Modeste Lefevre. Dissertation sur le sommeil. Thèse n°86. Présentée et soutenue d la Faculté de Médecine de Paris, le 31 mai 1817, pour obtenir le grade de Docteur en médecine. A Paris, de l’imprimerie de Didot jeune, 1817. 1 vol. in-4° , 33 p.
Une des première thèse sur le rêve. Nous n’avons trouvé aucune référence bio-bibliographique.
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DISSERATION
SUR
LE SOMMEIL.
Des fonctions qui s’exécutent dans l’économie animale, les unes subsistent sans interruption dans leur exercice, ou du moins n’éprouvent que de légères rémittences ; de ce genre sont les fonctions vitales : les autres ne s’exécutent que par intervalles, et d’une manière irrégulière ou périodique ; telles sont les fonctions nutritives, génitales, et sensoriales ou animales. Ces dernières, c’est-à-dire les fonctions sensoriales, s’exécutent et se suspendent concurremment d’une manière périodique, et constituent ainsi deux états alternatifs, désignés par les noms de veille et de sommeil. C’est le dernier de ces deux états, ou le sommeil, que je me suis proposé d’étudier. Plusieurs auteurs ont essayé d’assigner la cause prochaine ou immédiate du sommeil ; aucune des opinions qu’ils ont émises à ce sujet n’étant généralement admises, je me dispenserai de les rapporter ici. Quelle que soit, au reste, la cause prochaine ou immédiate de ce phénomène, on peut le regarder comme une conséquence nécessaire de la fatigue qu’amène dans nos organes l’exercice de la veille. Ex naturæ lege labor vigiliarum somnum invocat et producit. (HALLER, Phys.)
Les causes qui favorisent et provoquent d’une manière directe l’assoupissement agissent, soit en rabaissant le ton de la sensibilité générale, soit en soustrayant les organes aux impressions qui les mettent en action, soit enfin en les fatiguant par la continuité [p. 6] de ces impressions : tel est l’effet des bains tièdes, des boissons rafraîchissantes, d’une température fraîche, du silence, de l’obscurité, d’un bruit monotone et continu, comme la chute d’une cascade, le murmure d’un ruisseau.
Les boissons alcoholiques à hautes doses, les différentes espèces de narcotiques, le froid excessif, peuvent encore, d’une manière plus directe et plus prompte, déterminer l’assoupissement ; mais, dans ce cas, cet assoupissement diffère essentiellement du sommeil naturel, au moins par ses effets ; on n’en sort pas restauré et disposé à l’exercice, mais fatigué et accablé. Il n’est que le prélude de la mort, lorsque les doses ont été portées trop loin ; sous ce rapport, il doit être regardé comme un état morbide, et non comme le sommeil.
Les agens qui jouissent de propriétés opposées à ceux-ci, c’est-à-dire qui peuvent entretenir l’état de veille, sont les boissons alcoholiques à doses modérées, le thé, le café ; les excitans variés et gradués, portant sur les organes des sens, les contentions d’esprit, les affections morales, profondes et durables : mais tous ces excitans ne peuvent entretenir la veille que pendant une durée relative à leur degré d’énergie, et à la susceptibilité des individus. Les douleurs physiques les plus pénibles, que l’on peut placer sans contredit au rang des excitans les plus énergiques, ne peuvent éloigner le sommeil que pour un temps limité, et même d’autant moins long, qu’elles sont plus pénibles : sous la persévérance de leur action, il arrive un moment où la sensibilité expire, et le sommeil naît. C’est ainsi que l’on a vu autrefois des malheureux soumis aux tortures de la question devenir insensibles aux tourmens les plus atroces, et s’endormir sur le lit de douleurs pour se réveiller à de nouvelles souffrances. Labat (Voyages en Italie) a vu exercer un genre de torture (le supplice de la veille) qui ne tardait pas, par le prompt épuisement qu’il déterminait, à plonger dans le sommeil les criminels qui y étaient soumis. Telle est la nécessité impérieuse du sommeil, nécessité à laquelle les stimulans [p. 7] les plus énergiques et les plus variés ne sauraient nous soustraire indéfiniment. Ea est animantium omnium caduca et instabilis natura, ut nec perpetuò, nec continuò agere ac operari possint. (WILLIS, de Animâ brutorum.)
L’état de l’économie le plus propre à l’établissement du sommeil est, une légère lassitude dans les différens organes des sens, et surtout dans ceux de la locomotion. La fatigue portée trop loin laisse dans les organes un sentiment douloureux, qui devient une nouvelle cause d’excitation qui entretient la veille. Les personnes qui ont éprouvé de grandes fatigues ont besoin, avant de pouvoir goûter les douceurs du sommeil, de prendre des bains tièdes pour calmer le sentiment douloureux qu’elles éprouvent dans les membres.
Un certain degré de faiblesse générale, comme celui qui succède à des évacuations abondantes, et surtout aux évacuations sanguines et spermatiques, dispose aussi éminemment au sommeil. Lorsque le sommeil se prépare, soit par le besoin pressant du repos, soit par le retour de l’époque à laquelle on a contracté l’habitude de s’y livrer, la circulation et la respiration se ralentissent, la reproduction de la chaleur animale s’affaiblit, la tension des fibres musculaires diminue, toutes les impressions deviennent plus obscures, tous les mouvemens plus languissans et plus incertains. Mais les impressions ne s’émoussent point toutes à la fois ni au même degré : c’est suivant un ordre successif et dans des limites différentes pour chaque genre de fonctions que les mouvemens tombent dans la langueur, sont suspendus, ou ne paraissent perdre qu’une faible partie de leur force et de leur activité ; les muscles qui meuvent les membres se relâchent et cessent d’agir avant ceux qui soutiennent le tronc ; quand la vue, sous le voile des paupières, ne reçoit déjà plus d’impressions, les autres sens conservent encore presque toute leur sensibilité ; l’odorat ne s’endort qu’après le goût ; le tact qu’après l’ouïe, et même, pendant le sommeil [p. 8] le plus profond, il s’exécute encore divers mouvemens déterminés par des impressions reçues par le tact. C’est par des impressions de ce genre qu’un homme endormi est porté à changer une attitude devenue pénible par sa longue durée, ou à mouvoir le bras pour chasser un insecte qui l’incommode.
Les organes de la locomotion peuvent persévérer en partie dans leur exercice pendant un temps plus ou moins long, sous l’empire d’un reste de volonté, quoique les sens soient endormis. C’est ainsi que, chez des hommes qui dorment à cheval, un grand nombre de muscles soutiennent leur exercice pour les maintenir en équilibre ; quelques voyageurs ont pu même s’endormir en marchant, et continuer leur route pendant quelques instans ; c’est ce que Galien dit lui être arrivé (de motu musculorum). Plater rapporte qu’il lui arrivait souvent de s’endormir le soir en jouant du luth, sans discontinuer pour cela de jouer pendant quelques momens. Muller avait connu un cordier qui s’endormait souvent au milieu du jour, et continuait, tout endormi, l’ouvrage dont il était occupé au moment de l’invasion de son sommeil. Ces phénomènes, qui ne sont qu’une extension partielle de l’état de veille, ne doivent pas être regardés comme des cas de somnambulisme, en prenant le mot dans son sens littéral ; ils en diffèrent essentiellement, comme je tâcherai de l’établir ailleurs.
