lui seul quelque chose de fatigant et de pénible.
- T., d’après un fait consigné dans mon Mémorial, fut pendant longtemps sujet ai une petite fièvre nocturne qui ramenait constamment un de ces rêves.
Une autre personne, dont plusieurs rêves morbides m’ont également paru mériter d’être recueillis, ne peut ressentir le plus léger accès de fièvre sans voir aussitôt au pied de son lit deux figures de vieilles, qui font les plus effrayantes grimaces.
J’ai surtout observé des rêves semblables dans le passage [p. 282] d’une maladie aiguë à une maladie également aiguë, et l’on peut raisonnablement élever des doutes sur la solidité d’une convalescence pendant laquelle ils ont lieu, lors même qu’il n’existerait que ce symptôme de trouble et d’irritation.
Ces mêmes rêves décèlent, dans celui qui les fait, un excitement, une souffrance générale d’autant plus fatigante, plus opiniâtre, qu’ils se développent pendant des maladies dont la marche est plus embarrassée et la solution plus difficile.
Dans les fièvres intermittentes en particulier, la frayeur, l’anxiété convulsive dans les rêves, le réveil en sursaut, annoncent que la maladie sera longue, qu’elle se rattache à une affection organique, et que l’on doit être très-circonspect dans l’usage des fébrifuges. Quelquefois des rêves de cette espèce précèdent et annoncent le délire dans les fièvres continues. Les congestions sanguines, l’irritation vasculaire, les dispositions hémorragiques sont ordinairement précédées par des rêves dont le sujet a quelque rapport avec celte situation morbide.
Nous avons déjà parlé d’un de ces rêves qui, combiné avec d’autres symptômes, fît reconnaître à Galien qu’une crise allait incessamment avoir lieu par une hémorragie des narines.
Les femmes très-nerveuses et très-sanguines , chez lesquelles la menstruation est, le plus souvent, un véritable état de maladie, ont assez ordinairement des rêves pénibles, pendant lesquels elles voient des objets enflammés ou colorés en rouge , des scènes de meurtres ou de carnage plus ou moins tragiques.
L’irritation vasculaire qui précède certaines hémorragies périodiques donne lieu souvent à des rêves semblables.
Un médecin pendant toute sa jeunesse, avait été sujet à de pareilles hémorragies, mais sans excitement préliminaire sensible, sans rêve ni trouble pendant le sommeil. Dans un âge plus avancé, les hémorragies, qui ne furent pas aussi fréquentes, étaient toujours précédées d’une irritation générale annoncée pendant la veille par l’état du pouls, la chaleur de la peau, et pendant le sommeil par des rêves pénibles, roulant toujours ou presque toujours sur des actions violentes, et dans lesquelles le rêveur croyait tantôt se battre, et recevoir des blessures, et tantôt marcher sur un volcan ou se précipiter dans des gouffres de feu.
Les états morbides des viscères de la poitrine ou du bas-ventre, dont le développement, même le plus faible, le plus inaperçu pendant la veille, est assez fort pour déranger le sommeil, le rendre moins profond, plus pénible, plus agité, occasionnent un assez grand nombre de rêves, auxquels on [p. 283] attache avec raison beaucoup d’importance en séméiotique ; la marche et le sujet de ces rêves, présentent assez souvent une liaison assez évidente avec cette origine et avec leurs causes occasionnelles ; pour s’en convaincre, il suffira de se rappeler ici les exemples des songes qui se rencontrent si fréquemment dans les maladies du cœur ou des gros vaisseaux, les affections aiguës ou chroniques de la poitrine, les digestions laborieuses , les phlegmasies chroniques, les congestions sanguines, les névroses partielles du bas-ventre, dont le développement est si constamment accompagné de songes pénibles, que l’on peut regarder ces songes comme des symptômes de ces différons étals morbides.
Les rêves, dans ces différentes circonstances, arrivent le plus ordinairement pendant le premier sommeil, ce qui est déjà d’un sinistre présage. Ainsi, dans l’hydropisie de poitrine, par exemple, à peine les malades sont-ils endormis, qu’ils font les rêves les plus pénibles, et qu’ils se croient placés dans les positions les plus dangereuses, sur le point d’être étouffés, par exemple, sans pouvoir opposer aucun mouvement, aucune résistance, soit à l’obstacle qui les arrête, soit à l’ennemi qui les menace.
Les rêves qui surviennent pendant le développement des maladies du cœur et des gros vaisseaux, sont toujours très-courts, et promptement suivis d’un réveil en sursaut ; il s’y mêle toujours ou presque toujours la crainte d’une mort prochaine et avec des circonstances tragiques.
Lorsque ces maladies ne sont point encore très-avancées, et lorsque des observateurs superficiels ne les soupçonnent pas même, de pareils rêves suffiraient déjà pour éveiller l’attention sur leurs premiers développemens ; dans ces rêves aussi pénibles qu’alarmans, on se voit tout à coup, après un concours et une succession de circonstances et de scènes diverses, sur les bords ou dans le fond d’un précipice, dans un lieu sombre, sous des voûtes étroites et que l’on ne peul franchir, ou qui menacent de vous écraser de leur poids.
- le comte de N., chez lequel j’ai observé pendant plusieurs mois, et sans pouvoir l’arrêter, le développement d’une péricardite chronique et latente, s’était trouvé d’abord et constamment tourmenté chaque nuit, par des rêves pénibles et effrayans, qui avaient attiré mon attention , et qui me donnèrent un premier aperçu sur le véritable caractère de son état, et de tristes pressentimens qui parurent d’abord exagérés, et que l’issue funeste de cette maladie ne justifia que trop dans la suite.
Du reste, la constriction, le resserrement de la poitrine pendant le sommeil, l’oppression, l’impression de souffrance, d’irritation, qui peuvent résulter d’une phlegmasie latente, [p. 284] d’une congestion sanguine, d’un état rhumatismal ou névralgique de quelques-uns des organes renfermés dans celte cavité, pourront occasionner différentes espèces de rêves qu’un observateur attentif aura soin de remarquer.
