Michéa. Démonomanie. Extrait de « Nouveau dictionnaire de médecine et de chirurgie pratique, sous la direction du Dr Jaccoud », (Paris), tome onzième, DÉLIG — DYSE, 1860, pp.122-130.

Michéa. Démonomanie. Extrait de « Nouveau dictionnaire de médecine et de chirurgie pratique, sous la direction du Dr Jaccoud », (Paris), tome onzième, DÉLIG — DYSE, 1860, pp.122-130.

Claude-François Michéa (1815-1882). Médecin aliéniste, d’abord interne, puis directeur durant de longues années de à la maison de santé Marcel-Sainte-Colombe, drue Picpus, à Paris. Un des fondateur de la Société médico-psychologique et un des plus actifs collaborateurs des Annales média-psychologiques.
Il fut un des premiers aliénistes à traiter de la question de la folie et de la responsabilité des aliénés devant les tribunaux. Outre les quelques publications citées ci-dessous on lui doit de nombreux travaux sur l’histoire de la médecine en général. Quelques publications :
— Des hallucinations. Thèse présentée et soutenue à la Faculté de médecine de Paris, le 15 juin 1837, pour obtenir le grade de docteur en médecine., , 21 p.
— Paracelse, sa vie et ses doctrines », Gaz. Méd. de Paris.,‎ , p. 289-298 ; 305-311.

— Traité pratique, dogmatique et critique de l’hypochondrie. Paris, Labé, 1845. 1 vol.
— Du siège, de la nature intime, des symptômes et du diagnostic de l’hypochondrie. Extrait des Mémoires de l’Académie Royale de Médecine, X, 1843. Paris, J.-B. Baillière, 1843. 1 vol. in-4°, pp.573-654.
— Du délire des sensations. Paris, Labé, 1846. 1 vol.
— Cas de sadisme. Paris, L’Union médicale, 1849.
— Recherches expérimentales sur l’emploi comparé des principaux agents de la médication stupéfiante dans le traitement de l’aliénation mentale. Paris, E. Thunot et Cie, 1852.
— De la sorcellerie et de la possession démoniaque dans leurs rapports avec le progrès de la physiologie pathologique (Revue contemporaine, 15 février 1862).

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé les notes de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoute par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 122]

DÉMONOMANIE. — On appelle ainsi une espèce de délire circonscrit qui porte sur le sentiment religieux, comme la théomanie, mais qui, à l’inverse de celle-ci, a pour objet des craintes en matière de salut. Cette sorte de folie partielle triste, autrement dit de lypémanie, est tantôt simple et tantôt compliquée, tantôt sporadique et tantôt épidémique ou contagieuse par voie d’imitation, tantôt spontanée et tantôt provoquée.

Division. — La démonomanie comprend plusieurs variétés qui sont : [p. 123]

1° la démonomanie proprement dite, donnant son nom à l’espèce ; 2° la démonopathie ; 5° la démonolâtrie.

Dans la démonomanie proprement dite, qui est la forme la plus ordinaire de la lypémanie religieuse, les malades ont l’idée fixe du jugement dernier. Ils sont persuadés que, en raison des fautes ou des crimes sans nombre dont ils se prétendent et s’avouent coupables, Dieu doit les abandonner, les tenir pour indignes de toute miséricorde et leur réserver les tourments de la damnation. Rien ne peut les dissuader de leur erreur. Aux arguments qu’on leur oppose ou aux consolations qu’on leur adresse, ils répondent par des marques d’impatience, par des gestes de dépit, par des paroles de colère ou par des lamentations, par des sanglots, par des gémissements, par des cris de douleur ou d’effroi. Parfois un faible espoir dans la clémence divine entre passagèrement dans leur âme, et alors, afin d’éviter les châtiments qu’ils redoutent en expiation de leurs fautes ou de leurs crimes imaginaires, ils demandent à faire des jeûnes ou des pèlerinages. Plusieurs même supplient qu’on les exorcise. Le plus ordinairement ils perdent tout espoir de fléchir le courroux de Dieu, et par moments, semblables à des forcenés, et entrant comme dans une sorte de rage, ils exhalent leur désespoir en blasphèmes, en imprécations contre Dieu, les saints, les sacrements, les prêtres, en se meurtrissant le corps, en se frappant et en cherchant à frapper les autres.