Si les sens ne s’assoupissent pas tous à la fois, ils ne s’assoupissent pas non plus tous au même degré ; le goût et l’odorat sont les plus difficiles à réveiller ; la vue se réveille aussi plus difficilement que l’ouïe, et surtout que le tact. C’est de là qu’un bruit inattendu, une percussion, une aspersion d’eau froide, suffisent souvent pour tirer de leur assoupissement des somnambules sur qui la plus vive lumière n’a eu aucun effet, même leurs yeux étant ouverts.
Il convient maintenant d’examiner quelle influence la suspension des fonctions sensoriales exerce sur les autres fonctions. Sur ce point, les opinions des auteurs varient. Hippocrate pensait que la vie était plus active à l’intérieur pendant le sommeil : In somno [p. 9] (inquit) interiora calidiora sunt (Epid.). Sanctorius, Willis et autres, ont suivi l’opinion du père de la médecine, en y donnant des développemens : selon eux, la circulation, la respiration, la digestion, la nutrition, la perspiration, acquièrent dans le sommeil un surcroît d’énergie. Galien, Gorter, Haller, ont embrassé une opinion opposée, et qui paraît plus justement déduite de l’observation des faits. En effet, si l’on s’en tient rigoureusement à ce qui peut être apprécié par les sens, on est porté à conclure que toutes les fonctions sont ralenties dans le sommeil, ou du moins qu’aucune ne jouit évidemment d’une plus grande énergie. Pendant le sommeil, les pulsations des artères sont moins fréquentes, moins élevées et moins étendues ; les mouvemens de la respiration sont plus rares ; si les parois du thorax paraissent se soulever davantage dans chaque inspiration, la capacité de la poitrine ne prend pas pour cela plus d’étendue que dans la veille, elle ne fait que réparer dans un sens ce qu’elle a perdu dans un autre. La position horizontale que nous prenons dans le sommeil, en rapprochant les viscères abdominaux du diaphragme, rétrécit l’étendue de son abaissement ; de plus, dans le decubitus, la poitrine appuie nécessairement par quelques points de sa surface sur le plan de sustentation, et son extension devient encore très-limitée dans cette direction. Cet effet est surtout remarquable chez certains animaux, qui se couchent sur un plan parfaitement horizontal.
La reproduction de la chaleur, ou la calorification, n’est pas plus active pendant le sommeil, quoique la température extérieure du corps soit manifestement plus élevée : cette élévation de température provient uniquement des corps peu conducteurs du calorique dont on s’entoure pour se livrer au sommeil. Ce qui démontre d’une manière sensible que la reproduction de la chaleur n’est pas plus active pendant le sommeil, c’est qu’on est incommodé du froid lorsqu’on ne s’enveloppe pas de plus de vêtemens dans cet état que dans la veille. Une autre preuve encore, c’est qu’une température de 10° est mortelle pour un homme endormi, tandis qu’un homme [p. 10] éveillé peut en supporter une de 30°, échelle de R. (Tissot) Quant à la digestion, elle ne paraît pas éprouver de modifications bien remarquables dans le sommeil : chez quelques individus, elle s’exécute plus facilement que dans la veille. Si le sommeil dispose à l’obésité, on ne peut pas de là conclure exclusivement que la nutrition soit plus active pendant le sommeil ; il est possible que le sommeil se borne à préparer les organes sécréteurs à agir avec plus d’énergie au retour de la veille.
Pour ce qui est de la perspiration pendant le sommeil, Sanctorius l’a trouvée toujours plus abondante que dans la veille. Keill et Gorter, qui ont répété les mêmes expériences, ont obtenu des résultats entièrement en opposition à ceux de Sanctorius ; c’est-à-dire que, pour un espace de temps égal, ils ont toujours trouvé la perspiration moins abondante pendant le sommeil que pendant la veille. La différence de ces résultats peut bien, à la vérité, tenir à la différence des climats sous lesquels les expériences ont été faites. Une foule de circonstances, d’ailleurs, font varier l’état de la perspiration. L’opinion à l’égard de l’énergie plus grande de l’absorption pendant le sommeil repose sur un fait qui n’est nullement concluant : il est bien vrai que l’on contracte plus facilement une maladie contagieuse en dormant au milieu d’une atmosphère qui en contient le germe qu’en y passant le même espace de temps dans l’état de veille ; mais ce fait ne prouve rien en faveur d’un surcroît d’énergie dans les vaisseaux absorbans pendant le sommeil : on peut soutenir avec autant d’avantage que c’est parce que leur force contractile est diminuée qu’ils se laissent plus aisément traverser par les miasmes délétères qui se présentent à leurs orifices.
Enfin un dernier ordre de fonctions dont le sommeil a paru augmenter l’énergie d’une manière plus évidente, sont les fonctions génitales. Des images voluptueuses retracées pendant le sommeil dans le centre nerveux suffisent pour faire entrer les organes génitaux en exercice, et les porter à remplir complètement la fonction qui leur [p. 11] est départie ; phénomène que la même cause ne détermine presque jamais dans la veille. Néanmoins, pour expliquer ce fait, il n’est pas nécessaire de supposer un surcroît d’énergie survenu pendant le sommeil dans les organes génitaux ; cet effet peut être produit par la seule puissance de, l’imagination : on sait quel empire elle exerce sur ces organes, même dans la veille, où les erreurs dans lesquelles elle tend à les entraîner sont corrigées par les sens. Dans le sommeil, ces organes sont entièrement abandonnés à son pouvoir, comme dit FRACASTORIUS : In somno sensus ligati sunt, nec possunt corrigere oblata, nec in contrarium fit ratio. (De Intellectione.) Si, donc, les illusions de l’imagination ne sont pas dissipées par les sens, pourquoi n’auraient-elles pas l’effet de la réalité même des objets qu’elles représentent ?
Durée du sommeil. La durée du sommeil, pour les adultes, varie du quart au tiers de l’espace nyctémère. Les enfans dorment davantage, et, d’autant plus, qu’ils sont moins éloignés du terme de la naissance, soit que l’on en doive attribuer la cause à l’habitude qu’ils ont de l’assoupissement, état dans lequel ils ont passé tout le temps qui a précédé leur naissance, ou plutôt à la faiblesse et à l’irritabilité de leurs organes, qui ne peuvent longtemps, sans recourir au repos, soutenir l’action des divers excitans au milieu desquels ils se trouvent placés. Les vieillards, au contraire, dorment peu, et d’un sommeil facile à troubler ; comme si (dit à ce sujet Grimaud, d’après une idée de Stahl) les enfans pressentaient que, dans la longue carrière qu’ils doivent parcourir, ils ont assez de temps pour déployer tous les actes de la vie ; et que les vieillards, près de leur fin, sentissent la nécessité de précipiter la jouissance d’un bien qui leur échappe.