Les différens modes d’affection morbide des viscères du bas-ventre, pourront être également reconnus et soupçonnés chez plusieurs personnes par la nature et le sujet de leurs rêves.
L’irritation particulière qui dépend de l’embarras gastrique, suffit dans un grand nombre de circonstances pour occasionner aussi des rêves pénibles. Dans le cas d’indisposition, les malades sont à peine endormis qu’ils croient voir d’horribles fantômes, des tableaux hideux, des objets, des scènes qui les assiègent de terreur, sans former d’ailleurs des suites ou des séries d’images assez étendues pour qu’il en résulte l’idée ou la notion d’un événement.
L’irritation du canal intestinal chez les enfans, soit par la présence des vers, soit par le travail d’une dentition pénible, est parfois annoncée par des songes accompagnés de tremblement convulsif et de cet effroi spasmodique, de cette terreur nocturne que quelques médecins ont voulu regarder comme une maladie parliculière.
Les anxiétés d’une digestion laborieuse, le météorisme actif, les distensions gazeuses plus ou moins fortes , les différens modes, les différens degrés d’oppression qui peuvent résulter , dans l’hypocondrie et l’hystérie, du spasme plus ou moins fort, plus ou moins étendu du canal intestinal, produisent une foule de rêves très-pénibles, et dont les nuances, si on les observait dans les nombreuses modifications de ces maladies, présenteraient toutes les variétés dont le cauchemar ou l’incube est susceptible.
Les symptômes communs à cette espèce de rêves, à laquelle nous devons donner ici une attention particulière, consistent dans une angoisse oppressive, dans une suffocation douloureuse que l’on éprouve par l’impossibilité d’exécuter une action quelconque, soit pour se défendre dans un grand danger, soit même pour se placer dans la situation la plus agréable, ou se borner seulement à trouver ou exprimer ses pensées sur un sujet qui excite vivement l’attention.
Le cauchemar le plus pénible , celui que l’on peut regarder comme terme de comparaison, enfin le véritable incube, le cauchemar absolu ou complet, est sans doute le rêve suivi et gradué dont la principale circonstance consiste dans l’apparition d’un monstre, d’un animal effrayant, d’une figure d’homme ou de femme qui s’approche graduellement du lit, et vient s’appuyer sur la poitrine du rêveur en lui faisant éprouver l’oppression la plus pénible, non seulement par son poids, [p. 285] mais par le sentiment douloureux que l’on éprouve en sentant l’impossibilité de crier ou de taire un mouvement quelconque pour sortir de cette situation.
Cælius Aurelianus a décrit un cauchemar épidémique à Rome, et Sylvius a publié l’observation faite sur lui-même d’un cauchemar périodique.
Quelques observateurs se sont assurés que, même dans un cauchemar aussi violent, l’état du pouls éprouvait à peine une légère agitation. On s’est accordé d’ailleurs pour le considérer souvent comme une maladie particulière.
Le cauchemar est susceptible en particulier d’une foule de degrés, de modifications très-variées, depuis l’impossibilité d’avoir ou de communiquer certaines idées, d’effectuer un projet, d’accomplir une résolution quelconque, jusqu’à l’angoisse que l’on éprouve en sentant l’impossibilité de faire un mouvement pour se dégager de la position la plus dangereuse.
Du reste, lors même que les idées, les impressions dont on est préoccupé n’ont rien de pénible, ou qu’elles rentrent d’une autre part dans un rêve voluptueux, l’angoisse propre au cauchemar, et qui dépend de l’impossibilité d’agir, ne s’en fait pas moins éprouver. Quelquefois le rêve a commencé avec tous les accessoires du plaisir, mais tout à coup, lorsque l’on croit pouvoir l’aire un mouvement, un effort, il semble qu’une puissance surnaturelle vous empêche d’agir, et le sentiment de cette impuissance se trouve souvent assez fort pour occasionner le réveil.
Sans s’étendre dans une latitude illimitée de considérations sur les nombreuses variétés dont les rêves pénibles sont susceptibles, on peut admettre, et d’après les résultats les plus positifs de l’observation, certaines modifications bien caractérisées, auxquelles il sera facile de rapporter plusieurs nuances, plusieurs degrés moins prononcés, et que chacun pourra aisément reconnaître d’après sa propre expérience.
Ces variétés sont principalement le cauchemar complet, et le cauchemar incomplet, direct et indirect, le cauchemar de mouvement et le cauchemar de pensées, ou cauchemar intellectuel.
Les personnes valétudinaires, mais plus particulièrement les personnes dont les digestions habituellement laborieuses se prolongent pendant le sommeil, avec un sentiment d’angoisse ou d’oppression, les hypocondriaques, les femmes hystériques fournissent de nombreux exemples de ces différentes espèces de cauchemar, que l’on désigne d’une manière trop générale sous le titre de rêves pénibles. [p. 286]
On regarde avec raison le véritable incube, le cauchemar complet et absolu, comme le plus pénible, comme le plus douloureux de tous les rêves ; et il n’est pas étonnant que l’on ait pensé qu’il ait pu devenir, dans certaines circonstances, une cause de mort subite.
Cette espèce de songe est éminemment caractérisée par la vue d’un grand péril ou l’apparition de l’objet le plus effrayant, le plus horrible, combinée avec l’impossibilité vivement ressentie de parler, de crier, de se mouvoir, accompagnée d’un sentiment d’angoisse el d’oppression, qui ne se rencontre pas dans les autres songes morbides, quelque tragiques ou quelque douloureux que l’on puisse les supposer.
La croyance aux spectres et aux fantômes, la terreur imaginaire et l’ébranlement superstitieux que certains récits, certains tableaux ont fait éprouver, avant de s’endormir, à des personnes peu éclairées, ne doivent pas manquer d’occasionner le cauchemar le plus fort et le plus terrible, si elles se trouvent réunies d’ailleurs avec quelques-unes des causes physiques ou organiques de cette espèce de rêves.