La démonopathie est plus particulièrement caractérisée par la conviction d’avoir l’intérieur du corps occupé par un ou plusieurs démons qui disposent à leur gré des organes et dérangent les fonctions en dépit de toutes les résistances que le patient oppose ou peut opposer à cette invasion ; d’où le nom de possession démoniaque que les théologiens donnaient jadis à cette variété de la mélancolie religieuse. Elle se distingue aussi de la variété précédente par le besoin plus impérieux de blasphémer, par l’impossibilité de prier ou d’entendre prier, par le désir de se moquer des choses saintes ou celui de les profaner, par la tendance à injurier les prêtres, les médecins et plus particulièrement toutes les personnes qui cherchent à les dissuader ; par la ténacité à récriminer contre quelqu’un, souvent un parent, un ami, un voisin, et à l’accuser d’être l’auteur, le provocateur de leur obsession diabolique, car les démonopathes croyaient jadis, comme ils se l’imaginent encore aujourd’hui, que les gens malintentionnés pouvaient, au moyen des procédés de la sorcellerie, envoyer des démons dans le corps de l’homme, absolument comme de nos jours les aliénés atteints du délire des persécutions s’imaginent que leurs prétendus ennemis les taquinent ou les tourmentent secrètement en se servant de l’électricité, du poison, du magnétisme, etc.

Dans la démonolâtrie, les malades sont persuadés qu’ils sont vendus au diable et voués à son culte. Ils affirment qu’ils se rendent aux assemblées du sabbat, qu’ils y prennent part à des festins somptueux, qu’ils y commettent des crimes horribles, ou qu’ils s’y livrent à des actes de fornication abominable.

Guillemette Babin, sorcière pr Maurice Garçon.

Symptômes. — L’affection mentale peut être limitée à ces éléments [p. 124] psychiques, et par conséquent se trouver renfermée d’une manière exclusive dans le domaine des idées ou des conceptions délirantes. Mais un autre ordre d’éléments, l’élément sensorial, peut coïncider avec elle. En effet, la démonomanie est souvent accompagnée d’hallucinations et d’illusions des sens qui l’entretiennent, l’augmentent, et parfois même semblent en être le point de départ et la source. Alors, tantôt les malades entendent des voix stridentes ou sépulcrales qui leur répètent sans cesse qu’il ne faut plus compter sur la miséricorde de Dieu, que toutes leurs prières sont vaines, qu’ils sont condamnés aux tourments de l’enfer ; et c’est presque toujours sous l’influence de ces hallucinations auditives que, entrant dans des accès de désespoir, ils se prennent à blasphémer, à se moquer des choses saintes, à profaner les sacrements, à injurier les ministres de l’autel. Tantôt ils aperçoivent des images effrayantes, des figures sinistres d’animaux ou d’êtres humains qu’ils considèrent comme autant de spectres infernaux ; tantôt ils se plaignent de sentir des odeurs de soufre, de résine, etc. ; tantôt enfin ils accusent à la peau des perceptions subjectives de pression, de tiraillement, de déchirure, de brûlure. Les hallucinations du goût sont plus rares.

