Michel Léon-Kinberg. Le sentiment de déjà-vu. Extrait de la « Revue de Psychiatrie et de psychologie expérimentale », (Paris), 3e série, 7e année, tome VII, 1903, pp. 139-166.

Michel Léon-Kinberg. Le sentiment de déjà-vu. Extrait de la « Revue de Psychiatrie et de psychologie expérimentale », (Paris), 3e série, 7e année, tome VII, 1903, pp. 139-166.

 

Un article qui fit référence sur cette paramnésie, comme abord critique, mais aussi historique. Il reste aujourd’hui d’un intérêt patent dans l’étude de ce phénomène. 

Nous n’avons pas trouvé de renseignements bio-bibliographiques sur cet auteur.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article en français. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire des originaux, mais avons rectifié plusieurs fautes de composition.
 – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 139]

LE SENTIMENT DU DEJA VU ET L’ILLUSION
DE FAUSSE RECONNAISSANCE

(Identificiei ende gedachnistäunschung de KRAEPELIN)
Par MICHEL LÉON-KINDBERG.

I. — LA FAUSSE RECONNAISSANCE OU PARAMNÉSIE
DESCRIPTION DES FAITS

L’illusion de fausse reconnaissance est un phénomène connu depuis fort longtemps si on ne l’a étudié que depuis peu. Il est [p. 140] probable que l’antiquité la connut. (Cf. Pythagore et la métempsychose). Saint-Augustin se donna la peine de réfuter cette superstition, prétendant que c’était là de faux souvenirs et non de véritables, semblables à ce que les malins esprits envoient aux hommes dans leurs rêves.

Si nous passons aux temps modernes, nous retrouvons de pareilles observations chez un certain nombre de littérateurs : Dostoïewski, Tolstoï, Pierre Loti (Roman d’un Enfant p. 18 et 19). Je cite les deux descriptions suivantes de Dickens et de Jules Lemaître, parce qu’elles me serviront de définition:

Jules Lemaître. — Contemporains. — IV, p. 105.

Il s’agit d’une petite poésie de Verlaine :

« Le poète veut rendre ici un phénomène mental très bizarre et très pénible, celui qui consiste à reconnaître ce qu’on n’a jamais vu. Cela vous est-il arrivé quelquefois ? On croit se souvenir, on veut poursuivre et préciser une réminiscence très confuse, mais dont on est sûr pourtant que c’est une réminiscence, etc. »

Charles Dickens-David Copperfield. — II, p. 354 (Tauchnitz) :

« Nous connaissons tous par expérience ce sentiment qui nous envahit parfois, que ce que nous sommes en train de dire et de faire a déjà été dit et fait antérieurement, il y a longtemps que nous avons déjà été entourés par les mêmes figures et les mêmes objets dans les mêmes circonstances. »

La première description scientifique du phénomène se trouve être celle de Wigan (The duality of the Mind. Londres 1844). Il a assisté aux funérailles de Charlotte d’Angleterre, morte en 1817 et a eu l’illusion intense qu’il y avait déjà assisté. Wigan appelle ce phénomène : « sentiment de préexistence ». On peut citer ensuite en Allemagne principalement un travail de Jensen et un de Sander (1872-1873). En 1876 parurent deux notes à ce sujet dans la Revue Philosophique par Horcwiz et M. Boirac. Le docteur Arn. Pick publiait un cas pathologique, dans le délire duquel l’illusion de fausse reconnaissance jouait un certain rôle. L’année suivante Anjel publiait un cas analogue ; depuis MM. Ribot (les maladies de la mémoire) Forel (Das Gedächtniss und seine abnormitäten) Fouillée (Revue des deux Mondes 1884) et depuis 1893, MM. Lalande et Dugas, dans la Revue Philosophique ont publié de petites observations à ce sujet. Une observation de la plus haute importance a été celle du docteur Arnaud (Annales médico-psychologiques 1886). Un premier travail d’ensemble avait été publié par Em. Kraepelin (Archiv. für Psychiatrie 1887). La seconde est la thèse du docteur Eugène-Bernard Leroy sur l’« Illusion de fausse reconnaissance » (1898). Depuis dans la thèse de Mlle Justine Tobolowska [p. 141] (1900) sur « les Illusions du temps dans les rêves du sommeil normal » on trouve un excellent chapitre sur ce sujet(1).

Le phénomène peut donc être considéré comme actuellement bien décrit, nous allons en ramener la description à celle de quelques caractères essentiels qui le constituent.

§ 1. — Dans l’illusion de fausse reconnaissance, tous les
détails sont reconnus

C’est un caractère si important de l’illusion que dès la première observation — celle de Wigan — nous le trouvons marqué : « C’est, dit-il, une impression soudaine que la scène à laquelle nous venons d’assister à l’instant s’est déjà trouvée sous nos yeux autrefois, avec les mêmes personnes, causant, assises exactement dans les mêmes positions, exprimant les mêmes sentiments dans les mêmes termes. Les poses, les expressions, les gestes, les inflexions de voix, il semble qu’on se souvienne de tout et que tout cela attire notre attention pour la seconde fois ».

« … A cet instant, dit-il, j’eus, non pas seulement l’impression, mais la conviction que j’avais déjà assisté à toute la scène dans quelqu’occasion antérieure, même que j’avais entendu exactement les paroles que m’adressa sir George Maylor. »

Toutes les observations sont concordantes sur ce point. « Il m’est arrivé plusieurs fois, nous dit B. C., (obs. 54 de Bernard Leroy), étant seul sur une grande route et monté à bicyclette de me dire : Je me suis déjà trouvé exactement au même endroit (même par rapport à l’axe de la route), les circonstances extérieures (lumière, température, etc.) étant les mêmes, ayant le même paysage sous les yeux. » A. C. (obs. 40 de Bernard Leroy) lit son journal et tout à coup « en entendant ce dernier fragment de phrase, j’eus l’impression soudaine de l’avoir déjà entendu intérieurement à une époque indéterminée, exactement dans les mêmes termes et avec le même timbre, ayant sous les yeux le même journal ».

La fausse reconnaissance n’est donc pas assimilable au jugement de ressemblance partielle ; tous les détails comme tous les sentiments qu’ils font naître y ont ce caractère de déjà connu, d’identité avec quelque chose de passé.

Cela est si fort que certaines personnes traduisent cette impression en disant qu’ils revivent une seconde fois un moment de leur vie. Une des personnes observées par M. Dugas [p. 142] nous dit : « II m’est arrivé un jour en me promenant à la campagne de m’arrêter stupéfait en constatant que j’avais déjà vécu identiquement l’instant qui venait de s’écouler. »

Une telle illusion s’accompagne naturellement du sentiment de prévision.

« Il était deux heures du matin, je jouais aux cartes ; c’était une partie de poker qui durait depuis longtemps déjà. Un de mes partenaires joue et dit : « cinq plus cinq ». A ce moment, malgré la banalité de la formule, je sens subitement que je la lui ai déjà entendu prononcer, assistant au même coup, au même endroit et avec le consensus total des mêmes sensations.

Un autre joueur réplique « tenu plus cinq ». L’impression que je ressentais s’accentue et je prévois avec un sentiment d’angoisse que le troisième partenaire va répondre : « Ah ! il a le full des as ! » Et en effet à peine avais-je fini de penser cette phrase qu’il s’écrie : « Ah ! il a le full des as ! » précisément avec le son, le timbre de voix et l’expression que j’avais imaginés.

§ 2. — Les phénomènes qui accompagnent sa venue

M. Lalande cherche à prouver que la fausse reconnaissance a toujours pour point de départ une excitation ; si par excitation on entend un choc quelconque entre nous et le monde extérieur, autant dire que la fausse reconnaissance ne naît pas à propos de rien. Mais si par «  excitation » on entend « une plus value » dans le ton vital, pour prendre l’expression la plus générale, la proposition me semble fausse ; d’ailleurs M. Lalande ne se trouve-t-il pas forcé de faire de la fatigue une excitation, ce qui est un peu jouer sur les mots.

Dans les observations de personnes normales chez qui cette illusion se produit légèrement de temps à autre, on ne remarque rien que de très banal. L’illusion vient on ne sait pourquoi au milieu d’occupations tout à fait quelconques.

On peut remarquer cependant que dans les beaux cas, chez tous ceux où l’illusion frise le délire ou devient même une conception délirante, elle prend toujours naissance dans un moment de fatigue ou de surmenage : Voir les sujets de Wigan, d’Angel et celui d’Arnaud, un neurasthénique. Wigan « les jours qui avaient précédé la cérémonie avait passé plusieurs nuits troublées. Pendant la dernière nuit je ne m’étais pour ainsi dire pas reposé du tout, ce qui avait mis mon esprit dans un état d’extrême irritabilité nerveuse (hystérical irritability) encore augmenté par l’affliction et par l’épuisement, provenant du manque de nourriture. J’étais resté debout pendant 4 heures, [p. 143] et, lorsque je pris ma place à côté du cercueil, dans la chapelle Saint-Georges ce fut uniquement l’intérêt du spectacle qui empêcha que je ne m’évanouisse. »

Le sujet de Angel éprouve cette impression durant la période de neurasthénie cérébrale (troubles du sommeil, mauvaises digestions, vertiges, tête pesante, vision de mouches volantes), suite d’une période de surmenage intellectuel intense.