Cette assertion sur la courte durée du sommeil des vieillards ne doit pas être prise d’une manière absolue. Elle est fausse, si on l’applique à la dernière période de la vieillesse, c’est-à-dire à la décrépitude. En effet, les vieillards décrépits dorment presque toujours ; leurs périodes de sommeil sont courtes à la vérité, mais [p. 12]très-multipliées ; et leur somme générale, pour l’espace diurne, dépasse de beaucoup celle du sommeil des adultes. Il en est qui ne jouissent que de quelques heures de veille. Le mathématicien Antoine Lemoivre, dans les derniers jours de sa vie, dormait les cinq sixièmes du temps.
La durée du sommeil offre encore des différences relatives aux sexes, aux constitutions, aux habitudes, aux climats, aux saisons, aux genres d’exercice, etc.
Les femmes dorment plus que les hommes ; celles des villes plus que celles des campagnes. Les individus dont les formes sont agréablement prononcées, les fibres musculaires énergiques, la peau vermeille, les veines larges et bien dessinées, dont les affections de l’âme sont gaies, douces et passagères, se laissent aller avec plus d’abandon aux douceurs du sommeil que ceux dont le corps est sec, le tissu lamineux, serré, les traits rudement exprimés, la peau légèrement nuancée de jaune, et dont les passions sont ordinairement profondes et durables. Ceux dont la fibre, est molle, le tissu lamineux, laxe, et pénétré d’une grande quantité de graisse, dont la peau est pâle ou légèrement livide, chez qui toutes les fonctions s’exécutent lentement, sont pour la plupart grands dormeurs. Les individus qui sont chargés d’un grand embonpoint sont presque continuellement assoupis : tel était Denys, tyran d’Héraclée, qu’on était obligé (au rapport d’Athénéus) de piquer avec des aiguilles pour le tenir quelques momens éveillé. Les individus qui usent largement de boissons alcoholiques ont un sommeil très-long et très-profond. Le sommeil est plus long dans les climats froids que dans les climats chauds ; dans l’hiver et dans le printemps que dans les autres saisons. Ceux dont les muscles sont fortement exercés pendant la veille dorment plus que ceux qui mènent une vie sédentaire et presque sans mouvement.
Telles sont les principales variétés que présente le sommeil, dans sa durée, chez les individus qui suivent à son égard les [p. 13] déterminations instinctives. Mais ici, comme dans beaucoup d’autres circonstances, on s’abuserait en pensant que l’instinct ne peut jamais nous entraîner dans des excès nuisibles à la santé. Si le sommeil, sagement mesuré sur l’âge, l’état de l’individu, ses exercices, etc., est indispensable pour réparer les forces et rétablir l’équilibre dans les mouvemens vitaux, trop prolongé il détermine les lésions les plus graves dans l’économie : la polysarsie, les asthénies musculaires, les œdèmes, le scorbut, et surtout l’affaiblissement des facultés intellectuelles, sont les suites ordinaires de l’abus du sommeil. Aussi Platon ne cessait il de répéter à ses disciples qu’un sommeil trop prolongé nuisait aux forces du corps et de l’esprit. Formey rapporte (Mélanges philosophiques) qu’un médecin connu de Boerhaave, pour qui le sommeil avait tant d’attrait, qu’il y consacrait la plus grande partie de ses momens, finit par perdre graduellement l’usage de ses facultés intellectuelles, et fut terminer sa paisible carrière dans une maison de fous. En retraçant les inconvéniens du sommeil trop prolongé, les auteurs n’ont pas négligé de mettre en opposition ceux non moins graves et non moins fréquens attachés à un abus contraire. Les veilles excessives, outre l’épuisement des forces et le dérangement dans les fonctions, déterminent les névroses les plus singulières. C’est dans les biographies des gens de lettres et des anachorètes que l’on trouve de nombreuses histoires de des affections.
L’époque de l’espace nyctémère la plus favorable au sommeil, est sans doute la nuit ; le silence et l’obscurité, en enlevant à l’oreille et à l’œil les excitans qui les mettent en action, favorisent et entretiennent leur assoupissement : c’est la nuit que la plupart des animaux choisissent pour le repos ; mais cette époque n’est pas de nécessité rigoureuse pour l’homme, qui, par les ressources de son industrie, peut perpétuer à volonté la lumière pour l’éclairer dans ses travaux ; il peut choisir pour son repos l’époque qui nuit le moins à l’intérêt de ses occupations ; que ce soit dans la nuit ou dans le jour qu’il se livre au sommeil, pourvu qu’il y consacre un [p. 14] espace d’une durée convenable à ses besoins, sa santé n’en souffre point d’atteinte dangereuse, quand il en a contracté l’habitude.
Un point sur lequel tous les médecins n’ont pas eu la même opinion, c’est le sommeil après le repas. La propension au sommeil lorsque l’estomac est rempli s’observe chez la plupart des animaux ; on les voit s’endormir lorsqu’ils sont repus ; l’homme qui n’obéit encore qu’aux lois de l’instinct suit le même penchant ; le jeune nourrisson ferme sa paupière avant même que sa bouche ait abandonné le mamelon. Tous les peuples des climats chauds donnent au sommeil quelques momens après le dîner. Le sommeil ne paraît pas entraver le travail de la digestion ; au contraire, il le favorise chez certains individus, comme chez les enfans, les femmes d’une constitution délicate, les vieillards, les convalescens. In senibus et corporibus debilibus , quibusque cholera non abundat, brevis à prandio somnus nutritionem promovet. (BACON.) Seulement le sommeil après le repas réclame quelques précautions relatives à l’attitude à observer pour s’y livrer : pour favoriser le cours des alimens dans le canal digestif, et contre-balancer la tendance du sang à se porter vers le cerveau, il convient de se placer dans une attitude fortement inclinée de la tête aux pieds, par exemple, comme celle dans un fauteuil ou sur un sopha ; mais cette attitude n’est indispensable que pour les sujets avancés en âge, d’une constitution pléthorique, et qui s’abandonnent avec peu de réserve aux jouissances de la table. Ce sont ces individus qui sont le plus exposés aux congestions vers le cerveau, congestions qui, comme on le sait, arrivent ordinairement après le repas, et que pourrait déterminer une position horizontale du corps.
Jusqu’ici j’ai examiné le sommeil dans son état le plus simple ; je vais maintenant retracer quelques-unes de ses irrégularités ou anomalies.