Non-seulement les démonomaniaques peuvent se faire illusion sur la nature des bruits extérieurs, mais ils peuvent se tromper encore sur celle des bruits qui se produisent dans l’intérieur de leur corps. C’est ainsi, par exemple, qu’ils prennent souvent les bruits intestinaux, ou borborygmes, pour des cris diaboliques. Une autre sorte d’illusion sensoriale interne qu’on observe également chez plusieurs sujets, c’est celle de la suppression de la pesanteur. Nul doute que cette illusion sensoriale, qui est un des phénomènes les plus constants de l’action du haschisch, et qu’on sait aujourd’hui être un effet de la paralysie du sens appelé musculaire par Charles Bell, ou d’activité musculaire par Gerdy ; nul doute, dis-je, que ce symptôme n’ait joué le principal rôle dans les conceptions délirantes des démonolâtres qui prétendaient voyager dans les airs, qui affirmaient se rendre aux assemblées du sabbat en traversant l’espace à cheval sur un manche à balai.

Les démonomaniaques ont le teint jaune et hâlé, le regard soupçon-neux, la physionomie inquiète, le front plissé, les sourcils rabattus, les yeux caves et cernés, les pommettes saillantes, le corps émacié, l’haleine fétide, la peau sèche et aride. Ils sont privés de sommeil, ils ont peu ou n’ont pas d’appétit, ils sont habituellement constipés et versent difficilement des larmes. Ils recherchent la solitude, n’ont aucun soin de leur personne, sont incapables d’aucun travail, tiennent les yeux abaissés vers le sol. Presque tous sont analgésiques : quand on les pince, quand on les pique avec une épingle ou avec une aiguille, quand on les électrise ou quand on les soumet à l’épreuve de la brûlure, ils n’éprouvent aucune douleur, ou ils ne perçoivent celle-ci que faiblement.

Causes. — La démonomanie est plus commune chez les femmes que chez les hommes, et dans les classes inférieures de la société que dans les supérieures. Elle s’observe surtout, de nos jours, dans les pays où la foi a [p. 125] peu souffert îles atteintes du doute philosophique, en Italie et en Espagne, par exemple. En Italie, d’après Fassetta, la lypémanie religieuse entrerait pour un peu moins d’un quart dans le nombre total des aliénations mentales. En Angleterre, où les sectes religieuses sont animées d’un vif esprit de prosélytisme, elle est plus fréquente qu’en France. Chez nous, elle ne se constate plus guère que dans les provinces éloignées, là où le sentiment religieux n’a pas encore pu se dégager entièrement des nombreuses superstitions avec lesquelles il se trouvait si intimement mêlé jadis, les provinces de l’Ouest, du Midi, de l’Est, principalement la Bretagne, la Lorraine, la Savoie. Ses autres causes éloignées sont l’hérédité, l’âge mûr, l’ignorance, la mauvaise éducation.

Ses causes déterminantes sont exclusivement morales, et faciles à déduire du principe suivant, admis généralement comme incontestable : tel temps, tel genre d’insanité d’esprit. L’histoire de la folie est en effet la contre-partie de l’histoire de la raison, c’est-à-dire que tous les sentiments, toutes les croyances, toutes les idées d’une époque quelconque de la civilisation, se retrouvent exactement calqués et reproduits dans les conceptions délirantes de cette même époque.

Dans toutes les religions, la crainte a toujours eu plus d’empire sur l’esprit de l’homme que l’espérance, et, dans la religion chrétienne en particulier, la peur des peines de l’enfer a toujours dominé l’aspiration aux joies du paradis. Des sermons ou des lectures ayant pour objet un tableau trop effrayant des châtiments de l’autre vie sont en effet la cause la plus ordinaire de la démonomanie proprement dite. Dans le protestantisme, quelques sectes qui, pour mieux soumettre les âmes, ont cru devoir ériger la terreur religieuse en système, la secte des frères moraves et celle des méthodistes, par exemple, ont produit, et produisent encore chaque jour sur les esprits faibles le résultat le plus déplorable. Chez les catholiques, le jansénisme a eu jadis des effets analogues.