Enfin le malade d’Arnaud est un neurasthénique manifeste : maux de tête (resserrement du front, compression de la nuque), zones douloureuses le long de la colonne vertébrale, troubles digestifs, insomnie. Son délire de fausse reconnaissance vint à la suite d’une fièvre paludéenne qui ruina sa santé.

Il semble donc que l’illusion que nous étudions se rattache à un état général d’épuisement ; chez les personnes en état normal, l’illusion est passagère au suprême degré et reste superficielle, isolée. Il en est ainsi dans la plupart des cas.

En effet, on a remarqué que le phénomène était relativement rare chez les malades. Les médecins allemands le considèrent cependant comme assez caractéristique de l’épilepsie : les malades de Jensen sont en effet épileptiques ; et chez le sujet de Huglings-Jackson, le phénomène, qui donne au sujet la même sensation que le vertige épileptique, apparaît comme l’aura de l’attaque. A vrai dire, le phénomène est rare aussi bien chez les malades que chez les gens normaux.

§ 3. — Les phénomènes concomitants. 1° Impressions
douloureuses ou agréables, d’ennui ou d’amusement

Chez la plupart des gens normaux qui ont éprouvé la fausse reconnaissance, il semble que ce phénomène cause une impression assez peu profonde. Certains — particulièrement ceux chez qui le phénomène est coutumier — éprouvent un sentiment d’ennui. Bo.. (Lalande, 1894, p. 486) trouve « fastidieux de revivre toujours les mêmes sensations ». Un autre observateur, M. de L. raconte (Lalande, 1894, p. 486) un fait analogue «  qu’il avait traversé étant enfant une période où il était presque malade d’ennui, parce que tout ce qu’il faisait, tout ce qui lui arrivait lui semblait déjà connu et qu’il lui paraissait très fatigant de revoir toujours les mêmes choses ». Ce sentiment paraît cependant assez rare.

Mais la plupart, comme le fait remarquer M. Dugas (1894, p. 40) « parlent de la fausse mémoire comme d’un fait simplement curieux », cette curiosité d’ailleurs peut prendre diverses formes. C., élève de rhétorique supérieure à Condorcet, très intelligent, mais lent et distrait — que j’ai questionné à ce sujet — [p. 144] me dit que ça l’amuse beaucoup, il trouve l’impression « drôle » et l’éprouve plutôt avec plaisir. A la curiosité se joint le vain désir de comprendre le phénomène ou de localiser le prétendu souvenir, — il peut en résulter un certain malaise. « C’est, dit M. Mario Pilo (Bernard Leroy, obs. 48) un état un peu pénible, un malaise, résultant du doute où je suis si c’est un souvenir réel plus ou moins altéré ou si c’est une erreur de mémoire, ainsi que de l’inexplicabilité du phénomène ». On comprend facilement que chez des tempéraments prédisposés, cette recherche sans résultat d’une localisation dans le passé puisse devenir une phobie.

Plus rarement — du moins chez les gens bien portants — le phénomène, est-il douloureux, cette impression douloureuse pouvant varier du simple sentiment d’oppression analogue, dit M. Lalande aux frayeurs sans causes de certains cauchemars (sentiment rare, et dont M. Lalande a presque seul fourni des exemples nets) ou de la secousse douloureuse jusqu’au vertige.

Voici ce que M. Bo.., — déjà cité plus haut — écrit : « Voici le fait de fausse mémoire le plus complet et le plus énergique que j’aie éprouvé : en passant rue Vavin, je vois venir une femme dans l’éloignement sur le même trottoir que moi. Avant de pouvoir distinguer ses traits, car je suis assez myope, je reçois un choc et je sens que je l’ai déjà vue. Je ne puis comparer ce que j’ai ressenti qu’à la brusque fermeture d’une sonnerie électrique. J’ai éprouvé un sentiment d’attente très troublant jusqu’au moment où j’ai pu distinguer ses traits et sa toilette qui m’ont semblé parfaitement connus. »

C’est un bel exemple d’étonnement douloureux. Il ne me semble pas que chez un homme normal l’impression puisse être plus forte. Je sais bien que M. F. Gregh écrit « L’angoisse que j’éprouve à ce moment est indicible ; je me sens devenir fou, et j’en défaille, non métaphoriquement, mais littéralement ; ma tête tourne, mon cœur bat à se rompre et je tomberais à la renverse si un bras ami ne me retenait. » Quoique M. Bernard-Leroy fasse grand cas de cette description, j’ai des doutes : en effet, elle est tirée d’un article paru dans la Revue Blanche, intitulé «  Mystères » et me paraît bien littéraire, et faite en style bien travaillé. Si — comme M. Gregh le prétend, elle est bien exacte, — cela me semblerait l’indice d’un tempérament bien nerveux.

Ce vertige se retrouve souvent chez les malades, d’autant que la plupart de ceux qui l’éprouvent ont des vertiges épileptiques nettement caractérisés.

Un malade de Jensen. — H. — se plaint d’une impression étrange. « Docteur, dit-il, c’est étrange, il me semble que je vous [p. 145] ai déjà vu tel que vous êtes maintenant, que le gardien et tout le reste a été comme je le vois maintenant et il me semble que je sais ce qui va se passer. » Cette impression trouble extrêmement le malade qui se sent alors comme au moment de ses vertiges, et qui d’ailleurs a aussitôt un accès de vertige.

Le malade de Sanders est analogue. — Sanders remarque que pendant les périodes où le malade a de la paramnésie ses accès de vertige (petit mal) sont tout à fait fréquents.

Quand le malade d’Angel, C., éprouve pour la première fois pendant son procès la fausse reconnaissance « il a une telle impression de terreur, que la sueur lui perle sur le front et qu’il doit demander une suspension d’audience. » Chaque fois qu’il l’éprouve « sa face devient extrêmement pâle et il doit s’éloigner. »

Enfin le malade de Huglings-Jackson — Cuarens — est très caractéristique à cet égard.

Voici la description de son premier accès (1871) : « J’étais au bas d’un escalier du collège, en plein air, attendant un de mes amis qui devait me rejoindre. Je regardais nonchalamment autour de moi, regardant passer le monde etc., lorsque mon attention fut soudainement attirée par mon propre état mental, dont je me rappelle seulement ceci : il me produisait l’impression d’un souvenir vif et inattendu, de quoi ? Je n’en sais rien ! Mon ami me trouva une ou deux minutes après, adossé à la muraille, plutôt pâle et me sentant inquiet et stupide, ce qui dura un moment. » D’autres phénomènes semblables se présentèrent. « J’ai toujours eu l’habitude de rêver fort peu, mais pendant ces deux années je remarquai qu’il m’arrivait quelquefois de m’éveiller la nuit avec l’impression que j’étais parvenu à me rappeler une chose que je voulais me rappeler. Ces impressions désagréables étaient accompagnées d’une légère émission involontaire de salive. Une ou deux fois je sentis en outre sur le bord de la langue une douleur due je crois à une légère morsure. »

Les attaques de haut mal sont précédées de cet état mental de fausse reconnaissance.

Voici la description d’un de ces accès : le malade voyageait sur le chemin de fer métropolitain avec l’intention de descendre à la 4me station. Il se souvient distinctement d’avoir passé la deuxième station et l’aura ne commença qu’après : il consista en ce fait que la conversation de deux étrangers qui étaient dans le wagon parut au malade être la répétition de quelque chose qu’il avait déjà eu antérieurement. Il n’a aucun souvenir de ce qui s’est passé ensuite jusqu’au moment où il se rappelle avoir [p. 146] monté l’escalier de la maison où il allait et qui était située à environ un demi-mille de la 4me station. »

Ces faits sont sans doute curieux, mais ne démontrent pas grand-chose, sinon que l’impression causée par la fausse reconnaissance est en rapport avec l’état général du sujet.

§ 4. — Les phénomènes concomitants. — 2° Le sentiment
d’irréalité ou de dépersonnalisation.

Dans un certain nombre d’observations, on voit remarquer, noté à côté de la paramnésie proprement dite, un sentiment assez bizarre — que l’on ne peut mieux nommer que le sentiment de dépersonnalisation. Cela est assez rare : 1/10 des observations à peine en l’ait la remarque et d’autre part, on trouve parfois — chez les malades — ce sentiment à l’état pur pour ainsi dire, non accompagné de paramnésie. Je voudrais en dire cependant quelques mots : cela peut être utile pour l’interprétation du phénomène.