Des songes. Si les organes ne s’endorment ni simultanément ni au même degré, ils ne s’endorment pas non plus pour la même durée. Le cerveau, même comme organe pensant, ne paraît partager que [p. 15] faiblement l’assoupissement général, et seulement pendant les premières heures du sommeil ; et même peut – être, dans cet état que nous nommons le sommeil le plus profond, il ne cesse d’agir ? Mais parce que les actes auxquels il s’est livré l’ont trop faiblement ébranlé pour qu’il puisse en conserver le souvenir, au réveil nous croyons qu’il n’a point agi. Si, dans le sommeil, le cerveau ne reçoit plus d’impressions des sens externes qui sont assoupis, il ne cesse d’en recevoir des sens internes, c’est-à-dire des extrémités nerveuses ramifiées dans les viscères. Il peut aussi reproduire les sensations qu’il a antérieurement reçues ; les associations d’idées formées pendant la veille peuvent se retracer pendant le sommeil.
« Voilà pourquoi (dit Cabanis) une idée en rappelle si facilement et si promptement une autre, pourquoi telle image en amène à sa suite un grand nombre qui lui semblent tout-à-fait étrangères. Des impressions très-fugitives se lient également à de longues chaînes d’idées, à des séries étendues de tableaux ; il suffit que l’association se soit faite une seule fois pour qu’elle puisse se reproduire en tout temps, et surtout pendant le silence des sens externes. »
Ce sont ces opérations diverses de l’organe de la pensée pendant le sommeil que l’on désigne sous le nom de songe ou de rêve. Une impression particulière venant à retentir dans le cerveau pendant le sommeil, soit qu’elle ait été reproduite par lui-même, ou qu’elle lui arrive des extrémités sentantes internes, il peut s’en suivre aussitôt de longs rêves, dans lesquels des choses qui semblaient presque effacées du souvenir se retracent dans toute leur clarté. L’impression faite sur les extrémités sentantes internes, par le travail d’une digestion difficile, par la compression du diaphragme, par une attitude désavantageuse, par des obstacles au cours du sang dans les gros vaisseaux, arrivant au centre sensitif, et étant rapportée par lui à une cause tout autre que celle qui l’a produite, peut mettre en jeu tous les ressorts de l’imagination, et donner lieu à la production de scènes plus ou moins pénibles auxquelles nous croyons prendre [p. 16] une part ordinairement passive. Si souvent les organes de la génération sont excités par les images voluptueuses reproduites dans le cerveau pendant le sommeil, souvent aussi c’est l’excitation de ces organes, causée, soit par l’accumulation du fluide spermatique dans ses réservoirs, soit par le mouvement de certains viscères auxquels ils sont étroitement liés, qui est la source de ces tableaux.
L’état actuel des organes paraît bien évidemment, dans des cas, influer sur la nature des songes. Les personnes qui endurent la faim ont ordinairement dans leur sommeil le cerveau rempli d’idées relatives au besoin qui les tourmente. Trenck rapporte que, mourant de faim dans son cachot, ses rêves lui retraçaient les tables somptueuses de Berlin, où il se voyait assis, prêt à satisfaire le besoin qui faisait son supplice. Pourtant, dans des cas aussi, les besoins que nous croyons éprouver dans les songes ne sont que de purs produits de l’imagination, et ne proviennent nullement d’impressions réelles reçues par les organes : par exemple, on rêve quelquefois qu’on a faim quoique l’estomac soit rempli, et le réveil prouve que ce besoin n’est qu’une illusion. Galien est donc allé trop loin en regardant les songes comme des peintures emblématiques fidèles des affections morbides. Il serait inutile de rappeler les inductions qu’il tirait des songes qui avaient pour objet la neige, les brouillards, le feu, etc. Les données plus certaines de la physiologie peuvent dispenser sans danger de recourir à des recherches aussi délicates et aussi suspectes pour établir le diagnostic des maladies. Un sommeil troublé par des rêves pénibles peut seulement, joint à d’autres signes, faire soupçonner une affection du cœur ou des gros vaisseaux. Dans quelques cas de fièvres, il annonce l’approche du délire ; dans d’autres circonstances, il est le prélude d’un accès de manie.
Il est une espèce particulière de songe qui paraît surtout déterminée par l’état actuel des viscères abdominaux ou thoraciques : c’est ce songe que les auteurs ont décrit sous le nom d’incube, de cauchemar, d’éphialte. Une masse énorme, à laquelle l’imagination donne le plus souvent la forme d’un animal gigantesque [p. 17] dans son espèce, semble nous accabler de son poids en s’appuyant sur le thorax et sur la région épigastrique. Nous nous efforçons de nous dégager de ce fardeau, qui va nous étouffer ; vains efforts : un pouvoir inconnu enchaîne nos mouvemens.
. . . . . . . .Non in mediis conatibus œgri
Succidimus, non lingua valet, mon corpore notœ
Sufficiunt vires, nec vox nec verba sequuntur.
ÆNEID.
Après une angoisse plus ou moins longue, nous nous réveillons enfin couverts de sueur, haletans, et fatigués de la lutte imaginaire que nous avons soutenue. Ce phénomène reconnaît pour cause ordinaire un embarras dans la circulation, occasionné par une position désavantageuse, comme le décubitus en supination, le travail d’une digestion difficile, un état pléthorique, etc.
Les convalescens des fièvres gastriques éprouvent souvent les fatigues de l’incube lorsqu’ils font usage du souper. La saignée, l’abstinence du souper, l’attention d’éviter le coucher en supination, sont des moyens qui suffisent le plus ordinairement pour prévenir les retours de ces rêves inquiétans. L’incube se lie quelquefois au rêve érotique : le cas devient plus grave : les abondantes évacuations spermatiques qui en sont l’effet débilitent extrêmement ceux qui les éprouvent.
Dans l’état de santé, lorsque les viscères n’éprouvent aucune gêne dans l’exercice de leurs fonctions, les impressions qu’ils transmettent agissent faiblement et sont obscurcies par celles que reproduit la mémoire. Les associations d’idées sur lesquelles le cerveau a l’habitude de s’exercer sont celles qui se représentent le plus ordinairement. Pourtant il est certain que l’imagination enfante quelquefois des rêves qui nous transportent loin de nous-mêmes et de nos sentimens habituels. Nous avons quelquefois en songe des idées que nous n’avons jamais eues ; nous croyons entendre dans une conversation des choses qui nous étaient inconnues, et qui semblent, dans des circonstances, nous dévoiler l’avenir, C’est ainsi que Franklin croyait avoir été plusieurs fois averti de l’issue [p. 18] des affaires qui l’occupaient dans le moment : sa tête, forte d’ailleurs, n’avait pu se garantir de toute idée superstitieuse à cet égard. Il ne faisait pas attention que sa rare sagacité dirigeait encore pendant son sommeil les opérations de son cerveau. L’intellect peut, dans le sommeil, poursuivre ses recherches, combiner ses idées, et, par une suite de raisonnemens, arriver à des résultats où, distrait par les sensations externes, il n’avait pu atteindre pendant la veille. Condillac disait à Cabanis qu’il lui était souvent arrivé, à son réveil, de trouver terminé dans sa tête un travail qu’il avait laissé incomplet avant de s’endormir.