Tels étaient les songes funestes de ces hommes grossiers et ignorans, qui, adoptant la folie du vampirisme, étaient dans la ferme croyance que certaines personnes, dirigées par un sentiment de vengeance, venaient, après leur mort, s’attacher à leur ennemi vivant, pendant son premier somme, pour en sucer le sang.
Il est aisé de voir comment cette opinion absurde, et l’agitation morale qu’elle occasionnait, devaient disposer à des songes pendant lesquels on croyait voir apparaître ces lamies, ces fantômes, comment aussi on croyait en être touché, les sentir, avec une espèce d’angoisse et de terreur, dont les suites, toujours fâcheuses, devinrent quelquefois mortelles.
Je trouve, dans le Journal ou Mémorial dont j’ai parlé au commencement de cet article, plusieurs exemples de ce que je regarde comme un cauchemar de pensées ou cauchemar intellectuel. Dans un de ces rêves que j’écrivis avec soin, en me réveillant, et en me rappelant, autant qu’il me fut possible, toute sa filiation et ses circonstances, je me voyais obligé de lire, dans une société savante, un mémoire dont je lui avais fait hommage. Je ne savais comment y parvenir. Comme le prédicateur embarrassé, je mouchai, toussai, crachai plusieurs fois, je tournai, retournai mon manuscrit de tous les sens, de toutes les manières, enfin, je voulus lire, mais je parvins à peine à déchiffrer quelques lignes, en balbutiant, en hésitant comme un écolier. Le manuscrit, que j’avais copié avec soin, me paraissait d’une écriture tout à fait étrangère ; j’avais perdu la clef de toutes les abréviations et je n’entendais pas les mots [p. 287] techniques. Je ne saisissais aucun des repos indiqués par la ponctuation ; et les fragmens que je suis parvenu à faire entendre, me paraissaient aussi ridicules pour les autres, que mon débit était laborieux et pénible pour moi-même.
On pourrait, je pense, rapporter au cauchemar de pensées , l’incertitude, l’hésitation que l’on éprouve pour prendre un parti et une décision, sans d’ailleurs ressentir, pour se mouvoir ou pour se déplacer, cette résistance oppressive dont l’impression est la circonstance principale du cauchemar.
Un hypocondriaque, auquel j’ai donné des soins pendant longtemps, rêvait souvent de cette manière. Ce pauvre vaporeux s’étant endormi un soir avec une distension gazeuse des intestins très-considérable, était à peine entré dans son premier somme, qu’il fit un rêve assez suivi, assez détaillé, dans lequel il lui semblait qu’une force magique poussait ses intestins de haut en bas, et de manière à lui faire craindre qu’ils ne vinssent à sortir par cette irruption. Il agissait en conséquence de cette idée, se soutenant avec beaucoup de courage et de présence d’esprit, mais il hésitait toujours, quoiqu’en sentant qu’il avait besoin de secours, pour sonner son domestique, et avec une irrésolution qui avait toute l’anxiété, toute l’angoisse d’un véritable cauchemar, et qui fut assez forte pour le réveiller.
Dans le cauchemar indirect, ce n’est pas la propre personne du rêveur qui résiste au mouvement, au déplacement, c’est sa monture, son cheval, sa voiture, le bateau, le vaisseau où elle se trouve par un accident quelconque.
Dans le cauchemar imparfait ou incomplet, on croit se mouvoir, agir, mais en ressentant, au milieu de ses efforts, un embarras extrême, une difficulté oppressive pour atteindre un but ou pour faire une chose même indifférente ; le plus fréquent et le plus pénible cauchemar de cette espèce, est celui dans lequel on se voit tout à coup arrivé avec terreur dans un lieu inconnu, et sans pouvoir, tout en s’agitant, en courant de tout côté avec la plus grande incertitude, prendre un parti pour sortir de ce labyrinthe.
Plusieurs dispositions morbides beaucoup plus déterminées que celle qui occasionne le cauchemar dans les occurrences les plus diverses, ont une influence marquée sur la nature , le sujet des rêves, à tel point que, dans ce cas, le songe des malades peut mieux éclairer sur leur situation, qu’aucun autre moyen d’information. Il n’est pas même sans exemple, que les malades, les blessés nomment le siège de leur souffrance dans leurs rêves, qu’ils en soient du moins fortement occupés, et qu’ils se trouvent entraînés par .une association de mouvemens [p. 288] intellectuels, relatifs à leur état, dans certaines combinaisons d’idées ou de perceptions qui se rapportent à cette situation.
Faisons l’application de ces aperçus en les appuyant d’autorités et d’exemples.
Les personnes hémiplégiques, les personnes dont un membre se trouve frappé de froid tout à coup ou d’engourdissement, ont souvent rêvé comme le paralytique de Galien, qu’elles ont une jambe de pierre, ou que l’on a placé la cuisse ou la jambe d’une statue dans leur lit ; ce qui est arrivé plusieurs fois à madame de V***, depuis son attaque d’apoplexie, et à la célèbre madame de St…, pendant la maladie si longue et si douloureuse à laquelle elle a succombé.
On a souvent cité, et avec raison, comme un exemple de ces rêves significatifs, celui dans lequel le savant Conrard Gesner crut sentir qu’il était vivement mordu au côté gauche de la poitrine par un serpent, ce qui le porta à croire qu’il existait une lésion profonde dans cette partie : conjecture qui, malheureusement, n’était que trop vraie, puisque cette lésion ne tarda pas à se montrer avec les caractères d’un anthrax, qui se termina par la mort au bout de cinq jours.
On a raconté aussi qu’Arnauld de Villeneuve s’étant senti mordu au pied pendant un rêve, y vit se développer, le jour suivant, un ulcère cancéreux.