La démonologie occupa longtemps une place considérable dans le surnaturalisme chrétien. Jusqu’au milieu du dernier siècle, la science, dominée par la théologie, admettait l’existence d’une classe de maladies produites par des êtres infernaux qui pouvaient s’introduire d’eux-mêmes dans le corps de l’homme, ou y pénétrer par l’entremise d’un maléfice. De là la doctrine de la possession démoniaque et l’art de délivrer les possédés, qui constituait une partie très-importante delà liturgie, et qui était l’accompagnement obligé d’une foule de rites. L’exorcisme, avec ses pratiques imposantes et les formules où l’on avait soin d’énumérer longuement et de détailler minutieusement toutes les parties du corps d’où le prêtre sommait le diable de se retirer, entretenait et ravivait sans cesse dans l’imagination publique l’idée de possession démoniaque, objet de la démonopathie.

La croyance à la possibilité d’un commerce volontaire, établi au moyen de la magie, entre l’homme et les esprits infernaux ; la conviction qu’en livrant son âme au diable, on était à même d’obtenir de lui richesse ou puissance, de supprimer un rival, de se venger d’un ennemi, fut pendant [p. 126] nombre de siècles un fléau social, une calamité publique aussi funeste que la guerre, la peste, la famine. Cette superstition, plus particulièrement accueillie et caressée par les ambitions déçues, les imaginations effrénées, les désirs impatients, et dernière planche de salut dans le naufrage de bien des espérances, n’était pas seulement répandue dans l’esprit grossier des masses, elle circulait aussi et régnait parmi les hautes classes de la société. Au moyen âge, à la Renaissance, et même encore au dix-septième siècle, on doutait d’autant moins de la réalité de la sorcellerie que les savants trouvaient dans l’art occulte delà magie l’explication d’un certain nombre de phénomènes naturels dont le mystère devait être pleinement dévoilé plus tard par les lois de la physique, de la chimie, de la physiologie. L’idée qu’on avait des dangers de cet art ténébreux exerçait sur les esprits une impression d’autant plus profonde que la pratique de la sorcellerie passait pour le plus abominable des crimes, un crime plus odieux que le meurtre, l’hérésie, l’inceste ; que sa simple présomption suffisait pour faire arrêter un homme, quel qu’en fût le rang ; et que, dans le triple intérêt de la religion, de la morale et de la sécurité publique, on brûlait quiconque en était convaincu, sans que la clémence d’un souverain pût jamais lui faire grâce. Or, à force d’entendre parler des maléfices, à force de voir arrêter, condamner et brûler des sorciers, beaucoup d’hommes faibles et timorés finissaient par se croire sorciers eux-mêmes. En un mot, la superstition de la sorcellerie se reflétait dans la démonolâtrie, comme celle de la possession démoniaque dans la démonopathie.

De toutes les variétés de la démonomanie, la plus rare est la démonolâtrie. On pourrait même dire que cette dernière variété n’existe plus, qu’elle a pris fin avec la superstition des pactes diaboliques, qu’elle a disparu depuis qu’on ne croit plus aux sorciers, et surtout depuis que les tribunaux ne les livrent plus aux flammes. Il n’en est pas de même de la démonopathie, qu’on observe encore de temps à autre, avec tous les caractères qu’elle revêtait jadis, mais qui disparaîtra aussi dans un avenir plus ou moins prochain, avec les derniers débris du surnaturalisme.

La démonolâtrie paraît avoir été jadis provoquée artificiellement. La belladone, la jusquiame, le datura stramonium, la mandragore, qu’on appelait autrefois herbes du diable, étaient fréquemment employées, tantôt en breuvages, tantôt en onctions, tantôt en fumigations, dans les pratiques de la magie noire, pour exalter l’imagination et illusionner les sens. Or, chez des gens sains d’esprit, mais superstitieux, qui allaient consulter les magiciens et leur demander ce qu’il fallait faire pour entrer en communication directe avec Satan, ces solanées vireuses produisaient souvent, en effet, soit un délire passager, rempli d’hallucinations roulant sur le monde des êtres infernaux, soit un sommeil comateux au sortir duquel ces sujets affirmaient envers et contre tous, et au péril de leur vie, avoir assisté aux assemblées du sabbat.