Le sentiment de dépersonnalisation a été notamment signalé par Krishaber (1873) dans son livre de la « Nevropathie cérébrocardiaque » à titre de symptômes de cette affection. Taine à rendu illustres ces observations en s’en servant dans son dernier chapitre de son étude de l’Intelligence. Taine et Krishaber l’expliquèrent par une perversion due «  à une contracture des vaisseaux qui nourrissent la région sensitive cérébrale où se reproduisent les sensations brutes » (Taine p. 465 ; Krishaber p. 187) « à une contracture des vaisseaux du tiers postérieur de la capsule interne, du carrefour sensitif de Charcot. » On leur a objecté au point de vue anatomophysiologique : 1° que cette contracture des vaisseaux, si elle était possible, n’aurait probablement pas tous les effets que Taine et Krishaber lui attribuent gratuitement ; 2° qu’en fait elle était impossible, puisque la paroi de ces vaisseaux est en réalité dépourvue de couche musculaire; du point de vue psychologique, que l’observation plus attentive du phénomène montrait qu’il y avait là illusions de la perception plutôt que de la sensation. On serait porté à y voir un sentiment, causé par un abaissement du tonus vital (M. Dugas) (2).

Voici quels sont les faits caractéristiques du phénomène : tout parait affaibli, comme en rêve ; du monde extérieur se dégage une impression d’éloignement, ou plutôt d’étrangeté. Le sujet dit parfois qu’il ne « reconnaît » plus rien, qu’il se sent dans le [p. 147] même état que si tout était pour lui nouveau, étrange, que s’il était tombé dans une autre planète (obs. 2 de Krishaber-Taine p. 467).

J’ai moi-même à la consultation du mercredi à la Salpêtrière vu un certain nombre de sujets analogues : ils employaient tous le même mot : « C’est drôle, les choses sont drôles. » Cette impression de drôle atteint parfois les propres actes du sujet — qui traduit l’impression en disant que ce sont les actes d’un autre (Krishaber. Obs. 2. Taine p. 166 et 467).

Moreau de Tours, sous l’influence du haschish (Moreau de Tours. Haschish p. 77) éprouva souvent cette impression d’automatisme qui peut devenir parfois l’impression complète de dépersonnalisation : le sujet se sent étranger à toutes ses perceptions, actions, souvenirs.

Or il y a des cas où cet état mental se trouve accompagner la fausse reconnaissance : Paul Bourget (obs. 43 de Bernard-Leroy), quand il éprouve l’illusion, éprouve «  une espèce de sentiment inanalysable que la réalité est un rêve. » Kraepelin (1887 p. 410-411) analysant ses propres impressions, trouve que tout ce qui l’entoure lui apparait comme quelque chose de lointain et qui ne le regarde nullement (et was entferntes und gar nichts angeheundes). Les objets lui apparaissent comme dans un rêve, ayant perdu leur clarté habituelle. « Die Endrücke unserer Umgebung erzeugen uns nicht das gewohnte Bild der alltäglichen hellbeleuchteten Wirklichkeit, sondern sie gewinnen den Kharacter des Traumartigen, Schattenhaften. »

« Mes fausses reconnaissances, dit A. K. (Bernard Leroy, obs. 50) sont accompagnées d’une véritable sensation de dédoublement : il me semble qu’il y a une individualité qui ne fasse qu’agir, tandis que l’autre voit l’acte et éprouve les sentiments afférents à cet acte. » Et C. (Bernard-Leroy. Obs. 34), commentant ainsi le récit d’une fausse reconnaissance assez longue écrit : « J’écoutais ma voix comme j’aurais écouté celle d’une personne étrangère, mais en même temps je la reconnaissais comme mienne : je savais que c’était moi qui parlais, mais ce moi qui parlait me faisait l’effet d’un moi perdu, très ancien, et soudainement retrouvé. »

N. B. — M. Bernard-Leroy croit impossible à l’heure actuelle d’expliquer ces phénomènes soit physiologiquement soit psychologiquement « il faut admettre, dit-il (p. 48), que ce sentiment de dépaysement, d’étrangeté, très analogue en somme au sentiment d’étonnement, peut apparaître sans causes logiques, dans des conditions qui sont encore à déterminer. » [p. 148]
§ 5.  — Fréquence ; Durée ; Conséquences.

A. Fréquence. — Wigan nous dit que toutes les personnes qu’il a interrogées connaissaient le phénomène. Brunham (1889) estime à 50/00 les personnes qui y sont sujettes : mais il fait entrer sous le nom de fausses reconnaissances des phénomènes douteux. M. Lalande (1893, p. 489) réduit cette proportion 30/00.

En fait, il est impossible de faire une statistique : le phénomène (dans ses formes légères et superficielles) paraît donc répandu, et répandu plutôt avant la 21° année (Lalande 1893, p. 491. Bernard-Leroy, p. 70-75).

B. La durée. — « Je reçois, dit Bo (V. plus haut), le choc et je sens que je l’ai déjà vu. Je ne puis comparer ce que j’ai ressenti qu’à la brusque fermeture d’une sonnerie électrique. » Certains pourtant sentent l’impression venir. Quoiqu’il en soit, l’impression est extrêmement courte.

Malgré que le malade de Sander et surtout le malade d’Arnaud semblent l’éprouver à jet continu pendant une longue période de temps.

Le malade d’Arnaud dit p. 466 « je vis deux années parallèles ; dans mes deux séjours ici, il n’y a pas deux minutes qui diffèrent. »

En réalité, comme M. Arnaud le remarque, pendant d’assez longues périodes le malade n’éprouve rien de particulier : « Mais il suffisait de lui demander à un moment quelconque s’il reconnaissait la conversation, pour obtenir aussitôt une réponse affirmative. » Chez ce malade, cette impression, évidemment très fréquente n’était pas continue.

C. Conséquences. — Nous avons vu que déjà dans l’antiquité, il était possible que l’illusion de fausse reconnaissance ait aidé à la formation de certains mythes philosophico-religieux.

Chez les bien portants, le phénomène une fois terminé n’entraine guère de conséquences. Chez les malades, il y en a de deux sortes : ou ils peuvent être amenés à nier les faits comme le malade de Sander : il était couché lorsqu’on vint lui dire : « Müller est mort ! » — « Muller est mort ! Seigneur Jésus ! Mais il ne peut pas être mort une seconde fois ! »

Il lui semblait en effet avoir déjà vécu cette situation, et avoir déjà reçu dans les mêmes circonstances les même nouvelles — de même le malade du Dr Arnaud écrit à son frère «  j’ai suivi jour par jour mon séjour précédent dans cet établissement. Vous m’y avez envoyé les mêmes fausses nouvelles : la mort de Mlle J X. le mariage de Mlle Z. je ne puis écrire à Mme X. ne sachant pas exactement si c’est vrai ou faux. Il me semble pourtant bien [p. 149] que c’est faux, puisque je suis sûr d’avoir lu la même chose l’an dernier ainsi que le mariage de Mlle B. j’ai beau avoir la tête malade, il y a des choses qui se fixent et celles-là en sont ; je n’écrirai pas à Mme X. malgré la parfaite occasion que me donne la pseudo-mort de sa fille. J’agirai exactement de la même façon que la première fois et je suis sûr de ne pas lui avoir écrit l’an dernier. »

Un autre genre d’erreur consistera dans le renversement de la chronologie : c’est ainsi que en 1894 le malade de M. Arnaud se croit en 1895, puisque les journaux de 1894 « ont été lus un an avant ». De même que le malade de Forel date ses lettres de 1880 au lieu de 1879.

L’illusion de fausse reconnaissance est donc un phénomène qui n’est pas plus essentiellement pathologique que la distraction en général n’est un phénomène hystérique. Quand le cas est « beau », il prend généralement naissance quand le tonus général de la vie psychologique du sujet est légèrement abaissé (fatigue, sentiment de rêve etc.) Enfin il atteint sa plus belle expression chez des malades, soit épileptiques (malades de Jensen, d’Angel, de Sander) soit neurasthéniques chez lesquels cette illusion sera la base ou fera partie d’un développement d’un délire de persécution (malade de Forel, malade d’Arnaud).

II. LES HYPOTHÈSES

Nous allons dans ce chapitre successivement examiner les différentes théories qui ont été émises pour expliquer la fausse reconnaissance — Je réserve au chapitre suivant l’explication qui me parait la plus probable.

§ 1. — Dans la fausse reconnaissance, nous avons la
réminiscence obscure d’un état antérieur à notre
propre existence

Je ne veux pas parler ici de l’opinion « qui ferait de la paramnésie le souvenir réel d’une existence antérieure où se seraient passés les mêmes évènements ».

Je n’y aurais même fait aucune allusion, si une théorie du même genre ou se trouvait Madame de Manacéine dans son livre sur le sommeil (p. 341-343, déjà cité dans la thèse de Mlle Tobolovska).