Du somnambulisme. Non-seulement le cerveau, pendant le sommeil, peut exécuter toutes les opérations de l’intellect, mais il peut encore déterminer dans les organes de la locomotion tous les mouvemens nécessaires à l’exécution des actes de la veille, sans que les sens externes sortent de leur assoupissement, au moins d’une manière générale. Ce sont ces actes variés de la locomotion, et surtout la progression pendant un état de sommeil non équivoque, dont les auteurs ont parlé sous les noms de somnus vigilans, vigilia somnians, hypnobastasis, oneirodynia activa, mania somnii, noctivagatio, noctisurgium, noctambulatio, somnambulatio, somnambulisme, etc. Parmi ces nombreuses dénominations, dont je n’essaierai pas de déterminer la valeur, je choisis la dernière, non comme la plus exacte, mais comme généralement consacrée par l’usage en notre langue. En effet, le mot somnambulisme, qui, pris dans son acception étymologique, exprime l’action de marcher pendant le sommeil, est loin de retracer d’une manière non équivoque l’ensemble de phénomènes qu’il est employé à désigner. La progression, et autres actes plus ou moins composés pendant le sommeil ne doivent pas, dans toutes les circonstances, être regardés, en prenant le mot à la lettre, comme des cas de somnambulisme. Nous avons vu, en examinant la suspension des fonctions sensoriales, que ces fonctions ne se suspendaient que successivement, que quelques [p. 19] unes pouvaient persévérer dans leur exercice pendant un certain temps après l’assoupissement des autres ; nous avons vu que des individus peuvent s’endormir en marchant, et continuer pendant quelque temps dans cet état les actes de la progression ; d’autres, continuer l’ouvrage dont ils sont occupés au moment où le sommeil vient s’emparer d’eux. Quoique ces actes soient exécutés pendant le sommeil, ils diffèrent cependant essentiellement du somnambulisme, par leur origine, leur nature, leur marche et leur durée ; ils sont exécutés par des organes qui n’ont pas suspendu leur action, lors de la suspension des sens ; ils sont toujours fort simples, tendent au même but, vont toujours en diminuant d’énergie, et ne se prolongent jamais bien loin au delà du moment où les sens se sont endormis. Au contraire, les actes auxquels se livrent les somnambules ont toujours été précédés d’une suspension générale des fonctions qui les produisent ; ces actes sont ordinairement très-compliqués, se soutiennent au même degré pendant toute leur durée, qui est toujours beaucoup plus longue que dans le cas précédent. Cette distinction admise, le somnambulisme pourrait être défini, le réveil isolé et spontané de certaines facultés de l’entendement et de volitions spéciales, qui déterminent dans les organes de la locomotion les mouvemens nécessaires à l’exécution d’actes aussi composés que dans la veille. En effet, d’après les histoires de somnambulismes rapportées par les auteurs, on voit que les somnambules peuvent exécuter, dans leurs accès, des actes aussi compliqués que dans la veille. On en a vu se lever de leur lit, s’habiller, parler, écrire, réciter ce qu’ils venaient d’écrire, sortir de leur appartement en refermant les portes, descendre des escaliers, se transporter dans différens endroits, traverser un fleuve à la nage ; d’autres s’armer d’une épée, se rendre au champ, et là, combattre dans les formes l’adversaire que leur oppose leur imagination, etc., et après ces divers exercices, revenir dans leur lit et continuer leur sommeil.
Le somnambulisme a été observé par les anciens, Hippocrate en trace les caractères avec le laconisme et la précision qui distinguent [p. 20] ses écrits : Quin etiam (inquit) multos in somno lugentes et vociferantes vidi, quosdam exilientes et fugientes ac desipientes quoad excitarentur. (Lib. de Morbo sacro.) ARISTOTE parle aussi du somnambulisme dans les termes suivans : Sunt etiam qui dormientes resurgunt, et pleraque agunt qualia, cùm vigilant, solent. (Lib. de Somno). Des historiens de l’antiquité ont également fait mention de ces actions exécutées pendant le sommeil. Diogène Laerce rapporte, dans l’histoire de la vie de Pyrrhon, que le philosophe Théon se promenait en dormant, et qu’un esclave de Périclès se levait au milieu de son sommeil, et parcourait les toits tout endormi. Mais, pour trouver des histoires détaillées de somnambulisme, il faut descendre jusqu’au seizième siècle. Des phénomènes en apparence si extraordinaires ne pouvaient manquer d’attirer l’attention des observateurs à une époque où tout ce qui s’offrait sous l’aspect du miraculeux était accueilli avec enthousiasme. Les auteurs de ces temps ont recueilli beaucoup de faits ; mais pour les expliquer, quelques-uns ont émis les opinions les plus absurdes et les plus ridicules Il y en a eu qui ont attribué la cause du somnambulisme à l’omission de quelques paroles dans la cérémonie du baptême ; de là le nom de mal-baptisés qu’ils donnaient aux somnambules.
Vers la fin du siècle dernier, des somnambules ont été observés avec soin, et sans esprit de prévention : c’est parmi les histoires qui en ont été rédigées que je choisirai celles que je rapporterai.
Comme ces histoires présentent des différences assez marquées, il est possible de diviser en deux ordres les somnambules qui en font l’objet.
Dans le premier ordre sont placés les somnambules chez qui les accès ont lieu à des intervalles plus ou moins éloignés, coïncidant avec certaines saisons ou avec certaines influences du régime. ….. Dans le second, ceux chez qui la disposition au somnambulisme existe seulement, mais chez qui, pour que les accès aient lieu, il est nécessaire qu’une passion vive de l’âme vienne les provoquer. [p. 21]
Les somnambules du premier ordre se livrent ordinairement, dans leurs accès, à une série d’actions dont l’habitude de la veille leur a rendu l’exercice familier. Ceux auxquels les somnambules du deuxième ordre se livrent sont, au contraire, souvent étrangers à ceux de la veille, et tendent tous au but de la passion qui les occupe.
Chez les somnambules du premier ordre, les accès se répètent pendant un espace très-long , et ne cessent que par un changement survenu dans l’ordre de la sensibilité par les progrès de l’âge ; chez ceux du second ordre , les accès ne reviennent plus dès que la passion qui les déterminait a cessé.
Au reste, cette distinction deviendra peut-être plus claire par des exemples.
Somnambules du premier ordre.