Complications. — Les maladies qui compliquent le plus habituellement la démonomanie sont la chloro-anémie, l’hystérie, la nymphomanie, la monomanie homicide, l’extase, le somnambulisme. [p. 127]

Tantôt la chloro-anémie est antérieure à la lypémanie religieuse, qui vient se greffer sur elle en quelque sorte, et c’est même le cas le plus ordinaire ; tantôt, au contraire, elle lui est postérieure, et vient s’y joindre par le fait soit d’une anorexie prolongée, soit par celui des jeûnes ou des abstinences que les malades s’imposent dans le but de fléchir le courroux céleste.

C’est plutôt avec la démonopathie qu’avec la démonomanie proprement dite que l’hystérie coïncide. L’idée fixe de possession démoniaque est du reste presque toujours consécutive à l’affection convulsive. Aussi désigne-t-on cette complication sous le nom d’hystéro-démonopathie. Ajoutons que dans toute crise d’hystéro-démonopathie il y a deux sortes de convulsions, alternant plus ou moins régulièrement, la crise commençant tantôt par les convulsions toniques et tantôt par les cloniques.

(Voy. Convulsion et Hystérie.)

Le début des accès d’hystéro-démonopathie est parfois brusque. Le plus ordinairement, les attaques sont annoncées par divers signes plus ou moins appréciables. Ces signes précurseurs sont, dans la majorité des cas, la pâleur du visage, la fixité et l’éclat de l’œil, de légères contractions des muscles de la face, ou des secousses comme électriques dans les membres.

Les crises sont presque toujours diurnes ; elles sont rappelées par la moindre émotion, surtout par la vue d’un objet ou d’une personne antipathique. L’aspect d’une croix, d’une médaille, d’un chapelet, d’un ostensoir, d’un prêtre, d’un médecin, a plus spécialement le pouvoir de les provoquer.

La durée moyenne des crises est d’environ 20 minutes ; il n’est pas rare toutefois d’en voir qui se prolongent pendant 2, 4 et même 6 heures.

Dans les crises, les convulsions toniques et cloniques n’ont pas toujours la même étendue ni la même intensité. Parfois elles ne sont que légères et très-partielles, bornées, par exemple, aux muscles de la face, ou à ceux du pharynx ou du larynx.

La coïncidence de la nymphomanie avec la démonomanie était plus fréquente autrefois qu’aujourd’hui. Cette complication causait jadis les plus grands scandales dans les cloîtres, alors que les vœux étaient reconnus par la loi, surtout quand ils étaient perpétuels. C’était elle qui, dans la démonopathie et la démonolâtrie, par l’entremise des illusions et des hallucinations de la sensibilité des organes génitaux, engendrait la conception délirante de la cohabitation charnelle avec le diable, de l’accouplement avec les succubes et les incubes, et c’était elle aussi qui donnait lieu au cynisme des propos ou des actes, poussé chez certains malades au degré le plus révoltant.

Quand la monomanie homicide complique la démonomanie, c’est presque toujours leurs parents que les malades cherchent à frapper, et c’est dans le but de les préserver de la damnation éternelle qu’ils désirent leur ôter la vie.

De toutes les variétés de la démonomanie, c’est la démonopathie, et [p. 128] surtout la démonopathie compliquée d’hystérie, qui a revêtu et qui revêt encore le plus souvent la forme épidémique. C’est en effet sous cette forme que la possession démoniaque régnait jadis dans les cloîtres, et c’est encore ainsi qu’on l’observe aujourd’hui, témoin l’épidémie de Lyon, en 1848, connue sous le nom des diables de Margnolles, et surtout celle de Morzine, dans le département de la Haute-Savoie, en 1861 et 1864.