Si l’on pouvait s’en rapporter à quelques observations qui tiennent trop du prodige pour être exactes, quoique plusieurs aient été faites par des auteurs dignes de foi, les inspirations, la voix intérieure de l’instinct, qui se fait entendre dans quelques maladies, auraient présenté, dans certaines circonstances, pendant les rêves, une justesse et une lucidité vraiment prophétiques, non-seulement dans ce qui concerne le siège ou la nature des différentes affections morbides, mais encore dans l’indication de quelques moyens de traitement très-énergique : phénomène vraiment singulier, et sur lequel nous aurons occasion de revenir en parlant des rêves qui dépendent d’une irritation mentale et ataxique.
Du reste, plusieurs médecins croyant apercevoir une lueur de cet instinct prophétique des malades, dans quelques rêves particuliers, en ont tiré, relativement à la pratique, des conséquences que le succès n’a pas toujours justifiées. Ainsi, le phthisique dont parle Galien fut saigné à contretemps par ses médecins, et d’après la considération trop exclusive d’un pareil songe.
Suivant le témoignage du même médecin, ce même usage de la saignée fut très-salutaire pour un lutteur auquel on le [p. 289] conseilla, d’après l’interprétation d’un songe dans lequel il s’était vu plongé dans une fosse remplie de sang.
Quoi qu’il en soit, plus on réfléchira sur les rêves considérés sous le point de vue de la séméiotique, et plus on aura d’occasions de leur appliquer les remarques que nous avons déjà présentées sur la liaison qui existe entre le sujet de plusieurs rêves et l’impression intérieure, l’affection organique qui en a été la cause occasionnelle. Ces rapports véritablement curieux et instructifs qu’il importe de se rappeler, nous ont fait comprendre comment certaines perceptions en apparence illusoires, qui surviennent pendant les songes, étaient vraies en elles-mêmes, ou n’étaient du moins que l’expression exagérée ou détournée d’une sensation réelle, ainsi que nous l’avons observé pour les personnes qui ont rêvé qu’on leur fait des ligatures et des incisions à différentes parties du corps, qu’elles reçoivent un coup à la tête, un choc, une commotion quelconque ; qu’elles sont menacées d’oppression ou de suffocation, dans un concours de circonstances ou d’événemens plus ou moins compliqués. Tous ces rêves seront facilement interprétés par le médecin, lorsqu’il se sera familiarisé avec les moindres détails de la pratique, surtout s’il apporte, dans cette partie élevée et délicate de ses études, les vues d’une saine psychologie et les habitudes de l’esprit philosophique.
Les rêves qui annoncent un état morbide de l’encéphale, pourraient aisément se ranger sous un petit nombre de titres, si l’on voulait se borner à classer les variétés principales de ces rêves, et leurs rapports, soit avec les névroses, soit avec les maladies mentales.
Plusieurs névroses, qui ne se sont pas encore manifestées pendant la veille, mais qui se préparent, qui se développent pendant une sorte d’incubation latente et obscure, peuvent être devinées ou du moins fortement soupçonnées par des songes bizarres et extraordinaires, qui dépendent de cette situation : telles sont l’épilepsie, l’apoplexie idiopatique, les retours périodiques de la manie, les fièvres ataxiques, les convulsions chez les enfans, enfin, toutes les affections de la nombreuse et importante classe des névroses.
Des exemples multipliés de rêves de cette espèce, qu’il serait facile de citer, ajouteraient aisément à ce qui précède, de nouvelles preuves de la nécessité d’enrichir la séméiotique d’un grand nombre de faits et de documens tirés de l’étude pratique et philosophique des songes.
Plusieurs fièvres ataxiques, et le typhus, ont été souvent précédés de ces rêves , en quelque sorte prophétiques, et qui auraient pu faire reconnaître ces maladies, à une époque où [p. 290] elles ne s’étaient encore manifestées que pendant le sommeil, c’est-à-dire dans cette disposition où la suspension de l’activité mentale semble donner plus d’intensité aux impressions locales.
Le premier médecin du dernier pape, l’aimable et savant Corona, eut deux rêves de cette espèce entièrement semblables, au début d’une fièvre ataxique, dont il fut atteint à deux époques différentes, et avec une distance de deux ans entre chaque époque.
Dans chacun de ces rêves, dont toutes les circonstances lui paraissaient encore présentes au moment où il me les raconta, il se croyait au milieu du tremblement de terre le plus effroyable ; il voyait, dans toutes leurs combinaisons, leur succession, les circonstances, les accidens, les épisodes de cette grande et terrible catastrophe, entre autres la chute d’une malheureuse femme, qui se trouva entraînée du haut d’une tour, et divisée en deux par la pointe tranchante d’un rocher sur lequel elle fut précipitée dans sa chute.
Hildebrand et nous-même avons cité des faits de ce genre, qui ont été observés aux approches et pendant les premiers développemens du typhus. Il sera sans doute aisé d’en rapporter d’analogues relativement à plusieurs autres affections cérébrales en général, et aux vésanies en particulier, surtout si l’on parvient jamais à mieux observer, mieux étudier qu’on ne l’a fait jusqu’à ce jour, les premiers développemens des différentes espèces d’aliénations, distinguées avec soin du délire, d’après les vues ingénieuses de M. Esquirol, qui a proposé pour sujet de prix, à ses élèves, les développemens détaillés de cette importante distinction.
Plusieurs maladies moins graves, ou même de simples indispositions, dont l’excitement plus ou moins prolongé du cerveau est une des principales circonstances, donnent lieu, chez certaines personnes, à des rêves quelquefois très-singuliers, et qui sont caractérisés, en général, par la succession moins irrégulière, plus suivie, plus étendue, des idées ou des images qui les constituent. Tels sont certains degrés d’ivresse ou de narcotisme, mais surtout quelques migraines particulières accompagnées d’une grande exaltation nerveuse, et d’une augmentation véritablement douloureuse de susceptibilité de l’encéphale et des principaux organes des sensations.