1re OBS. « J’avais été invité par un de mes amis à passer quelque temps à une maison de campagne qu’il avait dans la Brie. J’y trouvai bonne compagnie ; entre autres gens de distinction, un gentilhomme italien, nommé monsignor Agostino Ferrari, qui était somnambule. Il avait environ trente ans ; c’était un homme sec, noir, d’une mélancolie très-enfoncée, d’un esprit froid, mais pénétrant, et capable des sciences les plus abstraites. Les accès de son dérèglement le prenaient ordinairement dans le déclin de la lune, et plus fort dans l’automne et dans l’hiver que dans les autres saisons. J’avais une curiosité étrange de voir ce que l’on en racontait. J’étais convenu avec son valet de-chambre qu’il m’avertirait quand il ferait ce plaisant manège. Un soir, c’était sur la fin d’octobre, le signor Agostino, après avoir soupé et fait sa partie de jeu comme à l’ordinaire, fut se coucher à onze heures. Le valet de chambre, l’ayant observé, nous vint dire qu’il prévoyait que son maître serait somnambule cette nuit. Il était couché les yeux ouverts et immobiles, ce qui était la marque assurée de son accès. Il avait les [p. 22] mains froides, et le pouls si lent, que le sang semblait à peine circuler. A minuit, le signor Agostino tira brusquement les rideaux de son lit, se leva, et s’habilla très-proprement ; avant de mettre son chapeau, il prit son baudrier, dont on avait ôté l’épée, de crainte d’accident (car quelquefois ces messieurs les somnambules frappent comme des sourds à tort et à travers). Je lui mis sous le nez un flambeau ; et je trouvai que ses yeux, qui étaient ouverts et fixes, étaient entièrement insensibles à la lumière. Il fit plusieurs tours dans sa chambre, se mit dans un fauteuil auprès du feu, ensuite se leva, fit plusieurs préparatifs, descendit l’escalier : un de nous étant tombé rudement, le signor Agostino parut épouvanté, et doubla le pas. (Son valet nous observa que, quand le bruit qui se faisait autour de lui se mêlait à ses songes, il devenait quelquefois furieux, et courait à toutes jambes comme s’il eût été poursuivi). Il traversa la cour, alla droit à l’écurie, y entra, caressa son cheval, le brida, se mit en devoir de le seller ; mais n’ayant pas trouvé la selle, il parut fort inquiet, et néanmoins passa outre ; il monta à cheval, galopa jusqu’à la porte de la maison, qu’il trouva fermée, descendit de cheval, prit une pierre, frappa à coups redoublés contre l’un des battans. Après des efforts inutiles, il remonta sur son cheval, le mena à un abreuvoir qui était au fond de la cour, l’attacha à un poteau, et revint au logis fort tranquillement. Au bruit que faisaient les valets dans la cuisine, il devint plus attentif, s’approcha de la porte, et mit l’oreille à la serrure ; puis, passant tout d’un coup d’un autre côté, il entra dans une salle basse où était un billard ; il fit plusieurs allées et venues autour du billard, imitant tous les mouvemens du joueur : de là il fut mettre les mains sur un clavecin, dont il jouait assez bien, et fit un peu de désordre. Enfin, après deux heures d’exercice, il rentra dans sa chambre, se jeta tout habillé sur son lit, et y dormit jusqu’au matin à neuf heures ». (Devigneuil Marville, Mélanges d’histoire et de littérature, t. 2.) [p. 23]
IIe OBS. L’individu qui fait le sujet de cette observation, nommé Negretti, domestique dans une maison de distinction en Italie, était âgé de vingt-quatre ans, d’une taille médiocre, d’une constitution sèche, d’une figure pâle, rembrunie, d’un caractère bouillant, porté à la colère, et fort adonné au vin. Il était somnambule depuis l’âge de onze ans ; ses accès avaient lieu ordinairement au printemps ; dans les autres saisons, son sommeil était assez calme, à l’exception de quelques nuits d’automne, où il s’asseyait brusquement sur son lit, et ne tardait pas à se rendormir. Ses accès commençaient ordinairement à deux heures du matin ; il paraissait alors si accablé de sommeil, qu’il pouvait à peine se soutenir. Voici l’histoire de deux de ses accès observés par le docteur Pigati. (Journal étranger, année 1756.)
« Après avoir dormi un quart-d’heure sur un siège de l’antichambre, il se leva, prit du tabac, prélude ordinaire de toutes ses opérations ; ensuite il remplit plusieurs de ses occupations habituelles, il mit le couvert, etc.
« Le lendemain la même scène se représenta, précédée du prélude accoutumé ; il prépara ensuite une salade, l’assaisonna très-bien, et se mit à en manger. Un des assistans lui enleva le plat, et substitua des choux mortifiés, arrosés de vinaigre très-concentré, auquel on avait mêlé de la cannelle ; Negretti continua à manger sans s’en apercevoir : enfin, à la place des choux on substitua des beignets crus ; il les avala de même, sans paraître faire de différence : ensuite, après plusieurs raisonnemens suivis, il décida d’aller boire à un cabaret voisin. Il s’y rendit, demanda du vin ; on lui servit de l’eau, qu’il avala, sans s’apercevoir de la supercherie. Il revint ensuite à la maison, où on l’éveilla en lui jetant un verre d’eau froide à la figure. »
IIIe OBS. Devaud, écolier, âgé de quatorze ans, d’une constitution robuste, mais doué d’une grande irritabilité, sujet à des accès immodérés de rire et de pleurs sans motifs, d’un caractère [p. 24] doux et timide, était sujet à des accès de somnambulisme qui revenaient ordinairement tous les mois, et se répétaient plusieurs nuits de suite : ses rêves roulaient sur l’objet de ses études, l’église, les cloches, et surtout les contes de revenans, dont on avait meublé sa mémoire dans son enfance.
L’histoire suivante, d’un de ses accès, a été recueillie par M. le docteur Levade, qui s’était, à dessein, rendu à Vevey, chez le maître de pension où se trouvait le jeune somnambule.
« Une nuit, il s’était levé dans l’intention de monter au clocher de St.-Martin (église de Vevey), afin d’y sonner les cloches : nous crûmes qu’il y irait en effet. Il sortit de sa chambre ; mais il rentra un moment après, et croyant être arrivé à l’église, il proposa à ses camarades (dont il se croyait accompagné) de monter au clocher, et se mit à exécuter sur le plancher les mouvemens d’un homme qui monte rapidement un escalier, indiquant à ses camarades la hauteur où ils se trouvaient dans l’escalier… voici telle fenêtre, voici la porte de l’horloge ; allons, courage ; nous sommes bientôt en haut. Lorsqu’il se crut arrivé à l’endroit des cloches, il proposa de les sonner, et se mit à imiter l’exercice du sonneur. Pour détourner son imagination, nous priâmes une personne de la compagnie de jouer de la clarinette dans une chambre voisine. Devaud entendit très-bien le son, et liant de suite ce nouvel objet à son rêve… Quoi ! dit-il, j’entends des sorciers là-bas ! il faut les aller chasser. … Il imite les mouvemens d’une personne qui descend brusquement un escalier… Eh bien ! messieurs les sorciers, qu’avez-vous à faire ici ? Ah ! je vois…, ce sont des squelettes qui jouent du hautbois… allons, marchez, décampez… Je leur donnerais bien des coups de pied, dit-il à ses camarades, mais ils n’ont que les os , et je me ferais mal… Cependant il parvient à les chasser. Aux uns il coupe la tête, à d’autres il brise les os…, accompagnant tous ses discours des gestes les plus expressifs. Un moment après il croit voir un vieillard… Pauvre vieillard, lui dit-il d’une voix cassée, te voilà bien vieux, ta main [p. 25] est toute tremblante… : mais sais-tu que la mienne ne tremble pas…. ? Puis, levant le bras, il suspend le coup… Non, laissons-le passer ; il a encore une assez bonne physionomie. Nous remarquâmes que, pendant qu’il se crut dans l’église, il suivit avec la plus grande précision, dans son imagination, la distribution réelle du local. » (Mémoires de la Société des Sciences physiques de Lausanne, année 1788. )
Somnambules du deuxième ordre.