Voici ce que Mme de Manacéine nous dit :

« Le sentiment de préexistence peut apparaître simultanément chez deux sujets, mais toujours chez deux sujets qui soient proches parents comme deux sœurs, ou deux frères, ou un frère [p. 150] et une sœur, en un mot, chez deux sujets appartenant à la même famille, descendant des mêmes aïeux. Autant que je sache ce sentiment de préexistence n’apparaît jamais simultanément chez deux personnes qui ne sont pas réunies par les liens d’un même sang. L’amitié la plus intime et même la vie commune des époux ne peuvent remplacer, sous ce rapport, la parenté du sang, la communauté d’origine. Comment expliquer ce fait-là ? Il nous paraît que l’explication la plus vraisemblable réside dans l’hypothèse qu’en des moments pareils, alors que ce sentiment de préexistence s’impose à nous, nous avons la conscience de ce qui a été senti et vécu par quelqu’un de nos aïeux plus ou moins proches ; nous revivons ce qui nous a été transmis héréditairement par nos ancêtres, semblablement à ce qui nous arrive pendant les rêves rétrospectifs ou ataviques, dont il a été question plus haut. Nous savons que les formes de notre pensée, c’est-à-dire la nécessité de tout nous représenter comme existant dans le temps, dans l’espace, et comme ayant une cause suffisante, nous sont transmises par hérédité. Nous savons aussi que chaque faculté psychique de l’homme se fortifie et s’accroit par l’exercice. Nous savons aussi que les gestes caractéristiques, que les talents spéciaux, que les traits originaux, ainsi que les particularités de l’écriture et de la pensée elle-même, se transmettent héréditairement d’une génération à l’autre — mais certes inconsciemment. Nous savons tout cela, et, nous appuyant sur des faits pareils, nous osons jeter un regard sur le nébuleux, lointain du futur et supposer que dans la perspective infinie des temps à venir, il peut arriver un moment où le développement sera si considérable que nous, les hommes, nous aurons la possibilité d’avoir conscience, pour ainsi dire, en arrière du rétrospectif (?) de savoir consciemment ce que nos aïeux plus ou moins reculés, ont senti, éprouvé, pensé, vécu, et ce qu’ils nous ont légué comme un patrimoine imprescriptible. A ce point de vue nous devons considérer ces cas de sentiment de préexistence qui se rencontrent à présent à l’état de phénomènes isolés et incompréhensibles, comme les faibles heures (?) d’une aurore présageant la venue — fût-elle encore éloignée — de ce jour éblouissant où la conscience humaine aura enfin atteint le sommet de son développement, la plénitude de ses forces ! »

Je crois inutile maintenant que je l’ai citée tout au long de de m’appesantir sur une hypothèse qui ferait de la fausse reconnaissance une sorte d’intuition extra sensorielle, et qui plus est tournée vers le passé, et qui fait de l’hérédité une sorte de lien mystique et fantastique entre les consciences des morts et celles des vivants ; ce qu’elle a de plus intéressant, c’est d’avoir été exprimée déjà par Pierre Loti — dans un joli morceau. [p. 151]

Pierre Loti. — Le roman d’un enfant, p. 17.18. —

L’enfant voit la mer pour la première fois. « Puis, tout à coup, je m’arrêtai glacé, frissonnant de peur. Devant moi quelque chose apparaissait, quelque chose de sombre et de bruissant qui avait surgi de tous les côtés en même temps et qui semblait ne pas finir ; une étendue en mouvement qui me donnait le vertige mortel. Evidemment c’était ça ; pas une minute d’hésitation, ni même d’étonnement que ce fût ainsi, non, rien que de l’épouvante ; je reconnaissais et je tremblais. Pour la reconnaitre ainsi, la mer, l’avais-je déjà vue ? Peut-être, inconsciemment, lorsque, vers l’âge de cinq à six mois, on m’avait emmené de l’île (3), chez une grande tante, sœur de ma grand-mère. Ou bien avait-elle été si souvent regardée par mes ancêtres marins que j’étais né ayant déjà dans la tête un reflet confus de son immensité. »

§ 2. — La paramnésie serait un phénomène télépathique

M. Lalande en 1893 a été le seul à émettre cette hypothèse — nul ne l’a suivi dans cette voie, et lui-même ne semble pas l’avoir reprise de nouveau.

M. Lalande (p. 495) fait remarquer qu’entre la simple paramnésie et les sensations dites télépathiques, on pourrait trouver toute une série d’intermédiaires.

« Des faits nombreux, accumulés depuis plusieurs années par les hypnotiseurs, les médecins, les psychologues rendent au moins vraisemblable l’existence d’une très puissante hyperesthésie qui reste presque toujours inconsciente, et qui fait percevoir les objets à des distances ou dans des conditions tout-à-fait inusitées. Que cette double vue soit une simple excitation des sens déjà classés ou qu’elle provienne, comme on l’a dit souvent d’un sensorium différent encore rudimentaire et qui pourrait suppléer à la vue en l’élargissant comme celle-ci supplée au toucher, il n’est point nécessaire pour le présent sujet de prendre parti entre ces deux hypothèses ; l’une et l’autre conviennent également. J’appellerai donc télépathie cette perception anormale inconsciente, sans trancher la question de savoir quelle en est la cause. » (A. Lalande p. 496).

M. Lalande prend cet exemple : — je me promène avec un ami, — il veut prononcer une phrase, et, auparavant il la pense. Télépathiquement, je perçois la parole intérieure par laquelle il a pensé sa phrase. Mais, cette sensation — étant anormale — reste [p. 152] inconsciente (?) si la phrase n’est pas réellement prononcée.

Mais si elle suit immédiatement, « la sensation auditive éveillera dans le fond obscur de mon esprit la perception identique que je viens d’avoir à l’instant-même ; je croirai donc la reconnaître ou plutôt je la reconnaîtrai réellement. » (Lalande p. 496).

On pourrait d’abord répondre avec M. Lapie que c’est là expliquer quelque chose d’obscur par un phénomène plus obscur encore. Les phénomènes télépathiques étant eux-mêmes problématiques au plus haut point, il est peut-être dangereux de s’en servir dans une explication psychologique.

De plus, la télépathie serait impuissante à expliquer la reconnaissance du décor, des circonstances extérieures. Elle ne saurait donc valoir dans la plupart des cas. Resterait la question des pressentiments. Comme le dit M. Dugas (1894 p. 43) à propos d’un exemple amusant où le sens télépathique aurait perçu à l’avance le simple possible d’un gain à la loterie. « Avouons qu’on connait peu ce sens-là et qu’on l’invoque beaucoup. »

Quant au sentiment de prévision — sur lequel s’appuie M. Lalande — il me semble facile d’y voir soit une illusion naturelle soit une interprétation toute naturelle aussi — et que nous avons déjà indiquée « j’ai dû prévoir, puisque je reconnais ».

§ 3. — La fausse reconnaissance est une erreur

M.  Ribot a proposé cette hypothèse, qui suffirait, dit-il, pour les cas très simples (Ribot, 1882. Les maladies de la mémoire, p. 150). Il rappelle que Lewes (Problems of Life and Mind), avait déjà rapproché de la fausse reconnaissance ce fait qu’en pays étranger il arrive parfois que le détour brusque — d’un sentier ou d’une rivière nous mette en face de quelque paysage qu’il nous semble avoir déjà contemplé. « L’impression reçue, nous dit-il, évoque dans notre passé des impressions analogues, vagues, confuses, à peine entrevues, mais qui suffisent à faire croire que l’état nouveau en est la répétition. Il y a un fond de ressemblance rapidement senti entre deux états de conscience, qui pousse à les identifier. C’est une erreur : mais elle n’est que partielle, parce qu’il y a en effet dans notre passé quelque chose qui ressemble à une première expérience ». M. Ribot pense que pour des cas très simples, cette explication suffirait : ces cas très simples me paraissent n’être qu’une fausse illusion de fausse reconnaissance. M. Ribot avoue lui-même que pour les véritables paramnésies, il faut chercher une autre explication. [p. 153]

M. Boirac, dans une note sans titre parue dans la Revue philosophique de 1876, avait déjà proposé une explication de la fausse reconnaissance, basée elle aussi sur une erreur, mais bien plus séduisante que celle que nous venons d’examiner : « On peut admettre disait-il, que toute sensation, toute représentation spéciale, surtout quand l’esprit n’est pas encore habitué est accompagné d’un sentiment propre, d’une saveur (en anglais relis) et ce qu’on pourrait nommer aussi un timbre, une masse affective. Dans le cas qui nous occupe, un objet nouveau excite peut-être dans l’esprit le même sentiment indéfini, innommé qu’un objet ancien qui ne lui ressemble pas nécessairement et qui est depuis longtemps oublié : d’où la reconnaissance d’une disposition mentale déjà connue en effet, et l’effort impuissant pour ressusciter la perception primitive dont elle faisait partie ».