Les rêves qui sont modifias par l’ébranlement qui accompagne ces migraines ou qui leur succède, ont beaucoup d’analogie avec ceux qui dépendent d’une irritation fébrile et générale. Ils se rapprochent comme ces derniers beaucoup plus du délire, que les autres songes. Ils sont également très-lucides, et paraissent beaucoup moins étrangers à la manière d’être, aux [p. 291] habitudes de l’entendement pendant la veille. Mais, en général, ils sont beaucoup plus liés, beaucoup plus étendus, beaucoup mieux enchaînés dans toutes leurs parties. Souvent, dans ces rêves, et surtout lorsque l’état morbide est presque entièrement terminé, et qu’il n’en reste plus qu’une sorte d’ébranlement cérébral, on croit jouir, comme sous l’influence d’un léger narcotisme, d’une liberté de pensées, et d’un sentiment plus vif de ses forces intellectuelles ou morales, soit avec l’idée que l’on se livre à un travail d’esprit, soit avec la conviction d’être acteur ou témoin de scènes très dramatiques, et en apparence si vraies, qu’on ne parvient à les distinguer des réalités de la vie, au moment de son réveil, qu’avec un certain effort de raisonnement et de réflexion.
Du reste, ces rêves et tous ceux qui ont quelques rapports avec les névroses et les maladies mentales, mériteront doutant plus de fixer l’attention, sous le rapport de la séméiotique, que l’on y aura reconnu quelques perceptions morbides de l’ouïe, l’idée d’une chute, d’une commotion, par exemple, mais surtout la sensation d’un bruit plus ou moins fort, de sons très secs ou très-aigus : genre d’impressions dont il sera facile d’évaluer l’importance et la gravité, si l’on se rappelle toute l’activité, toute l’étendue des sympathies du sens de l’ouïe avec le cerveau, auquel il semble encore plus étroitement uni que le sens de la vue, quels que soient d’ailleurs l’ascendant ou la prédominance de ce dernier dans la vie intellectuelle.
Il existe eu outre certains rêves plus éminemment morbides, qui dépendent d’une altération spéciale et profonde du cerveau, et qui ne se manifestent que pendant le sommeil : rêves que l’on pourrait regarder peut-être comme une sorte d’aliénation mentale, qui est suspendue pendant la veille, et qu’il importe de ne pas confondre avec les autres songes ; ces modifications forment ce que l’on pourrait appeler les rêves nerveux et vésaniques.
Tels sont la rêverie cataleptique, dont il n’existe qu’un petit nombre d’exemples, le somnambulisme, ou le rêve des personnes qui parlent en dormant.
Les rêves dont nous avons parlé jusqu’à présent, morbides ou non morbides, se forment et se développent dans un sommeil léger, superficiel, plus ou moins troublé par des causes internes ou externes d’irritation ; ils sont par cela même lucides, lorsqu’ils ont lieu avec plus ou moins de force et de durée : alors on reconnaît à son réveil que l’on a rêvé, et le plus souvent même on se rappelle, au moins en grande partie, le songe que l’on a fait, et qui se rattache, sous plusieurs rapports, aux habitudes prédominantes du genre de vie pendant la veille. [p. 292]
Dans ces divers cas de rêves, la concentration, l’isolement des forces cérébrales, loin d’être augmentes, sont plus ou moins affaiblis, et le sommeil se rapproche de la veille par une foule de nuances et de degrés, depuis le premier somme jusqu’à la somnolence et la rêverie. Dans les rêves essentiellement nerveux et vésaniques, la condition du cerveau est bien différente ; le sommeil, loin d’être léger, est beaucoup plus profond que dans l’état naturel : une solution complète de continuité subsiste entre ce sommeil et la veille, et les songes, qui forment comme une existence à part, ne sont ni lucides ni sensibles. Loin de reconnaître comme causes occasionnelles certaines impressions locales plus ou moins vives, ils paraissent résulter d’un mouvement spontané du cerveau, d’une augmentation dans l’activité intérieure de cet organe, profonde et concentrée, que le sommeil paraît favoriser, mais dont il existe cependant quelques exemples pendant la veille , ainsi que le prouvent la catalepsie et l’extase.
Le somnambulisme, qui est susceptible de divers degrés, et dans lequel rentrent tous les rêves vésaniques dépendans d’un état morbide du cerveau, est un rêve non lucide et ordinairement accompagné des mouvemens, des actions que l’habitude a rendus faciles, et qui correspondent à la série des idées, dont la succession et la combinaison forment les parties intellectuelles et mentales de ces rêves.
Les somnambules sont profondément endormis, et dans cet état ils exécutent et réalisent en rêvant toutes les choses dont l’idée s’est présentée à leur esprit pendant leur songe ; quelques-uns paraissent même dans cette situation faire avec sécurité et aplomb des choses très-difficiles ; ils sortent de leur lit, de leur maison, s’habillent, allument du feu, font des vers, écrivent ayant les yeux fermés ou la pupille dilatée, sans le concours des sens ni d’une opération actuelle de l’entendement, et pendant un sommeil si profond, que l’on parvient à peine à l’interrompre par des impressions assez fortes.
Celui dont l’exemple a été rapporté dans l’Encyclopédie, d’après des observations faites avec soin par un archevêque de Bordeaux, était un jeune séminariste dont les études ascétiques et le goût pour la prédication avaient sensiblement dérangé le cerveau.
Ce jeune enthousiaste, que son archevêque allait voir dormir, avec le dessein de recueillir sur sa situation des détails aussi exacts qu’intéressans, se levait assez ordinairement au commencement ou au milieu de son premier somme ; il faisait avec aplomb, avec sécurité, la plupart des choses que l’habitude lui avait rendues familières, et dont l’idée s’offrait à son esprit pendant ses rêves ; ainsi, le plus souvent, il se levait, [p. 293] prenait du papier, composait, écrivait des sermons et relisait ensuite à haute voix tout ce qu’il avait écrit, quelquefois même il apportait dans ses opérations un détail d’exécution dont on s’assura par des faits irrécusables, et qui ne peut être compris ou même regardé comme croyable, que par les personnes qui ont eu l’occasion de réfléchir sur la force et l’étendue de l’association dans l’homme, pour les phénomènes qui se rapportent directement au mouvement et à la sensibilité.