Diagnostic. — Il est des aliénés mélancoliques qui se rapprochent beaucoup des démonomaniaques, car, comme eux, ils se prétendent coupables d’une foule de délits ou de crimes imaginaires dont ils s’accusent hautement, et dont ils redoutent sans cesse l’expiation. Mais ce qui les en distingue, c’est que leur idée fixe porte sur la crainte des châtiments infligés par la justice humaine, c’est qu’ils se croient poursuivis par la police, condamnés à la prison ou à l’échafaud, tandis que, chez les démonomaniaques, le délire partiel roule sur la crainte de la justice de Dieu, l’idée fixe a pour objet la terreur de la damnation éternelle. D’autres lypémaniaques ont aussi quelques analogies avec certains sujets atteints de mélancolie religieuse. En effet, comme les démonopathes, ils se disent victimes de ressentiments, de manœuvres, de complots, et comme eux, ils sont animés d’un désir extrême de vengeance : ce sont les aliénés atteints du délire des persécutions. Toutefois il existe entre eux une différence essentielle : les démonopathes accusent exclusivement des souffrances démoniaques qu’on leur fait subir au moyen des procédés de la sorcellerie ; les lypémaniaques, atteints du délire des persécutions, se persuadent au contraire qu’on en veut, non-seulement à leur vie ou à leur santé, mais encore à leur réputation, à leur dignité, à leur honneur, et ils s’imaginent que leurs prétendus ennemis les injurient ou les tourmentent par l’entremise des lois de la physique, de la chimie, du magnétisme animal. D’autres aliénés mélancoliques, les nosomanes, ont comme les démonopathes des illusions viscérales engendrées par les battements du tronc cœliaque ou par le bruit et le mouvement des gaz intestinaux, et, comme ces derniers malades, ils accusent des dérangements imaginaires dans quelques-unes ou dans toutes les fonctions de leur organisme ; comme eux aussi ils prennent en aversion quiconque cherche à les dissuader de leur erreur. Seulement le nosomane croit que sa maladie imaginaire est de l’ordre des phénomènes de la nature, tandis que le démonopathe l’attribue toujours à une cause surnaturelle.

Pronostic. — La guérison de la démonomanie est incertaine, et quand elle survient elle est toujours lente et difficile. Cette maladie a le plus habituellement pour terminaison, soit la démence, soit la mort par asthénie et marasme, soit le suicide par inanition ou par strangulation.

Traitement. — Le traitement comporte deux ordres de moyens : les moyens moraux et les moyens physiques.

On cite quelques cas de démonomanie guéris par des supercheries ou par des pratiques religieuses. Zacutus Lusitanus triompha, dit-on, des [p. 129] terreurs d’un jeune homme en simulant l’apparition nocturne d’un ange chargé d’annoncer au malade la rémission de ses péchés. Guilbert rapporte le fait d’une demoiselle de 35 ans qui, après des malheurs multipliés, se croyait réprouvée de Dieu, et ne voyait dans le tableau de ses infortunes que le commencement des vengeances célestes dont elle devait être frappée pendant toute l’éternité. Traitée sans résultat par Pinel à la Salpêtrière, cette malade fut placée ensuite dans un couvent, où des exercices religieux, pratiqués avec un appareil solennel et imposant, la ramenèrent insensiblement à la raison. Cette seconde observation n’a rien de concluant toutefois en faveur du genre de traitement moral dont il s’agit, attendu que la malade, depuis son entrée au couvent, avait été soumise à un traitement physique, puisqu’on l’avait saignée, qu’elle avait pris des bains et qu’elle s’était livrée à des exercices manuels. J’ai eu assez longtemps sous ma direction une démonomaniaque à laquelle, à mon insu, un ecclésiastique fit prendre force bains et lavements d’eau bénite, réclamés du reste par la malade. Il n’en résulta absolument rien de satisfaisant.