Ier OBS. L’individu qui fait le sujet de cette observation était un jeune homme fortement occupé d’affaires de commerce. « Juvenem novi, qui somnians se propter negotia sua equitaturum esse, è lecto surgens, indutus vestimentis propriis, cothurnisque ac calcaribus appositis, super fenestram (nam in tabulato degebat) conscendit, et hinc indèque divaricatis cruribus, parietem, perindè ac si equus esset, et voce et calcaribus ad cursum incitabat. Hic è somno expergefactus, tanto horrore correptus est, cogitans se per somnium mortem sibie praecipitio ferè conscivisse, etc. » (SALIUS, Petrus diversus, cap. 18.)
« Un militaire rêvant avoir un démêlé avec un de ses camarades, l’affaire devint sérieuse ; il fut question de la juger par les armes. Il se lève, au milieu de son sommeil, sans s’habiller, prend son épée, se rend dans un jardin attenant à la maison ; là, il se met en garde, pare et porte des coups multipliés : mais bientôt il se croit percé à la poitrine d’un coup mortel ; il tombe, et sa chute le réveille. » On trouve beaucoup d’autres exemples dans les auteurs, qui pourraient être rapportés à cet ordre, tel que celui de ce jeune poète connu de Henricus ab Heerz, qui composait des vers pendant ses accès ; celui recueilli par M. l’archevêque de Bordeaux sur un jeune séminariste passionné pour l’éloquence et la musique ; plusieurs encore rapportés par Schenkius, etc.
Maintenant il convient d’examiner jusqu’à quel point les sens peuvent agir dans les accès de somnambulisme.
Les divers actes qu’exécutent les somnambules dans leurs accès [p. 26] sont déterminés le plus ordinairement par des volitions occasionnées par des sensations reproduites par la mémoire ou l’imagination. Les organes des sens sont presque constamment assoupis, et ne transmettent que rarement des impressions au centre sensitif. On peut en dire autant des sens internes. Les sensations de la faim, de la soif, de l’appétit vénérien, qui, dans les circonstances ordinaires, naissent de la disposition actuelle des organes, doivent, dans le somnambulisme, être regardés plutôt comme des produits intellectuels que comme des déterminations instinctives réelles, si du moins l’on en juge par analogie, d’après la manière d’être des sens externes, dont le profond assoupissement est un caractère presque constant du somnambulisme. Si nulles sensations internes ne sont transmises au cerveau, ou plutôt si les extrémités sentantes internes ne peuvent éprouver d’impressions, il faut que les appétits divers que nous croyons ressentir aient leur source dans la mémoire où dans l’imagination. La puissance de l’imagination ne se borne pas à créer des sensations dont la cause n’existe pas dans nos organes ; son influence s’étend encore jusque sur ces organes, et les met dans les conditions requises pour l’exécution des fonctions qui leur sont départies. C’est ce qui s’observe surtout à l’égard des organes de la génération, que l’on a vus exécuter leurs fonctions dans des accès de somnambulisme. Negretti, qui était marié, s’acquittait quelquefois, dans ses accès, du devoir conjugal.
Les sens externes sont le plus ordinairement assoupis dans le somnambulisme ; cependant ceux qui, par leur conformation, comme l’ouïe, l’odorat, le tact, sont toujours ouverts à l’accès des excitans qui peuvent les mettre en exercice, et n’ont pas besoin, pour recevoir des impressions, d’être tendus par la volonté, sont plus facilement réveillés dans les accès de somnambulisme, et peuvent transmettre au cerveau des impressions qui déterminent quelques modifications dans les idées dont il est occupé , mais on sent bien que tous ces sens ne peuvent se réveiller et agir simultanément ; si cela arrive, ce n’est plus le somnambulisme, mais la veille qui a lieu. [p. 27]
L’odorat s’exerce chez quelques somnambules. Le jeune Devaud témoignait de l’inquiétude lorsqu’on plaçait sous ses narines un morceau de bois odoriférant ou un flocon d’ammoniaque. Dans un cas, M. le doct. Levade dit qu’il parut sensible au barreau aimanté.
Le goût ne s’exerce pas chez tous les somnambules dans les cas même où leur imagination est occupée des sensations relatives à cet organe. Negretti avalait, sans distinction de saveurs, des choux mortifiés et arrosés de vinaigre, des beignets crus pour de la salade, de l’eau pour du vin ; le jeune séminariste de M. l’archevêque de Bordeaux, au contraire, s’apercevait de la supercherie, lorsque, dans un de ses accès, on lui donnait de l’eau pour de l’eau-de-vie qu’il demandait.
L’ouïe s’exerce chez presque tous les somnambules ; le signor Agostino entendait le bruit qui se faisait autour de lui, et était surtout très-sensible au son du cor et de la trompette, qui ne manquait jamais de le réveiller. Le jeune Devaud percevait aussi le son de la clarinette.
Le sens de la vue est celui qui présente le plus d’obscurité, relativement à sa manière d’être dans le somnambulisme. Le jeune Devaud paraissait, dans des cas, s’en servir, mais d’une manière très confuse ; il entr’ouvrait les yeux pour prendre une idée rapide des objets qui s’offraient à lui. Les yeux du signor Agostino, quoique ouverts, étaient parfaitement insensibles à la lumière.
Le tact et le toucher sont les deux sens qui conservent le plus d’aptitude à recevoir des impressions ; ils sont, en quelque sorte, la boussole des somnambules. Negretti, chez qui tous les autres sens étaient profondément assoupis, se servait du toucher avec la plus grande précision ; le séminariste de M. l’archevêque de Bordeaux distinguait ses cahiers au format.