Ainsi, ayant écrit un jour dans un de ses sermons divin enfant, il crut, en relisant, devoir substituer le mot adorable à divin ; mais trouvant ensuite que ce ne pouvait pas aller avec adorable, il ajouta avec beaucoup d’adresse un t, de façon que l’on pouvait lire cet adorable enfant.
Du reste, on s’assura plusieurs fois, en lui couvrant les yeux, que toutes ces opérations s’exécutaient spontanément, sans le concours de la vision.
Le même somnambule, sur lequel on réunit un grand nombre d’observations, croit un jour, dans un de ses rêves, et pendant une nuit très-froide, se promener au bord d’une rivière et y voir tomber un enfant qui se noyait. La rigueur du froid ne l’empêche pas d’aller le secourir ; il se jette aussitôt sur son lit, dans l’attitude d’un homme qui nage, il en imite tous les mouvemens, et après s’être fatigué quelque temps à cet exercice, il sent au coin de son lit un paquet de sa couverture, croit que c’est l’enfant, le prend avec une main et se sert de l’autre pour revenir en nageant au bord de la prétendue rivière ; il y pose son paquet et sort en frissonnant et en claquant des dents, comme si en effet il sortait d’une rivière glacée ; il dit aux assistans qu’il gèle et qu’il va mourir de froid, que tout son sang est glacé ; il demande un verre d’eau-de-vie pour se réchauffer : on lui donne de l’eau qui se trouvait dans la chambre ; il en goûte, reconnaît la tromperie et demande encore plus vivement de l’eau-de-vie, exposant la grandeur du péril où il se trouve ; on lui apporte un verre de liqueur, il le prend et dit en ressentir beaucoup de soulagement ; cependant il ne s’éveille point, se couche et continue de dormir plus tranquillement (Encyclopédie méthodique, in-4°, t. XXXI, article somnambule , p. 394).
Les somnambules ne le sont pas tous au même degré, et l’on peut les ranger dans quatre classes ou sections, dans chacune desquelles le même individu peut se trouver, savoir :
1°. Les somnambules qui parlent seulement en dormant, et qui sont les plus fréquens.
2 . Les somnambules qui agissent sans parler.
3°. Les somnambules qui agissent et qui parlent.
4° Les somnambules qui parlent, qui agissent et qui [p. 294] éprouvent en même temps différentes affections corporelles, comme la sensation du froid et de la chaleur.
Tons les rêves qui peuvent rentrer dans quelques-unes de ces sections, ou même s’en rapprocher sous quelques rapports, dépendent nécessairement d’un état morbide. Ils sont plus fréquens pendant la jeunesse, chez les jeunes filles disposées à l’hystérie ou à la catalepsie, et parmi les hommes également jeunes chez lesquels l’exercice immodéré de l’imagination ou les contemplations ascétiques, ont disposé le cerveau à la concentration de son activité intérieure, à l’isolement et à la suspension de sensations externes.
Quant aux phénomènes les plus remarquables du somnambulisme, sur lesquels quelques philosophes out élevé des doutes, parce qu’ils semblaient se refuser à une explication, en sortant du cercle des faits connus et des connaissances déjà acquises, ces phénomènes n’ont rien cependant de plus extraordinaire ni de plus incroyable que les actions également très-compliquées que plusieurs animaux exécutent sans les avoir apprises, et sans le concours d’une opération actuelle et libre de l’entendement.
Dans ces opérations que l’on rapporte à une puissance particulière appelée instinct par les naturalistes, des actions difficiles, des mouvemens compliqués paraissent répondre directement et sans le concours du cerveau, à des impressions spontanées qui se manifestent avec les mêmes circonstances chez les animaux des classes inférieures, mais principalement chez les insectes. On ne peut raisonnablement y reconnaître un effet de l’éducation ni les signes d’une volonté éclairée ou d’une véritable liberté.
Dans le somnambulisme, les actes sont également dépendant d’une opération actuelle de l’entendement, d’une impulsion libre et motivée ; mais loin de se rapporter d’une manière constante et régulière à des impressions intérieures, ils dépendent au contraire d’une excitation éventuelle et particulière du cerveau ; et dans ce cas la grande loi de l’association présente une extension que l’on ne voit pas dans les autres rêves. Cette association s’étend alors, soit aux muscles de la voix seulement, soit aux autres muscles, et même à tous les organes, ainsi que le prouvent plusieurs observations qui nous ont porté à reconnaître dans ce phénomène les quatre degrés principaux que nous venons d’indiquer.
En effet, la volonté, l’exercice actuel de l’entendement, tout ce qui peut appartenir à la perception, la mémoire active, la comparaison, le raisonnement ne sont pas moins suspendus dans le somnambulisme que dans les autres rêves ; dans [p. 295] ces derniers, que l’on pourrait appeler des songes d’idée, on reste à peu près immobile en croyant agir, se mouvoir, se déplacer de différentes manières ; dans le somnambulisme au contraire, que l’on peut nommer un songe d’idées et de mouvemens, les actions qui se reproduisent alors s’exécutent sans le concours de la volonté, mais par le seul effet de leur association, avec une certaine suite d’idées et d’images auxquelles une longue habitude les a comme enchaînées.
Les petits mouvemens musculaires qui sont le plus ordinairement associes aux idées, ceux dont le contours produit les sons articulés, par exemple, doivent avoir plus souvent lieu dans les rêves que dans les autres actions volontaires, et en effet le premier degré du somnambulisme est aussi fréquent que le somnambulisme complet est rare ; toutefois ce premier degré appartient, comme le dernier, à un sommeil profond, et ne fait point partie des rêves sensibles ou lucides qui se manifestent pendant un léger sommeil, et dont plusieurs circonstances sont encore présentes à la mémoire au moment du réveil.