« Plus d’une fois, nous dit M. Ribot, il arrive qu’une idée en évoque une autre, non en vertu d’une ressemblance qui leur serait commune en tant que représentation, mais parce qu’il y a un menu fait affectif qui les enveloppe et qui les réunit ». Mais cette « nuance », cette « saveur » spéciale de chaque sensation de chaque représentation — s’il est vrai que chaque sensation ou représentation est pour ainsi dire doublée d’un certain état émotif — n’en est pas moins une pure conception de l’esprit : ces états émotifs peu distincts déjà et se mêlant les uns aux autres quand ils sont vécus, s’amalgament bien plus étroitement encore dans le souvenir : nous avons, pour chaque période de notre vie, (M. Ribot prend dans les maladies de la mémoire un voyage pour exemple) une sorte d’extrait, un sentiment général et persistant, qui est la note caractéristique de cette période : que ce sentiment général soit rappelé, se reproduise, il est possible, il est même probable que nous nous souviendrons du voyage. Mais on voit facilement combien une telle opération d’esprit est distincte de la fausse reconnaissance.

§ 4. — La fausse reconnaissance consisterait en un jeu de
deux images correspondant à un même objet

La plus grande partie des auteurs qui se sont occupés de la fausse reconnaissance cherchent à l’expliquer en invoquant une double perception, un jeu de deux images que le même objet ferait naître en nous.

Ces explications sont ou physiologiques ou psychologiques. Entre les deux nous pourrions placer les hypothèses de MM. Fouillée et Ribot, comme étant d’un caractère mixte et que l’on pourrait peut-être qualifier de métaphorique. [p. 154]

A) Explications physiologiques. — Wigan (The dualité of Mind, 1847) a tenté d’expliquer la fausse reconnaissance par l’hypothèse de l’indépendance psychologique des deux hémisphères. Il suppose qu’au moment qui a précédé le phénomène, un hémisphère dormait, l’autre seul étant actif. Il ne peut alors se produire qu’une image faible. Mais qu’un moment après, les deux hémisphères se trouvent actifs en même temps, l’image de la même scène sera une image forte qui sera regardée comme présente ; la première image sera rejetée dans un passé indéterminé.

Jansen (1868) s’est appuyé sur une hypothèse analogue.

Maudsley incline aussi à penser que le phénomène résulte d’un désaccord entre les deux hémisphères (dissenctaction of the hemisphères).

Il serait superflu de discuter si ces théories expliquent ou non la fausse reconnaissance, puisque l’hypothèse de la dualité cérébrale est aujourd’hui universellement abandonnée.

B) Les théories mixtes. — Fouillée. Revue des Deux Mondes, 1885, p. 154.

« Nous croyons qu’il y a là un phénomène maladif d’écho et de répétition intérieure, analogue à celui qui a lieu dans le souvenir véritable : toutes les sensations nouvelles se trouvent avoir un retentissement et sont ainsi associées à des images consécutives qui les répètent (?) : par une sorte de mirage ces représentations consécutives sont projetées dans le passé. C’est une diplopie dans le temps. Quand on voit double dans l’espace c’est que les deux images ne se superposent pas ; de même, quand on voit double dans le temps, c’est qu’il y a dans les centres cérébraux un manque de synergie et de simultanéité, grâce auquel les ondulations similaires ne se fondent pas entièrement (?) ; il en résulte dans la conscience une image double : l’une vive, l’autre ayant l’affaiblissement du souvenir : le stéréoscope intérieur se trouvant dérangé, les deux images ne se confondent plus de manière à ne former qu’un objet. »

Je ne peux guère discuter ces métaphores : diplopie, superposition des images, stéréoscope intérieur, synergie d’ondulations similaires qui ne se fondent pas entièrement : c’est là un jeu de représentations matérielles et physiologiques que je ne comprends pas. Si M. Fouillée veut dire ce qui ressort de l’ensemble du passage cité — qu’il y a deux images qui se suivent, dont la seconde plus faible est prise pour le souvenir, je ne vois point que l’expérience lui donne raison, et ne vois pas que la succession de deux images identiques — la seconde étant d’une intensité moins forte (vue du même paysage, occupé à [p. 155] réfléchir ou à me restaurer par exemple) puisse engendrer aucune illusion du temps, analogue à celle que nous étudions.

M. Ribot (1881, p. 132) émet une hypothèse qui, dans son fond est analogue : il y a deux images, se produisant à un court intervalle et conscientes toutes les deux. La première image est réelle, la seconde hallucinatoire ; elle s’impose comme une réalité, parce que rien ne rectifie cette illusion. Par suite, l’impression réelle se trouve rejetée au second plan avec le caractère effacé des souvenirs. Satisfaisante quant à la logique, l’hypothèse de M. Ribot est en opposition complète — comme nous le verrons par la suite — de ce que nous savons de la reconnaissance en général. Elle n’est pas absurde : elle est invraisemblable (4).

C) Hypothèses psychologiques. — Il ne s’agit plus de deux images conscientes toutes deux : l’explication va distinguer la sensation et la perception. A fond d’ailleurs, c’est une théorie analogue à celle de Wigan ou de Jensen. Mais ceux-ci avaient traduit leurs hypothèses en langage physiologique.

Je crois que c’est Angel (1878) qui a le premier proposé une théorie de ce genre.

Selon Angel, la perception se superpose généralement si bien sur la sensation qu’elles sont inséparables ; mais il peut se trouver des circonstances où un temps plus ou moins considérable les sépare ; la sensation est alors réellement ancienne par rapport à la perception ; aussi quand celle-ci apparaît, elle apparaît comme déjà connue, d’où l’illusion.

Pour distinguer la sensation de la perception, Angel se sert du passage suivant de Flourens. « Il y a une expérience qui sépare nettement la sensibilité de la perception. Quand on enlève le cerveau proprement dit (lobes ou hémisphères cérébraux) à un animal, l’animal perd la vue. Mais par rapport à l’œil, rien n’est changé ; les objets continuent à se peindre sur la rétine, l’iris reste contractile, le nerf optique parfaitement sensible, et cependant l’animal ne voit plus ; il n’y a plus vision quoique tout ce qui est sensation subsiste ; il n’y a plus vision parce qu’il n’y a plus perception. Le percevoir et non le sentir est donc le premier élément de l’intelligence. La perception est partie de l’intelligence car elle se perd avec l’intelligence et par ablation du même organe, les lobes ou hémisphères cérébraux, et la sensibilité n’en est point partie, puisqu’elle subsiste après la perte de l’intelligence et l’ablation des lobes ou hémisphères. » Mais ce passage ne tend à rien moins qu’à identifier la sensation [p. 156] (phénomène de conscience) avec les modifications physicochimiques que provoque dans les organes une excitation extérieure.

Je crois plutôt avec M. Bernard Leroy que Angel a voulu faire allusion à la distinction si bien étudiée depuis, par M. P. Janet entre la sensation brute, impersonnelle, et la sensation synthétisée par le moi, entrée dans le champ de la conscience du sujet pensant. (Cf. L’automatisme psychologique, p. 41, 42 et p. 186 et sq.) On peut résumer la théorie d’Angel avec M. Bernard Leroy, « un spectacle donné produit une sensation ou plutôt un ensemble de sensations qui, par suite d’un état particulier du sujet, (défaut de synthèse mentale) reste d’abord inconscient ; quelques instants après seulement, ces sensations entrent dans le champ de la conscience, et comme elles sont en réalité anciennes, elles apparaissent comme déjà connues.

Mais 1° l’explication n’est ici valable que pour la vision des objets extérieurs ; or c’est la conscience de leur état qui frappe le plus les sujets ; 2° si les phénomènes se passaient ainsi il serait plus simple de conclure que l’on a vu ou entendu deux fois la même chose que de rejeter la sensation dans un passé vague, indéterminé ; 3° normalement, comme le prouvent toutes les expériences de psychométrie, il existe un retard de la perception sur la sensation : ce retard s’aggrave même chez ces gens distraits qui n’entendent pas quand on leur parle et vous répondent cependant deux minutes après ; je ne sache pas que la fausse reconnaissance ait quelque place dans ce mécanisme de la synthèse mentale.

L’idée d’Angel a été cependant reprise par M. Dugas (1894) qui l’a proposée d’ailleurs sans l’accepter pour son propre compte.

Soit, dit-il un paysage qu’on regarde sans voir : son image flottante traverse l’esprit sans laisser de traces. On ne l’entrevoit que pour l’oublier. Mais il n’y a pas d’oubli absolu, tout état mental, si faible qu’il soit, si inaperçu qu’il ait été, peut toujours renaître et renaître avec une intensité que primitivement il n’avait pas. Supposons que l’esprit s’éveille de sa torpeur ; le paysage que tout à l’heure, comme disait Leibniz, on percevait sans l’apercevoir, maintenant on l’aperçoit en éprouvant la sensation étrange de l’avoir déjà perçu. Le souvenir surgît des ténèbres de l’inconscient et dissipe ces ténèbres. La contiguïté et la similarité de la perception primitive objet du souvenir et de la perception actuellement éprouvée qui est le prolongement de la première expliquent la fausse mémoire : ces deux perceptions s’associent sans pouvoir se fusionner ; de là un souvenir qui fait l’effet d’une perception et une perception qui fait l’effet d’un souvenir. (Revue philosophique 1894 p. 41.) [p. 157]

Pour M. Arnaud (1896) il y a de même deux images, (l’une d’entre elles est la sensation, l’autre la perception d’Angel) liées à des états de conscience identiques, donc formées à peu près en même temps : l’une cependant, inconnue pendant un court laps de temps, s’imposerait à la conscience claire par suite de sa durée ou de son intensité : l’illusion du malade consisterait à faire du court laps de temps qui sépare les deux représentations un laps de temps considérable.