D’après cette disposition des sens, il est évident qu’outre les idées reproduites par la mémoire ou l’imagination, les somnambules [p. 28] en tirent quelques-unes des diverses sensations qu’ils peuvent éprouver dans le cours de leurs accès ; mais ces sensations accidentelles n’impriment ordinairement à leurs déterminations que de légères modifications. C’est sur les sensations reproduites par le cerveau lui-même qu’ils dirigent spécialement leurs actions ; leur vue est tout intérieure ; leurs opérations sont dirigées d’après les images des choses connues qui se retracent dans le centre sensitif ; quoique l’action des sens soit suspendue, la justesse des idées représentatives, et l’habitude qu’ils ont des mouvemens qu’ils sont portés à exécuter, font qu’on remarque, en général , une grande précision dans leurs actions.
« Semblable (dit Bonnet) au pilote qui gouverne son vaisseau sur l’inspection d’une carte, l’âme dirige son corps sur l’inspection de la peinture que lui offre l’imagination. »
Mais cette précision dans leurs mouvemens ne s’observe le plus ordinairement que chez les somnambules du premier ordre, qui, dans leurs accès, se livrent à une série d’actions dont l’habitude, la veille, leur ont rendu l’exercice familier. D’ailleurs, on s’abuserait si l’on croyait qu’ils sont plus habiles que d’autres à se tenir dans des endroits périlleux : si, pendant le sommeil de leurs sens, l’imagination, qui est leur seul guide, vient à les tromper en les plaçant dans des circonstances autres que celles où ils se trouvent réellement, ou si des notions inexactes et infidèles arrivées par les sens se mêlent à leurs illusions et y portent le trouble, ils succombent alors très-souvent aux dangers où ils se trouvent exposés. C’est ce qui arrive surtout aux somnambules, qu’une affection vive de l’âme, développée momentanément au milieu du sommeil, met en mouvement et porte à exécuter des actes que l’habitude de la veille ne leur a pas rendus familiers, et qui sont souvent inapplicables à la situation réelle dans laquelle ils se trouvent.
Le somnambulisme, dont j’ai essayé de retracer quelques-uns des caractères, a été regardé par les pathologistes comme une maladie [p. 29] particulière, qui a ses symptômes propres, et réclame son traitement spécial.
Le somnambulisme ne s’observe que dans la jeunesse et l’âge viril. D’après les histoires consignées dans les auteurs, qui ont presque toutes pour objet des hommes, on pourrait être porté à penser que les hommes sont beaucoup plus sujets à cette affection que les femmes : cela pourrait tenir au caractère des passions de ces dernières, qui les porte moins au mouvement ; mais aussi on doit faire attention que beaucoup d’obstacles ont dû s’opposer à ce que les histoires des femmes somnambules aient été recueillies.
Les individus d’un tempérament bilieux ou mélancolique sont ceux qui sont le plus sujets aux accès de somnambulisme : on observe particulièrement ces accès sur les personnes qui sont passionnées pour certains genres d’études susceptibles d’occuper fortement l’imagination, comme la poésie, la musique, l’éloquence, etc., etc.
Le retour de certaines saisons a une influence bien marquée sur le retour des accès chez quelques somnambules ; mais les phases lunaires n’en ont aucune, comme l’ont prétendu plusieurs auteurs.
Quant aux moyens à employer pour prévenir les accès de somnambulisme, c’est dans l’hygiène spécialement qu’on doit les chercher : modifier le régime selon les indications fournies par l’état de l’individu, proscrire les occupations qui nécessitent une forte contention d’esprit, ou qui échauffent fortement l’imagination ; recommander un exercice modéré du corps, le besoin du repos, qui en découle nécessairement, laissant moins de prise aux accès.
Chez les somnambules où les accès tiennent à une passion forte, on sent bien que le meilleur moyen de les prévenir, ce serait de détruire cette passion. Pour ce qui est des moyens thérapeutiques, [p. 30] ils sont encore déterminés par les indications fournies par l’état actuel du sujet : c’est ainsi que l’on emploie, selon les cas, la saignée, les antispasmodiques, les calmans, les bains. Gastaldy a conseillé les bains froids.
L’électricité a paru, dans un cas, avoir un succès très-marqué. Le maître de Negretti, s’occupant d’expériences de physique, s’avisa d’essayer sur lui les effets de l’électricité ; il le soumit à quelques décharges de la bouteille de Leyde, peu d’instans avant son sommeil. Le premier effet fut de procurer un sommeil de deux heures, dans lequel Negretti n’éprouva point ses rêves habituels. Pendant les huit jours qui suivirent, il passa également toutes ses nuits fort tranquilles. Maffei, qui rapporte ce fait, ne s’est pas assuré si les accès sont revenus dans la suite, ce qui est à présumer. Un moyen qui compte en sa faveur un bien plus grand nombre de succès que ceux que je viens d’indiquer, est le réveil brusque des somnambules dans leurs accès, réveil déterminé par une impression, vive, comme celle d’une chute, d’une immersion, etc. Les réveils de cette nature qui suivent les accidens éprouvés par les somnambules dans leurs excursions, les ont souvent délivrés de cette affection pour l’avenir ; Horstius et Schenkius en rapportent plusieurs exemples. Un somnambule, dit Horstius, réveillé subitement dans un endroit périlleux, fut saisi de frayeur, se laissa tomber, en fut quitte pour quelques contusions, et n’éprouva plus dans la suite ses accès. Un jeune écolier, au rapport de Schenkius, s’étant fracturé la jambe dans une de ses excursions somnambuliques, fut également délivré de ses accès pour l’avenir. Le précepteur aux soins duquel il était confié avait sous sa direction deux autres frères du même jeune homme, également somnambules : ayant observé que le réveil brusque de celui qui s’était fracturé la jambe l’avait guéri de son affection, il s’avisa d’employer, pour produire le même effet, un moyen qui n’eût aucun des désavantages de celui-ci. Pour cela, il les observa dans leurs excursions, et lorsqu’ils [p. 31] rentraient dans leur lit, il les fouettait vigoureusement. Cette pratique, répétée un petit nombre de fois, eut un plein succès. Musitanus a employé la flagellation avec la même réussite sur un de ses amis. Hartmann en fait un précepte formel :
« Ayez, dit-il, un bon fouet toujours prêt, et dès que le somnambule se levera pour une excursion, frappez, sans vous laisser toucher ni par ses cris ni par ses prières. » (Officina sanitatis.)
Quoique la flagellation compte en sa faveur un grand nombre de succès, on ne doit pas être exclusif à son égard, et en user indistinctement dans toutes les circonstances ; il serait dangereux de l’employer sur des individus très-irritables, sur ceux, par exemple, dont les accès sont déterminés par une passion forte et persévérante. Il est des somnambules qu’un réveil brusque et inattendu fait tomber en convulsion ; tel était le jeune Devaud dont j’ai parlé.
Au reste, le somnambulisme, abandonné à la nature, se dissipe graduellement par les seuls progrès de l’âge. Henricus ab Heerz rapporte qu’un de ses amis qui était somnambule dans sa jeunesse n’éprouva plus ses accès lorsqu’il fut arrivé à sa quarantième année.
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