Les personnes qui rêvent ainsi en parlant, ont été souvent observées avec tout le soin, toute l’attention que mérite un semblable phénomène : leurs rêves sont en général assez suivis, assez réguliers ; on peut en modifier le cours, en changer le sujet par des irritations extérieures, obtenir même par cette voie des révélations fort singulières. Plusieurs de ces rêves, lorsqu’ils ne sont pas interrompus, semblent se prolonger ou sont rappelés dans des rêves ultérieurs, quoique le rêveur n’en ait conservé aucune idée pendant la veille : disposition qui se rencontre dans quelques songes, et qui doit toujours faire soupçonner une altération de l’action nerveuse, une prédisposition aux aliénations mentales et aux affections convulsives.
Un écolier de douze à quatorze ans, dont j’ai entendu citer l’exemple à ce sujet par un témoin digne de loi et très-éclairé, rêvait tout haut, chaque nuit et pendant longtemps, sans en avoir le moindre souvenir à son réveil. On l’observa pendant plusieurs nuits : ses rêves étaient suivis, détaillés ; il s’y trouvait constamment le même personnage, celui d’un homme d’état dont il avait le langage, et dont il paraissait avoir les goûts, les sentimens, en un mot les habitudes d’esprit et les principes de conduite. Tout cela s’évanouissait à son réveil, sans laisser la moindre trace, sans l’empêcher de reprendre sa pétulance et son rôle d’écolier.
Formey, qui laisse entrevoir que quelque chose de semblable doit se passer chez plusieurs personnes pendant leurs rêves, donne à penser, comme nous l’avons déjà dit, que [p. 296] l’existence de ces êtres singuliers se trouve véritablement agrandie par leurs songes, qui en effet n’entrent pas moins dans cette existence, que les mouvemens volontaires, l’exercice actuel de la pensée, et l’activité morale qui constitue la veille.
Quoi qu’il en soit, cette manière de considérer le somnambulisme a bien moins pour objet de l’expliquer que d’exposer ce qui le constitue, d’après l’observation et l’analyse des conditions dans lesquelles il se manifeste, comparées avec les conditions et les causes occasionnelles des autres rêves.
Un grand nombre d’auteurs ont écrit sur le somnambulisme : on cite plus particulièrement Aristote , principalement le traité De generat. Animal., lib. IV ; les Narrations médicales d’Horstius, les Observations de Petrus Salius, et surtout l’article concernant ce phénomène dans la grande physiologie de Haller.
La rêverie cataleptique a été rapportée par Darwin au somnambulisme ; elle a cependant un caractère morbide beaucoup plus évident ; elle parait d’ailleurs avoir également pour circonstance essentielle, pour cause prochaine , la concentration des forces cérébrales. Dans les deux cas il y a suspension de la perception, de l’exercice actuel et extérieur de l’entendement, avec augmentation de la faculté d’exécuter, par irritation, les actions, les mouvemens que l’habitude a rendus plus ou moins faciles et familiers, et dont peut-être on serait incapable dans son état habituel.
La jeune demoiselle dont l’auteur de la Zoonomie cite l’exemple, et dont nous avons déjà parlé, était âgée de dix-sept ans, jouissant, sous tous les rapports, d’une santé parfaite. La maladie commença par des convulsions, un hoquet violent et des efforts pour vomir. Ces symptômes furent suivis d’une légère atteinte de catalepsie. La rêverie commença immédiatement après. Cette demoiselle manifestait, dans ses regards et sa contenance, un haut degré d’attention : elle s’entretint avec des personnages imaginaires, et ne put, par aucun moyen, être arrachée à cette contemplation qui dura pendant une heure ; le même état revint tous les jours, dans le même ordre, pendant six semaines. Ses entretiens n’offraient aucune incohérence dans ses idées ; on pouvait comprendre, par ses discours, qu’elle supposait que ses interlocuteurs imaginaires lui répondaient ; elle montrait quelquefois beaucoup d’esprit et d’amitié, le plus souvent une grande mélancolie. Dans ses rêveries , elle chantait souvent à livre ouvert avec justesse , ou répétait des pages entières des poètes anglais. Un jour, en récitant un passage de Pope, elle oublia un mot et recommença pour le retrouver. Vainement on le lui dit très-haut plusieurs fois ; ce ne fut qu’après plusieurs répétitions qu’elle se le [p. 297] rappela elle-même. A son réveil elle était fort étonnée et très-effrayée ; elle avait même quelquefois un retour de convulsions, sans doute par un effet de sa peur. Au bout de trois semaines, ses rêveries changèrent dans quelques circonstances ; et quoique ses mouvemens fussent très-incertains, elle put marcher sans se heurter dans sa chambre : elle but une fois une tasse de thé que l’on avait servie sur une table devant elle ; une autre fois elle flaira une tubéreuse : cependant elle ne paraissait voir ni entendre personne auprès d’elle ; On croit seulement que l’éclat d’une vive lumière rendait ses idées moins mélancoliques. Dans toutes ces circonstances, le pouls restait dans son état naturel. Lorsque le paroxysme était fini, la malade ne conservait aucun souvenir de ce qui s’était passé. Cette affection nerveuse si extraordinaire, ne fut guérie que par de très-grandes doses d’opium, données environ une heure après l’accès ; après quelques rechutes, la maladie disparut entièrement, et cette demoiselle eut, de temps à autre, quelque symptôme d’épilepsie. La volonté parait avoir conservé son empire dans cette rêverie ; à mesure que cette espèce d’extase devint moins profonde, l’interruption des rapports extérieurs fut moins complète. Il faut toutefois présumer que l’attention que cette jeune demoiselle donna à la tubéreuse et à la tasse de thé, dépendait de la coïncidence fortuite de ces objets avec la série des idées qui l’occupaient.
Le rêveur, dont l’exemple est cité dans les Transactions de Lausanne, ouvrait quelquefois les yeux, quoiqu’il écrivît ligne par ligne régulièrement, et qu’il corrigeât les fautes, soit d’écriture, soit d’orthographe.
Nous terminerons par ces réflexions notre article sur les rêves qui dépendent évidemment d’une irritation cérébrale : il nous reste à parler des rêves prophétiques, de la somnolence extatique, et de ce singulier état que l’on a appelé, dans ces derniers temps, le somnambulisme magnétique.