M. Lalande, partant de la même donnée (succession de deux sensations, l’une consciente, l’autre d’abord inconsciente) a voulu échapper aux objections que nous avons formulées : il s’appuie sur ce fait (bien critiqué d’ailleurs aujourd’hui, au moins dans sa forme extrême : cf la thèse de Melle Tobolowska par exemple, que l’esprit peut se représenter en quelques secondes des séries d’état de conscience qui valent subjectivement une durée beaucoup plus considérable (cf. Taine. De l’intelligence 1 p. 400-404.)

« Vous arrivez, dit-il, devant un nouveau paysage et vous en éprouvez un bloc d’images que votre esprit ne distingue pas tout d’abord consciemment, mais qui n’en entre pas moins tout entier dans l’intelligence. Supposez alors une distraction d’un dixième de seconde, pendant laquelle vos pensées vont ailleurs et remplissent une durée subjective un peu plus grande, ne fut-elle que d’un quart d’heure. Que va-t-il se passer au retour ? Vous retrouverez sous vos yeux ce que vous avez un instant abandonné, vous le reconnaîtrez et vous ne localiserez pas la première impression à sa vraie place, d’abord à cause du caractère inconscient des images perçues, mais surtout à cause de la longueur apparente de la distraction qui jette une contradiction dans le processus mental par lequel nous comptons le temps. »

Mais 1°. Les conditions de distraction telle que la réclame M. Lalande ne se trouvent jamais mentionnées dans les observations de fausse reconnaissance et 2° les illusions du temps, moins connues encore que la fausse reconnaissance, et sujettes à caution ne se rencontrent guère en dehors de l’ivresse du haschisch.

§ 5. — L’illusion de fausse reconnaissance est un sentiment.

Toutes ces explications reposent sur cette donnée que nous considérons comme inexacte que dans toute reconnaissance, et plus encore dans la fausse reconnaissance, il y a dans l’esprit double représentation, double image. « La reconnaissance, nous [p. 158]  dit M. Lalande p. 493, suppose nécessairement une double représentation actuelle. » C’est là selon M. Bernard-Leroy une pure construction logique. Il admet avec M. Bourdon et d’autres que : « a reconnaissance est une sorte de sentiment qui s’associe intimement au phénomène reconnu, plutôt qu’un jugement, qu’une comparaison de deux représentations ». (Bourdon. Revue philosophique 1893 p. 630). La reconnaissance « est donc avant tout un quid proprium qui s’attache aux états de conscience ; il est facile alors de comprendre que dans certaines conditions ce quid proprium apparaisse dans des circonstances où logiquement il n’a que faire. Quant aux circonstances qui déterminent cette apparition inattendue, nous les ignorons complètement. » (Tobolowska p. 40).

Telle est la conclusion de M. Bernard-Leroy et de Mlle Tobolowska : la fausse reconnaissance est un sentiment intellectuel. Et sans doute je le crois aussi. Mais est-il légitime d’en rester là, comme eux ? ou peut-on essayer de faire comprendre.et d’expliquer à son tour ce sentiment intellectuel ? C’est ce qui nous reste à examiner.

III. — LE SENTIMENT DU DÉJA VU ET LA FAUSSE
RECONNAISSANCE.

Mlle Tobolowska (Etude sur les illusions du temps dans les rêves du sommeil normal p. 40) défend comme il suit l’opinion de M. Bernard-Leroy.

« Au premier abord il semble qu’on pourrait faire à cette théorie une objection spécieuse, dire qu’elle repose sur la réalisation d’une abstraction. [Cur opium facit dormire ? Quia est in eo virtus dormitica). Pourquoi les états de conscience sont-ils reconnus ? Parce qu’ils sont accompagnés d’un sentiment de reconnaissance. A cela je répondrai que ce sentiment de reconnaissance n’est pas une abstraction le moins du monde, mais quelque chose de très concret et qui surtout n’a pas été inventé pour le besoin de la cause. Sans doute, si l’on se place au point de vue « intellectualiste », c’est-à-dire en somme, à un point de vue purement logique, il faut considérer la reconnaissance ou plus exactement la ressemblance comme un concept de l’entendement, n’ayant aucun caractère représentatif ou sensitif. Mais tous les auteurs qui se sont placés au point de vue beaucoup plus large et plus moderne de la description des phénomènes psychologiques, considèrent la reconnaissance comme une donnée immédiate de la conscience, comme une [p. 159] « impression », comme quelque chose qui se sent avant d’être jugé par la réflexion et exprimé par la parole. »

Je ne suis pas bien convaincu.

Je ne crois pas que la reconnaissance ne soit qu’un jugement, et je suis convaincu que la reconnaissance comme la fausse reconnaissance est avant tout un sentiment : dire que c’est le sentiment de la reconnaissance, me parait en dépit des raisons de Mlle Tobolowska (op. cit. p. 40), non pas à vrai dire une tautologie, mais un point de départ. Ce n’est pas tout à fait une tautologie, par cela même qu’en énonçant que lorsque l’on reconnaît, c’est qu’on éprouve le sentiment de reconnaissance, on élimine toute une’ série d’hypothèses analogues à celles que nous avons critiquées à propos de la paramnésie. Mais ce n’est qu’un point de départ : car l’on aura beau me répéter, que j’éprouve le sentiment de la reconnaissance, si je suis un esprit curieux je ne serai pas satisfait : soit, entendu, c’est un sentiment de reconnaissance ; mais ne pourrais-je savoir ce qui se traduit dans ma conscience sous la forme de ce sentiment ? On s’est beaucoup moqué de Reid, parce qu’il avait dit que dans la mémoire, si nous pensons les objets comme passés, comme anciens, c’est que Dieu nous avait donné l’intuition du passé. Ne risque-t-on pas de revenir par un chemin détourné à ces explications par trop simplistes ?

Un autre exemple fera mieux comprendre notre pensée : nous avons déjà eu l’occasion de parler, et nous aurons à y revenir du sentiment de dépersonnalisation et d’irréalité : il est vraiment un peu facile de l’expliquer avec M. Bernard-Leroy (p. 47) en disant, que le sujet éprouve le sentiment que l’on éprouve d’ordinaire devant les objets étranges, inattendus. — Pour moi, je ne vois rien d’« intellectualiste » dans les essais d’explications qu’en ont tentés par exemple soit MM. Raymond et Janet pour les tempéraments douteurs et hystériques (Névroses et idées fixes) soit M. G. Dumas pour les mélancoliques (G. Dumas, La tristesse et la joie I : La tristesse morbide).

Tout cela revient à dire que l’on ne peut se contenter de définir la psychologie : cela n’est pas inutile, et cela est une grosse partie de notre tâche : les discussions que M. Bernard Leroy a résumées et que nous avons reprises après lui montrent que même pour des cas bien déterminés cela n’est pas toujours facile. Mais une fois le phénomène bien déterminé, il ne faut pas s’arrêter : le mot de « sentiment » n’est pas une formule magique qui résolve les difficultés. Sans doute, en psychologie, il y a quelque chose d’irréductible à quoi que ce soit, et ce quelque chose c’est la conscience elle-même. Mais s’imagine-t-on M. Dumas, parce qu’il écrit avec raison au début de son beau livre : [p. 160]

« On ne définit pas plus la douleur et le plaisir moraux que la douleur et le plaisir physiques… qu’on ne s’attende donc pas à trouver ici des tentatives de définition logique : l’élément douleur dans la tristesse et l’élément plaisir dans la joie seront considérés comme psychiquement donnés et irréductibles. (page 27)

S’imagine-t-on M. Dumas s’arrêtant là et ne cherchant pas à « expliquer ces sentiments par leurs conditions psychiques et organiques » ?

Toutes proportions gardées, nous suivrons son exemple. Je reconnais encore une fois que l’illusion de fausse reconnaissance vient de ce que le sujet éprouve le sentiment du déjà vu ; je ne chercherai pas à expliquer pourquoi certains phénomènes ont une transcription inconsciente telle qu’elle est — mais je chercherai à expliquer ou tout au moins à classer le mécanisme mental que nous traduisons quand nous disons que nous avons vu une chose, que nous la reconnaissons.

Si nous arrivons à §du déjà vu en général, peut-être serons-nous mieux en posture pour tenter d’expliquer l’illusion de fausse reconnaissance ou du moins pour mieux fixer les points pour lesquels l’explication serait encore insuffisante.

Je dirai donc quelques mots tout d’abord sur la reconnaissance en général ; la théorie que j’exposerai me semble ressortir de l’ensemble des travaux de la psychologie contemporaine.