Le meilleur genre de traitement moral de la démonomanie consiste encore, quoi qu’on en ait pu dire, à soustraire les sujets à l’influence des pratiques religieuses, à les tenir éloignés des prêtres, à leur interdire la fréquentation des églises et des sacrements, ou tout au moins à fixer leur attention sur les paroles de pardon et les promesses de miséricorde renfermées dans l’Évangile ; en un mot, à leur faire envisager la religion sous son aspect le plus consolant. Il faut surtout que le médecin s’oppose avec énergie à l’emploi de l’exorcisme, réclamé par tant de malades, et que certains prélats tolèrent encore dans leurs diocèses. (On pratiquait cette cérémonie religieuse à Bordeaux en 1842, et à Besançon en 1860.) En revanche, il doit conseiller les lectures amusantes, les distractions mondaines, les voyages, les spectacles. Quant à l’intimidation par la douche et à l’isolement, il faut réserver ces moyens pour les cas où les malades cherchent à se faire du mal ou à en faire aux autres. Dans les épidémies de démonomanie, la dissémination des malades, leur isolement les uns des autres, doit passer avant tous les autres moyens de l’ordre moral.

Dans la démonomanie, comme dans toutes les autres espèces de lypémanie, la quantité absolue du sang est rarement en excès, d’où la contre-indication des émissions sanguines générales. Toutefois, le délire peut se lier à la suppression des menstrues, des hémorrhoïdes, d’un épistaxis, et dans ce cas il ne faut pas hésiter à recourir à l’emploi des sangsues ou des ventouses scarifiées à la vulve, à l’anus, aux narines. Beaucoup de sujets

offrent au contraire, antérieurement ou consécutivement à leur idée fixe, un appauvrissement notable du sang, état d’anémie qui, lorsqu’il est postérieur au délire, a pour cause principale tantôt une anorexie prolongée, tantôt l’habitude des jeunes et des abstinences contractée dans le but de fléchir le courroux céleste. Dès le seizième siècle, des médecins, Cardan entre autres, avaient déjà fait remarquer, du reste, que la plupart des [p. 130] prétendus possédés du démon étaient des personnes dont l’alimentation était notoirement insuffisante : des bergers, des bûcherons, des mendiants. De là l’indication des stimulants et des fortifiants : usage de la viande, du vin, du quinquina, des préparations ferrugineuses.

Dans le traitement physique, il est important de prescrire les bains, pour faciliter les fonctions respiratoires, d’administrer des purgatifs et des narcotiques, pour vaincre la constipation et procurer du sommeil. On ne doit pas non plus négliger l’électrisation, dans le but de rappeler la sensibilité aux régions périphériques. Quand la démonomanie se complique d’hystérie ou de nymphomanie, l’usage du bromure de potassium, qui agit à la fois comme sédatif, et sur le système spinal, point de départ des phénomènes convulsifs, et sur les organes génitaux, dans ce cas, dis-je, le bromure de potassium peut aussi rendre des services.

[Bibliographie]

Guilbert, Bibliothèque médicale, 1805, t. IX.

Esquirol, Dict. des sciences médicales, 1814, t. VIII, art. Démonomanie.

Macario, Études cliniques sur la démonomanie (Annales médico-psychol., mai 1843). [sur notre site Internet]

Calmeil, De la folie considérée sous le point de vue pathologique, philosophique, historique et judiciaire. 1845.

Constans, Relation sur une épidémie d’hystéro-démonopathie. 1861. [sur notre site Internet, l’édition 1963]

Michéa, De la sorcellerie et de la possession démoniaque dans leurs rapports avec le progrès de la physiologie pathologique (Revue contemporaine, 15 février 1802).

Kuhn (Ph.), De l’épidémie hystéro-démonopathique de Morzine (Annales médico-psychol., mai 1805).

MICHÉA

 

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