On trouve, dans les Annales de la médecine pratique, certains exemples de songes merveilleux et surnaturels, dans lesquels on assure que les malades doués d’un génie prophétique ont annoncé leur mort, ou reconnu d’une manière anticipée l’invasion d’une maladie , la terminaison d’une autre maladie présente, et la manière, les moyens de la guérir.
Une saine critique ne permet guère d’admettre la réalité de la plupart de ces espèces de rêves. Il existe cependant un petit nombre de faits bien observés qui ne permettent pas de douter que, dans plusieurs dispositions cataleptiques, dans plusieurs excitemens du cerveau qui se rapprochent de certaines modifications de la manie, observés et décrits par Arétée, les malades acquièrent tout à coup une activité [p. 298] intellectuelle, une intensité , un développement d’instinct, qui leur permet de faire ou de découvrir des choses qui ne seraient pas à leur portée dans toute autre circonstance. On dirait qu’il se forme alors et par l’effet d’un changement partiel ou général du système nerveux, des voix intérieures, des appétits, des instincts accidentels ou spontanés, etc., etc., que l’on a pris quelquefois pour une clairvoyance prophétique.
Plusieurs médecins ont donné une attention particulière à ces phénomènes. Arétée que nous venons de citer, était convaincu qu’aux approches de certains genres de mort, les malades acquièrent tout à coup l’exaltation la plus vive et un degré de sagacité, de discernement qui présente toutes les apparences de la prévision.
Des écrivains plus modernes, et dont une saine philosophie pourrait bien récuser le témoignage, ont admis d’une manière plus particulière une véritable divination dans les maladies : De vaticiniis œgrotorum, Alberti (Hale, 1724).
Quoi qu’il en soit, les rêves dans, lesquels les malades montrent tout à coup une sagacité extraordinaire, soit qu’elle s’applique à leur situation, soit qu’elle se rapporte à d’autres objets plus ou moins éloignés, doivent être rangés dans ce qu’ils ont de vrai ou de réel, parmi les songes qui dépendent principalement d’une augmentation sensible dans l’activité du cerveau.
- De Sèze, à qui cette remarque n’a point échappé, pense avec raison que l’on doit s’attendre à rencontrer principalement des rêves semblables dans plusieurs dispositions morbides qui précèdent l’extase, la manie, l’apoplexie idiopathique, le redoublement subit et par explosion d’une péripneumonie latente et chronique.
Le somnambulisme magnétique, s’il existait réellement, et si on le dégageait du merveilleux que les observateurs peu éclairés de ce singulier phénomène y ont ajouté, se réduirait à une somnolence extatique ou cataleptique : seulement il ne se manifesterait pas d’une manière spontanée, mais il arriverait dans certaines conditions déterminées, et mises en jeu par un tiers au moyen d’une force attachée à son système nerveux en particulier ou à l’ensemble de son organisation.
Dans cette situation qui paraît d’ailleurs ne pouvoir être provoquée que chez un très-petit nombre d’individus, et par suite d’une aptitude spéciale et morbide, le cerveau se trouve, comme dans le somnambulisme, et à un bien plus haut degré que pendant le sommeil naturel le plus profond, dans un isolement complet des objets extérieurs.
Dans cet état, son action est spontanée ; la succession, la combinaison des idées ou des images qui en résultent ne peuvent [p. 299] se comparer à ce qui se passe pendant la veille, et se produisent par une association involontaire, sensiblement modifier, et rendue plus active par l’état d’excitement et d’exaltation concentrée de l’organe intellectuel. Les personnes qui sont placées dans une pareille situation, acquièrent nécessairement tout à coup une sorte de clairvoyance ou d’instinct relativement à leurs maladies, et peuvent être conduites plus promptement que pendant la veille à quelques aperçus qui se rapportent à leur position actuelle, soit physique, soit morale : il sera possible alors, comme dans certains rêves, de se rappeler, de réciter des passages de prose ou de vers, que l’on paraissait avoir oubliés ou ne savoir qu’imparfaitement pendant la veille, le cerveau n’ayant plus la même activité intérieure, qui s’affaiblit d’autant plus que le cercle des fonctions volontaires de l’entendement se rétablit avec plus d’étendue. M. Deleuze cite à ce sujet l’exemple d’un jeune somnambule qui récita deux pages d’Young pendant une somnolence cataleptique ; ce qu’il ne put faire après être sorti de cette situation.
Les différentes espèces de rêves que nous venons de considérer sous le point de vue de leur interprétation médicale, et dont le tableau ci-joint permet de considérer l’ensemble d’un seul coup d’oeil, se manifestent rarement, dans la réalité des choses, avec la simplicité que l’on est obligé de supposer et d’admettre dans une classification. Loin d’agir isolément, les causes qui en déterminent la formation, quelquefois même le sujet et la nature, et que nous avons prises pour bases de notre classification, se réunissent toujours ou presque toujours deux à deux, trois à trois. De cette complication, de ce mélange, résulte continuellement, suivant une foule de conditions éventuelles et propres à la situation actuelle de chaque individu, une multitude de rêves particuliers qui semblent échapper à toute espèce de classification ou d’analyse, et que l’on pourra cependant rapporter aux divisions que nous avons établies, avec plus ou moins de facilité, suivant que ces rêves paraîtront plus simples ou plus compliqués.
Du reste, nous sommes loin de penser que l’on puisse faire rentrer, même d’une manière approximative, dans le cadre que nous venons de tracer, tous les rêves possibles, et qui se réalisent chaque jour dans un concours de circonstances qui ont pu ne pas s’offrir à nos observations. Le terrain sur lequel nous nous sommes placés est aussi nouveau que glissant et difficile. Nous nous croirons heureux d’y faire utilement les premiers pas, et d’ouvrir ainsi à la médecine mentale, une carrière d’autant plus étendue, que toutes les personnes attentives, [p. 300] pourront aisément l’enrichit par leur expérience personnelle, et par des observations qui n’appartiennent pas moins à la psychologie positive qu’à la médecine pratique.
(MOREAU, de la Sarthe)
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