§ 1. — Le sentiment du déjà vu dans la reconnaissance

Analysant ce qu’il appelle la reconnaissance immédiate, Harald Hôffding (Esquisse d’une psychologie fondée sur l’expérience, trad. fr. 157-158) nous dit : « Un trait particulier d’une physionomie, une nuance du ciel, un mot entendu par hasard peuvent se présenter à nous comme déjà connus sans que nous soyons en état ou que nous sentions même le besoin de nous reporter à des événement déterminés de notre vie antérieure. Ils nous apparaissent tout autrement que les sensations absolument neuves : ils portent une autre marque ».

« Il en est de même, quand nous ne sommes pas capables de nous rappeler un nom à la mémoire, tandis que, si on le nomme devant nous, nous sommes tout de suite certains que c’est bien celui auquel nous pensions. Ici encore la reconnaissance est immédiate : le nom résonne immédiatement à nos oreilles comme quelque chose de familier. Il est impossible de décrire avec plus de détails la différence qui existe entre ce qui nous apparaît comme déjà vu, comme habituel et familier, et ce qui nous semble nouveau et inconnu. » [p. 161]

Ce sentiment, tous les auteurs sont d’accord pour en faire un sentiment de facilité.

« Dans la reconnaissance, nous dit M. Fouillée (art. cit. p. 148) avec le luxe de métaphores qui le caractérise, notre activité se sent couler dans un lit tout fait, notre pensée rencontre un cadre tout préparé à la recevoir. Reconnaître, c’est avant tout avoir conscience d’agir avec une moindre résistance. »

« En refaisant quelque chose, nous dit aussi M. Bourdon (art. cit. p. 165), on éprouve un sentiment de facilité qui n’existe pas lorsqu’on le fait pour la première fois. »

Enfin, sur ce point, l’argumentation de M. Bergson me parait extrêmement bonne (Matière et mémoire 89 et sq.) : la reconnaissance d’une perception présente ne saurait consister dans l’insertion par la pensée de cette perception dans un entourage ancien, car une perception renouvelée ne peut suggérer les circonstances concomitantes de la perception primitive que si celle-ci est évoquée d’abord par l’état actuel qui lui ressemble (5) ». De plus, si la reconnaissance provenait fondamentalement d’un jugement sur les perceptions actuelles, la cécité psychique — ou impuissance à reconnaître les objets perçus — n’irait pas sans une inhibition de la mémoire visuelle, et cette inhibition aurait invariablement pour effet la cécité psychique. Or dans un cas étudié par Wilbrand, la malade pouvait, les yeux fermés, décrire Hambourg et y faire en imagination des promenades : une fois dans la rue, tout lui semblait nouveau. D’autre cas analogues, nous montrent que la reconnaissance est autre chose qu’un jugement entre une sensation et une image, mais bien avant tout un quelque chose qui s’adjoint à la sensation reconnue, un quelque chose qui est un sentiment de facilité.

Pour M. Bergson, ce sentiment qui, nous allons le voir —n’est autre que la conscience de mouvements automatiques — expliquerait à lui seul la reconnaissance immédiate.

Je ne le crois pas,

§ 2. — La reconnaissance des objets — qui se fonde sur le
sentiment du déjà vu — s’identifie-t-elle avec lui ? —
Définition du sentiment du déjà vu.

Quand nous sommes mis en rapport par un de nos sens avec un objet extérieur, notre corps tout entier prend une certaine attitude qui varie avec l’objet « notre altitude est différente lorsque nous entrons dans une chambre, selon que celle-ci est [p. 162] grande ou petite, meublée, élégante, ou non ; lorsque nous parlons à une personne, selon qu’il s’agit d’un supérieur, d’un ami, d’un enfant… » (Claparède, Revue générale sur l’agnosie. (Année psychologique 1900 p. 93). Selon M. Bergson, ce sont des images kinesthésiques de ce genre qui constituent le sentiment du déjà vu, du déjà éprouvé. A la base de la reconnaissance, il y aurait un phénomène d’ordre moteur.

«  Je me promène, dit M. Bergson (p. 93) dans une ville pour la première fois. A chaque tournant de rue, j’hésite, ne sachant où je vais. Je suis dans l’incertitude et j’entends par là que des alternatives se posent à mon corps, que mon mouvement est discontinu dans son ensemble, qu’il n’y a rien, dans une des attitudes qui annonce et prépare les attitudes à venir. Plus tard, après un long séjour dans la ville, j’y circulerai machinalement, sans avoir la perception distincte, des objets devant lesquels je passe… j’ai commencé par un état où je ne distinguais que ma perception ; je finis par un état où je n’ai plus guère conscience que de mon automatisme. »

Sans doute, mais M. Bergson reconnaît-il alors ? Je ne le pense pas.

Si M. Bergson ne s’étonne pas de cet automatisme, c’est qu’il a bien conscience qu’il en retrouverait les causes s’il voulait y réfléchir. Mais de ce qu’il pourrait reconnaître s’ensuit-il qu’il reconnaisse ? Le cas du malade de Bernheim (Bernheim. Contribution à l’étude de l’aphasie — et de la cécité psychique des choses — Revue de médecine 1885 p. 625), va nous éclairer sur ce point. Ce malade — bien qu’il possède à un très haut degré le sentiment du déjà vu — ne reconnaît pas les objets.

On lui montre un trousseau de clefs. Il prétend qu’il sait ce que c’est : « C’est pour marquer ». Il s’en sert comme d’une plume et constate alors que ce n’est pas ça «  je l’ai vu cent millions de fois, dit-il, c’est pour semer du grain, c’est une herse. »

Ce cas nous montre « de visu », ce à quoi je voulais en venir à savoir que dans la reconnaissance des objets il y a un travail intellectuel.

Je prends ceci dans le sens le plus général, c’est ainsi que Höffding peut dire que la sensation d’effort est le résultat d’un travail de synthèse, unifiant une collection donnée.

Est-ce pour nous étonner ? Le contraire nous eût étonné davantage.

En effet, — il semble qu’une des grandes lois de la psychologie soit celle-ci : que la réalité ne nous est donnée qu’au prix d’un travail psychologique « d’une synthèse mentale » spéciale pour parler comme M. Pierre Janet, La vie en effet, est une adaptation continuelle au milieu ; elle exige une adaptation [p. 163] continuelle de l’esprit. L’esprit laissé à lui-même, renfermé en lui-même, qui ne s’adapte plus, c’est l’esprit du rêveur, « l’esprit en poussière » a-t-on pu dire. L’esprit, à peu près inerte (l’interprétation délirante est la seule manifestation qui demeure encore de son activité) s’abandonne à toutes les sensations qui lui parviennent, suit le fil des souvenirs — rien ne l’étonne, rien n’est bizarre : nulle attention, nulle critique. Un homme qui dans la vie normale aurait la même absence d’activité mentale serait au-dessous d’un dément — les malades eux-mêmes qui ont perdu leur personnalité dont nous aurons à nous occuper tout à l’heure sont à ce point de vue bien au-dessus du rêveur, puisqu’ils ont encore la conscience réfléchie de la faiblesse de leur état.

La notion de réalité est intimement liée à celle de personnalité : le moi des rêveurs est un moi vague, fluide, se prêtant à toutes les transformations parce qu’il n’est par lui-même rien de défini.

La réalité ne nous est donnée que par une sorte de travail continuel de synthèse.

Dans d’assez belles pages, à la fin de Matière et Mémoire, M. Bergson a parlé du « travail intellectuel » si laborieux qui est nécessaire pour saisir la réalité. Mais il veut parler là de la réalité philosophique. La vie elle aussi, demande un travail psychologique perpétuel, que nous ne pouvons fournir que quand le tonus général de notre vie est élevé. Mais qu’il baisse, et la rêverie, le rêve, le délire même peuvent survenir, le doute devient chez certains une maladie : la réalité leur échappe.

Il ne peut donc pas ne pas se faire que la mémoire ne soit pas un travail intellectuel : que l’association des idées dans la mémoire libre (cf. Höffding p. 165) fasse dérouler devant nous une série d’images d’autrefois, ou que nous nous trouvions en face d’objets connus, le sentiment de facilité, est sans doute un sentiment, mais outre le travail qui consiste à saisir réellement les images ou les objets, travail que nous sentons plus facile — il y a le sentiment obscur que nous pourrions donner les raisons de ce sentiment, nous expliquer à nous-mêmes notre reconnaissance, la transformer en phénomène «  intellectualiste » en un jugement. L’exemple du malade de Bernheim nous montre nettement que dans les cécités psychiques alors que les données extérieures (sensations, images kinesthésiques etc.) peuvent rester les mêmes — ce que les malades perdent (chez eux, d’ailleurs c’est le plus souvent par suite de lésions cérébrales, sauf peut-être dans quelques cas où la cécité psychique peut devenir un accident hystérique) — c’est la faculté de saisir réellement les objets, et d’opérer ce travail mental de classification dont nous parlions tout à l’heure. [p. 164]

On pourrait donc définir — mais ce n’est d’abord là qu’une pure définition de mots — le sentiment du déjà vu à l’état pur, — quelle qu’en soit la base physiologique — comme l’impression que font sur nous les objets qu’en réalité nous avons déjà vu. Or, si plus l’objet est nouveau, moins il y a d’automatisme d’images — de même, moins l’objet est nouveau, plus il y a d’automatisme d’images. Si donc comme nous avons vu qu’il était légitime de le faire — nous faisons abstraction du travail de classification possible ou effectué de l’esprit, nous voyons que ce sentiment de déjà vu se ramène à un sentiment de moindre difficulté dans la synthèse, de facilité dans la prise de possession de la réalité.

§ 3. — Le sentiment du déjà vu et l’automatisme mental. —
L’illusion de fausse reconnaissance
.

S’il en est ainsi, on voit sans peine qu’en l’absence d’objets réellement déjà vus — ce sentiment ne pourra naître que dans les cas où il y aura vraiment automatisme [affaiblissement de la synthèse mentale, « délires cœnesthésiques » de M. Raymond, mélancolies morbides, etc. vertige épileptique, etc.] ou bien [dans la distraction, la fatigue etc.] insensibilité des opérations de synthèse par disparition du sentiment d’attention. Et nous avons vu (p. 22) que toutes les belles observations de fausse reconnaissance rentraient dans l’un de ces cas.

Cependant, ce n’est pas là ce qui se passe habituellement.

Que se passe-t-il ? Neuf fois sur dix, les malades — nous l’avons déjà dit — trouvent tout drôle : que le trouble de l’activité générale de l’esprit soit avant tout central (comme dans les observations 18 et 19 de Névroses et idées fixes, t. II, p. 61-78) ou qu’il s’y joigne comme adjuvant des troubles périphériques [G. Dumas, op. cit. 70 et 79] leur réponse est la même. Ce qui les déroute et l’es désole le plus, ce n’est pas tant que tout leur paraisse bizarre, mais c’est qu’ils se paraissent bizarres à eux-mêmes. (Rappelons-nous que dans la fausse reconnaissance l’illusion porte aussi sur les états intérieurs : nous nous paraissons avoir déjà senti ainsi).

« Cela me faisait, nous dit Ver. (Névroses et Idées fixes p. 107) comme si ce n’était pas moi qui marchait, qui causait, comme si ce n’était pas moi qui vivait, comme si ce n’était pas moi qui mangeait ; même quand je dors, cela me fait comme si ce n’est pas moi qui dormait [N.-B. Je m’explique mal ce dernier trait] j’ai beau me regarder, je suis comme gêné de mon corps, comme si ce n’était pas moi, comme si je vivais à côté de mon corps, à côté de moi, si vous voulez, je ne sais pas comment dire, je ne comprends pas. » [p. 165]

Et à la fin de son auto-description — d’une lucidité parfaite, une malade de M. Dumas (op. cit p. 80) écrit : « Je me demande pourquoi je fais tout ce que je fais ; les gens me paraissent tout drôles. Il me semble que je suis dans un théâtre, que les gens sont des acteurs, que tout ce qui m’entoure c’est des décors. Il me semble que je ne peux pas voir la réalité ; c’est moi qui ne me sens pas comme tout le monde. Il me semble que je n’ai plus d’esprit. Je ne me retrouve plus : je marche, je marche sans savoir pourquoi… » et ailleurs ce je n’ai plus de tête, plus d’estomac, je pleure de fausses larmes, j’ai de fausses mains ; les choses ne sont pas vraies (6) ».

En fait, chez ces malades, la sensibilité n’est guère altérée ou du moins n’est pas altérée dans des proportions assez importantes pour expliquer des troubles aussi graves. (C’était l’explication proposée par Taine et reprise par M. Ribot dans « les maladies de la personnalité ». Dans la plupart des cas elle ne me parait pas devoir être maintenue).

Ce qui est changé en eux, c’est qu’ils ne sentent plus ce travail psychologique particulier que nous avons défini comme la prise de possession de la réalité. Ils ne « saisissent » pas le monde : le monde — qui subjectivement devient pour eux un jeu de représentations automatiques — apparaît à leurs yeux comme des images de rêve. Eux-mêmes, ils ne se sentent pas dans la réalité, puisqu’ils n’ont plus le sentiment du travail en vue du réel. Ils doutent d’eux-mêmes dans les cas graves. Le plus souvent, ils sont déroutés par l’absence de ce sentiment qui double à chaque instant notre vie normale, et ils traduisent cette impression en disant que tout leur parait étrange. Dans la vie normale, on trouve l’équivalent — infiniment atténué — de cet état d’esprit dans la distraction ou la rêverie.

Il est facile de comprendre qu’un pareil état d’esprit qui consiste à ne pas se sentir dans la réalité, conduise à des résultats contradictoires. En l’absence de ce sentiment du réel qui double à chaque instant notre vie, il se peut en effet, que la conscience du sujet, au lieu de porter sur les objets que lui offre son automatisme inattendu (comme les choses sont drôles ! Pourquoi ? parce qu’il ne les « prend » pas comme de coutume), porte sur cet automatisme même : (Comment est-ce que je saisis les choses ?). En un mot, la sensation du sujet sera une sensation d’automatisme, le sujet aura l’illusion de réciter sa perception.

L’auto-observation de Kraepelin (Archiv für Psychiatrie [p. 166] 1887, page 410) contient une indication assez curieuse à cet égard : il a observé le phénomène surtout lorsque se trouvant au milieu de personnes qui l’intéressaient peu, son attention se détournait pour quelques moments de ce qui se passait autour de lui pour se reporter sur son propre état intérieur ; à ce moment tout ce qui l’entoure lui apparaît comme quelque chose de lointain et qui ne le regarde nullement — et tout à coup, le phénomène de fausse reconnaissance se produit.

Que se passe-il ? Les gens qui l’entourent ne l’intéressent guère, si donc il les écoute ou leur répond, c’est par politesse, mécaniquement ; aussi est-il très loin de ce qu’on lui raconte, la réalité lui apparaît comme un rêve. Mais il rentre en lui-même, et l’état s’accentue ; il se regarde, et prend conscience de cet automatisme, de sa conversation et de ses actes, et aussitôt, ce sentiment d’automatisme, ce manque d’effort dans la prise du monde extérieur, ce manque d’action sur ce monde font naître le sentiment qu’il a déjà vu, senti, fait tout cela. Le sentiment d’automatisme aboutit à la paramnésie.

Le fait d’ailleurs que dans bien des observations, le défaut de synthèse mentale qui a déjà amené l’illusion de rêver, du drôle, du doute, amène aussi l’illusion de fausse reconnaissance ne peut que nous confirmer la parenté de ces deux sentiments.

Chez la plupart la paramnésie n’est qu’une apparition ; on se dit : « tiens, j’ai vu ça » et l’on ne précise pas. Il semble difficile d’expliquer pourquoi les malades de Forel et d’Arnaud renvoient à un an en arrière tout ce qu’ils ont vu. Une indication donnée par Forel peut donner une idée de la façon dont le délire a pu se former : Le malade de Forel voit une fois le lac de Zürich gelé ; or, il est persuadé qu’il l’a déjà vu, mais le lac ne peut être gelé que l’hiver ; c’était donc l’hiver dernier donc il y a un an — chez des tempéraments prédisposés (neurasthénie dans ses formes aigües) — il suffit que la fausse reconnaissance ait amené une idée de ce genre pour qu’un délire systématisé commence. Il aura tout vu l’année passée : il n’a plus besoin d’éprouver à chaque instant le phénomène de fausse reconnaissance pour le soutenir (7).

Notes

(1) Ce travail était écrit quand a paru le livre de M. Pierre Janet : « Les obsessions et la psychasthénie » où l’on trouve certaines indications sur la paramnésie et à ce sujet, une thèse analogue à celle que nous soutenons ici.

(2) Une grande partie du nouveau livre de M. Pierre Janet est consacré à ce sentiment.

(3) On trouve des cas de reconnaissance analogue — remontant aussi à la première enfance dans Ribot. — Les maladies de la mémoire p. 143 et sq.

(4) Nous pouvons d’ailleurs remarquer : 1° qu’elle ne peut s’appliquer aux sentiments et à tous les phénomènes intérieurs ; 2° que le mécanisme invoqué par M. Ribot demanderait fort à être expliqué lui-même.

(5) G. Pillon : La formation des idées abstraites et générales (crit. philosophique 1885 t. I. p. 208 et sq.) et Ward : Assimilation and Association (Mind 1893).

(6) Nous avons déjà rappelé que le sentiment de « drôle » de l’étrange était très caractéristique dans le vertige épileptique.

(7) Depuis ce travail, d’autres études ont paru sur la paramnésie de H. Piéron et Ferrari. (Rev. phil. et Rev. oper. Di Fren).

 

 

 

 

LAISSER UN COMMENTAIRE